Cécile Neeser Hever
Cécile Neeser Hever est doctorante et assistante en littérature comparée à l’Université de Genève. Sa thèse porte sur la figure d’Ismène dans l’Antigone de Sophocle et sa résurgence dans la littérature contemporaine. Parmi ses autres intérêts figurent les études genre et la littérature yiddish. Elle est co-éditrice et traductrice de l’ouvrage de Martin Bodmer, De la littérature mondiale (Paris, Ithaque, 2018, en coll. avec Jérôme David).
Pour citer cet article : Neeser Hever Cécile, « La « revanche » d’une blonde : le personnage d’Ismène dans Sœur de de Lot Vekemans (2005) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/01/23/la-revanche-dune-blonde-le-personnage-dismene-dans-soeur-de-de-lot-vekemans-2005/.
Résumé
Si Jean Anouilh le premier, en l’imaginant « blonde », « belle » et « heureuse », inscrit la blondeur d’Ismène dans le texte de son Antigone (1946), cette blondeur est un topos à l’histoire longue. Au moins depuis le XIXe siècle, les représentations picturales des deux filles d’Œdipe ont tendance à opposer une Ismène blonde et sensuelle à une Antigone brune et austère. En cela, elles ne font que reporter au plan visuel une dichotomie qui informe déjà l’hypotexte sophocléen. Si Sophocle ne précise aucunement la couleur de cheveux des filles d’Œdipe, la féminité docile et conventionnelle d’Ismène constitue un modèle de normalité qui sert de toile de fond à l’héroïsme transgressif d’Antigone. Comme Chrysothémis (dont le nom signifie « la dorée »), et pour sa féminité autant que pour son effacement, Ismène peut être envisagée comme une « blonde » du corpus tragique (Steiner, 1984). Si légère et anachronique qu’elle puisse paraître, cette métaphore qui mêle la féminité la plus stéréotypée et l’effacement est remarquablement apte à décrire le type de féminité incarnée par l’Ismène de Sophocle.
Les diverses réécritures de l’Antigone qui, au cours des dernières décennies, se sont emparées du personnage d’Ismène, sont toutes confrontées, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et minorisée, qu’elles déconstruisent, subvertissent ou encore réinvestissent positivement. Cette contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation littéraire d’Ismène, un monologue de la dramaturge néerlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005). En cherchant à nous porter au-delà de l’insulte ou de la caricature que l’épithète de blonde peut induire, il s’agira d’en faire un outil herméneutique et, en déployant les connotations de la « blondeur » d’Ismène (féminité normée, féminité relative et relationnelle, féminité sensuelle), d’explorer la façon dont la réécriture de Vekemans reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire féminin.
Mots clés : tragédie – Antigone – Ismène – Sophocle – littérature comparée – théâtre contemporain – féminité – gender – monologue – héroïsme
Abstract
While Jean Anouilh’s rewriting of Sophocles’ Antigone marks the first time the heroine’s sister is explicitly depicted as « blond » (Anouilh, 1946), the topos of Ismene’s blondness has a longer history. From the 19th century on, pictorial representations of Œdipus’ daughters have had a tendency to oppose a blonde and sensual Ismene to a brown-haired and stern Antigone. In doing so, they merely transpose into visual terms a dichotomy which already shapes the Sophoclean hypotext. In the gendered economy of Sophoclean tragedy, Ismene’s docile and conventional femininity constitutes a model of normality that sets the background against which Antigone’s tragic heroism stands out. Like Chrysothemis (whose name means “the golden one”), and for her femininity as much as for her self-effacement, Ismene can be considered as a “blonde” of the tragic corpus (Steiner, 1984). As tactless and anachronistic as it may appear, this metaphor which combines the most stereotypical femininity with flatness and self-effacement, is, in fact, remarkably suited to describe the type of femininity embodied by Sophocles’ Ismene.
The various rewritings of Antigone that have explored the character of Ismene over the last decades are all faced, to a varying degree, with this stereotyped and minoritized femininity, which they deconstruct, subvert or positively reinvest. This contribution offers an analysis of a recent example of the literary revaluation of Ismene, Sister of, a monologue by Dutch playwright Lot Vekemans (2005). Attempting to move beyond the insult or caricature which the epithet “blonde” can imply, this essay turns it into a hermeneutic tool and explores the connotations of Ismene’s “blondness” (a normed femininity, a relative and relational femininity, and a sensual femininity) as well as the ways in which Vekemans’ rewriting recaptures this feminine imaginary, while simultaneously inflecting it.
Key-words : tragedy – Antigone – Ismene – Sophocles – comparative literature – contemporary theater – femininity – gender – monologue – heroism
Sommaire
Introduction
La teinte de la féminité conventionnelle
La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle
« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité
Conclusion : quelle revanche ?
Notes
Bibliographie
Introduction
Les lectrices d’Anouilh se rappellent sans doute « la blonde, la belle, l’heureuse Ismène », ses « bouclettes et ses rubans », Ismène « éblouissante dans sa nouvelle robe » – Ismène, enfin, « bien plus belle qu’Antigone[1] »… Lorsqu’en 1984 George Steiner, sans grande délicatesse, qualifie la sœur d’Antigone de « blonde » et de « faire-valoir[2] » (l’original porte « hollow », soit « creuse[3] »), il reprend l’imaginaire de la blondeur en y associant une connotation de platitude, de fadeur.
Plus récemment, lorsqu’un critique contemporain écrit que l’Ismène de l’écrivain irlandais Colm Tóibín serait « ever the bridesmaid[4] », c’est encore un même imaginaire d’une féminité à la fois conforme et insipide qui est en jeu – l’expression signifiant en anglais populaire aussi bien « éternelle demoiselle d’honneur » qu’« éternelle seconde ». Que recouvrent ces métaphores qui mêlent la féminité la plus stéréotypée à la fadeur et la banalité[5] ? Loin d’être anecdotique, la blondeur d’Ismène a une signification symbolique forte. Et si Sophocle ne donne aucune indication quant à la couleur de cheveux des deux filles d’Œdipe, cette blondeur spontanément attribuée à Ismène est d’une justesse troublante, tant quant au type de féminité qu’incarne le personnage qu’à sa fonction dramaturgique dans l’hypotexte sophocléen.
L’Antigone d’Anouilh a certainement joué un rôle crucial dans ce qu’on pourrait appeler la « fixation de la couleur » d’Ismène dans l’imaginaire collectif contemporain, en opposant « la blonde, la belle » Ismène à une Antigone « maigre » et « noiraude[6] ». Mais sa blondeur est un topos qui hante la peinture au moins depuis le XIXe siècle. Considérons pour s’en convaincre Antigone et Ismène du peintre allemand Emil Teschendorff (1892) :
Fig.1 : Teschendorff, Emil, Antigone and Ismene (1892). New York Public Library Digital Collections, The Miriam and Ira Wallach Division of Art, Prints and Photographs : Picture Collection.
Une Ismène blonde et pâle, aux cheveux partiellement déliés, vêtue d’une toge claire qui découvre son épaule blanche et son avant-bras, se penche vers une Antigone brune et droite, à la toge sombre, aux cheveux retenus et à la peau mate. Outre le contraste brune/blonde, vêtement austère/vêtement léger, le positionnement des corps est lui aussi remarquable : Ismène, qui se tient légèrement en retrait, a les yeux et le corps entièrement tournés vers sa sœur qu’elle entoure de ses deux bras. Très droite, Antigone tourne le dos à Ismène en esquissant de la main droite un geste de rejet et en plongeant un regard franc dans l’œil du spectateur. Il s’agit là d’un exemple caractéristique de la représentation des deux sœurs : nombreux tableaux de la même période comportent des éléments similaires[7] : outre la blondeur d’Ismène, récurrente, on retrouve chez elle les attributs visuels d’une féminité sensuelle (cheveux longs et défaits, corps partiellement dévêtu) ainsi qu’une attitude corporelle qui, vis-à-vis d’Antigone, est à la fois relationnelle, parce qu’entièrement tournée vers elle, et relative, parce qu’en retrait. Comme symbole de la secondarité, il semble en effet que la blondeur d’Ismène n’existe pas pour elle-même – elle est relative à Antigone. Ainsi, dans les tableaux qui, à la même époque, représentent Antigone sans Ismène, celle-ci est souvent blonde. C’est le cas d’Antigone de Frederic Leighton (1882) et de Antigone au chevet de Polynice de Benjamin-Constant (1868) :
Fig.2 : Benjamin-Constant, Antigone au chevet de Polynice, Mairie de Toulouse, Musée des Augustins. Photo : Daniel Martin.
Il est frappant d’observer chez l’Antigone de Benjamin-Constant non seulement la blondeur, mais aussi les autres traits accompagnant habituellement la représentation picturale d’Ismène à cette époque et mis en évidence ci-dessus : cheveux déliés, vêtement clair, épaule et avant-bras dénudés, main posée sur l’autre – en l’occurrence, Polynice. Même sensualité, même attitude corporelle entièrement tournée vers l’autre. Tout se passe comme si la blondeur était le symbole pictural de la relativité et de la relation, c’est-à-dire de la secondarité, mais aussi de l’attention à l’autre[8].
Jusqu’à récemment, la réception littéraire de l’Antigone de Sophocle s’est presque systématiquement accompagnée de la minoration d’Ismène, une minoration qui passe le plus souvent par un traitement des deux sœurs jouant sur le contraste et l’asymétrie (sans que la blondeur du personnage n’y soit forcément explicite). De nombreuses réécritures contemporaines, y compris des réécritures d’inspiration féministe, le reproduisent en valorisant la féminité transgressive d’Antigone au détriment de celle, plus conciliante, d’Ismène[9]. Pourtant, depuis le début des années 2000 et dans le contexte plus général d’un intérêt renouvelé pour les figures mineures du corpus classique, en particulier les figures de femmes, ce dont ce collectif se fait le témoin, la figure d’Ismène a donné lieu à une série de réécritures du mythe du point de vue de cette “sœur pâle[10]”. Dans ces textes, la question du genre, aux deux sens du terme, est centrale. Genre au sens de gender d’une part, puisque tous sont confrontés, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et relative, qu’ils déconstruisent, subvertissent, ou réinvestissent positivement. Genre littéraire, d’autre part, dans la mesure où toutes ces réécritures se détournent de la tragédie et où la plupart optent pour le monologue ou le récit à la première personne.
Ce geste de revalorisation contemporain pose plusieurs questions : Ismène peut-elle échapper à sa position minorée dans le couple sororal ? Ce personnage d’arrière-plan et de faire-valoir peut-il prétendre à une pleine subjectivité ? Sa féminité et sa sensualité la contraignent-elle à la secondarité ? Le monologue, traditionnellement interprété comme le fait de « donner la parole » à un personnage, permet-il véritablement à Ismène de se réapproprier son histoire ? En d’autres termes, assiste-t-on avec ce nouveau corpus à la revanche d’une blonde[11] ? La présente contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation d’Ismène, un monologue de la dramaturge néérlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005)[12]. Ismène y est blonde et jolie, « avec des boucles blondes et des taches de rousseur sur le nez » (SD, p. 15), mais elle dénonce l’effacement qui lui a été imposé et entreprend de raconter « [s]on histoire / Exactement comme je l’ai vécue MOI » (SD, p. 17).
Cette étude propose de se porter au-delà de ce que l’épithète de « blonde » peut avoir de caricatural, voire d’insultant, et d’en faire une métaphore critique, voire – quitte à s’exposer au reproche de l’anachronisme – un outil herméneutique. Elle portera sur trois des connotations de la blondeur d’Ismène telles que le tableau de Teschendorff les saisit : le caractère normé de sa féminité ; sa posture relative et relationnelle ; sa sensualité. Je commencerai, en revenant à l’Ismène de l’hypotexte sophocléen, par observer le type de féminité qu’elle y incarne et la façon dont celle-ci contraste avec celle d’Antigone avant d’étudier comment cette réécriture reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire normé de la féminité. Puis, à travers l’analyse des procédés énonciatifs et stylistiques à l’œuvre dans Sœur de, il s’agira d’examiner la façon dont ce monologue figure un discours de l’effacement et de l’auto-atténuation, qui reproduit au plan discursif la « pâleur » du personnage. Enfin, on verra que la réécriture de Vekemans a recours à un épisode mythologique externe à la tradition tragique, qui évoque de façon directe la sexualité d’Ismène. La dramaturge se saisit ainsi d’une autre connotation de la blondeur féminine telle que la culture populaire la représente : une sensualité débridée. La féminité d’Ismène semble donc se jouer entre la conformité et l’écart : entre la potiche et la putain, entre une féminité standard et une féminité sensuelle et débordante, voire potentiellement perturbatrice.
La teinte de la féminité conventionnelle
La tradition picturale évoquée ci-dessus transpose au plan esthétique une opposition inscrite dans l’hypotexte sophocléen. Comme Chrysothémis, la sœur d’Électre (dont le nom, rappelle Steiner, signifie « celle qui est “illuminée”, “dorée” », mais connote aussi la « blondeur », voire la « pâleur[13] »), Ismène est le parent pauvre du couple contrasté qu’elle forme avec sa sœur. Elle figure une féminité docile et conventionnelle contre laquelle Antigone doit s’élever pour s’imposer en tant qu’héroïne tragique. Dans la longue réplique où, au cours du prologue, Ismène motive son refus d’accompagner sa sœur pour enterrer leur frère Polynice et tente de la faire renoncer à son dessein, elle rappelle la faiblesse « de nature » des femmes et prône leur soumission aux lois et aux hommes (Ant., v. 61-62[14]). Pour Ana Iriarte, Ismène incarne une féminité « politiquement intégrée » ; son éthos est en accord avec le rôle des femmes dans la cité : le mariage et la reproduction[15]. En effet, lorsqu’elle intercède auprès de Créon en faveur d’Antigone, elle lui rappelle les fiançailles de cette dernière avec son fils Hémon, soit, indirectement, la descendance que celle-ci est susceptible de lui apporter : « Quoi ! Tu mettrais à mort la femme de ton fils ? » (Ant., v. 568).
Antigone, à l’inverse, « pren[d] [ses] distances, à la fois par excès et par défaut, de cette fonction [féminine] stricte pour incarner l’aspect inquiétant de la féminité[16] ». Une prise de distance par défaut, d’une part, car si l’acte d’Antigone a souvent été interprété comme le fait de faire valoir les prérogatives féminines de la loyauté familiale contre les prétentions de l’État, de poser l’oikos contre la polis (c’est la lecture de Hegel), c’est aussi un acte de double transgression (du décret prohibant l’inhumation de Polynice et du confinement des femmes à la sphère privée[17]). Il y a plus : comme l’a montré Nicole Loraux[18], la rhétorique employée par Antigone pour le motiver reproduit un modèle viril. Face à la féminité transgressive d’Antigone, l’Ismène de Sophocle apparaît comme un personnage de femme lisse, un degré zéro de la femme.
Une prise de distance par excès, d’autre part, car Antigone surinvestit la philia au détriment de l’eros. Elle est incapable d’accomplir le destin “féminin” qui la verrait « se détacher des “siens” et de la philia familiale pour s’ouvrir à l’autre, accueillir Eros, et dans l’union avec un étranger, transmettre à son tour la vie[19] ». En plaçant le lien fraternel au-delà de ces deux liens « politiquement intégré[s] » (cf. supra), en se rêvant épouse et mère de son frère tout en restant vierge, Antigone n’est, dans les termes de Luce Irigaray « [j]amais devenue femme[20] ». « Vierge et “hyper-mèr[e]” à la fois », elle réunit « les deux paradigmes grecs de l’extrême féminité[21] ».
Alors la blondeur métaphorique d’Ismène rejoint le sens de « pâleur » : personnage repoussoir, « femme moyenne[22] », sa féminité du moyen-terme fait, littéralement, pâle figure à côté de celle, à la fois excessive et déficiente, d’Antigone. Sur le thème de la féminité conforme, « que la polis attend[23] », la réécriture de Vekemans brode une série de variations :
Moi je voulais simplement être heureuse
Je voulais des choses normales
Une maison
Une petite famille
Avec des choses bien claires
Comme lundi jour de lessive
Mercredi jour de hachis Parmentier
Et vendredi poisson
Ce genre de choses-là
(SD, p. 22).
Ces activités de tous les jours, qui scandent une temporalité à la fois linéaire et itérative, déplient la survie d’Ismène dans le temps long de la survie[24]. On aura par ailleurs remarqué qu’elles sont genrées : ce sont la cuisine, le ménage, et les soins donnés à la famille, soit les tâches de care de la femme au foyer. C’est encore le cas lorsqu’Ismène évoque « les travaux d’aiguille », comme ce qui lui a permis de survivre :
Et vous savez ce qui m’a aidée à tenir ?
Les hobbys
Les hobbys oui
[…]
Les travaux d’aiguille
J’étais bonne dans les travaux d’aiguille
Des petites figures sur un drap de lit ou une taie
Un cerf par exemple
Ou un cheval
Ça me rendait heureuse
De petits moments
Jouir des petits moments c’est aussi un art
(SD, p. 36).
Vekemans reprend donc de l’hypotexte sophocléen le caractère conforme de la féminité d’Ismène et l’ancre dans le prosaïque, l’ordinaire et le quotidien d’activités traditionnellement minorisées (« de petits moments », cf. supra). Il y a plus : l’Ismène de Vekemans semble accepter son assignation au quotidien d’une femme au foyer. La simplicité et l’ordinaire deviennent une aspiration, sans pour autant être revalorisés.
La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle
C’est le caractère relatif d’Ismène vis-à-vis d’Antigone qui donne au monologue de Lot Vekemans son titre. Sœur de fait en effet allusion aux entrées des dictionnaires mythographiques : Ismène y est « sœur d’Antigone, fille, comme elle, d’Œdipe et de Jocaste, sœur d’Antigone, Etéocle et Polynice[25] ».
Une petite note dans un livre
Ismène, deux points
Fille de
Sœur de
C’est tout ce qui est resté de moi
Un nom sans contenu
Un nom qui n’existe qu’en rapport avec
En rapport avec ma famille
(SD, p. 24).
« Nom sans contenu », « nom qui n’existe qu’en rapport avec ». Vekemans reprend à la tradition mythographique et tragique l’absence de caractérisation – la pâleur – de ce personnage de faire-valoir. Pourtant, c’est ici Ismène elle-même qui décrit cette position relative et non marquée, comme sans qualités. Elle prétend en effet « raconter [s]a version de l’histoire » (SD, p. 24), raconter « [s]on histoire / Exactement comme [elle] [l’a] vécue » (SD, p. 17). La forme du monologue est congruente avec ce geste énonciatif de ressaisie du récit. En particulier lorsqu’il est destiné à la scène et que le sujet se trouve seul en scène, le monologue confère en effet au sujet énonciateur une certaine autorité. À cet égard, il n’est pas indifférent que parmi les réécritures de classiques se présentant comme la réappropriation d’un récit canonique par un personnage jusqu’alors secondaire, nombreuses sont celles qui optent pour la narration ou le monologue[26]. Or la particularité de la prise de parole de l’Ismène de Vekemans est qu’elle semble hésiter à s’octroyer pleinement cette autorité[27]. Alors même qu’elle prend la parole dans une optique de réappropriation, elle demeure comme subordonnée aux attentes supposées de son auditoire : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ? » (SD, p. 12-13). Ismène oscille entre des moments de pleine assurance (« JE LA HAIS ! » SD, p. 26) et des moments où la pertinence même de son discours est remise en cause : « Je ne sais plus ce que je dois dire / […] / Vous savez tous ce qui arrivé » (SD, p. 32). Cette ambivalence a aussi des conséquences sur le plan stylistique. On relève en effet la récurrence de ce que la rhétorique appelle les figures d’auto-atténuation[28] : litotes, prétéritions, tournures négatives et interrogatives, soit des formes qui atténuent l’intensité du discours, voire minent l’autorité de leur énonciateurice au moment même de leur énonciation. J’en évoquerai deux : le truisme et l’épanorthose. Les truismes (par ex. « Finalement la vie continue / Qu’on le veuille ou non », SD p. 24) et les expressions figées (par ex. « simple comme bonjour », SD, p. 35) ancrent Ismène dans le prosaïque et l’oralité, reconduisant au plan stylistique des platitudes le caractère conforme du personnage évoqué plus haut. Mais il y a plus : si le truisme ne fait pas partie des figures d’atténuation au sens strict, il peut être considéré comme une forme extrême de frilosité énonciative : en disant ce qui a déjà été dit, ce qui appartient à tant de locuteurices avant soi, on se défait de toute responsabilité personnelle : « l’évidence est un refuge[29] », écrit Bernard Dupriez à son sujet, en précisant qu’« [o]n peut y tomber à force d’atténuation[30] ». Le discours par endroits très convenu d’Ismène peut donc être lu comme le signe, non seulement d’un certain conformisme, mais aussi de sa pâleur énonciative, voire de son effacement.
Au plan syntaxique, c’est l’épanorthose qui, de la façon la plus explicite, mime l’instabilité et le vacillement énonciatif de cette énonciatrice. L’épanorthose, soit la reprise et la correction de segments de phrase, figure une parole qui s’élabore au moment de se dire :
Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi
Ici
Maintenant
Ce qu’on attend de moi ici
Si je savais, je le ferais tout simplement
Je ne suis pas récalcitrante
Je suis très accommodante
[…]
Alors si vous voulez
Si vous voulez quelque chose de moi
Je veux dire vous voulez sans doute quelque chose
Ou bien… vous attendez quelque chose——————
Tout homme[31] veut quelque chose
(SD, p. 9, je souligne)
Les épanorthoses (soulignées dans la citation) sont la marque formelle d’un souci de bien dire et de la réflexivité qui l’accompagne. Elles dénotent aussi une certaine disponibilité vis-à-vis de l’auditoire, dont Ismène cherche l’approbation, redoute l’ennui et à la disposition duquel elle se met entièrement. On retrouve alors aux plans énonciatif, syntaxique et stylistique, ce que saisissait le tableau de Teschendorff, soit à la fois une posture de retrait, d’effacement – voire, pour filer la métaphore, de pâlissement – et une posture toute d’attention inquiète et entièrement tournée vers l’autre (ici le public, là Antigone).
« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité
Cette relationnalité, cette mise à disposition de soi (« Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi […] Si je savais, je le ferais tout simplement », cf. supra), observable, on vient de le voir, au plan énonciatif et vis-à-vis de l’auditoire, informe aussi le niveau diégétique. En effet la réécriture de Vekemans a la particularité de renouer avec un épisode mythologique absent de Sophocle. Il s’agit de la plus ancienne mention d’Ismène à nous être parvenue : selon le poète élégiaque Mimnerme (VIIe siècle av. J.-C.), Ismène aurait été tuée par Tydée, l’un des « Sept » contre Thèbes, lors du siège de la ville, alors qu’elle était allée retrouver son amant, un Thébain du nom de Théoclymène ou Périclymène, hors des murs de la ville[32]. Selon certains commentateurs, le meurtre aurait été ordonné par Athéna elle-même, offensée par cette liaison, voire par le fait que le rendez-vous ait lieu dans le temple d’Athéna, dont Ismène aurait été une prêtresse[33]. Cet épisode n’apparaît nulle part ailleurs dans le corpus mythographique subsistant, mais il est représenté sur une amphore corinthienne datée de 560 av. J.-C. :
Fig.3 : Tydée et Ismène, face A d’une amphore corinthienne. Musée du Louvre, Département des antiquités grecques, étrusques et romaines, Collection Campana, E640. Domaine public, via Wikimedia Commons.
Antérieur à Antigone mais aussi à sa diégèse, cet épisode est aussi antérieur à l’intégration d’Ismène à la famille œdipienne : ce n’est en effet qu’au Ve siècle et avec l’avènement de la tragédie athénienne que le personnage d’Ismène y est rattaché[34]. Il existe donc une autre tradition, pré-tragique ou a-tragique, qui se souvient d’Ismène indépendamment d’Antigone et indépendamment de la famille des Labdacides. Qualifié de « tradition obscure » par Pierre Grimal[35], cet épisode qui l’imagine en femme dont la sexualité s’épanouit en dehors des murs de Thèbes et en dehors du corpus tragique, est le seul épisode nous étant parvenu qui concerne Ismène pour elle-même (soit ni comme pendant négatif à Antigone, ni même comme membre de la famille des Labdacides). Cette réputation de femme à la sexualité transgressive est à la fois ce qui cause sa mort et ce qui fait d’elle une protagoniste de plein droit. Selon la formule de Fortunato Salazar, « Ismène survit avec éclat grâce à la préservation de cet incident qui mêle sexe et mort[36] ».
Vekemans mobilise l’épisode mimnermien tout en maintenant Ismène dans le cadre de la tradition tragique, soit rattachée à la famille des Labdacides, et cette tension est significative :
Polynice
Périclymène
Hémon
…
Les hommes
Ce sont eux qui me manquent le plus
…
J’ai mené une vie agitée
Pendant un petit temps
Après la fin de toutes ces catastrophes familiales
Quand tout le monde était mort
Quand ça n’avait plus d’importance
Ce qu’on fait ou ce qu’on ne fait pas
J’ai fait toutes sortes de choses alors
Avec des hommes
Des choses démentes, très violentes
Tout m’était égal
Et à eux aussi, ces hommes
Ils trouvaient ça très bien
Plus c’était violent et mieux c’était
Hé oui
Là tout à coup on s’est mis à parler de moi
Surtout cette fois-là avec Périclymène dans le temple d’Athéna
Bien qu’on ait aussi raconté un tas de bêtises là-dessus
(SD, p. 16-17).
En revenant à cette tradition alternative, Vekemans attribue donc à Ismène une sexualité transgresssive, tant au sens propre (puisqu’elle s’épanouit dans le temple d’Athéna, soit en dehors des murs de la ville) qu’au sens figuré (« toutes sortes de choses », « des choses démentes, très violentes »). On remarque que la dramaturge amplifie l’épisode jusqu’à en faire une « fois » parmi d’autres (« cette fois-là »), démultipliant, ce faisant, la sexualité d’Ismène. Elle qui débordait des limites de la ville, la voilà qui s’étend à plusieurs hommes. Ainsi une Ismène banale de féminité, une Ismène de l’arrière-plan et de la relativité, coexiste dans la réécriture de Vekemans avec une autre Ismène dont la féminité est exubérance, et dont la sexualité vient déborder le cadre des convenances, voire de la tragédie. Pourtant, le recours à cet épisode n’est pas sans ambiguïté : Ismène n’y est pas pleinement maîtresse de sa conduite puisqu’elle paraît se plier de façon passive aux désirs des hommes – « Tout m’était égal / Et à eux aussi, ces hommes / Ils trouvaient ça très bien / Plus c’était violent et mieux c’était ». Cette sexualité effrénée, mais aussi indiscriminée, presque indifférente, rejoint un aspect du stéréotype de la blonde tel qu’il est construit dans le répertoire humoristique populaire contemporain. Dans leur étude de la figure de la blonde dans les « dumb-blonde jokes », Limor Shifman et Dafna Lemish notent que la sexualité dévergondée de la blonde diffusée par ces blagues est dénuée de tout érotisme et de tout plaisir :
La blonde aux mœurs débridées est plutôt dépeinte comme un automate sexuel – une machine à faire le sexe, technique, mécanique. [Pour elle,] le sexe ne s’inscrit jamais dans le cadre d’une relation continue et ne comporte pas la moindre touche de plaisir, de volonté, de subjectivité ou d’agentivité. La blonde n’est même pas décrite comme une nymphomane qui ne pourrait se passer de sexe parce qu’elle y prend trop de plaisir. Au contraire, c’est ce qu’elle fait, ce qu’elle est – une machine à sexe [a sex machine]. Nombreuses sont les blagues qui racontent qu’elle a tellement de relations sexuelles qu’elle n’est plus en mesure de refermer les jambes…[37]
Si les partenaires d’Ismène « trouv[ent] ça très bien », elle aussi semble, sans plus d’enthousiasme, « trouv[er] ça très bien ». Pour autant, il serait inexact de conclure qu’Ismène perd alors toute agentivité : si elle se plie sans états d’âme aux désirs des hommes, elle n’est pas dupe quant au type d’attention que cette conduite lui apporte. Tout en reconnaissant son faible pour les choses violentes qui plaisent bien aux « hommes », elle note qu’alors, et alors seulement, on se souvient d’elle : « Là tout à coup on s’est mis à parler de moi ». Dans une forme de métalepse caractéristique de sa prise de parole dans ce monologue (cf. supra : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ») émerge un commentaire d’ordre métadiscursif où le personnage, sortant de son rôle diégétique, se fait la commentatrice de la réception. En tant que commentatrice, en tant que personnage dont le caractère fictif est rendu évident, elle retrouve alors l’agentivité qu’elle semble avoir perdu au sein de la diégèse.
Ainsi, tant dans cet épisode que dans sa remarque lucide sur le fait que le public veut sans doute entendre parler de « [s]a sœur / Naturellement / [s]a sœur » (cf. supra), l’Ismène de Vekemans existe dans une tension entre une disposition à répondre, voire à se conformer aux désirs et aux besoins d’un.e autre (qu’il s’agisse du public ou des « hommes » dont il est question ici) et une conscience aiguë, et souveraine, de cet état de fait.
Conclusion : quelle revanche ?
Peut-on qualifier la réécriture de Vekemans de féministe ? Peut-on parler à son sujet de « revanche » ? Si le recours à l’épisode mimnermien peut être qualifié de subversif dans la mesure où il s’écarte de la tradition dominante, la façon dont cette réécriture se saisit des attributs de la féminité d’Ismène n’est absolument pas univoque. Alors que le texte propose, avec le choix du monologue, et par le fait même de lui donner la parole, une réhabilitation d’un personnage considéré comme mineur, comme « creux », il reconduit, voire exacerbe, le caractère relatif d’Ismène, en reprenant des éléments traditionnellement codés comme féminins et cristallisés de façon archétypale dans la figure de la blonde – l’effacement et la mise en avant de la relation, mais aussi une sexualité hétéronormée et envisagée comme un service aux hommes… Parmi les différentes réécritures contemporaines proposant, d’une façon ou d’une autre, une revalorisation de cette figure, il existe des Ismènes plus triomphantes, plus « revanchardes ». Certaines vivent leur sexualité de façon libre et défiante (Yánnis Rítsos, Ismène, 1972) ; certaines envisagent leur indépendance de la famille tragique – qui passe par le développement d’une vie amoureuse – comme une autoprotection (Henry Bauchau, Antigone, 1997) ; d’autres s’épanouissent comme héroïnes dans des genres mieux à même de figurer l’héroïsme féminin (Jeremy Menekseoglu, Ismene, 2005[38]). Certaines dénoncent avec force le silence où on les a reléguées ; d’autres brandissent leur féminité comme un étendard, tout en dénigrant Antigone qu’elles dénoncent comme masculine, sèche, ou frigide, et reproduisent ainsi un même schéma binaire dont elles ne font qu’inverser que la pondération (Rítsos). Dans la réécriture de Lot Vekemans, Ismène endosse des traits « féminins » sans qu’il n’y ait pour autant de revalorisation symbolique de ces traits. Ce qui pose la question suivante : faut-il que sa déconstruction du féminin soit éclatante ou renversante pour qu’un texte puisse être qualifié de féministe ? Faut-il qu’il y ait « revanche » ? Le propos de ce texte se situe à un autre niveau : au lieu de tenter un renversement qui ne serait qu’apparent, la réécriture de Vekemans exacerbe une forme de banalité, de « pâleur » et d’effacement qui traverse les plans thématique, discursif et stylistique. Si revanche il y a, elle se fait de façon prudente, et la force de cette réécriture est dans sa capacité à figurer la texture de cette voix – ses hésitations, ses vacillations – et à l’accueillir dans sa vulnérabilité même. Si revanche il y a, elle est à trouver dans la capacité de réflexion de ce personnage-narratrice et dans son usage du métadiscours. Ismène n’est pas dupe des mécanismes qui président à l’oubli ou, au contraire, à la réputation sulfureuse d’un personnage féminin – ou d’une femme. Elle sait que le public venu l’écouter veut surtout entendre parler de sa sœur et qu’on ne se « [met] à parler d’[elle] » que lorsqu’il est question de sexe. Et si sa parole de témoin, de « sœur de » se cherche, cette sœur pâle, restée à l’écart de l’action tragique, est aussi la seule à être en mesure de devenir narratrice, et de transmuer en récit réflexif ce que la tragédie épuisait en agôn destructeur. C’est là peut-être la plus belle revanche de la sœur pâle, de la survivante – et peut-être la seule possible.
Notes
[1]Anouilh Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946, p. 10 et 17 pour « ses bouclettes et ses rubans ». La réflexion présentée ici s’inscrit dans le cadre de mes recherches doctorales sur le personnage d’Ismène dans la littérature et le théâtre contemporains, menées à l’Université de Genève.
[2]Steiner George, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986 [1984], p. 160.
[3]« She’s the blond, hollow one » (Steiner George, Antigones. How the Antigone Legend has endured in Western Literature, Art and Thought, New Haven/London, Yale University Press, 1984, p. 144).
[4]O’Rourke Chris, « Ever the Bridesmaid », The Arts Review. [En ligne] 6 novembre 2019 [4 mai 2022]. https://www.theartsreview.com/single-post/2019/11/06/Pale-Sister
[5]La blondeur, que l’étymologie fait remonter au latin blandus (charmant), connote la pâleur, mais aussi la fadeur (blandus a aussi donné l’adjectif anglais bland : « fade », « sans goût », « insipide »). V. Warner Marina, From the Beast to the Blonde. On Fairy Tales and Their Tellers, Londres, Chatto & Windus, 1994, p. 362.
[6]Anouilh Jean, op. cit., p. 9.
[7]V., par exemple, Antigone de Marie Euphrosyne Spartali Stillman, peintre préraphaélite de la seconde moitié du 19e siècle (non daté), Antigone and Ismene, attribué à Thomas Armstrong (1835-1911), ou encore Ödipus verurteilt Polyneikes d’André-Marcel Baschet (1883).
[8]Pour une interprétation de la figure d’Ismène (tant dans l’hypotexte que dans les réécritures contemporaines) comme une figure de la relation, voire du care, v. Neeser Hever Cécile, « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », dans Gefen Alexandre & Oberhuber Andrea (sous la dir. de), Pour une littérature du care. Souci de l’autre, souci de soi et création, Fabula / Les colloques, [En ligne], 2022. http://www.fabula.org/colloques/document8271.php
[9]Pour un exemple récent, v. Nulle part en paix. Antigone (Nirgends in Friede. Antigone) de Darja Stocker (2015), une réécriture prenant pour toile de fond les Printemps arabes et la crise des réfugiés en Méditerranée. Trois « Antigones » y prennent la parole dans une énonciation chorale qui met en scène une sororité féministe et militante dont Ismène demeure exclue. Pour un survol des interprétations (théoriques) féministes de l’Antigone de Sophocle, v. Söderback Fanny (sous la dir. de), Feminist Readings of Antigone, Albany, State University of New York Press, 2010. L’ouvrage dirigé par Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), (Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010) fait quant à lui une place particulière aux réécritures d’écrivaines.
[10]C’est le titre de la dernière en date, le monologue de Colm Tóibín, Pale Sister, Oldcastle, The Gallery Press, 2019.
[11]Avec cette allusion au titre de la version française du film de Robert Luketic, La revanche d’une blonde (Legally Blonde, 2001), il s’agit de pointer vers les enjeux et les possibles de la réappropriation d’un stéréotype ou d’un récit enfermant dans une identité figée. Reese Witherspoon y incarne une jeune femme correspondant à première vue parfaitement au cliché de la blonde. Vêtue de rose des pieds à la tête, passionnée de cosmétique, elle prouve au cours du film, à la fois qu’elle peut être « autre chose » (en faisant de brillantes études de droit), mais aussi que la « blonde » détient un savoir spécifique qui ne devrait pas être méprisé (en résolvant un cas à l’aide de ses connaissances du processus chimique à l’œuvre dans une permanente). La « revanche » se situe ici entre réappropriation du cliché et émancipation.
[12]Vekemans Lot, Sœur de [Zus van], trad. du néerlandais par Alain Van Crugten, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions espaces 34, 2010 [2005]. Vekemans fait partie des dramaturges néerlandais.e.s contemporain.e.s les plus lu.e.s et joué.e.s à l’étranger. Zus van a notamment été traduit en allemand (trad. Eva Pieper), en français (trad. Alain Van Crugten), en afrikaans, (trad. Chrisna Beuke-Muir), en russe (trad. Irina Mikhaylova), en roumain (trad. Valentina Tírlea), en slovène (trad. Mateja Seliskar), et en anglais (Paul C. Evans). À ma connaissance, le monologue a été créé en français, en 2015 par le Krizo Théâtre d’Orléans, dans une mise en scène de Christophe Thébault, et avec la comédienne Ana Elle. La création s’est ensuite produite à Miami (2015) puis à New York (2016). Dans la suite du texte, les références à Sœur de seront indiquées dans le corps du texte, précédées de la mention SD.
[13]Steiner George, Les Antigones, op. cit., p. 161.
[14]Sophocle, Antigone, trad. Paul Mazon, introduction, notes et postface de Nicole Loraux, Paris, Les Belles-Lettres, 1997, p. 7. Les références à l’Antigone seront dorénavant indiquées entre parenthèses dans le corps du texte, précédées de la mention Ant.
[15]Iriarte Ana, « Ismène, Chrysothémis et leurs sœurs », dans Pirenne-Delforge Vinciane et Suárez de la Torre Emilio (sous la dir. de), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs, Liège, Presses universitaires de Liège, 2013, p. 4.
[16]Ibid., p. 5.
[17]Sur le comportement « peu féminin » d’Antigone, v. Winnington-Ingram R. P., « Sophocles and Women », Entretiens sur l’Antiquité classique, Sophocle, vol. 29, 1983, Genève, p. 233-257, notamment p. 241 sqq.
[18]Loraux Nicole, « La “belle mort” spartiate », dans Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 77-91.
[19]Vernant Jean-Pierre & Vidal-Naquet Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2005 [1988], p. 18. Sur cette question, v. aussi Johnson Patricia J., « Woman’s Third Face: A Psycho/Social Reconsideration of Sophocles’ Antigone », Arethusa, vol. 30, no 3, automne 1997, p. 369-398. DOI : https://doi.org/10.1353/are.1997.0016
[20]Irigaray Luce, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974, p. 272.
[21]Iriarte Ana, art. cit., p. 4.
[22]« Ismene is […] merely the average woman », écrit le classiciste britannique Richard Claverhouse Jebb (« Introduction », dans Sophocle, The Plays and Fragments. With Critical Notes, Commentary and Translation in English Prose, vol. 3 : The Antigone, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 [1888]. p. xxviii). Cette lecture d’Ismène comme incarnation d’une féminité conventionnelle est donc déjà ancienne.
[23]Ibid., p. 5.
[24]Ailleurs, Ismène raconte avoir, pendant des années, pris soin de Créon vieillissant, lui avoir « tenu compagnie », « apporté ses repas », et « souhaité la bonne nuit tous les soirs / jusqu’à sa mort » (SD, p. 42).
[25]Grimal Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, 6e éd, 1979, p. 238.
[26]À ce sujet, v. l’ouvrage fondamental de Jeremy Rosen, qui, à ma connaissance, est le premier à avoir identifié ces pratiques comme un genre distinct : Rosen Jeremy, Minor Characters Have Their Day, New York, Columbia University Press, 2017.
[27]J’ai proposé ailleurs une version synthétique de cette analyse discursive, afin de mettre en valeur une « stylistique du care » chez l’Ismène de Vekemans (Neeser Hever Cécile « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », art. cit.). Un article en anglais actuellement en cours d’élaboration l’envisage, à son tour, à travers le prisme de la minorité du personnage d’Ismène : Neeser Hever Cécile, « Minor Characters, Genre and Relationality : Antigone’s Sister in Contemporary Literature », dans Codina Núria & Vermeulen Pieter (sous la dir. de), Pluralizing the Minor : Forms, Figures, Circulation, Interventions (accepté sous réserve [en attente de l’acceptation du numéro spécial]), 2023.
[28]Dupriez Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, 10/18, 1984, p. 85.
[29]Ibid., p. 211.
[30]Ibid., p. 460.
[31]La traduction française d’Alain Van Crugten laisse entendre que la soumission à l’attente du spectateur/lecteur se formule en des termes genrés. Pourtant, l’original porte « ieder mens wil wat » (Vekemans Lot, Zus van, 2005, document transmis par l’auteure). Or en néerlandais « mens » n’a pas de connotation genrée. Comme l’allemand « Mensch », il désigne l’humain plutôt que l’homme et serait ici plus justement traduit par « tout le monde veut quelque chose ».
[32]Grimal Pierre, The Concise Dictionary of Classical Mythology, Pierre Grimal & Stephen Kershaw (sous la dir. de), Londres & New York, Penguin Books, 1991, p. 445.
[33]Salazar Fortunato, « Did Translators of Sophocles Silence Ismene Because of Her Sexual History ? », Electric Literature. [En ligne]. 31 juillet 2018 [consulté le 26 avril 2022]. https://electricliterature.com/did-translators-of-sophocles-silence-ismene-because-of-her-sexual-history/
[34]Harder Ruth Elisabeth, « Ismene », dans Cancik Hubert & Schneider Helmuth (sous la dir. de), Brill’s New Pauly, Antiquity volumes. [En ligne] 2006 [consulté le 16 mai 2022]. http://dx.doi.org/10.1163/1574-9347_bnp_e528040
[35]Grimal Pierre, op. cit., p. 238.
[36]« Ismene survives vividly thanks to the preservation of the incident that blends sex and death » (Salazar Fortunato, art. cit. [je traduis])
[37]« Rather, the promiscuous blonde is portrayed as engaging in sex as an automaton – a technical, automatic sex machine. Sex is never part of an ongoing relationship that includes any hint of pleasure, will, subjectivity, or agency. The blonde is not characterized even as a nymphomaniac who can’t get enough sex because she enjoys it so much. Rather, this is what she does and what she is – a sex machine. Many of the jokes characterize the blonde as having so much sex that she is incapable of closing her legs » (Shifman Limor & Lemish Dafna, « Virtually Blonde. Blonde Jokes in the Global Age and Postfeminist Discourse », dans Ross Karen (sous la dir. de), The Handbook of Gender, Sex, and Media, Chichester, Wiley Blackwell, 2012, p. 95 [je traduis et souligne]). Si le répertoire des « Dumb-Blonde Jokes » est particulièrement explicite – et répétitif – à ce sujet, « [l]’association de la blondeur à la sexualité débridée est […] ancienne. Au quatrième siècle avant J.-C., le dramaturge Ménandre déclarait : “Une femme chaste ne devrait pas teindre ses cheveux en jaune” » (« The association of blondness with promiscuous sexuality is […] ancient. In the fourth century b.c., the playwright Menander suggested that “A chaste woman ought not to dye her hair yellow” » (Oring, Elliott, « Blond Ambitions and Other Signs of the Times », dans Engaging Humor, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 2003, p. 64 [je traduis]).
[38]Pour une analyse du rejet du tragique et du recours à un modèle d’héroïsme proprement féminin inspiré des canons du film d’horreur dans Ismene de Jeremy Menekseoglu, v. Neeser Hever Cécile, « De-Marginalizing Antigone’s Sister: A Postmodern Take on Tragedy », dans Bollig Barbara (sous la dir. de), Mythos & Postmoderne. Mythostransformation & mythische Frauen in zeitgenössischen Texten, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2022, p. 103-118.
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