Jackson Pollock et le chamanisme

amelielebreton

« Je veux exprimer mes sentiments et non les illustrer ».

INTRODUCTION

L’intérêt pour les autres cultures et pratiques permet, notamment pour les artistes, d’aborder des univers différents et de diversifier leur art, voir même de partir dans une quête de transformation personnelle. Jackson Pollock , peintre américain expressionniste abstrait, a complètement embrassé ce concept. Né dans le Wyoming le 28 janvier 1912, il a eu une influence considérable sur l’art contemporain. Cet artiste a été initié au chamanisme par Big Blue Horse en 1932, ce qui a changé sa vie. Il s’est éteint le 11 aout 1956 à Springs, dans l’état de New York. Nous allons aujourd’hui porter notre intérêt sur une exposition comprenant une partie de ses œuvres, mais pas que. Elle tente de mettre en lumière le lien entre le chamanisme et l’art de Pollock, en effet, ce dernier n’avait jamais été abordé sous cet angle auparavant. En effet, on limitait énormément Pollock à ses drippings, qui ne représentent pourtant que 5 à 6 ans de production, comme Picasso avec le cubisme. Ils ne semblaient être que de simples coulures et éclaboussures de peintures, alors qu’ils incarnent intentionnellement une dimension psychologique.

Cette exposition a été organisée à la Pinacothèque de Paris du 15 octobre 2008 au 15 février 2009. Elle a été dirigée par Marc Restellini, historien d’art, organisateur et commissaire d’exposition depuis les années 1990. Elle est composée d’une quarantaine de toiles, gravures et dessins de Jackson Pollock (pour l’essentiel datant de 1934 à 1944), accompagnés d’un grand nombre d’objet rituels indiens d’Amériques du Nord, mais aussi de quelques toiles d’André Masson, peintre surréaliste et pendant européen de Pollock. Elle est cloisonnée en neuf thèmes différents, sous la forme d’un parcours étudié à la manière d’un rituel chamanique. Initiée par les travaux de Stephen Polcari à partir des travaux universitaires de W. Jackson Rushing, elle propose une vision et une approche tout à fait innovante de l’œuvre de Jackson Pollock, dont l’influence du chamanisme était passée à la trappe.

« Le regard du spectateur sur l’œuvre de Pollock s’en trouvera modifié ». Marc Restellini

Comment le chamanisme a t-il influencé le travail mais aussi la personnalité de Pollock et comment la scénographie de cette exposition à la Pinacothèque de Paris permet de mettre en lumière ce lien ?

Afin de répondre à cette question, nous nous intéresserons dans un premier temps au processus de transformation psychique de Pollock, avant de nous concentrer sur la logique scénographique de l’exposition et les thèmes abordés. Enfin, il s’agira d’étudier l’émergence d’un nouveau style pictural chez Pollock, ayant pour visée l’expression d’une énergie et non plus seulement, la représentation de symboles sur des toiles.

I- Le cheminement de transformation psychique de Pollock

Nous allons étudier dans cette première partie le cheminement psychologique de l’artiste l’ayant conduit à s’imprégner du chamanisme et comment il a exprimé cette transformation dans ses toiles.

Sa psychanalyse avec Jung en réaction au contexte de son époque

Pollock ainsi que beaucoup d’autres artistes expressionnistes ont été profondément choqués par les violences proférées durant le 2ème guerre mondiale mais aussi par les idéaux nazis, les ayant produites. Ce contexte violent ayant conduit à des transformation socio-culturelles importantes et bouleversante, une volonté de transformation psychique personnelle mais aussi des masses est apparue chez Pollock. Il parlait de masses « plongées dans l’irrationnalités » car pour lui, le développement de l’industrie, de la technologie et de la bureaucratie avaient eu pour conséquence de mener à la guerre. Il était strictement opposé à la modernité et aux nouveautés technologiques. A cause de son alcoolisme, il dû passer quelques mois dans un hôpital psychiatrique en 1939, ce qui lui permis de commencer une psychanalyse chez Joseph L. Henderson, un disciple de Jung. Déjà fasciné par l’inconscient, Il a voulu donner une forme moderne à la conscience et commencer un processus de transformation psychique personnel avant d’ensuite tendre à une transformation des masses.

« Nous sommes tous influencés
par Freud. Je suis jungien depuis longtemps
. » Jackson Pollock

Le chemin mis en lumière par Jung et suivi par les surréalistes consiste en fuir la raison pour ouvir son esprit à la puissance des émotions conscientes et inconscientes.

L’intérêt de Pollock pour le primitivisme et pour le chamanisme

« Pollock était très au courant de toute la culture de rêve chamanique des Indiens « . Rudolf Bultmann

Au delà de son intérêt pour les indiens d’Amérique et l’art primitif, son attirance pour le chamanisme a complètement transformé sa façon de peindre. Son intérêt apporté par les travaux de Jung sur l’inconscient était logiquement lié aux rituels chamaniques. Le chamanisme exprime la relation de l’homme et de la création, selon les peuples qui l’ont adopté à la fois comme pratique spirituelle et comme mode de relation au monde. Il recouvre un ensemble de croyances, de rituels et de pratiques qui doivent harmoniser les liens entre les êtres humains et l’univers. Le chamanisme fut pour Pollock l’aboutissement d’une pensée et d’une attraction pour le passage à travers
des portails mystiques permettant d’atteindre des mondes que le commun des mortels ne pouvait pas
atteindre.

Ce cheminement semble d’autant plus intéressant qu’il rejoint celui de Gauguin, Picasso, Modigliani,
Brancusi, Matisse, Derain qui tous ont cherché dans le primitivisme des solutions aux problèmes de leur
temps par un retour aux sources et à la nature.Très certainement, celui entrepris par Pollock est l’un des
plus ambitieux intellectuellement parlant tant les concepts psychanalytiques et primitifs sont aboutis. A l’époque de son analyse jungienne, Pollock cherche surtout dans l’art des indiens d’Amérique des modèles d’un art affranchi de la tradition européenne, authentiquement américain et accessible à tous.

« Le chamanisme est l’une des plus anciennes traditions humaine. Sa conception de l’homme et de la réalité se retrouve sur tous les continents de la planète, en étant à l’origine
des principaux systèmes religieux et spirituels du monde entier
». Mircea Eliade

« L’art primitif repose sur des  émotions spirituelles ». John Graham

En conciliant la psychanalyse de Jung et l’art amérindien avec l’univers chamanique, sa peinture et sa personne ont été influencées.

Les drippings comme aboutissement visuel à la transformation psychique

Cette exposition donne un éclairage nouveau au dripping. En effet, elle lui donne une forme d’aboutissement visuel d’une transformation psychique. Le dripping est une forme d’action painting, qui se caractérise par des gouttes de pigments qu’on éclabousse sur une toile, ou par écoulement direct. C’est une forme d’engagement physique. On pensait que le passage aux drippings avaient signé son désintérêt pour la culture amérindienne, hors, il s’agissait d’un parfait contraire. Ce ne sont, en fait, pas de simples gestes de jets de peinture au hasard selon une simple visée esthétique mais l’expression d’un sujet tout en donnant l’impression qu’il n’y en a pas. On parle d’abstraction. Il s’agirait en fait pas du tout d’esthétisme mais de l’expression pure de l’inconscient de Pollock.

Il avait sans doute été influencé par les artistes indiens Navajos, qu’il était allé contempler avec Fritz Bultman et John Graham à l’exposition de 1941 au MOMA, qui créaient des peintures éphémères au moyen de coulures de sable. Il avait été également fasciné par celle du Museum of Modern Art intitulée « The Art of the South Seas » (L’art des mers du Sud) en 1946.

Pollock était à la recherche de son moi profond, ancré dans une culture créatrice et régénérante. Il a donc tenté de maîtriser et de mobiliser ses propres impulsions sous une forme picturale pour contrecarrer les menaces de son temps, qu’elles soient personnelles, sociales, historiques ou psychologiques. Ce n’est pas un simple geste ou engagement uniquement physique mais, un aboutissement d’un cheminement psychique et un accès à l’inconscient. On laisse son corps parler, mené par son inconscient.

II- Une exposition scénographiée comme un rituel chamanique

L’exposition de la Pinacothèque de Paris du 15 octobre 2008 au 15 février 2009 a réellement eu pour but, outre le fait de montrer l’importance de l’art primitif amérindien chez Pollock, d’inclure les spectateurs dans le cheminement psychique de l’artiste. Ainsi, cette exposition est organisée dans un ordre précis, semblable à un rituel chamanique. Après avoir présenté quelques œuvres du début de carrière de l’artiste, le rituel commence…

L’étape du sacrifice et de la mort :

Une renaissance implique inévitablement la mort. En effet, le chaman exige de l’initié qu’il sacrifie son moi profane. Pour illustrer cette première étape du rite de passage chamanique, nous trouvons des toiles comme Untitled (Bald woman with skeleton) 1938-1941, on y voit un groupe de personnes manifestement en transe, entouré par les flammes, symbole de mort et de renaissance. On y voit une femme, nue, sur un squelette d’oiseau ainsi que des créatures en forme de couteaux. la femme est représentée comme un être tout-puissant et inquiétant. On trouve d’ailleurs un couteau de combat Tlingit à lame d’acier orné d’une tête d’aigle dans la même salle, toujours dans ce thème de chao et de sacrifice. Dans le symbole du squelette et sur le plan stylistique, on retrouve l’influence d’Orozco, par exemple, dans l’oeuvre Gods of the moderne, ce celui ci.

La fusion homme/ femme/animal:

La fusion est la deuxième étape du rite. En effet, la fusion est un symbole de fécondité et de chemin vers la renaissance. On voit dans l’exposition deux types de fusion, celle entre un homme et une femme et celle entre un homme et un animal. On remarque que la dualité est un symbole de fécondité, l’homme s’oppose à al femme et l’homme s’oppose à la bestialité.

S’il veut renaitre, l’homme doit revenir à la nature et donc fusionner avec les animaux afin de créer de nouvelles connexions physiques et spirituelles. On parle de concept d’incorporation. La Pinacothèque a présenté des toiles comme Man, Bull, Bird 1938-1941 où l’on peut voir plusieurs animaux qui s’entremêlent afin de rejoindre un homme, visiblement endormi, en vue d’une fusion. On remarque aussi Composition on Paper, datant de 1946 où la fusion d’un animal et d’un homme engendre la vie et également Untitled 1939-1940 dont la moitié supérieur de l’œuvre montre un humain associé à une tête de cheval et, la partie du bas un homme agenouillé, également associé à un cheval. La Pinacothèque a choisi d’associer ces tableaux de Pollock avec une Amulette Soul catcher de chamane tlingit, en effet, les animaux dans l’univers chamanique ont souvent le rôle d’attrapeur d’âmes.

Jackson Pollock
Man, Bull, Bird, c 1938-1941
Huile sur toile ; 60,9 x 91,4 cm
Berry-Hill Galleries, New York
Amulette Soul catcher -attrapeur d’âme,Tlingit
(probablement Tantakwan,Tlingits du sud),
c 1850-1870
Fémur d’ours, évidé et sculpté en relief, serti de
décorations en coquillage d’oursin. Lien en cuir ;
17,2 cm
Collection Steven Michaan

Le rituel chamanique des principes masculins et féminins permet d’engendre la vie et le renouveau. Nous verrons plus tard que le thème de la fécondité se retrouve également dans le symbole du feu. La toile Composition on paper de 1946 représente une copulation. Il a été entre autre associé à un masque de fertilité en bois peint de Colombie britannique.

La naissance/ germination à travers la symbolique du masque

Dans la toile Birth datée en 1938 et 1941, une des toiles majeure, un totem est érigé en célébration à une nouvelle naissance. Ce tableau é été mis en relation avec le tableau d’André Masson, Germination, daté de 1942, où il représente la nature comme l’incarnation de la créativité avec la flore et la faune tropicale et leur couleurs luxuriantes. Il associe la renaissance à la floraison.

Jackson Pollock
Birth, c 1938-1941
Huile sur toile ; 116,4 x 55,1 cm
Tate, Londres
© Pollock-Krasner Foundation Inc.
Photo © Tate, London 2008

Les esprits masqués sont un symbole important pour les peuples amérindiens, ils sont la manifestation de la puissance et des êtres surnaturels. Dans le catalogue d’une exposition ayant beaucoup inspiré Pollock, Indian Art of the United States, Frederich Douglas et René d’Haroncourt avaient écrit que « les masques aidaient à l’élaboration des mythes, des rituels et pour le bon fonctionnement de cérémonies permettant d’obtenir réussite à la chasse ou pour éloigner les mauvais esprits« . Ils sont la métaphore du moi transformé mais également l’outil de transformation, puisqu’ils prennent les personne d’un monde pour les amener dans un autre, vers une résurrection. Ils sont donc un symbole de naissance et de germination. On le voir dans Mask (1938-1940). les figures masquées vu dans les œuvres de Pollock sont donc des êtres spécifiques et des représentations des forces chamanique. Cela explique que l’on voit dans l’exposition énormément de masques, notamment.

On peut faire un parallèle avec l’exposition sur l’art Inuit au quai Branly, où des masques avaient été mis en relation avec des créations surréalistes:

 » On peut même évoquer un parallèle entre le masque yup’ik et l’objet surréaliste, ne prennent-ils pas également naissance dans l’hallucination et le rêve  » . Lévi-Strauss

Masque facial,Tlingit, côte nord-ouest
Polychromie bleu-vert rehaussée de pigments
rouges, noirs et blancs. Le pourtour de la tête est
serti de cheveux en crin de cheval ; H. : 24 cm
Collection Steven Michaan

III-Un nouveau style pictural comme transmetteur de l’énergie du chaman et du lien avec le cosmos

Sa recherche de l’homme nouveau l’a entrainé à aborder les grand thèmes du chamanisme comme le feu, le cosmos, le masque ou encore le filet de puissance, énergie imprégnant tous les éléments de l’univers et animant le cosmos. Ainsi, afin de donner une dimension énergétique et non plus symbolique à ses toiles, il s’est approprié un style de peinture graphique, dans le but d’exprimer le mouvement et l’énergie de l’extase chamanique.

La peinture graphique : notion de mouvement pour représenter extase chamanique

Pollock ne se contente plus de représenter les symboles des rituels chamaniques comme les totems. Maintenant, par une simplification graphique on donne une impression de mouvement. Il fait abstraction de tout pour représenter sur la toile les forces vitales de l’univers sous leur forme brute. Dans le rituel chamanique, la danse et la transe permettent d’attendre l’extase : le mouvement est donc au cœur de cette dynamique.

On peut y voir une inspiration de l’artiste Picasso, qui a toujours impressionné Pollock. En effet, en 1937, John Graham. montre à Pollock sont tableau favori « Jeune fille devant un miroir » de Picasso, œuvre très graphique et fragmentée.

Jeune fille devant un mirroir, Picasso,1932,Huile sur toile, 162,3 cm × 130,2 cm, Musée d’art moderne , New York City

Il est dans une dynamique où l’on s’écarte de ce qui n’est pas essentiel, on parle de notion d’abstraction. Il souhaite transmettre l’énergie de ses toiles sans distraire par des titres.

« J’ai décidé de cesser d’ajouter à la confusion suscitée par les titres ». Jackson Pollock (1950).

Nous trouvons dans cette dynamique, Untitled 1944-1945, qui est une gravure à pointe sèche très dynamique, tout comme Untitled 1074, 1078 et 1082, cette dernière évoquant une sorte de tourbillon. On retrouve aussi le thème de la danse, avec par exemple la toile Triad en 1948, avec sa nouvelle technique dite du cut out.

Le thème du feu, symbole de l’énergie chamanique

Le chaman est le maître suprême du feu. De plus, la vie indienne en Amérique est caractérisée par la « sweat lodge », qui est une sorte de sauna religieux dans certaines tribus amérindiennes où le chaman se purifie. Le feu a plusieurs dimensions: la purification, la destruction vers la renaissance ainsi que la fécondité. dans The Flame, Pollock représente la chaleur reliée à la fécondité et à l’érotisme. Dans SeaScape, l’énergie féconde du soleil est mise en valeur par une couleur jaune très intense. Pollock dans ses œuvres avait souvent symbolisé la chaleur mystique.

Triad, 1948
Huile et émail sur papier marouflé sur carton ;
52,1 x 65,4 cm
Art Enterprises, Ltd, Chicago, Illinois

Le lien énergétique avec le cosmos :

Les drippings sont une représentation du filet de puissance et de la démonstration de l’énergie. Le chaman crée un lien entre le filet de puissance et les hommes par l’intermédiaire de l’extase. Ce filet de puissance relie toutes choses au sein du cosmos et pour Pollock, le chamanisme révélait ce filet de puissance.

Tout est intégré dans tout, et est interactif. Tout dans le monde contient une force de vie, et ce pouvoir imprègne toutes choses. Parce que le « réseau de pouvoir anime le cosmos »XIX et a un potentiel infini de transformation, le chaman ou « l’Élu » entre en communication avec ces forces. Dans Comet et Reflections on the Big Dipper ( 1947), Pollock révèle cette dynamique : la nature, la terre et le ciel ne sont pas des substances mortes mais des organismes animés, comme l’affirmaient aussi les alchimistes de la psychologie jungienne. On retrouve ce thème cosmique avec la toile d’André Masson, Constellation en 1949, montrant un monde façonné par la métaphysique.

CONCLUSION

Cette exposition à la Pinacothèque de Paris a permis de montrer que l’œuvre de Pollock avait une dimension à la fois personnelle et publique ; elle est fondée, selon le courant culturaliste américain de l’époque, sur une
« personnalité développée à l’extrême ». Grâce à une cheminement psychique inspiré des rituels chamaniques, Pollock voulait créer un nouveau moi issu du passé inconscient tendant vers des retrouvailles avec la raison. Il avait également pour but de transformer les masses, pour créer une société plus vivante et plus constructive. Pollock, souvent résumé à ses drippings, avait pour but de passer passer aux spectateurs une énergie psychique et incomprises. Cette exposition montrer un Pollock relié avec le chaman, faisant reculer la guerre et la dépression du contexte de Guerre, tourné vers le autres cultures.

BIBLIOGRAPHIE :

  • Jackson Pollock et le chamanisme, Dossier Presse, La Pinacothèque de Paris, Marc Restellini, 02/2017
  • Pollock, Leonhard Emmerling, TASCHEN, 2016
  • Art moderne et contemporain, Amy Dempsey, Flammarion, 2018

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