KAWS: COMPANIONSHIP IN THE AGE OF LONELINESS (19 Septembre – 15 Mars 2020), National Gallery of Victoria, Melbourne

hugobarison

Affiche de l’exposition KAWS: Companionship in the Age of Loneliness

La National Gallery of Victoria de Melbourne (NGV), crée en 1861, est le plus vieux musée d’art d’Australie et figure aujourd’hui comme la 15e galerie publique la plus visitée au monde. Elle expose d’importants artistes internationaux comme Cézanne, Picasso, Monet et bien d’autres. Dès 1967, dans sa volonté d’élargir les frontières de l’art, le musée a établi le premier département de conservation exclusivement dédié à la photographie. La NGV joue également depuis longtemps un rôle important dans l’établissement de l’art australien sur la scène internationale en exposant autant bien de l’art aborigène australien que des oeuvres issues de la période impressionniste australienne (ou École de Heidelberg). Ce musée d’art australien joue donc un rôle aussi important sur la scène internationale de l’art que sur la scène artistique locale. C’est notamment dans cette institution qu’eut lieu l’exposition Companionship in the Age of Loneliness organisée par le commissaire d’exposition Simon Maidment et présentée par l’artiste Brian Donnely dit Kaws du 20 septembre 2019 au 15 mars 2020. Un artiste New Yorkais né en 1974 profondément marqué par la culture pop et dont l’univers est peuplé de personnages récurrents qu’il décline sous la forme de sculptures. Companionship in the Age of Loneliness nous propose une retrospective complète de l’oeuvre de Kaws en exposant divers travaux de l’artiste que sont ses figurines, grandeur nature ou non, ses toiles, ou ses divers autres artworks. Elle offre finalement un voyage complet au coeur de l’oeuvre créatrice de Kaws, un artiste érigé en mythe par la nouvelle génération instagram. C’est à travers ce voyage à Melbourne auprès de l’oeuvre de Kaws que nous allons tenter de décrypter les positions adoptées par l’exposition afin de mettre en exergue la production de l’artiste et bien évidemment les questionnements que ces prises de positions suscitent.

Nous verrons notamment quels sont les moyens employés par la NGV pour rendre compte du discours artistique de Kaws et que nous disent-ils sur les fonctions, les différents enjeux liés à l’exposition Companionship in the Age of Loneliness ? Nous aborderons cette question à l’aide d’une premier partie qui s’intéressera aux thèmes abordés par Kaws durant l’exposition puis une seconde partie qui traitera de l’attachement de Kaws et de l’exposition à la fonction commerciale de l’art. Enfin notre dernière partie se concentrera sur la réception de Companionship in the Age of Loneliness à travers les différents publics de celle-ci.

plan de l’exposition, Photo: NGV

I) « Companionship in the Age of Loneliness » une célébration de l’esprit de camaraderie face à la solitude

Figure 1, (Premier plan)
KAWS, CLEAN SLATE (COMPANION) 2015,
bronze peint
180 x 98 x 87cm
Photo: Jonty Wilde
 

Le titre de l’exposition KAWS: Companionship in the Age of Loneliness énonce très clairement et dès le départ les thèmes qu’a voulu aborder Kaws pendant cette exposition. L’exposition vise à mettre en avant le contenu émotionnel du travail de l’artiste en célébrant la générosité et le besoin profond de camaraderie face à la solitude. À travers ces oeuvres exposées à la NGV, l’artiste cherche à nous rappeler que nous avons besoin les uns des autres pour que la vie soit vécue avec le plus de compassion possible pour ainsi combattre cet « Age of Loneliness » (ère de la solitude) dans lequel nous vivons. L’exposition devient finalement symbole d’amitié et de solidarité face à une époque jugée trop individualiste selon l’artiste. Une thématique plutôt délicate qui pourrait nous laisser penser à une exposition plutôt morose. En réalité c’est tout le contraire de l’oeuvre de Kaws et de l’exposition puisque d’un point de vue esthétique tout cela n’a rien de déprimant en témoignent les couleurs criantes et la diversité des formes qui sont mises en avant durant Companionship in the Age of Loneliness. C’est à travers son art mêlant sculptures, peintures, affiches publicitaires, et bien d’autres supports que Kaws met en exergue ces différents thèmes tout au long de la visite. Mais c’est plus particulièrement à l’aide de ses deux personnages Companion (fig 1) et BFF (fig 2), inspirés tous deux de la street culture et devenus les figures de proue du travail de l’artiste, que Kaws met véritablement en avant à la NGV les thèmes de la solitude, de l’amitié ou encore de la solidarité. Deux personnages que l’artiste a créé vers la fin des années 1990 et qu’il ne cesse de décliner jusqu’à aujourd’hui sous la forme de sculptures et selon plusieurs tailles, matériaux ou couleurs. Des personnages aux yeux en croix que Kaws n’hésite pas non plus à commercialiser en quantité assez limitée sous la forme de petites figurines (art toys) de tel sorte à rendre les figures de ses deux compères plus accessibles à la vente au grand public. Simon Maidment, commissaire de l’exposition mentionne d’ailleurs: « Je sens le désespoir, le pathétique et la consolation dans les sculptures de Kaws qu’il nomme d’ailleurs compagnons (Companion), complices (Accomplice), copains (Chum) ou meilleurs amis (BFF). Ce sont les héros de l’exposition, et quand ils nous apparaissent ensemble ils semblent se protéger mutuellement. Quand Companion apparaît seul il nous paraît découragé, abattu ou mortifié. » ( The Guardian).

Figure 2
KAWS, SEEING (BFF) 2018,
bronze peint
191,8 x 79,9 x 101cm
Photo: Jonty Wilde

Même si l’exposition Companionship in the Age of Loneliness regroupe de nombreux travaux de l’artiste comme ses peintures, ses affiches publicitaires détournées, ses premiers croquis, ses « art toys » et même ses « sneakers collaborations » (collaboration sur des baskets) c’est principalement autour de ses sculptures Companion et BFF que s’articule la majeure partie de l’exposition. Il suffisait d’ailleurs de pénétrer dans la Federation Court de la NGV (hall principal du musée) au moment de l’exposition de Kaws pour comprendre que les deux personnages emblématiques de l’artiste figurent comme l’attraction principale de la visite. En effet, juste devant l’entrée de l’exposition avait été placée, dans la Federation Court du musée, l’oeuvre GONE (fig 3). La plus grande sculpture en bronze de l’artiste jamais réalisée culminant à près de sept mètres de haut et dont le poids avoisinait les 14 tonnes. Une sculpture monumentale qui met carrément en scène les deux personnages; Companion est ici en train de porter le corps inanimé de son ami BFF, une évocation là aussi aux thèmes principaux de l’exposition que sont la camaraderie ou encore la solitude. L’exposition se découvre véritablement en compagnie de ces deux personnages, le déroulement de l’exposition est presque guidé par ces deux figures que l’on retrouve dans pratiquement toutes les salles de la visite. Companionship in the Age of Loneliness a avec cet exemple une fonction totalement symbolique, celle de célébrer deux figures tutélaires de l’art contemporain et de la street culture mais aussi d’une culture kitsch qui fête la société de consommation et la culture instagram à travers l’image de Companion et de BFF. On pourrait aussi voir en cette mise en avant des deux personnages parmi les plus emblématiques de l’oeuvre artistique de Kaws une forme de technique commerciale visant à faire venir plus de public au sein de l’exposition. Une fonction commerciale intrinsèque à l’exposition que nous tenterons d’ailleurs d’approfondir en deuxième partie.

Figure 4
Jeunes visiteurs à Kaws: Playtime
photo: NGV

Les deux personnages, BFF et Companion, sont également mis en avant dans une des salles phares de l’exposition, une salle surnommée pour l’occasion Kaws: Playtime. Une sorte de salle participative placée à la fin de l’exposition spécialement aménagée pour les jeunes visiteurs et les familles pour ainsi plonger les spectateurs dans le monde de BFF et de Companion. Cette salle participative offrait alors aux spectateurs une véritable expérience sensorielle au sein d’un espace couvert de fourrure bleue et de papiers peints à l’image et aux couleurs des deux personnages emblématiques de l’artiste. La salle était dotée de plusieurs espaces d’activités. Le premier espace mettait en scène des sortes de photomatons interactifs dans lesquels les enfants pouvaient se nicher et ainsi jouer avec les différentes fonctionnalités de l’écran pour ensuite créer un portrait vidéo de leur visage à partir des traits de BFF. Le deuxième espace présentait une série d’écrans tactiles mettant en oeuvre BFF et Companion en train de tenir une pancarte inscrite de la mention « dessine un ami pour BFF », les enfants pouvaient alors dessiner leurs propres personnages. Le troisième espace était un espace où étaient installées des tables aux motifs du BFF, les enfants pouvaient s’y asseoir et jouer (fig 4) accompagnés de leur kit surprise Kaws Playtime fournit par la NGV. L’exposition, à travers la salle Kaws: Playtime invite les spectateurs et plus particulièrement les enfants à vivre et à expérimenter les thèmes prônés par Companionship in the Age of Loneliness que sont l’esprit de camaraderie ou l’amitié. Cet espace participatif fait réellement écho au discours de l’exposition en incitant les enfants à se réunir, s’amuser et jouer autour d’une table, d’un écran ou encore d’un photomaton. Cette salle rend ainsi le public plus actif et l’incite à participer d’une certaine manière à l’exposition en le plongeant dans l’univers de BFF et de Companion mais aussi plus largement dans celui de Kaws.

Companionship in the Age of Loneliness à donc pour but d’offrir un panorama complet sur l’oeuvre de Kaws tout en mettant en avant les thèmes de la solitude et de la camaraderie. Elle a donc une fonction documentaire en permettant aux spectateurs de mieux comprendre l’oeuvre de Kaws à travers la mise en avant de son travail mais aussi en intégrant le spectateur au coeur de sa démarche artistique (salle Playtime). L’exposition incarne aussi un rôle symbolique notamment par la mise en avant presque systématique du Companion et du BFF. Mais l’exposition a également d’autres objectifs, des objectifs notamment commerciaux que nous tenterons d’expliciter en deuxième partie.

Figure 3
KAWS, GONE 2019,
bronze et platine peint
700,6 x 710,6 x 294,1cm
Photo: Asanka Ratnayake
Vue d’une des salles d’exposition 
Photo: Tom Ross

II) Une exposition et un artiste intimement liés à la fonction commerciale de l’art

Figure 5 (de gauche à droite)
KAWS, UNTITLED (Guess) 1999, UNTITLED (DKNY) 1997, UNTITLED (Calvin Klein)1997, UNTITLED (Calvin Klein)1997 et UNTITLED (Nicole Miller) 1996 
Photo: Tom Ross

En 2019, Kaws franchit un cap et devient l’artiste le plus vendu en enchère, preuve de son influence grandissante sur le marché de l’art. L’artiste a en réalité d’abord forgé sa réputation dans l’espace urbain, issu de la scène graffiti de la fin des années 1990 c’est en premier temps en détournant des affiches publicitaires et en y apposant son « skully » (crâne avec les yeux en croix) que Kaws se fait connaitre. Des affiches détournées qu’il nomme UNTITLED (fig 5) et qui sont en réalité, pour la plupart, des campagnes publicitaires pour de grandes marques de prêt-à-porter tel Calvin Klein ou encore Guess. Des affiches d’ailleurs présentes au moment de l’exposition à la NGV et qui sont placées au tout début de la visite, dans la première salle, comme pour apporter une vision chronologique sur l’oeuvre de Kaws. Ayant travaillé pour les studios Disney l’artiste se nourrit également de l’univers des dessins animés (Les Simpson, Bob l’éponge, les Schtroumpfs,…) et de la culture pop pour placer le détournement au centre de son oeuvre. Ainsi les Simpson deviennent les Kimpson dans son oeuvre The Kaws Album, Bob l’éponge se transforme en KAWSBOB et Mickey devient en quelque sorte Companion. Même le bibendum Michelin n’échappe pas à Kaws en devenant CHUM (fig 6), l’un des personnages parmi les plus emblématiques de l’artiste. Autant d’oeuvres qui sont évidemment présentes lors de l’exposition. L’univers de Kaws est donc peuplé de personnages issus de l’imagerie populaire vantant complètement l’esthétique du kitsch américain. Véritable touche à tout, l’artiste décide de s’attaquer vers le milieu des années 2000 au domaine du streetwear en collaborant avec les plus grandes enseignes du milieu tel que A Bathing Ape, Uniqlo, Vans, Dior ou encore Nike avec qui il sortit en 2017 une paire de Air Jordan IV au prix de 350$ et qui atteignit le prix de 2000$ à la revente. Kaws est aussi amené à produire en édition limitée des figurines reprenant, avec une échelle réduite, ses personnages les plus célèbres (Companion, BFF, CHUM,…). Ces figurines, aussi appelées « art toys », sont devenues de véritables objets de collection que les amateurs s’arrachent littéralement créant parfois d’énormes scènes de cohues devant les quelques concepts stores chargés de leur distribution. Kaws, en exportant son art dans de nombreux domaines a su toucher de nouveaux publics tel que les fans du streetwear, de la sneakers (baskets/ chaussures) mais aussi plus largement la culture instagram. De nouveaux publics qui ont élevé Kaws au rang de mythe vivant s’arrachant ainsi chaque collaborations, « art toys », ou produits dérivés de l’artiste. C’est en surfant sur cette vague du commercial art que Kaws s’est construit un véritable nom sur la scène internationale de l’art. Une fonction commerciale de l’art qui est d’ailleurs intrinsèque à l’exposition Companionship in the Age of Loneliness. Même si celle-ci a aussi une fonction documentaire en retraçant les 25 dernières années du travail de l’artiste, la mise en vente d’« art toys », de collaborations et de produits dérivés au sein d’une boutique à la fin de l’exposition témoigne d’une stratégie commerciale rondement menée à la fois par Kaws mais aussi par la NGV. 

Figure 6
KAWS, CHUM 2012,
acrylique sur toile
213,4 x 172,7 x 4,4cm
Photo: Farzad Owrang

L’exposition a en effet une importante fonction commerciale. La National Gallery of Victoria est le plus ancien et le plus grand musée d’Australie, une exposition dans un lieu aussi renommé permet d’augmenter la cote de l’artiste et donc le prix de ses oeuvres. L’exposition vient aussi légitimer le discours de l’artiste et contribue à faire grandir sa réputation mondiale. Avec cette exposition c’est aussi la première fois que Kaws expose son art en Océanie, une façon pour l’artiste de toucher un public différent de celui d’Europe, d’Asie ou encore d’Amérique du Nord et de ne laisser aucun continent étranger à son art. L’exposition Companionship in the Age of Loneliness succède en réalité à d’autres expositions qui se sont là aussi déroulées dans des lieux importants de la scène internationale de l’art contemporain. Elle fait suite à l’exposition qui eut lien en 2016 au Yorkshire Sculpture Park et à l’exposition du Contemporary Art Foundation de Hong kong en 2019. Companionship in the Age of Loneliness vient donc parachever et s’inscrire en quelque sorte dans une tournée internationale des grandes institutions de l’art contemporain afin de légitimer et de glorifier le discours artistique de Kaws sur la scène mondiale. C’est aussi dans cette optique de légitimation du discours artistique que Companionship in the Age of Loneliness présente une rétrospective complète du travail de l’artiste, un moyen en quelque sorte de faire approuver l’entièreté de son oeuvre par l’institution. Mais cette stratégie a aussi clairement un aspect commercial, elle contribue non seulement grandement à l’augmentation de la cote de l’artiste mais elle participe aussi à la notoriété du musée en Occident et en Amérique du Nord grâce à la présence d’un artiste déjà très apprécié au sein de ces deux continents. L’exposition Companionship in the Age of Loneliness dissimule donc d’importants enjeux économiques que ce soit pour l’artiste ou pour la NGV. Cette exposition doit faire parler dans le monde entier et susciter l’engouement, c’est d’ailleurs aussi pour cela qu’est commandé spécialement pour l’occasion l’oeuvre GONE (fig 3), la plus grande sculpture en bronze jamais réalisée par l’artiste.

L’autre point important à traiter dans l’exposition est la question des sponsors. L’exposition fut sponsorisée par de nombreuses marques ayant contribué à son financement. On note notamment la présence d’Uniqlo. La présence de la marque japonaise au sein de l’exposition n’est pas anodine puisque elle est liée depuis longtemps à l’artiste grâce à de nombreuses collaborations. La firme s’est même dite « fière d’être le partenaire majeur de cette exposition afin de renforcer leur engagement mondial à rendre l’art accessible à tous ». L’autre sponsor important fut Chadstone, un centre commercial situé à Melbourne et qui figure comme le plus grand centre commercial de l’hémisphère sud. Un détail est en particulier assez intéressant d’aborder à propos de  Chadstone. En effet le centre commercial a pu bénéficier d’une extension de son partenariat avec la NGV par la création d’un pop-up (construction éphémère) Kaws: Playtime au sein de sa galerie marchande. Avec ce pop-up c’est l’exposition qui s’exporte et qui prend vie dans un lieu fréquenté par un public très large qui ne s’intéresse pas forcément à l’art, c’est une façon de désacraliser l’art et de le démocratiser. Mais ce pop-up a bien sûr un intérêt économique, il a aussi pour but d’attirer plus de monde au sein du centre Chadstone en profitant de la renommée de l’artiste. Ces exemples de partenariats privés sont donc assez révélateurs et sont réellement à prendre en compte dans une stratégie commerciale menée à la fois par la NGV, par Kaws mais aussi par les sponsors eux mêmes. Enfin l’intérêt commercial de l’exposition est parachevé par la présence d’une boutique placée en fin de visite. Pour Kaws l’art doit être accessible, d’où la présence d’une boutique. Un point de vue qu’il justifie en disant: « Quand vous êtes un enfant, vous regardez ces galeries comme des endroits qui vous disent genre ‘reste dehors’, ‘tu n’es pas le bienvenu’ ou ‘tu n’as pas assez de moyens’ » (The Guardian). C’est aussi pour cela que Kaws commercialise ses « art toys » ou autres produits dérivés, il veut faire en sorte que le public devienne plus familier avec l’art et ainsi pourquoi pas le pousser à découvrir d’autres travaux artistiques. Les produits proposés par la boutique étaient assez variés, ils allaient du simple poster d’exposition jusqu’aux vêtements en collaboration avec Uniqlo en passant par les célèbres « art toys » reprenant en modele réduit l’oeuvre GONE ou encore un catalogue d’exposition version premium écrit par Margaret Atwood. Avec cette boutique, la fonction commerciale de Companionship in the Age of Loneliness est forcément plus visible. En témoigne la vente de vêtements Uniqlo, l’un des principaux sponsors de l’exposition. La boutique fut littéralement prise d’assaut par le public, et ce, dès l’ouverture. Pendant les deux premiers jours le public s’est complètement rué sur la boutique laissant l’exposition et les oeuvres exposées complètement de côté (fig 7). La boutique était devenue pendant un temps l’attraction principale. Une situation plutôt cocasse pour la NGV. Pendant ces deux premiers jours les visiteurs étaient donc plus intéressés par le fait de pouvoir faire leurs emplettes à la boutique plutôt que de jeter un coup d’oeil aux oeuvres exposées. Nous avons là une donnée frappante qui rend réellement compte de la force de l’oeuvre de Kaws et de son influence. Cette boutique et ces produits dérivés ont finalement provoqué un engouement qui a complément dépassé la NGV mais aussi le monde de l’art et ses institutions. À ce moment précis le rôle commercial de l’exposition a dépassé le rôle habituel d’une exposition d’art, c’est-à-dire celui de rendre compte d’un discours artistique au yeux du public. Au sein de Companionship in the Age of Loneliness le rôle commercial de l’art a en fait pris le pas sur l’art lui même. 

La fonction et les enjeux commerciaux de l’exposition sont donc indéniables. Kaws fait depuis longtemps tourner les têtes mais aussi les chiffres et ce n’est sûrement pas sans raison que la NGV a organisé une telle exposition sur l’artiste. Mais Companionship in the Age of Loneliness a quand même une visée symbolique, une visée certes moins évidente mais qui a toute son importance, celle de légitimer le discours artistique de Kaws au sein d’un public en particulier. Ce public c’est le monde de l’art. Se pose alors la question de la réception de l’exposition par les différents publics que touche celle-ci. Une réception qui comme nous allons le voir reste assez difficile à analyser tant les publics ont des avis vraiment variés. 

Figure 7
When people don’t even want to see the amazing exhibit,
Reddit
Photo: u/GEEZyoChildish

III) La réception de l’exposition

Une exposition touche plusieurs acteurs ou publics. Une vérité encore plus recevable avec Kaws, un artiste qui comme nous l’avons vu touche des publics variés pouvant aller du simple fan de streetwear ou de la sneaker jusqu’au critique d’art éclairé, au collectionneur ou même encore jusqu’à la personnalité mondialement reconnue. Des publics qui, selon leurs appartenances et leur position vis-à-vis de l’exposition reçoivent et appréhendent Companionship in the Age of Loneliness très différemment. Comme évoqué plus tôt dans le devoir, Kaws touche et influence fortement un public en particulier, ce public c’est cette culture instagram, cette sneakers culture ou encore ces jeunes hypebeast (individu qui suit de près les tendances vestimentaires et qui se focalise surtout sur les éditions limitées) profondément marqués par la consommation de masse. Cette génération a donc dans l’ensemble plutôt bien reçu l’exposition. Mais on pourrait aller plus loin vis-à-vis de la réception de ce public, notamment à travers une analyse plus poussée d’une salle qui a fait grand débat: la boutique. La boutique, c’est justement à ce public qu’elle s’adresse, à ces jeunes qui ont élevé Kaws en idole et qui n’ont pas forcément les moyens de se payer les « véritables » oeuvres de l’artiste. On a pu alors observer des phénomènes vraiment particuliers autour de cette salle hormis les immenses files d’attentes qu’elle a pu créer. Là aussi il faut aller plus loin pour comprendre réellement un si grand engouement. Car si certains visiteurs ont acheté les produits dérivés dans l’unique but des les exposer chez eux ou de les porter, certains en ont profité pour revendre les produits de la boutique pour 2 à 3 fois leurs prix de vente initiaux à la sortie du musée ou sur des sites internet spécialisés (Stock X). Un phénomène plutôt courant chez ces jeunes hypebeasts. En réalité ces comportements en ont dérangé voire dégoûté plus d’un et cela même au sein de la jeune génération. On comprend alors mieux l’engouement autour de la boutique. Nous avons là une donnée frappante qui rend réellement compte de la force de l’oeuvre de Kaws et de son influence chez cette culture instagram. Autour de cette boutique et de ces produits dérivés s’est donc organisée une forme de spéculation qui a beaucoup gêné le monde de l’art et ses institutions. Un monde de l’art qui s’est d’ailleurs montré plutôt critique envers l’exposition.

Chez la critique et plus largement dans le monde de l’art, l’attachement de Kaws envers l’art comme marchandise et comme produit fait beaucoup parler et rend presque mal à l’aise. Son travail à la NGV a pu être qualifié entre autre par certains critiques comme « une faillite conceptuelle » (conceptual bankruptcy) qualifiant ses oeuvres de « jouets-déchets promotionnels sans intérêts ». Josh Baer, célèbre commissaire d’exposition et journaliste spécialisé en art auteur du magazine d’art et de culture ZG analyse l’exposition Companionship in the Age of Loneliness et plus précisément l’engouement autour de Kaws avec cette phrase: « Si vous pensez que Paris Hilton et les Kardashian sont des figures culturelles importantes, alors il est probable que vous considérez Kaws et son exposition à la NGV comme importants dans l’art contemporain. ». Josh Baer critique ici non seulement le travail de Kaws et de l’exposition mais aussi le public qui gravite autour de l’artiste. Il dénonce avec cette phrase une sorte de nouvelle culture instagram imprégnée par la société de consommation qui élève ces stars des réseaux sociaux au rang de mythes vivants. Anne Pasternak, directrice du Leon Levy et du Shelby White Brooklyn Museum, explique même en évoquant Kaws que les démarches artistiques avec un attrait de masse trop important « rendent le monde de l’art inconfortable ». La critique et le monde de l’art restent assez conservateurs vis-à-vis de l’exposition et même plus largement vis-à-vis de l’oeuvre de Kaws et tout ce qu’elle représente, voire tout ce qui gravite autour d’elle (culture instagram, société de consommation, fans du streetwear,…). L’artiste peine encore à se faire accepter par la critique d’art et les grandes institutions de l’art contemporain. C’est sans doute aussi pour cela que Companionship in the Age of Loneliness a été élaborée, dans un but de légitimer et d’institutionnaliser la démarche artistique de Kaws auprès de ce public encore si frileux à l’égard du personnage et de ses oeuvres. Mais Kaws a-t-il finalement réellement besoin de cette « approbation » par le milieu de l’art ? N’a-t-il pas déjà convaincu tous les autres publics en devenant à lui tout seul un phénomène de la pop-culture, écrasant tous les records de ventes sur le marché de l’art ? Aujourd’hui, Brian Donnely, devenu véritable coqueluche du marché de l’art international semble inarrêtable et continue de marquer de son empreinte l’art contemporain. C’est avec son sens aiguisé du buzz et avec la faveur de la culture instagram que Kaws est aujourd’hui l’un des piliers économiques du marché de l’art contemporain aux cotés des célèbres Jean-Michel Basquiat et Jeff Koons.  

Conclusion

La NGV a donc employé plusieurs médiums pour rendre compte du discours de Kaws et réactiver ses oeuvres au sein du musée. L’exposition offre une retrospective complète sur la carrière de l’artiste en exposant au public les oeuvres de manière chronologique. La NGV a aussi réussi à inclure le public au discours artistique de l’artiste en mettant en oeuvre la salle participative Kaws: Playtime. Enfin l’exposition met particulièrement deux figures en avant, celles de Companion et de BFF, deux figures qu’elle place comme les fils conducteur de la visite. C’est finalement à travers tous ces médiums que la thématique de l’exposition, la camaraderie face à la solitude prend réellement vie. Mais ces moyens employés soulèvent d’autres questions, notamment celles des enjeux, des fonctions intrinsèque à l’exposition. Ici les enjeux et les fonctions sont multiples. L’exposition a bien sûr un rôle esthétique et documentaire mais ce ne sont pas là ses principales fonctions. Companionship in the Age of Loneliness a d’abord une fonction symbolique, c’est-à- dire qu’elle vient légitimer un certain discours sur la scène internationale par la célébration de deux figures de l’industrie culturelle et de la culture instagram que sont Companion et BFF. Elle a aussi des fonctions et des enjeux commerciaux importants qui concernent autant la NGV que l’artiste ou même encore les sponsors privés. Mais Companionship in the Age of Loneliness est un peu plus que cela. Cette exposition rend réellement compte de l’impact et de l’influence de Kaws sur une génération en particulier et tous les phénomènes que cette influence peut engendrer autour d’une exposition et du monde de l’art. Des phénomènes qui comme nous l’avons vu n’ont pu être controlés par la NGV et qui mettent d’une certaine manière en péril le monde de l’art d’aujourd’hui et tous les enjeux qui lui sont rattachés.

Webographie / Bibliographie

ARTCURIAL, 2017, KAWS né en 1974 Jalouse 2007-2010, Artcurial, https://www.artcurial.com/fr/lot-kaws-ne-en-1974-jalouse-2007-2010-affiche-3283-180, consulté le 11 avril 2021

CORTINOVIS Kevin, 2019, Kaws célèbre son exposition australienne avec un livre, Wave, https://wave.fr/kaws-celebre-exposition-australienne-livre-269051, consulté le 8 avril 2021

HARMON Steph, 2019, ‘It has created a sense of hostility’: how Kaws made the art world pay attention, The Guardian, https://www.theguardian.com/artanddesign/2019/sep/19/kaws-artist-exhibitons-melbourne-london-brooklyn, consulté le 28 mars 2021

NGV, 2019, KAWS exhibition, NGV official website, https://www.ngv.vic.gov.au/exhibition/kaws/, consulté le 29 mars 2021

VERNAY Jean-François, 2019, KAWS: le flibustier de l’art contemporain, Zone critique, https://zone-critique.com/2019/10/26/kaws-flibustier-de-lart-contemporain/, consulté le 7 avril 2021

Barison Hugo (21903070) & Azogui Nathan (21910154)

Laisser un commentaire