François CHANTELOUP

François Chanteloup prépare actuellement une thèse sur l’œuvre de Gustave Roud, qu’il soumettra aux prochains concours doctoraux du laboratoire ICD (Interactions Culturelles et Discursives) de l’Université de Tours. Après avoir réalisé deux mémoires de recherche portant sur l’œuvre de Jean Giono, il travaille à présent sur celle du poète suisse romand Gustave Roud, à travers une approche écopoétique.

Pour citer cet article : CHANTELOUP François, « Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/06/le-temps-quil-fait-le-temps-qui-passe-dire-le-temps-le-subir-lapprivoiser-une-correspondance-entre-deux-poetes-romands/

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Résumés

La correspondance entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), en plus d’offrir un document historique précieux rendant compte des nombreuses activités culturelles de la Suisse romande au milieu du XXe siècle, est également le lieu d’un échange durable entre deux amis aux sensibilités proches et singulières. Pour Roud et Nicole, ce dialogue est notamment l’occasion d’un échange enthousiaste autour des fleurs, à travers lesquelles se lit l’avancée du temps – entre floraisons domestiques, grêles destructrices et observations montagnardes. Néanmoins, l’écriture épistolaire contribue parfois à une suspension du temps, de sorte que la correspondance entre les deux poètes devient à l’occasion un lieu de refuge contre le siècle et son actualité dévorante. Dès lors, l’écriture épistolaire se fait lutte contre le temporel, et lieu de recherche ou d’expression poétique.

D’autre part, et plus simplement, la forme même de la correspondance inclut un rapport au temps tout à fait particulier : régulières, les lettres échangées par Nicole et Roud scandent leurs recherches poétiques comme elles scandent, plus prosaïquement, leurs rythmes de vie. Enfin, le temps à l’œuvre impose également sa griffe sur le corps des deux hommes. Et tandis que la mort, présente en sourdine tout au long de leur vaste échange, obsède les deux locuteurs, la lettre se présente comme un espace permettant d’exprimer le deuil. Ainsi, entre observations phénologiques et conscience du vieillissement, la correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole est un poste d’observation privilégié permettant de saisir les flux temporels qui agissent au cœur même de la vie des deux écrivains, mortels avant tout, mais mortels ayant cherché à pénétrer cet autre espace, où le temps s’abolirait, pour laisser place à quelques profondes vérités, si humbles soient-elles.

 The correspondence between Georges Nicole (1898-1959) and Gustave Roud (1897-1976) is a precious historical document about the different manifestations of culture in the French-speaking Switzerland in the middle of the 20th century, but it’s also a lasting exchange between two friends with common sensibilities. For Roud and Nicole, this dialogue is an occasion to talk with enthusiasm about flowers, in which fleeting time is visible – in the domestic blossoming, the ravaging hail, the mountain’s observations. Nevertheless, the epistolary writing enables, occasionally, a suspension of time. In this way, the correspondence between the two poets becomes sometimes a refuge against the social world and its consuming current affairs. Therefore, epistolary writing struggles against the temporal, and represents a space of research and poetic expression.

Furthermore, the form of the correspondence includes a specific relation with time: the letters exchanged by Roud and Nicole chant their poetical researches, but also, more prosaically, their pace of life. Finally, time’s work also imposes its signature on the bodies. Death obsesses the two speakers, and the epistolary writing becomes a way to express the mourning. Thus, the correspondence between Roud and Nicole is an interesting observation post, which enables us to grasp the flow of time. Indeed, the two writers, despite their mortal condition, were continually trying to reach the other space, where time can be abolished, to move on to some humble but deep truths.

Mots-clés :

littérature – correspondance – Suisse romande – Gustave Roud – Georges Nicole – temps phénologique – mort – nature

literature – correspondence – French-speaking Switzerland – Gustave Roud – Georges Nicole – phenology – nature


Sommaire

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps
1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons
2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons
3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel
4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu
Conclusion – L’éternel et l’instant
Notes
Bibliographie

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps

Bénéficiant d’un rapport au temps nécessairement étroit, l’écriture épistolaire se présente comme un poste d’observation fécond permettant d’étudier le temps à l’œuvre – ce « temps qui passe » que les correspondants essayent d’apprivoiser, avec plus ou moins de réussite, ou auquel ils choisissent de s’abandonner, consentants ou contraints. Plus encore, une des grandes vertus de la correspondance est qu’elle permet de représenter le « temps long » : les locuteurs s’y meuvent directement, tandis que les lecteurs, rétrospectivement, accompagnent le déroulement du quotidien des deux subjectivités qui se donnent à lire. Ainsi, le vaste échange épistolaire entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), publié en 2009 chez Infolio par les soins de Stéphane Pétermann, offre un large parcours temporel, entraînant le lecteur au sein d’une relation amicale durable et profonde, débutant en 1920 et s’achevant près de 40 ans plus tard à la mort de Nicole.

Les lettres échangées par Roud et Nicole témoignent donc à leur manière du passage du temps. C’est pourquoi, à travers elles, quelques résonnances historiques ne peuvent manquer d’émerger. Cependant, c’est bien davantage d’un temps intime qu’il est question. En effet, la nature de la relation entre les deux poètes et critiques romands que sont Roud et Nicole est bien plus qu’une simple fréquentation intellectuelle : les deux hommes, se sentant de profondes affinités poétiques et sensibles, écrivent souvent sur le ton de la confidence, et donnent toujours le sentiment de se livrer à une âme sœur, qui seule pourrait recevoir de telles paroles.

Cette situation entraîne par conséquent un échange où le personnel acquiert une place fondamentale : le quotidien le plus prosaïque et le plus immédiat côtoie ainsi les vues les plus vastes. Et la nature épistolaire de ces écrits nous rappelle leur vocation d’adresse, la lettre étant définie depuis l’antiquité comme une « conversation entre amis absents1 ». Ce contexte d’énonciation, qui implique le croisement de deux subjectivités, permet alors de confronter deux perceptions différentes du temps, qui parfois se rejoignent, et parfois s’éloignent, dans la mesure où, comme on le sait depuis Bergson, le temps de la conscience diverge selon les individus et selon les moments de leur existence2.

Ainsi, nous entendons aborder la correspondance comme un miroir que l’on promène le long du temps, reprenant à notre compte la fameuse formule s’attachant à décrire le roman, que Stendhal attribue, dans Le Rouge et le Noir, à Saint-Réal. Pour le dire autrement, la correspondance serait une forme privilégiée de témoignage temporel, en ce qu’elle marcherait à la même vitesse que le temps, ne pouvant pas plus le ralentir que l’accélérer, à l’inverse des pouvoirs que permet la fiction. Néanmoins ce temps vécu, autobiographique, non-fictionnel, bénéficie en lui-même de ses propres délimitations, de ses propres lois – et de sa propre horloge. Fréquemment, l’un des deux destinateurs s’excuse de son silence prolongé, et de ses manquements épistolaires. Ainsi de Roud, commençant de la manière suivante sa lettre du 20 décembre 1943 : « Me voici affreusement en retard avec toi » (R., 20/12/43, p. 7903).

Plus encore, le commerce épistolaire, que Roud nomme son « épistolat », demande une gestion du temps éminemment subtile et rigoureuse, au risque de crouler sous le courrier en attente. Les lettres reçues et envoyées par Roud sont légion, ses correspondants pléthoriques. Aussi, le fait d’accorder plus ou moins de temps à son destinataire est un enjeu majeur des diverses correspondances de Roud. Celle qu’il entretient avec Nicole n’échappe pas à la règle : sans cesse le poète romand, qui acquiert au fur et à mesure des années une gloire et une importance toujours plus grandes dans le milieu littéraire suisse, se montre pressé par le temps. Souvent il écrit sous le couperet que symbolise le passage du tram-courrier : la lettre qu’il rédige, affirme-t-il alors, ne saurait souffrir de plus amples développements si elle veut partir sans retard vers sa destination. L’ethos de Roud se construit alors comme celui d’un prisonnier enchaîné à son travail ; et « [c]e grignotement quotidien est parfois insupportable. » (R., 23/07/49, p. 1025)

Cependant, Nicole n’est pas en reste. En vertu de son intense activité de critique, lui aussi vit sous le joug des dates butoirs concernant les textes à livrer. Et régulièrement, le professorat lui apparaît comme une activité nécessaire (financièrement et psychologiquement) mais exceptionnellement chronophage. C’est ainsi que, retenu à Nyon par les cours à donner, il identifie Carrouge, le lieu où vit Roud, comme un espace soustrait à l’« actualité » et au superflu de la vie séculaire, citadine :

Et ne trouves-tu pas souvent bien difficile de protéger les zones de silence contre le bruit de « l’actualité » ? Il faut souvent de la peine pour opposer un « Ce n’est pas l’essentiel » à tant de faits qui trouvent un écho en vous. Que je t’envie « Carrouge » ! Non comme un refuge, qu’il n’est du reste pas pour toi, mais comme un lieu d’où apparaissent plus clairement que d’ailleurs les limites du temporel et du spirituel. N’est-ce pas un peu cela ? (N., 17/02/34, p. 136)

En somme, la correspondance entre Roud et Nicole présente de nombreuses accroches temporelles. Nous entendons, pour notre part, l’aborder à l’aune du « temps qu’il fait », c’est-à-dire à l’aune des cycles naturels rythmant la vie biologique des êtres vivants : le temps phénologique, pour le dire plus brièvement – la phénologie étant la « science qui étudie l’influence des variations climatiques sur certains phénomènes périodiques de la vie des plantes (germination, floraison) et des animaux (migration, hibernation)4 ». Comme nous le verrons, les deux hommes se montrent particulièrement attentifs à leur environnement naturel, et à la progression des saisons, tantôt presque imperceptible, tantôt évidente. Cette sensibilité de poète, dont découlent de belles pages sur l’arrivée du printemps ou sur la persistance de l’hiver, est loin cependant de se cantonner aux seules floraisons et aux seules moissons.

En effet, le temps qui passe est également celui qui mène à la dégradation, à la fanaison, à la mort. En d’autres termes, non seulement le temps comme force altérante n’est pas occulté, mais il acquiert même une place toute particulière quand, au périssement des fleurs ou à celui de l’été, se noue la mort humaine. Dès lors, celle-ci rejoint ces instants de grâce récoltés au milieu des saisons, pour mener l’être endeuillé vers un absolu perçu comme dépassement du temps phénoménal. La poésie, qui infuse chacune des pages de leur correspondance, est bien, pour Roud comme pour Nicole, ce qui permet d’aborder un autre espace, fait d’abandon paisible et intemporel.

1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons

Néanmoins, si le deuil ou l’observation des saisons mènent à une intuition de l’absolu et d’un autre monde, c’est bien dans celui-ci que vivent les gestes contemplés, et que sont éprouvées les joies et les tristesses. La poésie de Roud, tout entière tournée vers un lieu, vers un pays – le Jorat – n’est pas pour autant une poésie où l’humain se perd dans une nature qui ne le signifie pas, et d’où il est parfaitement exclu. De même, si cette poésie accorde une place indéniablement conséquente aux éléments naturels et ruraux, il faut tout de suite préciser que la conception roudienne de la campagne et du monde agricole n’a rien de réactionnaire, comme l’affirme Peter Schnyder : « Dans un monde qui a déprécié le sens de l’idylle (et donc une conception du paradis dans ce qu’il a d’archaïque et de naïf), Roud évite constamment de glisser vers une idylle passéiste, tout comme il évite de se faire le chantre de la nostalgie d’un monde rural à jamais perdu.5 »

Ainsi, les notations phénologiques contenues dans sa correspondance avec Nicole vivent toujours sur fond de présent immédiat. Ce qu’observe Roud, ce sont bien les travaux et les jours, mais sans qu’aucune nuance nostalgique ne vienne accompagner ces relevés factuels du temps qui passe. Malgré tout, saisons après saisons, c’est bien la fin du monde paysan qu’il lui est donné d’observer – ou tout au moins sa transformation, sa mécanisation. Mais cet aspect historique demeure constamment secondaire, quand bien même il arrive fréquemment au marcheur carrougeois de s’indigner de la disparition des haies ou de la bétonisation excessive. Ce qui importe bien plus à Roud, comme à Nicole, ce sont les signes fugaces d’une nature toujours à l’œuvre, que cette nature soit domestiquée et travaillée par l’homme, ou qu’elle soit laissée à elle-même.

Pour les deux poètes romands, l’enjeu est avant tout de voir les saisons. Autrement dit, il s’agit de décanter son regard pour l’élever au-dessus des diverses pressions quotidiennes et ainsi le rendre réceptif aux floraisons comme aux signes des premières neiges. Pris par nos occupations, il arrive que l’on ne voie pas même l’automne passer, parce que le temps nous manque pour le regarder. Sous le joug de ses travaux de traduction, Nicole confie par exemple : « Cela m’a éloigné de toute autre occupation, et comme toi, j’ai laissé passer cet automne magnifique presque sans le voir, cueillant pourtant dans la ville des lumières, et des feuillages débordants des murs, qui faisaient allusion à ce monde de l’automne que j’aime tant. » (N., 02/11/43, p. 788) Roud, de même, regrette de ne pas voir les moissons. Occupé lui par des impératifs horticulaires qui ne peuvent être remis, il n’a accès qu’à de brefs tableaux lointains et partiels : « De plus en plus je suis dévoré par ce domaine : jardins, vergers, ‘‘plantage’’. Vers le 20 août, je cueillais encore les cerises et je n’ai guère vu des moissons que ces pans de collines soudain mis à nu par une branche que j’abaissais au flanc des cerisiers. » (R., 09/10/44, p. 829)

Ces lignes, issues des années 1943 et 1944, semblent ainsi en tout point consacrées à des observations naturalistes tranchant nettement avec le contexte historique prégnant. Ce n’est plus seulement le lieu (Carrouge, et plus largement la Suisse neutre), qui constitue l’équivalent d’une de ces « zones de silence » appelées de ses vœux par Nicole, mais la correspondance même entre les deux poètes. De sorte que l’échange épistolaire devient un espace de respiration, permettant la construction d’une réalité autre que guerrière ou militaire. Car si les lettres que nous lisons paraissent parfaitement détachées du conflit mondial, il n’en va pas de même dans le journal de Roud : « souvent brèves, les notations sont nombreuses qui évoquent le conflit, ses développements internationaux, la participation des amis paysans à la mobilisation, la garde locale dont il est chargé.6 » Plus encore, dans le domaine poétique, le recueil Air de la solitude qui paraîtra en 1945, et dont la majeure partie des textes est écrite dans les années de guerre, est intensément informé par l’Histoire, à tel point que Claire Jaquier peut affirmer : « La guerre constitue un thème organisateur aussi important que le déroulement des saisons.7» Ainsi, même au cœur des plus grands troubles historiques, les saisons offrent une réalité connue et souhaitable, à quoi se rattacher, et par laquelle il est possible de supporter l’insupportable. S’attacher à voir les saisons peut ainsi devenir une forme de consolation.

Par ailleurs, et bien qu’ils subissent fréquemment un même aveuglement involontaire, Roud et Nicole vivent deux expériences nettement divergentes. En effet, retenu la plupart du temps en ville, à Nyon, où il vit avec sa famille et où il donne ses cours, Nicole est un peu plus en retrait de la vie naturelle, et ses observations sont bien plus fugaces que celles de Roud. Souvent, ses notations phénologiques concernent son jardin, ou bien les marches montagnardes qu’il ne manque pas de faire dès que son corps le lui permet. Ainsi, le 1er décembre 1949, il écrit à Roud, après une excursion au Marchairuz, un col jurassien : « Trouvé, encore fleuries, quelques potentilles (j’espérais des gentianes), et des feuilles de géranium rouge sang, dans une herbe qui appelait déjà les crocus. » (N., 01/12/58, p. 1220)

Toutefois, les chroniques saisonnières sont principalement du ressort de Roud, dont le lieu d’habitation, sur les hauteurs de Lausanne, lui permet une fréquentation journalière d’espaces où s’expriment pleinement les diverses manières d’être vivant. Dès lors, se crée spontanément une opposition entre la ville, lieu de Nicole, et la campagne, lieu de Roud. Carrouge devient ainsi pour Nicole le lieu lui permettant de s’élever au-dessus de la mêlée, en rejoignant l’amitié et les saisons. Fréquemment, Roud l’encourage, en lui donnant la force nécessaire pour surmonter ses lourdes obligations professionnelles :

Je sais, il va y avoir ces vacances, et nous nous en réjouissons autant que toi, puisqu’elles te permettront de monter enfin à Carrouge ! Quand tu viendras les rebuses auront pris fin, j’espère. Elles attristent un peu ce début de mai, gênent les floraisons et les abeilles – mais c’est parfois assez beau, ce ciel bas et gris qui joue avec les cerisiers presque défleuris et les pommiers presque épanouis. (R., 05/05/47, p. 926)

On le voit, Roud offre à Nicole de véritables chroniques du monde naturel ; et Nicole ne manque pas de lui confier combien de tels propos lui offrent une respiration opportune : « Comme je te remercie de tes deux derniers messages, si amicaux, si bienvenus dans un ‘‘quotidien’’ que j’avais tant de peine à surmonter, ces jours derniers. » (N., 07/02/43, p. 745) Ainsi, à leur façon et selon les spectacles qui s’offrent à leurs yeux, les deux épistoliers font chacun preuve d’une grande habileté à voir les saisons. Et, comme nous allons le montrer, une telle capacité est loin de se limiter à une seule visée esthétique. Bien que cette dernière soit souvent présente, l’observation naturelle est également une source de respiration, ainsi qu’une force secrète agissant directement sur ceux qui ne se contentent pas de regarder, mais vivent véritablement la saison.

2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons

« Garde le rythme, observe les heures de l’univers, et non celle des trains.8 » Voici ce qu’écrit Henry David Thoreau en manière d’exhortation, dans son Journal, le 28 décembre 1852. Et, d’un journal l’autre, voici ce que Roud lui-même consigne dans le sien, à la date du mardi 27 mai 1924 : « Le rythme de ma pensée est celui des saisons ; inutile de chercher en elle-même sa ligne conductrice, elle est ailleurs, hors d’elle. Monstre sans précédent je suis soumis aux astres, au monde, moi qui cet hiver encore croyais à ma délivrance.9 » Avec un ton pouvant rappeler celui qui ouvre les Confessions de Rousseau, Roud affirme un lien entre sa « pensée » et les « saisons », toutes se mouvant sur un même rythme. Ce qui est certain, c’est que l’existence de Roud est entièrement scandée par l’alternance des saisons, entre hiver difficilement supportable, automne aimé, et printemps enivrant.

Pour commencer par ce qui est peut-être le plus évident, nous pouvons d’ores et déjà nous arrêter un instant sur la saison hivernale, conçue comme un point bas, une période moralement dure à supporter et qu’il convient de traverser avec le plus de vaillance possible. Le 2 février 1938, Roud écrit ainsi à Nicole :

J’ai éprouvé si souvent moi-même cette vertigineuse angoisse (au réveil surtout) de ne savoir à qui, à quoi me ‘‘raccrocher’’ durant cette traversée de l’hiver, le sentiment qu’aucun contact réel n’était possible avec qui ou quoi que ce fût, que je partage amicalement ton souci. Mais je m’assure – avec d’autant plus de certitude – que ce malaise né de la saison va se dissiper avec elle. Et déjà ce matin, une autre lumière – tellement d’avant-printemps ! – t’apportera peut-être, à toi aussi, quelque allégeance. (R., 05/02/38, p. 380)

On le voit, la « traversée de l’hiver » est pour Roud une véritable épreuve, dans la mesure où elle entraîne comme une atrophie dans son échange avec le monde. Saison morte, ou tout au moins douée de peu de vie, l’hiver devient une puissance empêchante, qui renvoie douloureusement le sujet à lui-même, l’enfermant dans un intérieur peu amène, et lui faisant subir une paralysie presque maladive. Rendant les rencontres avec ses amis paysans comme celles avec la faune et la flore plus rares, plus intermittentes et moins consistantes, l’hiver condamne Roud à un défaut de contact avec le monde sensible. C’est en ce sens que l’arrivée du printemps, via le chant du merle ou le bourdonnement des abeilles, lui offre quelque espoir de sortie d’une période aride voire apathique : « Hier, le merle pour la première fois – et des abeilles. Je sais que comme moi tu accueilles avidement ces signes plus précieux que tout, comme un viatique au long du pénible chemin de février et de mars. » (R., 29/01/43, p. 739)

Un mois plus tard, Roud se montre toujours aussi enthousiaste et toujours aussi reconnaissant envers les merles, qui peuplent ses réveils d’une promesse printanière :

As-tu des réveils comme les nôtres, tous ces merles depuis quelques jours, et cette lumière un peu amortie si fraternelle ? Il y a aussi mille alouettes sur chaque colline et l’autre jour déjà, le fils d’Olivier me montrait des étourneaux sur chaque vieux poirier de son verger. Que cette approche d’avril doit t’être, à toi aussi, quelque chose d’enivrant ! (R., 26/02/43, p. 751)

Enfin, quelques jours après ces mots, Roud écrit encore à Nicole : « Ma tante a rapporté de Vucherens, hier, les premières violettes avec des pulmonaires et des pâquerettes. Et samedi, sous la neige, j’ai cueilli dans notre verger les premières nivéoles. Ne trouves-tu pas que cette année la moindre fleur devient d’un prix infini ? » (R., 09/03/43, p. 759-760)

En somme, Roud quête inlassablement les signes d’une sortie de l’hiver, transperçant la neige pour percevoir et toucher de vivants témoignages du printemps. Et quand celui-ci arrive pour de bon, c’est avec une franche joie qu’il est reçu : « Quelle joie de deviner ce que peut être pour toi, pour vous, ce vivant mois de mai, si beau avec ses explosions soudaines de fleurs, de feuillages, et aussi ces espèces de crispations grelottantes – une suite de surprises inépuisables ! » (R., 08/05/52, p. 1108) Nicole également vit le printemps comme une importante force de renouvellement et comme l’occasion d’un nouveau regard porté sur le monde : « Ce printemps se passe pour moi je ne sais comment. Il me paraît que c’est l’un des plus beaux que j’aie vus, lent, délicat, changeant, tantôt brumeux, tantôt limpide jusqu’à faire exister chaque objet pour lui-même, tantôt bousculé par la bise. » (N., 08/04/45, p. 849)

Et après un été passé à courir la campagne (pour Roud) ou la montagne (pour Nicole), vient immanquablement la fin des moissons, transition vers l’automne : « ce retombement d’après est toujours mélancolique et on dirait que le pays lui-même s’en attriste. » (R., 23/07/49, p. 1024) Le terme « retombement », comme celui de « renversement », dit bien la perception cyclique du temps qui est celle de Roud. Pour autant, ce n’est pas parce qu’elle est perçue, que cette approche cyclique est véritablement vécue. Preuve en est la difficulté avec laquelle Roud se débat lorsqu’un passage un peu trop brusque d’une saison à l’autre vient comme perturber l’alternance classique des signes :

Ce quelque chose que tu sens en toi de douloureusement prisonnier me semble très proche de la presque impossibilité que j’éprouve à m’abandonner à cet extraordinaire « renversement » de la saison qui nous jette, à peine exhumés de la neige, dans ce suspens temporel d’entre-saison où les choses cessent d’être signe pour devenir présence – mais une présence stricte, sans rayonnement, et comme retirée en soi : les couleurs ne chantent pas encore, elles sont murmurées comme une gamme, énumérées, faudrait-il dire. (R., 19/02/45, p. 844)

Dans cette dernière phrase, c’est bien d’une « impossibilité » dont il est question : celle de s’« abandonner » à un univers de présences, lesquelles ne sont plus prioritairement signifiantes, mais seulement manifestes, comme si elles n’émergeaient que pour elles seules, indépendamment du regard humain qui les contemple.

Car l’enjeu est bien de faire corps avec les saisons : non pas comme une volonté préétablie, mais plutôt comme une fatalité qu’il incombe au poète de réaliser. Cependant, à quelques moments de disgrâce intérieure, celui qui devrait y être lié quitte le rythme des saisons, instaurant bien malgré lui un décalage entre son propre rythme et celui du dehors. C’est par exemple le cas en mai 1950, lorsque Roud, se sentant « instable, divisé », confie à Nicole : « Un tel trouble m’interdit de rien refléter de ce riche printemps, d’être vraiment touché par ces consolations inouïes que sont pourtant le vent dans les feuilles nouvelles et ces merles, ces fauvettes infatigables au cœur même des plus vives averses ! » (R., 22/05/50, p. 1051) Tandis que les chants d’oiseaux ou le bruit du vent dans les arbres pourraient agir comme des « consolations » apaisant la douleur de vivre, une certaine forme de détresse psychologique empêche de tels contacts avec le réel.

Treize ans plus tôt, Roud utilisait déjà l’adjectif « divisée » pour caractériser sa vie intérieure, qu’il opposait alors aux certitudes pleines d’une fin d’été harmonieuse : « Tu ne saurais croire quelle vie divisée et incohérente je mène au milieu d’une saison si sûre d’elle-même et si belle. Le contraste est douloureux. » (R., 08/09/37, p. 349) Ainsi, l’influence des saisons peut autant être bénéfique que négative, et peut être plus ou moins forte selon les dispositions intérieures du sujet. Dans tous les cas, le rythme des saisons, s’il peuple l’univers poétique de Roud comme les lettres de Nicole, est également un facteur puissant de métamorphose temporelle : c’est en effet au creux des plus évidents comme des plus humbles signes naturels, par eux et grâce à eux, que peuvent émerger l’intuition de l’intemporel et sa réalisation inouïe.

3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel

Effectivement, c’est au sein même du quotidien le plus prosaïque que s’ouvre le passage vers l’intemporel. Dans Le sacré et la profane, l’historien des religions Mircea Eliade oppose frontalement deux temporalités, le Temps sacré et le Temps profane :

Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d’autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes dénués de signification religieuse.10

Pour Gustave Roud en revanche, la distinction entre ces deux formes de temps est nettement moins bien définie. En s’appuyant sur les travaux de Claire Jaquier, nous pouvons, de fait, définir deux espaces roudiens, chacun étant relié à une temporalité spécifique : il y a d’abord l’espace de la communion, de la sociabilité, relié à un bref temps de rencontre et de partage spirituel ou relationnel (c’est la halte, au coin d’un champ ou dans le lieu clos d’une auberge) ; et il y a la route ouverte, celle par laquelle le vagabond est renvoyé à sa solitude, marquée par une reprise de l’écoulement temporel et par une forme de liberté retrouvée. Difficile, alors, de dire quel espace et quel temps recouvriraient ceux qu’Eliade définit comme « sacrés », et quels autres ressortiraient au domaine du « profane ».

À première vue, il serait tentant d’assimiler la halte et le moment de repos à des formes d’existences prosaïques, et la route à une expérience du sacré – dans la mesure où elle permet précisément l’ouverture à de mystérieuses correspondances. Néanmoins, les « instants de grâce » peuvent surgir de l’un ou l’autre espace, indistinctement. De sorte que, s’il est une opposition valable, dans l’optique qui est la nôtre, c’est plutôt celle que met en place Nathalie J. Ferrand, entre « succession des instants » et « lumière de l’éternel » : « D’un côté se trouvent les apparences, l’illusion, la succession des instants et des fragments, l’opacité, de l’autre le tout, la lumière de l’éternel, le monde réel, où s’abolissent les catégories usuelles de la pensée.11 »

Ainsi, la quête poétique de Roud passe par une sorte de colligation visant à rassembler les morceaux épars d’un paradis terrestre disséminé sous la forme, notamment, d’« instants de grâce ». Cette dernière expression est utilisée par Nicole lui-même, le jour où il rend compte de « Différence », un texte poétique que lui a envoyé Roud, et qui rejoindra le recueil Air de la solitude en 1945 : « Je l’ai lu avec l’émotion et l’admiration que tu devines, songeant combien ton art si sûr et si riche te permet de saisir désormais de près les instants de grâce. » (N., 12/01/44, p. 796) Saisir les instants de grâce : c’est bien, en effet, ce que s’attache à faire Roud, lequel s’efforce alors d’être sensible à ces brefs moments de réception totale qui représentent précisément ces passages vers ce que Nicole, de nouveau, appelle « les portes de l’intemporel ». À propos cette fois-ci d’« Appel d’hiver », un poème de Pour un moissonneur, le critique écrit à son ami : « jamais, depuis Adieu, tu n’as proféré des incantations si justes, si pressantes, pour que s’ouvrent les portes de l’intemporel, et qu’apparaisse le monde où l’on ne vit plus, où l’on contemple seulement. » (N., 19/04/41, p. 585)

Pour autant, il ne suffit pas de rester sur le pas de la porte, au risque de ne faire que « côtoyer éternellement le bord de l’éternité », comme le redoute le narrateur du Manuscrit trouvé dans une bouteille : « Nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.12 » Pour ne pas demeurer ainsi comme rejeté par l’éternité, il convient alors non seulement de « [lire] à même la nature les signes les plus solennels de l’éternité13 », mais également de savoir s’immiscer dans ces signes, de manière à sentir réellement cette émotion cosmique, prélude à une ouverture sans retenue du sujet lyrique. Une telle expérience trouve certainement un équivalent dans ce que Romain Rolland désignait du nom de « sentiment océanique » : « En parlant de ‘‘sentiment océanique’’, Romain Rolland a voulu exprimer une nuance très particulière, l’impression d’être une vague dans un océan sans limites, d’être une partie d’une réalité mystérieuse et infinie.14 »

Dès lors, devant l’étrangeté et la difficulté de concevoir une telle expérience, les mots pour la dire arrivent péniblement. Lord Chandos de même concédait l’impossible mise en mots de « ce quelque chose qui ne possède aucun nom » :

Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée.15

Peut-être que, tout compte fait, l’illustration la plus simple d’une ouverture à l’intemporel est donnée par Nicole lui-même. Convalescent, et immobilisé dans un chalet de haute montagne, celui-ci goûte l’abandon paisible que lui permet la compagnie de telle lumière ou celle de tel oiseau :

Oui, c’est peut-être ce que j’attends le plus du soleil, plus encore que la santé, ces heures de non-vigilance, de non-révolte, de non-angoisse, où un choucas qui s’arrête sur l’air avant de se poser sur un toit, la visite d’un pinson, une lumière un peu plus claire vers le Saint-Bernard, c’est-à-dire l’Italie, le bruit du torrent, un cri d’enfant suffisent à maintenir en vous le sentiment de l’existence – une existence que l’on sent alors sans commencement ni fin. (N., 20/04/52, p. 1105)

Ne plus sentir les bornes temporelles d’une vie humaine soucieuse de passé et d’avenir c’est, en somme, plus encore que de se consacrer au seul présent, se lancer dans l’Ouvert tel que Rilke le définit dans sa huitième élégie de Duino, dans laquelle l’animal agit comme un modèle de perception cosmique : « Et là où nous voyons de l’avenir, lui voit tout / et lui-même dans tout et sauvé pour toujours.16 »

4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu

Entrecoupé de quelques instants privilégiés, le quotidien n’en demeure pas moins le lieu d’un mouvement incoercible, jetant sur toutes choses comme un voile d’altération. C’est ainsi que Nicole, dans une « Étude sur Gustave Roud » publiée en 1951, rend compte de l’expérience qu’a faite jadis son ami de la dégradation permanente du monde : « Il a appris peu à peu, dès l’adolescence, que tout y meurt et s’y corrompt. Il a vu le bûcheron abattre les arbres aimés, le chevreuil inquiet périr par le chasseur, la fleur être coupée, et s’altérer les beaux dimanches et les fêtes d’autrefois.17 » Cette empreinte de la mort dans le monde sensible incarne parfaitement la façon dont Roud conçoit l’écoulement temporel : force de transformation et d’altération, le temps consiste en une fuite angoissante à laquelle il convient de s’abandonner, tant le combat est inégal.

Nicole également se montre persécuté par l’épreuve du temps, qui entraîne en lui, en plus de ses souffrances physiques, une forte souffrance morale : « Je donnerais combien d’années de ma vie pour un matin de la seizième année à revivre, ou à retrouver intact dans la mémoire. Je me sens souvent l’objet d’une telle dégradation ! » (N., 27/01/46, p. 878) Chez Roud au contraire, nulle nostalgie. À la suite d’une rencontre d’anciens bacheliers à laquelle il vient de se rendre, il confie ainsi à Nicole : « Samedi j’ai vu Paul à un dîner d’anciens bacheliers de 1915, où j’avais fort hésité à descendre, car ces involontaires hommages à la toute-puissance du temps peuvent être presque tragiques. Mais non : tous, je crois, y ont pris plaisir, avec l’envie d’une récidive… » (R., 09/07/45, p. 858)

La toute-puissance du temps : une telle expression représente bien la manière dont Roud perçoit le temps. Celui-ci, doté d’une majuscule, apparaît même parfois comme proprement insupportable ; ainsi de ces attentes interminables qui semblent étirer les jours, quand les nouvelles d’un ami malade tardent à venir : « Le Temps, par simple grossissement, peut devenir quelque chose d’intolérable. » (R., 19/02/45, p. 845) Et la mort, alors, est une séparation, mais une séparation qui n’est que corporelle. Au moment où la mère de Nicole meurt, en février 1947, Roud a déjà perdu la sienne depuis près de quinze ans. Sous le coup d’une telle nouvelle, il adresse à son ami les lignes suivantes : « Ah je puis te le dire, ce n’est pas une privation d’amour que ces heures te préparent, c’est une présence éternelle qui va naître pour toi de cette absence, un regard éternel de ces yeux clos, un appel éternel de ces lèvres fermées. Crois-moi, je le sais. » (R., 19/02/47, p. 913)

Deux jours plus tard, Roud reprend la même idée, augmentée d’une nouvelle image : « C’est comme deux êtres longtemps confondus dans l’échange de leurs cœurs – qui s’écartent pour un moment l’un de l’autre afin de mieux se voir dans le rayonnement de leur amour, et bientôt les voici rapprochés qui reprennent leur dialogue à voix basse pendant l’éternité. » (R., 21/02/47, p. 915) Ainsi, on le voit, le temps est pour la première fois contourné. Son emprise fatale est renversée, puisque ce qui pourrait être une perte totale devient en réalité la possibilité d’un surcroît de présence. Pour le dire autrement, le temps et son cortège funéraire permettent, dans quelques cas bien particuliers, une inversion de la dichotomie présence/absence, ou perte/gain. À la présence corporelle se substitue non pas seulement une absence de même type, mais aussi et surtout une présence spirituelle détachée des contraintes temporelles et vouée à une activité sans relâche.

De plus, la « présence éternelle » dont parle Roud n’est pas assimilable à une simple pensée unilatérale : au contraire, il y a bien échange, car « dialogue ». Et ce dialogue, impulsé par un « appel », revêt toutes les caractéristiques d’un échange inouï visant à réparer tant bien que mal les entailles que le temps a créées. En 1967, la parution de Requiem marquera, pour Roud, une étape décisive de cet échange ; comme le dit si bien Philippe Jaccottet : « Le Requiem est tout entier tourné vers la mère perdue dont le poète veut à tout prix ressaisir l’appel, entendu miraculeusement un jour, dans l’espoir presque fou que la blessure de la séparation, qui est aussi celle du Temps, guérisse enfin à jamais.18 » Ainsi, le temps, facteur d’altération, devient également facteur d’absolu, dans la mesure où il peut devenir l’occasion d’une autre forme de rapport à l’autre et au monde, par-delà la sora nostra morte corporale19.

Conclusion – L’éternel et l’instant

La correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole, en plus d’offrir un témoignage vivant sur le temps qui passe, via l’alternance rituelle des saisons, est également le lieu d’un questionnement sans cesse renouvelé sur les marques visibles et invisibles que laisse le temps de son passage. Attentifs aux manifestations météorologiques les plus immédiates, Roud et Nicole se montrent aussi tendus vers une expérience élargie du temps, comme s’il s’agissait de voir derrière, ou plus loin que le seul quotidien. Peut-être la meilleure imbrication de ces deux formes temporelles (l’une limitée aux seules vues présentes ; l’autre étendue à un absolu par définition sans bornes) est-elle proposée par Albert Béguin.

Commentant en juin 1941 Pour un moissonneur, qui vient de paraître deux mois plus tôt, Béguin relie en effet « l’éternel » à « l’instant », à tel point qu’il fait du second la source du premier : « Celui qui est allé jusqu’au fond de la nuit et qui a eu la témérité de renoncer à vivre, obtient cette récompense inespérée : de voir se lever l’aube sur les prairies terrestres et de recommencer à vivre, sachant bien maintenant qu’il n’est d’accession à l’éternel que dans l’instant, – de présence sensible du surnaturel que dans le temporel.20 » Ces mots, qui seront en outre approuvés sans réserve par Roud lui-même, disent suffisamment que l’éternité dont parlent à plusieurs reprises les deux correspondants n’a rien d’éthérée, mais qu’elle prend au contraire racine dans le monde sensible et dans l’épaisseur du temps la plus palpable. De sorte que c’est en disant l’instant que naît l’éternité, et en effleurant du doigt l’intemporel qu’émerge pleinement le temporel.


Notes

1 L’expression est une traduction du latin de Cicéron : « amicorum colloquia absentium » (Philippiques, 4, 7). Cité par Élisabeth Gavoille et François Guillaumont, « Introduction », Conflits et polémiques dans l’épistolaire [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 [consulté le 02 novembre 2022], URL : http://books.openedition.org/pufr/10877.

2 À l’entame de l’« Avant-propos » qui ouvre le quatrième et dernier volume de ses Études sur le temps humain, Georges Poulet lance ainsi l’appel suivant : « Il faudrait inventer une mesure de l’instant. Car ses dimensions varient. » (Georges Poulet, Études sur le temps humain, t. IV, Paris, Plon, 1964, p. 9) À l’autre extrémité du même avant-propos, Poulet conclut : « L’instant a toutes les mesures et les démesures. Qui saura jamais concevoir une mesure de l’instant ? » (id., p. 13).

3 Les citations de la correspondance Gustave Roud/Georges Nicole, nécessairement nombreuses, seront présentées dans le corps du texte pour ne pas alourdir les notes de fin. Elles prendront la forme suivante : l’initiale du locuteur sera suivie de la date d’envoi de la lettre, puis du numéro de page (voir bibliographie finale pour les références complètes).

4 Trésor de la langue française [en ligne], entrée « phénologie ».

5 Peter Schnyder, « Pour saluer Gustave Roud », dans Peter Schnyder (sous la direction de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 16.

6 Claire Jaquier, « Introduction à Air de la solitude », in Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 1, Œuvres poétiques, Genève, Zoé, 2022, p. 762.

7 Ibid., p. 763.

8 Henry David Thoreau, Journal, trad. Brice Matthieussent, Marseille, Le mot et le reste, 2018, p. 222.

9 Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 3, Journal 1916-1976, Genève, Zoé, 2022, p. 209.

10 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1988, p. 63.

11 Nathalie J. Ferrand, « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis » [en ligne], paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007 [consulté le 14 octobre 2022], URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.

12 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 178.

13 Georges Nicole, « Gustave Roud », article publié dans Horizon, n° 74, février 1946, p. 106, en traduction anglaise, sous le titre « Biography », et reproduit p. 1229 de la correspondance Roud/Nicole.

14 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 27.

15 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, p. 81.

16 Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, Élégies de Duino, « La Huitième Élégie », trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 549.

17 Georges Nicole, « Étude sur Gustave Roud », article publié dans Vie Art Cité, n°1, 1951, et reproduit p. 1232 de la correspondance Roud/Nicole.

18 Gustave Roud, Air de la solitude et autres écrits, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2002, p. 15.

19 Cette expression, tirée du Cantique de frère soleil, ou Cantique des créatures, de saint François d’Assise, et que l’on peut traduire par « notre sœur la mort corporelle », est régulièrement citée par Roud, notamment dans la première page d’Adieu, son premier recueil, publié en 1927.

20 Albert Béguin, « Pour un moissonneur », article publié dans Suisse contemporaine, juin 1941, et reproduit dans Gustave Roud et Albert Béguin, Lettres sur le romantisme allemand, Lausanne, Les Études de Lettres, 1974, p. 199.


Bibliographie

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