Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 3 of 13)

Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle

Lola Marcault-Derouard

Lola Marcault-Derouard est doctorante contractuelle en littérature française et études théâtrales sous la direction de Florence Lotterie et Muriel Plana, à l’Université de Paris Cité. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, elle est agrégée de lettres modernes. Ses recherches portent sur la représentation du vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle.

Pour citer cet article : MARCAULT-DEROUARD  Lola, « Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/20/fiction-et-retour-dage-la-difficile-mesure-de-la-vieillesse-feminine-dans-les-comedies-du-premier-xviiie-siecle/

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Sommaire

Introduction
1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique
2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu
Bibliographie

Résumé

Cet article se propose de montrer, à partir de l’étude du motif comique du calcul et de la contestation de l’âge des femmes dans une dizaine de comédies de Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps et Fagan, que ces pièces mobilisent les degrés des âges établis par la littérature médicale pour les interroger. La dynamisation de l’âge par la relation et le dispositif dramatiques le réduit à une construction discursive proprement mouvante qui permet à la scène comique du premier XVIIIe siècle de problématiser son expression chiffrée et de donner ainsi à voir non pas tant la vieillesse que l’expérience du vieillir, à travers la tension entre temps et durée.

Abstract

This article, based on a corpus of ten comedies written by Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps and Fagan, intends to show that these plays employ the medical stages of female aging in order to question them. Dramatic mechanism and characters relationships spur aging on stage, reducing it to a discursive and ever-changing object. This allows comedies of the early 18th century to problematize the quantitative expression of the age and to stage not so much old age as the experience of aging, through the tension between time and duration.

Mots-clés

Littérature – Théâtre – Comédie – XVIIIe siècle – Âge – Vieillesse – Vieillissement – Femmes

Key-words

Literature – Theatre – Comedy – 18th Century – Age – Old Age – Ageing – Women

Introduction

Alors que le dénombrement des populations va croissant depuis la Réforme1, les comédies du premier XVIIIe siècle se saisissent de l’âge des « baptistaires2 » et mettent en scène sa négociation. Aussi trouve-t-on dans les textes dramatiques de cette période de nombreuses occurrences d’âges mesurés en années, dont l’inventaire permet de formuler plusieurs hypothèses. D’abord, ces âges sont abondamment et, semble-t-il3, prioritairement attribués à des personnages de femmes4. Ensuite, la multiplication de leurs mentions ne s’assortit pas, loin s’en faut, d’une délimitation chiffrée et fixe de ce que peut être la vieillesse ou l’âge vieux des femmes au théâtre. Bien au contraire, la précision mathématique de l’âge semble aller de pair avec un assouplissement des frontières entre les classes d’âge et un réaménagement des catégories dramatiques auxquelles elles correspondaient, qui n’est sans doute pas sans lien avec l’irruption massive, sur la scène comique, de personnages féminins d’âge intermédiaire5. Enfin, la mesure de l’âge en années fait l’objet de négociations et plusieurs âges contradictoires sont souvent attribués aux mêmes personnages, ce qui en fait une donnée problématique, sujette à caution, voire polémique.

Nous nous proposons d’étudier les motifs comiques du calcul et de la contestation de l’âge des femmes vieillissantes et vieilles à partir d’un corpus d’une dizaine de pièces qui sont autant de coups de sonde dans le paysage dramatique du premier XVIIIe siècle6 : La Mère coquette de Quinault (1665), Le Baron d’Albikrac de T. Corneille (1667), Les Fonds perdus (1686) et L’Opérateur Barry (1702) de Dancourt, Les Ménechmes de Regnard (1705), L’Irrésolu (1713) de Destouches, Le Triomphe du temps (1713) et L’Aveugle clairvoyant de Legrand (1715), La Mère rivale de Godard de Beauchamps (1729) et Le Ridicule supposé de Fagan (1741). L’enjeu de cet article n’est pas d’établir de manière exhaustive l’ensemble des outils mobilisés par ces comédies pour dire et représenter la vieillesse féminine, qui est loin d’être une catégorie homogène. Nous tenterons plutôt de montrer que la problématisation du retour d’âge7 et de son expression en nombre d’années, dans « l’ici-maintenant de la représentation8 », constitue l’un des signes mobilisés par les dramaturges pour dire le cours du temps et son caractère relatif en donnant à voir non plus tant la vieillesse que l’expérience féminine du vieillir.

1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique

Les âges mentionnés par les comédies rappellent ceux enregistrés par les traités médicaux et les dictionnaires9 : ces intervalles nettement délimités attestent une « culture des âges » ancrée dans l’imaginaire du temps, qui distingue trois âges de la vie.

Les ingénues du corpus de cette étude ont, conformément à ce qui s’observe dans l’ensemble des comédies de la période, entre quinze et dix-sept ans. L’Angélique du Baron d’Albikrac [IV, 4 ; 414, 1244] et la jeune Léonor de L’Aveugle clairvoyant [5 ; 9] ont quinze ans, l’Isabelle de La Mère coquette [II, 2 ; 23] et l’Henriette de La Mère rivale [I, 3 ; 17] en ont seize, et Dancourt fait dire à l’Isabelle de L’Opérateur Barry dans le divertissement final :

Jeune fillette à quinze ans
Doit savoir plus d’un langage.
Pour tromper les surveillants
On peut tout mettre en usage
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

L’ingénue est donc inscrite dans une catégorie peu ou prou homogène orientée vers le mariage : elle est caractérisée par ce que Furetière10 nomme l’« âge de raison » ou « âge nubile » qui coïncide, à en croire les traités médicaux, avec celui des premières règles. Jean Liebault – qui traduit en fait les conclusions de l’Italien Marinello – écrit ainsi au trentième chapitre de son deuxième livre consacré aux « maladies des femmes » :

[…] ce sang menstruel ne commence à s’apparaître aux femmes, que lorsqu’elles sont capables d’être mariées et porter enfants, qui est en l’âge de quatorze, quinze à seize ans […] et ce sang superflu cesse en elles quand elles approchent l’âge de quarante-cinq à cinquante ans.11

Il précise néanmoins plus loin que la puberté « est définie aux femelles à douze ans et aux mâles à quatorze ». Aussi les médecins hésitent-ils eux-mêmes quant à la borne liminaire de cette catégorie de jeunes filles nubiles. La comédie se saisit de ce jeu autour du début de la puberté, mettant en scène des ingénues de plus en plus précoces. Cette précocité est thématisée dans la dernière scène du Triomphe du Temps futur, dans laquelle Lolotte, déjà engagée auprès du « petit Clitandre », se décrit comme une « morveuse » pour dégoûter le baron qui veut l’épouser. Elle est aussi signalée par la Tante du Baron d’Albikrac :

LA TANTE
Mais il semble qu’Oronte et ma nièce…
LISETTE
Madame.
LA TANTE
Tout de bon, à l’oreille il aime à lui parler.
LISETTE
Croyez qu’il ne lui dit que des contes en l’air.
Elle est si jeune encor…
LA TANTE
Défions-nous de l’âge,
Il en est dès douze ans que la fleurette engage,
Et le cœur… [I, 5, 226 ; 341 ; nous soulignons]

La scène comique mobilise ainsi des âges qui ne semblent pas attribués au hasard mais qui circulent au contraire, de la littérature médicale à la fiction dramatique12. Il en va de même à l’extrémité de cette destinée féminine inaugurée par les jeunes filles nubiles, pour les femmes ménopausées ou en passe de l’être. Les Ménechmes de Regnard assortissent ainsi la mention des « cinquante ans » d’Araminte à son incapacité à avoir des enfants :

ARAMINTE
[…]
L’âge, comme je crois, peut encor me permettre
D’aspirer à l’Hymen, et d’avoir des enfants.
DÉMOPHON
Vous moquez-vous, ma sœur ? Vous avez cinquante ans. [I, 5, 553-555 ; 423]

L’âge fait état, à première vue, d’une réalité physiologique à laquelle le personnage féminin ne pourrait échapper et sanctionne son incapacité à procréer. L’adverbe « encor », dans la réplique d’Araminte, construit bien la cinquantaine comme un seuil qui, une fois dépassé, entraîne l’exclusion de la femme vieille du dispositif d’alliance13 : il s’agit d’être « en âge de » ou « hors d’âge » de se marier et de procréer. Sans doute est-ce ce même seuil que matérialise l’expression « sur le retour », utilisée par Démophon quelques vers auparavant [ibid., v. 546], qui se dit, d’après Furetière, d’une femme qui a quarante ans, et qui signifie, d’après le dictionnaire de l’Académie de 1694, « commencer à déchoir, à vieillir, à décliner, à perdre de sa vigueur, de son éclat ». À cet égard la métaphore reprend l’image de la courbe des degrés des âges14, et matérialise bien le palier à partir duquel commence le déclin que constitue la vieillesse.

Le seuil de la nubilité, de la jeunesse, du bel âge ou de la fleur de l’âge, met plus ou moins d’accord médecins, lexicographes et dramaturges. Tous s’accordent également à faire coïncider le seuil de la vieillesse, qui s’étend elle-même de la verte vieillesse à la caducité puis à la décrépitude, avec la ménopause, c’est-à-dire à le placer entre quarante et cinquante ans. Ces âges, entre douze et dix-sept ans et entre quarante et cinquante ans, fonctionnent comme des balises physiologiques et morales des normes sexuelles de la société d’Ancien Régime. Entre chacune de ces bornes, la comédie se saisit d’un troisième seuil, qui sépare le « bel âge » de l’« âge mûr » ou « viril », placé entre trente et trente-cinq ans. Aussi trouve-t-on dans les pièces du corpus des mentions des âges de trente [MC, I, 2, 388 ; 570 et MR, I, 3 ; 16], trente-deux [MR, ibidem], trente-six ans [MR,I, 1 ; 8], et quarante ans [I, II, 6, 606 ; 498]. Zerbinette, « une petite vieille Italienne [qui] en sait beaucoup » [OB, 3 ; 6], chante dans le divertissement final à la suite du couplet attribué à Isabelle :

Au sortir de son printemps
Femme de joli visage,
Quoiqu’elle ait passé trente ans
Est encore dans le bel âge,
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

La concessive introduite par « quoique » trouble la fonction de démarcation attribuée au seuil et invite à penser que cet âge intermédiaire, entre trente et quarante ans, est moins nettement circonscrit que celui des ingénues et des femmes vieilles.

Le couplet reprend néanmoins une formule topique qui associe au verbe passer un âge chiffré construit comme point de bascule, plaçant ainsi le personnage féminin toujours en amont ou en aval d’un seuil identifié comme tel dans l’imaginaire du public. L’âge n’est plus une donnée mathématique absolue puisqu’il renvoie à l’âge que le personnage n’a plus, et donc à autre chose qu’à lui-même. Lysimon déplore ainsi au cinquième acte de L’Irrésolu l’extravagant projet de son fils qui « osait […]/Épouser une folle à cinquante ans passés ! » [V, 13, 1933 ; 13] La Tante du Baron d’Albikrac dresse quant à elle le portrait in absentia d’une Marquise construite comme son double puisqu’il s’agit d’« une sempiternelle/Qui passe soixante ans et fait encor la belle » [I, 8, 338-339 ; 351]. L’expression n’est pas propre aux textes dramatiques : on la trouve par exemple chez Marivaux, dans La Vie de Marianne, dont la narratrice avoue au début du roman avoir « cinquante ans passés15 » et dans la dix-septième feuille du Spectateur français – présentant les mémoires d’une dame âgée qui déclare au début de son récit : « J’ai soixante et quatorze ans passés quand j’écris ceci16 ». Le verbe passer apparaît également au deuxième acte de La Mère coquette, lorsqu’Ismène évoque « la beauté naturelle » de sa fille, « qui vient de la jeunesse, et qui passe avec elle » [II, 2 ; 23 ; nous soulignons]. Cette dernière occurrence rappelle la polysémie du verbe et le lien étroit qu’il entretient avec l’expression de la temporalité. La formule qui associe l’âge au verbe passer a en effet ceci d’intéressant qu’elle exploite l’idée du passage dans son double sens, de franchissement d’une part – d’un seuil qui fractionne le cours de la vie en différents âges – et d’écoulement – du temps – d’autre part. L’expression attire finalement moins l’attention du public sur la donnée chiffrée à proprement parler que sur le fait d’avoir passé un âge, donc franchi un seuil identifié et construit comme significatif.

À première vue, la fonction des mentions de l’âge en nombre d’années pourrait se réduire à la médiatisation de trois seuils qui séparent en principe l’enfance de la jeunesse d’abord, la jeunesse de l’âge mûr ou viril ensuite, l’âge mûr de la vieillesse enfin. La comédie mobilise certes ces seuils, précisément délimités par les écrits médicaux et les dictionnaires du temps, mais elle s’en empare surtout pour les confronter et mettre en question le caractère absolu de la donnée chiffrée. En attribuant à un même individu fictif plusieurs âges contradictoires, elle invite en effet à se demander qui détermine l’âge ou la vieillesse d’un personnage, dont l’évaluation chiffrée est rendue suspecte par la confrontation des discours. Le motif de la contestation des âges civils ou calendaires, qui renvoient à une donnée biologique construite comme véritable ou naturelle, invite de fait le public à questionner la légitimité et la valeur de cette mesure du temps.

2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu

Les comédies du corpus mettent toutes en scène le motif de la négociation de l’âge, fondé sur la discordance entre l’âge déclaré, prétendu, par la femme vieillissante ou vieille et celui qui lui est attribué. Le Baron d’Albikrac joue particulièrement avec ce topos en faisant de l’âge de la Tante, à trois reprises, un objet de discussion et de contestation. Philippin, valet d’Oronte, fâché que la Tante fasse obstacle à l’amour de son maître pour sa nièce, l’évoque en ces termes au début de la pièce : « À soixante et dix ans ! L’agréable mignonne ! » Il est immédiatement contredit par Lisette – « Dis soixante. » – à qui il rétorque : « Et bien soit, la différence est bonne. » [I, 3, 53-54 ; 330] Le portrait in praesentia supposé présenter d’emblée la Tante comme un caractère – une coquette extravagante dont la vieillesse n’est pas sujette à caution – obéit lui-même à un mouvement de correction : l’âge gonflé que Philipin lui prête est rétabli par Lisette. Cette « différence » entre une première hypothèse de l’âge de la femme vieille et sa rectification est reprise, dans une symétrie inversée, lors du dialogue entre la Tante et Léandre, chargé de la distraire et de la flatter pour que les jeunes premiers puissent s’entretenir en sa présence :

LA TANTE, à Léandre
Quel âge croyez-vous qu’on me puisse donner ?
LÉANDRE
Vous n’êtes qu’une fille, et sans votre veuvage
Je vous croirais trop jeune encor pour le ménage.
Vingt et un an au plus.
LISETTE, bas
Où les va-t-il chercher ?
LA TANTE
Non, j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher.
LÉANDRE
Quoi, trente, et dans cet âge un brillant de jeunesse… [I, 7, 284-289 ; 347]

L’exagération n’est plus de l’ordre du vieillissement de la femme vieille, qui passait de soixante à soixante-dix ans, mais de son rajeunissement, puisqu’elle s’attribue trente ans au lieu des vingt-et-un que Léandre lui prêtait. Cet échange, en présence de la Tante cette fois, modifie le contexte d’attribution de l’âge et la nature de sa dénégation. La fonction d’exposition du dialogue entre les domestiques éclaire cette scène, puisque les âges qui y apparaissent ne coïncident pas avec ceux d’abord attribués au personnage. Le comique naît du mouvement qui remplace, entre la réplique de Léandre et celle de la Tante, une hyperbole par une autre, donnant ainsi au mensonge « j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher » la valeur d’un démenti. Il est renforcé par le dispositif à trois voix qui confronte celle du flatteur Léandre, de la coquette Tante, et de la raisonnable Lisette, dont l’aparté construit une communauté complice entre la domestique et le public pour tourner la femme vieille en ridicule et exhiber l’écart entre âge véritable et âge prétendu. Ces scènes de contradiction ne sont absolument comiques que si l’on postule qu’au personnage de la femme vieille est attribué, dans la fiction, un âge « vrai », de référence, à partir duquel l’écart peut être évalué, et dont Lisette se ferait ici la garante. Sa fonction de caution de l’âge civil de la Tante est néanmoins brouillée par une ultime confrontation, qui oppose cette fois la servante à La Montagne, valet de Léandre travesti en baron d’Albikrac pour séduire la vieille coquette. Après que cette dernière a refusé ses avances car elle espère épouser Oronte – qualifié de « mignon » dans l’échange ci-dessous –, le faux baron l’invective ainsi :

LA MONTAGNE
Ah, la laide Guenon qui jase à soixante ans.
LA TANTE
Quoi joindre impudemment le mensonge à l’injure,
Soixante ans !
LA MONTAGNE
Oui, soixante, à fort bonne mesure,
Et je le maintiendrai devant votre mignon,
Je le connais.
LISETTE
Voyez le joli compagnon
Qui nous donne des ans, elle n’en a pas trente. [IV, 7, 1520-1525 ; 433]

La domestique prend elle-même en charge le démenti des soixante ans que le valet travesti prête à la Tante, à travers une énallage de personne d’autant plus comique qu’elle postule une solidarité entre elle et sa maîtresse, alors même que la servante ne cesse d’agir contre les intérêts de la femme vieille depuis le début de la comédie, conformément à sa fonction traditionnelle d’adjuvante de la quête amoureuse des jeunes gens. La contradiction entre le discours de la domestique et ses interventions précédentes invite à entendre sa dernière réplique comme une antiphrase. Peut-être l’usage du pronom « nous » construit-il néanmoins une communauté féminine unie par la singularité de son expérience du vieillir et du rapport aux seuils successifs qui jalonnent la durée de la vie. Que la servante, avertie de l’identité du faux baron, reprenne à son compte l’allégation de jeunesse trouble la répartition du personnel dramatique entre domestiques trompeurs et maîtresse dupée : le ridicule de la femme vieille est ainsi nuancé, et la voix de Lisette introduit une hésitation entre les âges contradictoires prêtés à la Tante. En semant le doute sur l’instance de détermination de l’âge véritable, naturel, biologique des baptistaires, puisque la domestique n’en est plus la garante infaillible, la comédie problématise ainsi l’articulation entre âge, vérité et mensonge et la difficile reconnaissance de la vieillesse et du temps écoulé. Le dispositif dramatique confronte en effet deux appréhensions discordantes du nombre d’années écoulées depuis la naissance de l’individu, ce que Beauvoir explicite dans son essai sur la vieillesse :

Toute parole dite sur nous peut être récusée au nom d’un jugement différent. En ce cas-ci, nulle contestation n’est permise ; les mots « un sexagénaire » traduisent pour tous un même fait. Ils correspondent à des phénomènes biologiques qu’un examen détecterait. Cependant, notre expérience personnelle ne nous indique pas le nombre de nos années. Aucune impression cénesthésique ne nous révèle les involutions de la sénescence. […] La vieillesse apparaît plus clairement aux autres qu’au sujet lui-même […].17

Dès lors, l’intérêt de ces scènes de contradiction est moins dans une supériorité informationnelle du public qui pourrait avec certitude définir l’âge véritable de la femme vieille, que dans la mise en scène du refus du vieillir – donné aussi à voir par la tension entre les discours et le corps de la comédienne incarnant la Tante18. Ce topos de la confrontation des âges refuse finalement à la vieillesse des frontières étanches, fixes et chiffrées pour mettre en question le « piège de la précision mathématique19 » qui ferait primer le seuil numérique de la vieillesse sur l’expérience du vieillir, à la fois biologique et sociale.

Le topos de la confrontation des âges, à deux ou à trois voix, permet à la scène théâtrale de distinguer la vieillesse physiologique de sa reconnaissance par le personnage de la femme vieille, et de se demander qui détermine ou diagnostique la vieillesse et quel est le degré de légitimité de cette instance d’évaluation. La contradiction des mentions chiffrées manifeste ainsi la dualité entre la perception subjective de la durée, par la femme devenue vieille, et le déroulement objectif et physique du temps20. Ce motif comique constitue l’un des signes permettant aux dramaturges de médiatiser le temps long au sein même de la représentation. Dans la première scène du Triomphe du temps passé, qui dresse le portrait in absentia de Madame Roquentin, la dialectique entre la durée et le temps s’articule à celle de l’être et du paraître, c’est-à-dire à la question de la manifestation ou de la dissimulation des effets du temps sur le corps.

ISABELLE : Mais à quoi songe ma mère, de vouloir se remarier à soixante et cinq ans, et, surtout, après le mauvais ménage qu’elle a fait avec mon père, et tous les chagrins qu’ils se sont donnés l’un à l’autre ? pour moi je t’avouerai que c’est ce qui m’a fait naître tant d’aversion pour le mariage.
DORINETTE : Il faut vous expliquer tout ceci, qu’elle m’avait caché jusqu’à présent, et qu’elle vient enfin de me découvrir : écoutez-moi. Il y a quarante ans que votre mère en avait vingt-cinq, et elle veut n’en avoir aujourd’hui que trente : on n’ a, dit-elle, que l’âge qu’on paraît. [sc. 1 ; 14 ; nous soulignons]

Le dévoiement du calcul mathématique du temps écoulé dans la réplique de Dorinette met en évidence l’inadéquation entre la vieillesse physiologique de Madame Roquentin et la jeunesse à laquelle elle n’a pas cessé de prétendre. Le glissement, du tour unipersonnel « il y a quarante ans » – qui traduit comme une donnée objective, observable, le temps du premier mariage de la veuve, dont la fille a été le témoin – au groupe verbal « elle veut », donne à la conjonction « et » une valeur d’opposition puisqu’elle confronte le temps historique, partagé par tous, à la perception personnelle de la durée, par définition individuelle. Le sens du verbe « vouloir » oscille entre conviction et désir, et peut traduire soit une forme d’illusion de la femme vieille persuadée de renvoyer l’image d’une trentenaire, soit sa résolution de se redonner artificiellement cette apparence. On retrouve cette polysémie dans L’Irrésolu, chez Madame Argante qui, comme la soixantenaire de la pièce de Legrand, est une veuve désireuse de se remarier à un jeune homme :

NÉRINE
En vain vous disputez contre le baptistaire
Par vos ajustements, par le désir de plaire,
[…]
MADAME ARGANTE
Nérine, je prétends
Être comme j’étais à l’âge de vingt ans.
NÉRINE
Voilà, je vous l’avoue, une belle vieillesse.
MADAME ARGANTE
Non, non, crois-moi, je suis encor dans ma jeunesse.
NÉRINE
Oui, par les actions, et par les sentiments ;
Mais cela suffit-il pour fasciner les gens ? [II, 6, 577-578 et 595-600 ; 496-497]

En distinguant le déclin physiologique – suggéré par la mention du « baptistaire » – des « actions » et « sentiments » de Madame Argante, Nérine devenue moraliste met au jour l’inadéquation entre vieillesse et coquetterie, c’est-à-dire la non-coïncidence entre l’âge calendaire et ce que les sociologues contemporains appellent l’âge statutaire. Le mouvement, dans les répliques de Madame Argante, du syntagme « je prétends être comme j’étais » à « je suis », distingue d’abord présent et passé avant de les superposer l’un à l’autre. Il traduit ainsi une difficulté à exprimer l’expérience de la durée et donne à voir le rapport problématique de la femme vieille à son propre vieillir. En n’invalidant pas absolument la prétention de la femme âgée à être au présent « comme » elle était dans sa jeunesse, cette scène et celle de la comédie de Legrand révèlent donc une forme d’originalité du traitement de la vieillesse féminine. En effet, tout en mobilisant le motif traditionnel du mariage mal assorti qui tend à faire de la vieille coquette un personnage comique fortement codifié, elles la dotent d’une épaisseur temporelle qui l’individualise et montrent sa difficulté à mesurer sa propre sénescence. Elles dramatisent, en somme, la stupéfaction de la découverte de la vieillesse que Beauvoir synthétise ainsi : « Que le déroulement du temps universel ait abouti à une métamorphose personnelle, voilà ce qui nous déconcerte.21 »

C’est finalement la représentation de l’appréhension double, universelle et singulière, du temps écoulé, qui met en scène la différence de l’évaluation et de la mesure du temps selon les âges. La suite de la scène de L’Irrésolu complète ainsi la déclaration de la veuve Madame Argante par la réplique de sa domestique :

MADAME ARGANTE
Sans ces friponnes-là,
Je n’aurais pas trente ans.
NÉRINE
Oh ! Je crois bien cela,
Mais malheureusement, on vous en croit cinquante.
Combien vous donnez-vous ?
MADAME ARGANTE
Je suis sur les quarante.
NÉRINE
Oui, mais depuis longtemps. [II, 6, 603-607 ; 498 ; nous soulignons]

Cet hyperbate comique de Nérine fait évidemment signe vers la temporalité longue, et inscrit la femme vieille dans un devenir qui n’est pas, ou pas encore, parvenu à sa conscience. On le retrouve dans La Mère rivale – « Lisette : […] on plaît sans y songer ; vous n’avez pas trente ans./Bélise : J’en ai trente-deux./Lisette : Et le reste. » [MR,I, 3 ; 16 ; nous soulignons] – et Le Baron d’Albikrac :

LÉANDRE
Au moins dans ce martyre
Grâce à sa prompte mort peu de temps s’écoula ?
LA TANTE
Quinze ans s’y sont passés.
LISETTE, bas
Et quinze par-delà.
LÉANDRE
Quel supplice ! Et vos yeux après quinze ans de larmes
Ont trouvé le secret de conserver leurs charmes ?
Que de jaloux débats vont causer vos attraits ! [I, 7, 294-299 ; 347-348 ; nous soulignons]

Ces scènes représentent l’âge ou la durée du mariage comme le produit d’une somme et répartissent les termes de cette somme entre plusieurs personnages. Le complément comique qui clôt les extraits cités allonge certes l’indication temporelle mais distingue surtout l’appréhension objective du temps écoulé par la domestique lucide et extérieure au processus de sénescence d’une part, de celle de la femme vieille, directement concernée et aliénée par le vieillissement d’autre part. Ce topos non seulement temporalise le vieillissement en inscrivant la femme vieille dans un devenir, mais il montre que l’évaluation du temps est variable. Peut-être le ridicule des vieilles coquettes est-il ainsi nuancé par la singularisation de leur rapport au passé, dont Beauvoir montre que « l’impression spontanée » est irréductible à un « calcul » :

Il y a plus d’une raison à ce changement que subit de la jeunesse à la vieillesse l’évaluation du temps. D’abord, il faut remarquer qu’on a toujours sa vie entière derrière soi, réduite, à tout âge, au même format ; en perspective, vingt années s’égalent à soixante, ce qui donne aux unités une dimension variable. Si l’année est égale au cinquième de notre âge, elle nous paraît dix fois plus longue que si elle ne représente que sa cinquantième partie22.

*

L’abondance des mentions chiffrées de l’âge de personnages féminins dans le corpus de cette étude s’insère finalement dans un dispositif de contestation de cette mesure de la durée de vie et du temps historique, qui nuance le ridicule de la femme vieille. La mobilisation, par la comédie, de ces valeurs numériques qui s’étendent de trente à soixante-cinq ans, loin de définir des bornes incontestables de la vieillesse considérée comme une catégorie fixe et codée, individualise les personnages féminins en donnant à voir une expérience singulière et personnelle du vieillir. La représentation théâtrale médiatise ainsi une temporalité longue qui hybride le rire suscité par les femmes vieilles : d’abord ridicules, elles sont, par la mise en scène d’une dialectique entre temps et durée, susceptibles d’inspirer une forme d’empathie.


Bibliographie

Corpus :

Corneille Thomas, Le Baron d’Albikrac [BA] [1667], éd. Catherine Dumas, dans Théâtre complet, t. v, Paris, Classiques Garnier, 2018, pp. 273-473

Dancourt, Les Fonds perdus [1686], sans lieu ni date, BnF, 52 p.

Dancourt, L’Opérateur Barry [OB], Paris, Pierre Ribou, 1702, 47 p.

Destouches Philippe Néricault, L’Irrésolu [I] [1713], éd. John Dunkley, dans Théâtre complet, t. I, Paris, Classiques Garnier, 2018, pp. 453-593

Fagan Barthélémy-Christophe, Le Ridicule supposé [RS] [1741], dans Théâtre de M. Fagan, t. iv, Paris, N.-B. Duchesne, 1760, pp. 73-156, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k82867k

Godard de Beauchamps Pierre-François, La Mère rivale [MR], Paris, Simart, 1729, 135 p.

Legrand Marc-Antoine, Le Triomphe du temps [TT] [1713], Paris, François Flahault, 1725, 112 p.

Legrand Marc-Antoine, L’Aveugle clairvoyant [AC] [1715], Paris, Pierre Ribou, 1716, 43 p.

Quinault Philippe, La Mère coquette [MC], Amsterdam, 1666, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k741417, 72 p.

Regnard Jean-François, Les Ménechmes [M] [1705], dans Théâtre français, t. ii, éd. établie et annotée par Sabine Chaouche, Noémie Courtès, Sylvie Requemora-Gros, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 365-506

Sources primaires :

Féraud Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, t. I, Marseille, Jean Mossy, 1787, 840 p.

Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, 939 p., disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273

Marivaux, La Vie de Marianne [1731-1742], Paris, Le Livre de Poche, 2007, 704 p.

Marivaux, Le Spectateur français, partie II « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, pp. 186-267

Piron Alexis, Le Fâcheux veuvage [1725], dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q

Sources secondaires :

Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », 816 p.

Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013, 340 p.

Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35

Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm

Le Goff Jacques et Schmitt Jean-Claude (dir.), Le Charivari, actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977), Paris, EHESS, 1981, 444 p.

Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, 442 p.

Rennes Juliette (sous la dir. de), Encyclopédie critique du genre, « Âge », La Découverte, 2021, pp. 47-59

Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, 605 p.

Schuster Cordone Caroline, Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, 304 p.

Troyansky David, Miroirs de la vieillesse…en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, 276 p.

Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, 237 p.

Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2014-1-page-323.htm


1 Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, p. 389. Voir également Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35.

2 Il s’agit du décompte des années qui se sont déroulées depuis que la naissance de l’individu a été enregistrée par l’extrait de baptême. Sur la multidimensionnalité de la variable de l’âge et la distinction entre âge civil, calendaire ou chronologique d’une part, et âge statutaire d’autre part, voir les travaux de Michel Bozon et de Juliette Rennes, qui signe l’article « Âge » de l’Encyclopédie critique du genre dans lequel elle définit ces deux concepts : « Alors que l’âge civil ou “calendaire” d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge statutaire renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une “tranche d’âge” dont la perception peut varier selon les situations. » (Paris, La Découverte, 2021, p. 48)

3 Nous nous devons de préciser qu’il ne s’agit là que d’un constat empirique, puisque nous n’avons pu procéder à une analyse quantitative de ces mentions à l’aide d’outils numériques de statistiques. Cela serait possible si l’ensemble des textes des comédies de notre corpus était disponible en version OCR, ce qui est évidemment loin d’être le cas. Aussi doit-on pour l’instant s’en tenir à notre relevé manuel, certes non exhaustif, de ces occurrences.

4 L’âge des personnages masculins n’est pas pour autant absent des pièces, et le motif topique du calcul mathématique de l’âge peut convoquer des barbons ou des vieillards, comme l’atteste la discussion entre le Cadi et Aboulifar dans la première scène du Fâcheux veuvage de Piron [1725], dans Œuvres complètes d’Alexis Piron, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q. Les âges des personnages masculins semblent toutefois moins fréquemment précisés et moins diversifiés que pour les personnages féminins, sans doute parce que les enjeux culturels, biologiques et moraux du vieillissement sont fortement genrés. Nous ne pouvons démontrer ici ce que nous identifions dans les pièces comme un vieillissement à deux vitesses – ou asynchrone – et avons choisi, dans le cadre de cette étude circonscrite du traitement comique de l’âge calendaire, de nous concentrer sur les mentions concernant des personnages féminins.

5 Il s’agit de celles qui ne sont ni ingénues, ni duègnes, quoique cette contextualisation rapide omette certains enjeux de la « féminisation » du personnel dramatique des comédies au tournant des XVII-XVIIIe siècles. Voir, sur cette question, Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, et Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », dans Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

6 Les éditions de chacune de ces pièces sont référencées dans la bibliographie. Nous y avons signalé entre crochets les dates de création lorsqu’elles diffèrent de l’année de publication. Nous indiquerons dans le corps du texte de cet article la localisation des citations dans les pièces en énumérant dans l’ordre, entre crochets, le titre abrégé (signalé dans la bibliographie entre crochets, après la mention du titre intégral), l’acte, la scène, le ou les vers lorsqu’ils sont numérotés dans l’édition, et la ou les pages dont elles sont extraites. Nous avons modernisé l’orthographe des éditions du XVIIIe siècle en conservant les majuscules et la ponctuation, susceptibles de jouer un rôle dans la prononciation des répliques.

7 Pour la définition du retour d’âge au XVIIIe siècle, voir infra.

8 Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, p. 159.

9 Nous ne pouvons, faute de place, établir une typologie détaillée des âges de la vie proposés par chaque lexicographe. Pour une rapide synthèse du lexique propre à la vieillesse, voir Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm.

10 Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, éd. de 1727 corrigée et augmentée par Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, La Haye, chez P. Husson et al.

11 Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, p. 321, disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273.

12 Pour une étude de la porosité entre médecine et littérature au XVIIIe siècle, voir Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336.

13 Les exemples proposés par Féraud pour illustrer l’expression « à l’âge de » sont à cet égard significatif : « À l’âge se dit de la mort : Il est mort à l’âge de 60 ans, ou de certains événements remarquables ; elle a eu un enfant à l’âge de 50. » (Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy, 1787, p. 61)

14 Voir l’étude, par Caroline Schuster Cordone, de la tradition iconographique des Degrés des âges, apparue au XVIe siècle, dans son ouvrage Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, pp. 25-39.

15 Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 74.

16 Marivaux, Le Spectateur français, partie II, « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 207.

17 Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 400.

18 Bien que la distribution de la pièce soit inconnue, les rôles des caractères étaient traditionnellement attribués à des comédiennes vieillissantes, à partir de leurs quarante ans environ.

19 L’expression est de David Troyansky, dans son ouvrage Miroirs de la vieillesse… en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, p. 19.

20 Sur la distinction entre temps objectif ou quantitatif, et temps subjectif ou qualitatif, c’est-à-dire, durée, voir Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013.

21 Beauvoir Simone de, op. cit., p. 399.

22 Idem, p. 530.

Édito du n°12

Ce numéro rassemble les actes de la journée d’études des doctorant.e.s du laboratoire LLA-CRÉATIS du 29 Octobre 2021, intitulée “Les personnages féminins dans les réécritures féministes : esthétique et politique des classiques à la scène”. Les chercheuses rassemblées pour cette journée se sont intéressées aux différents procédés (esthétiques, dramaturgiques et scéniques) permettant de ré(é)crire les pièces et spectacles « classiques » (européens et extra-européens) à partir de perspectives féministes. Définis comme des « données reconnues instituées en valeurs[1] » , lesquelles font consensus dans un contexte de réception spécifique, les classiques sont en effet des récits dominants qui peuvent légitimer un système patriarcal, lui-même fondé, entre autres, sur la normalisation du genre « féminin[2] ». La ré(é)criture[3] supposerait donc l’intention de produire de nouveaux discours – fondés ou non sur une matrice textuelle, dans sa capacité à décentrer, déconstruire, « dérégler[4] » et réinventer ces représentations.

Les ré(é)critures peuvent ainsi utiliser les mêmes « structures thématiques » que les classiques, et des récits culturels dominants que ces derniers peuvent reconduire, en y apportant toutefois « de nouveaux matériaux, de nouveaux contenus, de nouveaux personnages […], de nouvelles questions et de nouveaux thèmes tirés du monde contemporain et de ses aménagements sociaux[5] ». Une attention particulière est accordée à la manière dont les critères esthétiques et dramaturgiques (rôles, discours, action, occupation de l’espace scénique) sont corrélés aux normes politiques et sociales, que les classiques peuvent entériner ou reconduire. Dans cette perspective, la subversion de ces critères esthétiques peut aider à la formulation d’un contre-discours – afin de critiquer et de déconstruire les attributs, injonctions, et déterminations assignées aux personnages considérés comme « féminins ».

Dans la continuité des études esthétiques et des études de genre menées par le laboratoire LLA-CRÉATIS, ce numéro explore les stratégies esthétiques et dramaturgiques qui peuvent être convoquées pour remettre en cause la « légitimité » et « l’évidence » de ces normes sociales, pour s’affranchir des définitions qui cloisonnent les genres, et pour inventer ainsi de nouveaux « devenirs individuels et collectifs[6] ».

Différentes perspectives féministes sont mobilisées ici, le genre étant construit à l’intersection de différents rapports de domination (telle que « la race » et « la classe »), et parce que les outils de lutte et d’émancipation divergent selon les différentes situations et expériences. D’autre part, cette hétérogénéité des points de vue s’offre comme une richesse permettant d’éviter de circonscrire notre réflexion à un féminisme « blanc », aux portées universalisantes. Nous vous invitons donc à découvrir de quelle manière les autrices de ce numéro ont constitué cette hétérogénéité et nous vous souhaitons une bonne lecture.

Laurence Schnitzler, Lîlâ Bisiaux, Chloé Dubost, Andréa Leri, et Pauline Boschiero pour le Comité d’organisation de la Journée d’études “Les personnages féminins dans les réécritures féministes : esthétique et politique des classiques à la scène”.

Camille Migeon-Lambert, Sarah Conil, Lucie Dumas, Andréa Leri, et Pauline Boschiero pour le Comité de rédaction de Litter@ Incognita.

Notes

[1]Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1992, n° 1, p. 6-15. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1992-01-0006-001 ISSN 1292-8399.

[2] Le terme « féminin » est compris ici comme une construction sociale, et non dans un sens ontologique.

[3] Nous faisons le choix d’utiliser un concept défini issu du domaine de la stylistique, en l’appliquant aux domaines des Arts du spectacle. En effet, Anne-Claire Gignoux fait la distinction entre la réécriture, définie comme « la somme de préparations, de corrections et de ratures, de variantes successives d’un même texte que l’auteur écrit – et que, la plupart du temps, il ne montre pas au lecteur » – de la récriture qui, selon Georges Molinié, s’établit sur une « corrélation suivie entre deux éléments » : le premier est un « discours littéraire stable » ; le deuxième est « l’écriture d’un nouveau texte, ou la mise en exercice d’un nouveau style », qui fait intervenir des variantes. De plus, la récriture n’est pas une « simple allusion ou réminiscence » d’un autre texte, mais nécessite au contraire « tout un ensemble de marques matérielles, tangibles et probantes » qui « doivent former un ensemble s’étendant tout au long d’un texte ». À ce sujet, voir Anne-Claire Gignoux dans « De l’intertextualité à la récriture », Cahiers de Narratologie [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 25 septembre 2016, http://journals.openedition.org/narratologie/329

[4]Geneviève Fraisse, La Suite de l’Histoire – Actrices, créatrices, Paris, La Couleur des idées, 2019.

[5]Teresa De Lauretis, Théorie queer et Cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La dispute, 2007, p. 132. « J’entends […] par fantasmes publics les récits culturels dominants et les scénarios de l’imagination populaire qui s’expriment dans les mythes, ⟦…⟧ et d’autres formes de récits visuels, écrits et oraux qui racontent l’histoire d’un peuple, d’une nation ou de tout un chacun et qui en reconstruisent les origines, les luttes et les accomplissements. »

[6] Muriel Plana, « Introduction », dans Esthétique(s) queer dans la littérature et les arts. Sexualités et politiques du trouble, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2015.

Édition et rédaction du numéro 12

Pauline Boschiero, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Sarah Conil, docteure en Littérature comparée, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Lucie Dumas, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Andréa Leri, doctorante en Études théâtrales, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Camille Migeon-Lambert, doctorante en Littérature comparée, Université Toulouse-Jean Jaurès.

La « revanche » d’une blonde : le personnage d’Ismène dans Sœur de de Lot Vekemans (2005)

Cécile Neeser Hever

Cécile Neeser Hever est doctorante et assistante en littérature comparée à l’Université de Genève. Sa thèse porte sur la figure d’Ismène dans l’Antigone de Sophocle et sa résurgence dans la littérature contemporaine. Parmi ses autres intérêts figurent les études genre et la littérature yiddish. Elle est co-éditrice et traductrice de l’ouvrage de Martin Bodmer, De la littérature mondiale (Paris, Ithaque, 2018, en coll. avec Jérôme David).

Pour citer cet article : Neeser Hever Cécile, « La « revanche » d’une blonde : le personnage d’Ismène dans Sœur de de Lot Vekemans (2005) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/01/23/la-revanche-dune-blonde-le-personnage-dismene-dans-soeur-de-de-lot-vekemans-2005/.

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Résumé

Si Jean Anouilh le premier, en l’imaginant « blonde », « belle » et « heureuse », inscrit la blondeur d’Ismène dans le texte de son Antigone (1946), cette blondeur est un topos à l’histoire longue. Au moins depuis le XIXe siècle, les représentations picturales des deux filles d’Œdipe ont tendance à opposer une Ismène blonde et sensuelle à une Antigone brune et austère. En cela, elles ne font que reporter au plan visuel une dichotomie qui informe déjà l’hypotexte sophocléen. Si Sophocle ne précise aucunement la couleur de cheveux des filles d’Œdipe, la féminité docile et conventionnelle d’Ismène constitue un modèle de normalité qui sert de toile de fond à l’héroïsme transgressif d’Antigone. Comme Chrysothémis (dont le nom signifie « la dorée »), et pour sa féminité autant que pour son effacement, Ismène peut être envisagée comme une « blonde » du corpus tragique (Steiner, 1984). Si légère et anachronique qu’elle puisse paraître, cette métaphore qui mêle la féminité la plus stéréotypée et l’effacement est remarquablement apte à décrire le type de féminité incarnée par l’Ismène de Sophocle.

Les diverses réécritures de l’Antigone qui, au cours des dernières décennies, se sont emparées du personnage d’Ismène, sont toutes confrontées, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et minorisée, qu’elles déconstruisent, subvertissent ou encore réinvestissent positivement. Cette contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation littéraire d’Ismène, un monologue de la dramaturge néerlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005). En cherchant à nous porter au-delà de l’insulte ou de la caricature que l’épithète de blonde peut induire, il s’agira d’en faire un outil herméneutique et, en déployant les connotations de la « blondeur » d’Ismène (féminité normée, féminité relative et relationnelle, féminité sensuelle), d’explorer la façon dont la réécriture de Vekemans reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire féminin.

Mots clés : tragédie – Antigone – Ismène – Sophocle – littérature comparée – théâtre contemporain – féminité – gender – monologue – héroïsme

Abstract

While Jean Anouilh’s rewriting of Sophocles’ Antigone marks the first time the heroine’s sister is explicitly depicted as « blond » (Anouilh, 1946), the topos of Ismene’s blondness has a longer history. From the 19th century on, pictorial representations of Œdipus’ daughters have had a tendency to oppose a blonde and sensual Ismene to a brown-haired and stern Antigone. In doing so, they merely transpose into visual terms a dichotomy which already shapes the Sophoclean hypotext. In the gendered economy of Sophoclean tragedy, Ismene’s docile and conventional femininity constitutes a model of normality that sets the background against which Antigone’s tragic heroism stands out. Like Chrysothemis (whose name means “the golden one”), and for her femininity as much as for her self-effacement, Ismene can be considered as a “blonde” of the tragic corpus (Steiner, 1984). As tactless and anachronistic as it may appear, this metaphor which combines the most stereotypical femininity with flatness and self-effacement, is, in fact, remarkably suited to describe the type of femininity embodied by Sophocles’ Ismene.

The various rewritings of Antigone that have explored the character of Ismene over the last decades are all faced, to a varying degree, with this stereotyped and minoritized femininity, which they deconstruct, subvert or positively reinvest. This contribution offers an analysis of a recent example of the literary revaluation of Ismene, Sister of, a monologue by Dutch playwright Lot Vekemans (2005). Attempting to move beyond the insult or caricature which the epithet “blonde” can imply, this essay turns it into a hermeneutic tool and explores the connotations of Ismene’s “blondness” (a normed femininity, a relative and relational femininity, and a sensual femininity) as well as the ways in which Vekemans’ rewriting recaptures this feminine imaginary, while simultaneously inflecting it.

Key-words : tragedy – Antigone – Ismene – Sophocles – comparative literature – contemporary theater – femininity – gender – monologue – heroism


Sommaire

Introduction
La teinte de la féminité conventionnelle
La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle
« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité
Conclusion : quelle revanche ?
Notes
Bibliographie

Introduction

Les lectrices d’Anouilh se rappellent sans doute « la blonde, la belle, l’heureuse Ismène », ses « bouclettes et ses rubans », Ismène « éblouissante dans sa nouvelle robe » – Ismène, enfin, « bien plus belle qu’Antigone[1] »… Lorsqu’en 1984 George Steiner, sans grande délicatesse, qualifie la sœur d’Antigone de « blonde » et de « faire-valoir[2] » (l’original porte « hollow », soit « creuse[3] »), il reprend l’imaginaire de la blondeur en y associant une connotation de platitude, de fadeur.

Plus récemment, lorsqu’un critique contemporain écrit que l’Ismène de l’écrivain irlandais Colm Tóibín serait « ever the bridesmaid[4] », c’est encore un même imaginaire d’une féminité à la fois conforme et insipide qui est en jeu – l’expression signifiant en anglais populaire aussi bien « éternelle demoiselle d’honneur » qu’« éternelle seconde ». Que recouvrent ces métaphores qui mêlent la féminité la plus stéréotypée à la fadeur et la banalité[5] ? Loin d’être anecdotique, la blondeur d’Ismène a une signification symbolique forte. Et si Sophocle ne donne aucune indication quant à la couleur de cheveux des deux filles d’Œdipe, cette blondeur spontanément attribuée à Ismène est d’une justesse troublante, tant quant au type de féminité qu’incarne le personnage qu’à sa fonction dramaturgique dans l’hypotexte sophocléen.

L’Antigone d’Anouilh a certainement joué un rôle crucial dans ce qu’on pourrait appeler la « fixation de la couleur » d’Ismène dans l’imaginaire collectif contemporain, en opposant « la blonde, la belle » Ismène à une Antigone « maigre » et « noiraude[6] ». Mais sa blondeur est un topos qui hante la peinture au moins depuis le XIXe siècle. Considérons pour s’en convaincre Antigone et Ismène du peintre allemand Emil Teschendorff (1892) :

Fig.1 : Teschendorff, Emil, Antigone and Ismene (1892). New York Public Library Digital Collections, The Miriam and Ira Wallach Division of Art, Prints and Photographs : Picture Collection.

Une Ismène blonde et pâle, aux cheveux partiellement déliés, vêtue d’une toge claire qui découvre son épaule blanche et son avant-bras, se penche vers une Antigone brune et droite, à la toge sombre, aux cheveux retenus et à la peau mate. Outre le contraste brune/blonde, vêtement austère/vêtement léger, le positionnement des corps est lui aussi remarquable : Ismène, qui se tient légèrement en retrait, a les yeux et le corps entièrement tournés vers sa sœur qu’elle entoure de ses deux bras. Très droite, Antigone tourne le dos à Ismène en esquissant de la main droite un geste de rejet et en plongeant un regard franc dans l’œil du spectateur. Il s’agit là d’un exemple caractéristique de la représentation des deux sœurs : nombreux tableaux de la même période comportent des éléments similaires[7] : outre la blondeur d’Ismène, récurrente, on retrouve chez elle les attributs visuels d’une féminité sensuelle (cheveux longs et défaits, corps partiellement dévêtu) ainsi qu’une attitude corporelle qui, vis-à-vis d’Antigone, est à la fois relationnelle, parce qu’entièrement tournée vers elle, et relative, parce qu’en retrait. Comme symbole de la secondarité, il semble en effet que la blondeur d’Ismène n’existe pas pour elle-même – elle est relative à Antigone. Ainsi, dans les tableaux qui, à la même époque, représentent Antigone sans Ismène, celle-ci est souvent blonde. C’est le cas d’Antigone de Frederic Leighton (1882) et de Antigone au chevet de Polynice de Benjamin-Constant (1868) :

Fig.2 : Benjamin-Constant, Antigone au chevet de Polynice, Mairie de Toulouse, Musée des Augustins. Photo : Daniel Martin.

Il est frappant d’observer chez l’Antigone de Benjamin-Constant non seulement la blondeur, mais aussi les autres traits accompagnant habituellement la représentation picturale d’Ismène à cette époque et mis en évidence ci-dessus : cheveux déliés, vêtement clair, épaule et avant-bras dénudés, main posée sur l’autre – en l’occurrence, Polynice. Même sensualité, même attitude corporelle entièrement tournée vers l’autre. Tout se passe comme si la blondeur était le symbole pictural de la relativité et de la relation, c’est-à-dire de la secondarité, mais aussi de l’attention à l’autre[8].

Jusqu’à récemment, la réception littéraire de l’Antigone de Sophocle s’est presque systématiquement accompagnée de la minoration d’Ismène, une minoration qui passe le plus souvent par un traitement des deux sœurs jouant sur le contraste et l’asymétrie (sans que la blondeur du personnage n’y soit forcément explicite). De nombreuses réécritures contemporaines, y compris des réécritures d’inspiration féministe, le reproduisent en valorisant la féminité transgressive d’Antigone au détriment de celle, plus conciliante, d’Ismène[9]. Pourtant, depuis le début des années 2000 et dans le contexte plus général d’un intérêt renouvelé pour les figures mineures du corpus classique, en particulier les figures de femmes, ce dont ce collectif se fait le témoin, la figure d’Ismène a donné lieu à une série de réécritures du mythe du point de vue de cette “sœur pâle[10]”. Dans ces textes, la question du genre, aux deux sens du terme, est centrale. Genre au sens de gender d’une part, puisque tous sont confrontés, à des degrés variés, à cette féminité stéréotypée et relative, qu’ils déconstruisent, subvertissent, ou réinvestissent positivement. Genre littéraire, d’autre part, dans la mesure où toutes ces réécritures se détournent de la tragédie et où la plupart optent pour le monologue ou le récit à la première personne.

Ce geste de revalorisation contemporain pose plusieurs questions : Ismène peut-elle échapper à sa position minorée dans le couple sororal ? Ce personnage d’arrière-plan et de faire-valoir peut-il prétendre à une pleine subjectivité ? Sa féminité et sa sensualité la contraignent-elle à la secondarité ? Le monologue, traditionnellement interprété comme le fait de « donner la parole » à un personnage, permet-il véritablement à Ismène de se réapproprier son histoire ? En d’autres termes, assiste-t-on avec ce nouveau corpus à la revanche d’une blonde[11] ? La présente contribution propose l’analyse d’un exemple récent de la revalorisation d’Ismène, un monologue de la dramaturge néérlandaise Lot Vekemans intitulé Sœur de (2005)[12]. Ismène y est blonde et jolie, « avec des boucles blondes et des taches de rousseur sur le nez » (SD, p. 15), mais elle dénonce l’effacement qui lui a été imposé et entreprend de raconter « [s]on histoire / Exactement comme je l’ai vécue MOI » (SD, p. 17).

Cette étude propose de se porter au-delà de ce que l’épithète de « blonde » peut avoir de caricatural, voire d’insultant, et d’en faire une métaphore critique, voire – quitte à s’exposer au reproche de l’anachronisme – un outil herméneutique. Elle portera sur trois des connotations de la blondeur d’Ismène telles que le tableau de Teschendorff les saisit : le caractère normé de sa féminité ; sa posture relative et relationnelle ; sa sensualité. Je commencerai, en revenant à l’Ismène de l’hypotexte sophocléen, par observer le type de féminité qu’elle y incarne et la façon dont celle-ci contraste avec celle d’Antigone avant d’étudier comment cette réécriture reconduit, tout en l’infléchissant, cet imaginaire normé de la féminité. Puis, à travers l’analyse des procédés énonciatifs et stylistiques à l’œuvre dans Sœur de, il s’agira d’examiner la façon dont ce monologue figure un discours de l’effacement et de l’auto-atténuation, qui reproduit au plan discursif la « pâleur » du personnage. Enfin, on verra que la réécriture de Vekemans a recours à un épisode mythologique externe à la tradition tragique, qui évoque de façon directe la sexualité d’Ismène. La dramaturge se saisit ainsi d’une autre connotation de la blondeur féminine telle que la culture populaire la représente : une sensualité débridée. La féminité d’Ismène semble donc se jouer entre la conformité et l’écart : entre la potiche et la putain, entre une féminité standard et une féminité sensuelle et débordante, voire potentiellement perturbatrice.

La teinte de la féminité conventionnelle

La tradition picturale évoquée ci-dessus transpose au plan esthétique une opposition inscrite dans l’hypotexte sophocléen. Comme Chrysothémis, la sœur d’Électre (dont le nom, rappelle Steiner, signifie « celle qui est “illuminée”, “dorée” », mais connote aussi la « blondeur », voire la « pâleur[13] »), Ismène est le parent pauvre du couple contrasté qu’elle forme avec sa sœur. Elle figure une féminité docile et conventionnelle contre laquelle Antigone doit s’élever pour s’imposer en tant qu’héroïne tragique. Dans la longue réplique où, au cours du prologue, Ismène motive son refus d’accompagner sa sœur pour enterrer leur frère Polynice et tente de la faire renoncer à son dessein, elle rappelle la faiblesse « de nature » des femmes et prône leur soumission aux lois et aux hommes (Ant., v. 61-62[14]). Pour Ana Iriarte, Ismène incarne une féminité « politiquement intégrée » ; son éthos est en accord avec le rôle des femmes dans la cité : le mariage et la reproduction[15]. En effet, lorsqu’elle intercède auprès de Créon en faveur d’Antigone, elle lui rappelle les fiançailles de cette dernière avec son fils Hémon, soit, indirectement, la descendance que celle-ci est susceptible de lui apporter : « Quoi ! Tu mettrais à mort la femme de ton fils ? » (Ant., v. 568).

Antigone, à l’inverse, « pren[d] [ses] distances, à la fois par excès et par défaut, de cette fonction [féminine] stricte pour incarner l’aspect inquiétant de la féminité[16] ». Une prise de distance par défaut, d’une part, car si l’acte d’Antigone a souvent été interprété comme le fait de faire valoir les prérogatives féminines de la loyauté familiale contre les prétentions de l’État, de poser l’oikos contre la polis (c’est la lecture de Hegel), c’est aussi un acte de double transgression (du décret prohibant l’inhumation de Polynice et du confinement des femmes à la sphère privée[17]). Il y a plus : comme l’a montré Nicole Loraux[18], la rhétorique employée par Antigone pour le motiver reproduit un modèle viril. Face à la féminité transgressive d’Antigone, l’Ismène de Sophocle apparaît comme un personnage de femme lisse, un degré zéro de la femme.

Une prise de distance par excès, d’autre part, car Antigone surinvestit la philia au détriment de l’eros. Elle est incapable d’accomplir le destin “féminin” qui la verrait « se détacher des “siens” et de la philia familiale pour s’ouvrir à l’autre, accueillir Eros, et dans l’union avec un étranger, transmettre à son tour la vie[19] ». En plaçant le lien fraternel au-delà de ces deux liens « politiquement intégré[s] » (cf. supra), en se rêvant épouse et mère de son frère tout en restant vierge, Antigone n’est, dans les termes de Luce Irigaray « [j]amais devenue femme[20] ». « Vierge et “hyper-mèr[e]” à la fois », elle réunit « les deux paradigmes grecs de l’extrême féminité[21] ».

Alors la blondeur métaphorique d’Ismène rejoint le sens de « pâleur » : personnage repoussoir, « femme moyenne[22] », sa féminité du moyen-terme fait, littéralement, pâle figure à côté de celle, à la fois excessive et déficiente, d’Antigone. Sur le thème de la féminité conforme, « que la polis attend[23] », la réécriture de Vekemans brode une série de variations :

Moi je voulais simplement être heureuse
Je voulais des choses normales
Une maison
Une petite famille
Avec des choses bien claires
Comme lundi jour de lessive
Mercredi jour de hachis Parmentier
Et vendredi poisson
Ce genre de choses-là
(SD, p. 22).

Ces activités de tous les jours, qui scandent une temporalité à la fois linéaire et itérative, déplient la survie d’Ismène dans le temps long de la survie[24]. On aura par ailleurs remarqué qu’elles sont genrées : ce sont la cuisine, le ménage, et les soins donnés à la famille, soit les tâches de care de la femme au foyer. C’est encore le cas lorsqu’Ismène évoque « les travaux d’aiguille », comme ce qui lui a permis de survivre :

Et vous savez ce qui m’a aidée à tenir ?
Les hobbys
Les hobbys oui
[…]
Les travaux d’aiguille
J’étais bonne dans les travaux d’aiguille
Des petites figures sur un drap de lit ou une taie
Un cerf par exemple
Ou un cheval
Ça me rendait heureuse
De petits moments
Jouir des petits moments c’est aussi un art
(SD, p. 36).

Vekemans reprend donc de l’hypotexte sophocléen le caractère conforme de la féminité d’Ismène et l’ancre dans le prosaïque, l’ordinaire et le quotidien d’activités traditionnellement minorisées (« de petits moments », cf. supra). Il y a plus : l’Ismène de Vekemans semble accepter son assignation au quotidien d’une femme au foyer. La simplicité et l’ordinaire deviennent une aspiration, sans pour autant être revalorisés.

La « sœur pâle » : une énonciation relative et relationnelle

C’est le caractère relatif d’Ismène vis-à-vis d’Antigone qui donne au monologue de Lot Vekemans son titre. Sœur de fait en effet allusion aux entrées des dictionnaires mythographiques : Ismène y est « sœur d’Antigone, fille, comme elle, d’Œdipe et de Jocaste, sœur d’Antigone, Etéocle et Polynice[25] ».

Une petite note dans un livre
Ismène, deux points
Fille de
Sœur de
C’est tout ce qui est resté de moi
Un nom sans contenu
Un nom qui n’existe qu’en rapport avec
En rapport avec ma famille
(SD, p. 24).

« Nom sans contenu », « nom qui n’existe qu’en rapport avec ». Vekemans reprend à la tradition mythographique et tragique l’absence de caractérisation – la pâleur – de ce personnage de faire-valoir. Pourtant, c’est ici Ismène elle-même qui décrit cette position relative et non marquée, comme sans qualités. Elle prétend en effet « raconter [s]a version de l’histoire » (SD, p. 24), raconter « [s]on histoire / Exactement comme [elle] [l’a] vécue » (SD, p. 17). La forme du monologue est congruente avec ce geste énonciatif de ressaisie du récit. En particulier lorsqu’il est destiné à la scène et que le sujet se trouve seul en scène, le monologue confère en effet au sujet énonciateur une certaine autorité. À cet égard, il n’est pas indifférent que parmi les réécritures de classiques se présentant comme la réappropriation d’un récit canonique par un personnage jusqu’alors secondaire, nombreuses sont celles qui optent pour la narration ou le monologue[26]. Or la particularité de la prise de parole de l’Ismène de Vekemans est qu’elle semble hésiter à s’octroyer pleinement cette autorité[27]. Alors même qu’elle prend la parole dans une optique de réappropriation, elle demeure comme subordonnée aux attentes supposées de son auditoire : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ? » (SD, p. 12-13). Ismène oscille entre des moments de pleine assurance (« JE LA HAIS ! » SD, p. 26) et des moments où la pertinence même de son discours est remise en cause : « Je ne sais plus ce que je dois dire / […] / Vous savez tous ce qui arrivé » (SD, p. 32). Cette ambivalence a aussi des conséquences sur le plan stylistique. On relève en effet la récurrence de ce que la rhétorique appelle les figures d’auto-atténuation[28] : litotes, prétéritions, tournures négatives et interrogatives, soit des formes qui atténuent l’intensité du discours, voire minent l’autorité de leur énonciateurice au moment même de leur énonciation. J’en évoquerai deux : le truisme et l’épanorthose. Les truismes (par ex. « Finalement la vie continue / Qu’on le veuille ou non », SD p. 24) et les expressions figées (par ex. « simple comme bonjour », SD, p. 35) ancrent Ismène dans le prosaïque et l’oralité, reconduisant au plan stylistique des platitudes le caractère conforme du personnage évoqué plus haut. Mais il y a plus : si le truisme ne fait pas partie des figures d’atténuation au sens strict, il peut être considéré comme une forme extrême de frilosité énonciative : en disant ce qui a déjà été dit, ce qui appartient à tant de locuteurices avant soi, on se défait de toute responsabilité personnelle : « l’évidence est un refuge[29] », écrit Bernard Dupriez à son sujet, en précisant qu’« [o]n peut y tomber à force d’atténuation[30] ». Le discours par endroits très convenu d’Ismène peut donc être lu comme le signe, non seulement d’un certain conformisme, mais aussi de sa pâleur énonciative, voire de son effacement.

Au plan syntaxique, c’est l’épanorthose qui, de la façon la plus explicite, mime l’instabilité et le vacillement énonciatif de cette énonciatrice. L’épanorthose, soit la reprise et la correction de segments de phrase, figure une parole qui s’élabore au moment de se dire :

Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi
Ici
Maintenant
Ce qu’on attend de moi ici

Si je savais, je le ferais tout simplement
Je ne suis pas récalcitrante
Je suis très accommodante
[…]
Alors si vous voulez
Si vous voulez quelque chose de moi
Je veux dire vous voulez sans doute quelque chose
Ou bien… vous attendez quelque chose
——————
Tout homme[31] veut quelque chose
(SD, p. 9, je souligne)

Les épanorthoses (soulignées dans la citation) sont la marque formelle d’un souci de bien dire et de la réflexivité qui l’accompagne. Elles dénotent aussi une certaine disponibilité vis-à-vis de l’auditoire, dont Ismène cherche l’approbation, redoute l’ennui et à la disposition duquel elle se met entièrement. On retrouve alors aux plans énonciatif, syntaxique et stylistique, ce que saisissait le tableau de Teschendorff, soit à la fois une posture de retrait, d’effacement – voire, pour filer la métaphore, de pâlissement – et une posture toute d’attention inquiète et entièrement tournée vers l’autre (ici le public, là Antigone).

« Là tout à coup on s’est mis à parler de moi » : sexualité et mémorabilité

Cette relationnalité, cette mise à disposition de soi (« Je voudrais bien savoir ce qu’on attend de moi […] Si je savais, je le ferais tout simplement », cf. supra), observable, on vient de le voir, au plan énonciatif et vis-à-vis de l’auditoire, informe aussi le niveau diégétique. En effet la réécriture de Vekemans a la particularité de renouer avec un épisode mythologique absent de Sophocle. Il s’agit de la plus ancienne mention d’Ismène à nous être parvenue : selon le poète élégiaque Mimnerme (VIIe siècle av. J.-C.), Ismène aurait été tuée par Tydée, l’un des « Sept » contre Thèbes, lors du siège de la ville, alors qu’elle était allée retrouver son amant, un Thébain du nom de Théoclymène ou Périclymène, hors des murs de la ville[32]. Selon certains commentateurs, le meurtre aurait été ordonné par Athéna elle-même, offensée par cette liaison, voire par le fait que le rendez-vous ait lieu dans le temple d’Athéna, dont Ismène aurait été une prêtresse[33]. Cet épisode n’apparaît nulle part ailleurs dans le corpus mythographique subsistant, mais il est représenté sur une amphore corinthienne datée de 560 av. J.-C. :

Fig.3 : Tydée et Ismène, face A d’une amphore corinthienne. Musée du Louvre, Département des antiquités grecques, étrusques et romaines, Collection Campana, E640. Domaine public, via Wikimedia Commons.

Antérieur à Antigone mais aussi à sa diégèse, cet épisode est aussi antérieur à l’intégration d’Ismène à la famille œdipienne : ce n’est en effet qu’au Ve siècle et avec l’avènement de la tragédie athénienne que le personnage d’Ismène y est rattaché[34]. Il existe donc une autre tradition, pré-tragique ou a-tragique, qui se souvient d’Ismène indépendamment d’Antigone et indépendamment de la famille des Labdacides. Qualifié de « tradition obscure » par Pierre Grimal[35], cet épisode qui l’imagine en femme dont la sexualité s’épanouit en dehors des murs de Thèbes et en dehors du corpus tragique, est le seul épisode nous étant parvenu qui concerne Ismène pour elle-même (soit ni comme pendant négatif à Antigone, ni même comme membre de la famille des Labdacides). Cette réputation de femme à la sexualité transgressive est à la fois ce qui cause sa mort et ce qui fait d’elle une protagoniste de plein droit. Selon la formule de Fortunato Salazar, « Ismène survit avec éclat grâce à la préservation de cet incident qui mêle sexe et mort[36] ».

Vekemans mobilise l’épisode mimnermien tout en maintenant Ismène dans le cadre de la tradition tragique, soit rattachée à la famille des Labdacides, et cette tension est significative :

Polynice
Périclymène
Hémon

Les hommes
Ce sont eux qui me manquent le plus

J’ai mené une vie agitée
Pendant un petit temps
Après la fin de toutes ces catastrophes familiales
Quand tout le monde était mort
Quand ça n’avait plus d’importance
Ce qu’on fait ou ce qu’on ne fait pas
J’ai fait toutes sortes de choses alors
Avec des hommes
Des choses démentes, très violentes
Tout m’était égal
Et à eux aussi, ces hommes
Ils trouvaient ça très bien
Plus c’était violent et mieux c’était
Hé oui
Là tout à coup on s’est mis à parler de moi
Surtout cette fois-là avec Périclymène dans le temple d’Athéna
Bien qu’on ait aussi raconté un tas de bêtises là-dessus
(SD, p. 16-17).

En revenant à cette tradition alternative, Vekemans attribue donc à Ismène une sexualité transgresssive, tant au sens propre (puisqu’elle s’épanouit dans le temple d’Athéna, soit en dehors des murs de la ville) qu’au sens figuré (« toutes sortes de choses », « des choses démentes, très violentes »). On remarque que la dramaturge amplifie l’épisode jusqu’à en faire une « fois » parmi d’autres (« cette fois-là »), démultipliant, ce faisant, la sexualité d’Ismène. Elle qui débordait des limites de la ville, la voilà qui s’étend à plusieurs hommes. Ainsi une Ismène banale de féminité, une Ismène de l’arrière-plan et de la relativité, coexiste dans la réécriture de Vekemans avec une autre Ismène dont la féminité est exubérance, et dont la sexualité vient déborder le cadre des convenances, voire de la tragédie. Pourtant, le recours à cet épisode n’est pas sans ambiguïté : Ismène n’y est pas pleinement maîtresse de sa conduite puisqu’elle paraît se plier de façon passive aux désirs des hommes – « Tout m’était égal / Et à eux aussi, ces hommes / Ils trouvaient ça très bien / Plus c’était violent et mieux c’était ». Cette sexualité effrénée, mais aussi indiscriminée, presque indifférente, rejoint un aspect du stéréotype de la blonde tel qu’il est construit dans le répertoire humoristique populaire contemporain. Dans leur étude de la figure de la blonde dans les « dumb-blonde jokes », Limor Shifman et Dafna Lemish notent que la sexualité dévergondée de la blonde diffusée par ces blagues est dénuée de tout érotisme et de tout plaisir :

La blonde aux mœurs débridées est plutôt dépeinte comme un automate sexuel – une machine à faire le sexe, technique, mécanique. [Pour elle,] le sexe ne s’inscrit jamais dans le cadre d’une relation continue et ne comporte pas la moindre touche de plaisir, de volonté, de subjectivité ou d’agentivité. La blonde n’est même pas décrite comme une nymphomane qui ne pourrait se passer de sexe parce qu’elle y prend trop de plaisir. Au contraire, c’est ce qu’elle fait, ce qu’elle est – une machine à sexe [a sex machine]. Nombreuses sont les blagues qui racontent qu’elle a tellement de relations sexuelles qu’elle n’est plus en mesure de refermer les jambes…[37]

Si les partenaires d’Ismène « trouv[ent] ça très bien », elle aussi semble, sans plus d’enthousiasme, « trouv[er] ça très bien ». Pour autant, il serait inexact de conclure qu’Ismène perd alors toute agentivité : si elle se plie sans états d’âme aux désirs des hommes, elle n’est pas dupe quant au type d’attention que cette conduite lui apporte. Tout en reconnaissant son faible pour les choses violentes qui plaisent bien aux « hommes », elle note qu’alors, et alors seulement, on se souvient d’elle : « Là tout à coup on s’est mis à parler de moi ». Dans une forme de métalepse caractéristique de sa prise de parole dans ce monologue (cf. supra : « Pourquoi ne dites-vous pas tout bonnement ce que vous voulez entendre ») émerge un commentaire d’ordre métadiscursif où le personnage, sortant de son rôle diégétique, se fait la commentatrice de la réception. En tant que commentatrice, en tant que personnage dont le caractère fictif est rendu évident, elle retrouve alors l’agentivité qu’elle semble avoir perdu au sein de la diégèse.

Ainsi, tant dans cet épisode que dans sa remarque lucide sur le fait que le public veut sans doute entendre parler de « [s]a sœur / Naturellement / [s]a sœur » (cf. supra), l’Ismène de Vekemans existe dans une tension entre une disposition à répondre, voire à se conformer aux désirs et aux besoins d’un.e autre (qu’il s’agisse du public ou des « hommes » dont il est question ici) et une conscience aiguë, et souveraine, de cet état de fait.

Conclusion : quelle revanche ?

Peut-on qualifier la réécriture de Vekemans de féministe ? Peut-on parler à son sujet de « revanche » ? Si le recours à l’épisode mimnermien peut être qualifié de subversif dans la mesure où il s’écarte de la tradition dominante, la façon dont cette réécriture se saisit des attributs de la féminité d’Ismène n’est absolument pas univoque. Alors que le texte propose, avec le choix du monologue, et par le fait même de lui donner la parole, une réhabilitation d’un personnage considéré comme mineur, comme « creux », il reconduit, voire exacerbe, le caractère relatif d’Ismène, en reprenant des éléments traditionnellement codés comme féminins et cristallisés de façon archétypale dans la figure de la blonde – l’effacement et la mise en avant de la relation, mais aussi une sexualité hétéronormée et envisagée comme un service aux hommes… Parmi les différentes réécritures contemporaines proposant, d’une façon ou d’une autre, une revalorisation de cette figure, il existe des Ismènes plus triomphantes, plus « revanchardes ». Certaines vivent leur sexualité de façon libre et défiante (Yánnis Rítsos, Ismène, 1972) ; certaines envisagent leur indépendance de la famille tragique – qui passe par le développement d’une vie amoureuse – comme une autoprotection (Henry Bauchau, Antigone, 1997) ; d’autres s’épanouissent comme héroïnes dans des genres mieux à même de figurer l’héroïsme féminin (Jeremy Menekseoglu, Ismene, 2005[38]). Certaines dénoncent avec force le silence où on les a reléguées ; d’autres brandissent leur féminité comme un étendard, tout en dénigrant Antigone qu’elles dénoncent comme masculine, sèche, ou frigide, et reproduisent ainsi un même schéma binaire dont elles ne font qu’inverser que la pondération (Rítsos). Dans la réécriture de Lot Vekemans, Ismène endosse des traits « féminins » sans qu’il n’y ait pour autant de revalorisation symbolique de ces traits. Ce qui pose la question suivante : faut-il que sa déconstruction du féminin soit éclatante ou renversante pour qu’un texte puisse être qualifié de féministe ? Faut-il qu’il y ait « revanche » ? Le propos de ce texte se situe à un autre niveau : au lieu de tenter un renversement qui ne serait qu’apparent, la réécriture de Vekemans exacerbe une forme de banalité, de « pâleur » et d’effacement qui traverse les plans thématique, discursif et stylistique. Si revanche il y a, elle se fait de façon prudente, et la force de cette réécriture est dans sa capacité à figurer la texture de cette voix – ses hésitations, ses vacillations – et à l’accueillir dans sa vulnérabilité même. Si revanche il y a, elle est à trouver dans la capacité de réflexion de ce personnage-narratrice et dans son usage du métadiscours. Ismène n’est pas dupe des mécanismes qui président à l’oubli ou, au contraire, à la réputation sulfureuse d’un personnage féminin – ou d’une femme. Elle sait que le public venu l’écouter veut surtout entendre parler de sa sœur et qu’on ne se « [met] à parler d’[elle] » que lorsqu’il est question de sexe. Et si sa parole de témoin, de « sœur de » se cherche, cette sœur pâle, restée à l’écart de l’action tragique, est aussi la seule à être en mesure de devenir narratrice, et de transmuer en récit réflexif ce que la tragédie épuisait en agôn destructeur. C’est là peut-être la plus belle revanche de la sœur pâle, de la survivante – et peut-être la seule possible.


Notes

[1]Anouilh Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946, p. 10 et 17 pour « ses bouclettes et ses rubans ». La réflexion présentée ici s’inscrit dans le cadre de mes recherches doctorales sur le personnage d’Ismène dans la littérature et le théâtre contemporains, menées à l’Université de Genève.

[2]Steiner George, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986 [1984], p. 160.

[3]« She’s the blond, hollow one » (Steiner George, Antigones. How the Antigone Legend has endured in Western Literature, Art and Thought, New Haven/London, Yale University Press, 1984, p. 144).

[4]O’Rourke Chris, « Ever the Bridesmaid », The Arts Review. [En ligne] 6 novembre 2019 [4 mai 2022]. https://www.theartsreview.com/single-post/2019/11/06/Pale-Sister

[5]La blondeur, que l’étymologie fait remonter au latin blandus (charmant), connote la pâleur, mais aussi la fadeur (blandus a aussi donné l’adjectif anglais bland : « fade », « sans goût », « insipide »). V. Warner Marina, From the Beast to the Blonde. On Fairy Tales and Their Tellers, Londres, Chatto & Windus, 1994, p. 362.

[6]Anouilh Jean, op. cit., p. 9.

[7]V., par exemple, Antigone de Marie Euphrosyne Spartali Stillman, peintre préraphaélite de la seconde moitié du 19e siècle (non daté), Antigone and Ismene, attribué à Thomas Armstrong (1835-1911), ou encore Ödipus verurteilt Polyneikes d’André-Marcel Baschet (1883).

[8]Pour une interprétation de la figure d’Ismène (tant dans l’hypotexte que dans les réécritures contemporaines) comme une figure de la relation, voire du care, v. Neeser Hever Cécile, « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », dans Gefen Alexandre & Oberhuber Andrea (sous la dir. de), Pour une littérature du care. Souci de l’autre, souci de soi et création, Fabula / Les colloques, [En ligne], 2022. http://www.fabula.org/colloques/document8271.php

[9]Pour un exemple récent, v. Nulle part en paix. Antigone (Nirgends in Friede. Antigone) de Darja Stocker (2015), une réécriture prenant pour toile de fond les Printemps arabes et la crise des réfugiés en Méditerranée. Trois « Antigones » y prennent la parole dans une énonciation chorale qui met en scène une sororité féministe et militante dont Ismène demeure exclue. Pour un survol des interprétations (théoriques) féministes de l’Antigone de Sophocle, v. Söderback Fanny (sous la dir. de), Feminist Readings of Antigone, Albany, State University of New York Press, 2010. L’ouvrage dirigé par Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), (Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010) fait quant à lui une place particulière aux réécritures d’écrivaines.

[10]C’est le titre de la dernière en date, le monologue de Colm Tóibín, Pale Sister, Oldcastle, The Gallery Press, 2019.

[11]Avec cette allusion au titre de la version française du film de Robert Luketic, La revanche d’une blonde (Legally Blonde, 2001), il s’agit de pointer vers les enjeux et les possibles de la réappropriation d’un stéréotype ou d’un récit enfermant dans une identité figée. Reese Witherspoon y incarne une jeune femme correspondant à première vue parfaitement au cliché de la blonde. Vêtue de rose des pieds à la tête, passionnée de cosmétique, elle prouve au cours du film, à la fois qu’elle peut être « autre chose » (en faisant de brillantes études de droit), mais aussi que la « blonde » détient un savoir spécifique qui ne devrait pas être méprisé (en résolvant un cas à l’aide de ses connaissances du processus chimique à l’œuvre dans une permanente). La « revanche » se situe ici entre réappropriation du cliché et émancipation.

[12]Vekemans Lot, Sœur de [Zus van], trad. du néerlandais par Alain Van Crugten, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions espaces 34, 2010 [2005]. Vekemans fait partie des dramaturges néerlandais.e.s contemporain.e.s les plus lu.e.s et joué.e.s à l’étranger. Zus van a notamment été traduit en allemand (trad. Eva Pieper), en français (trad. Alain Van Crugten), en afrikaans, (trad. Chrisna Beuke-Muir), en russe (trad. Irina Mikhaylova), en roumain (trad. Valentina Tírlea), en slovène (trad. Mateja Seliskar), et en anglais (Paul C. Evans). À ma connaissance, le monologue a été créé en français, en 2015 par le Krizo Théâtre d’Orléans, dans une mise en scène de Christophe Thébault, et avec la comédienne Ana Elle. La création s’est ensuite produite à Miami (2015) puis à New York (2016). Dans la suite du texte, les références à Sœur de seront indiquées dans le corps du texte, précédées de la mention SD.

[13]Steiner George, Les Antigones, op. cit., p. 161.

[14]Sophocle, Antigone, trad. Paul Mazon, introduction, notes et postface de Nicole Loraux, Paris, Les Belles-Lettres, 1997, p. 7. Les références à l’Antigone seront dorénavant indiquées entre parenthèses dans le corps du texte, précédées de la mention Ant.

[15]Iriarte Ana, « Ismène, Chrysothémis et leurs sœurs », dans Pirenne-Delforge Vinciane et Suárez de la Torre Emilio (sous la dir. de), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs, Liège, Presses universitaires de Liège, 2013, p. 4.

[16]Ibid., p. 5.

[17]Sur le comportement « peu féminin » d’Antigone, v. Winnington-Ingram R. P., « Sophocles and Women », Entretiens sur l’Antiquité classique, Sophocle, vol. 29, 1983, Genève, p. 233-257, notamment p. 241 sqq.

[18]Loraux Nicole, « La “belle mort” spartiate », dans Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 77-91.

[19]Vernant Jean-Pierre & Vidal-Naquet Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2005 [1988], p. 18. Sur cette question, v. aussi Johnson Patricia J., « Woman’s Third Face: A Psycho/Social Reconsideration of Sophocles’ Antigone », Arethusa, vol. 30, no 3, automne 1997, p. 369-398. DOI : https://doi.org/10.1353/are.1997.0016

[20]Irigaray Luce, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974, p. 272.

[21]Iriarte Ana, art. cit., p. 4.

[22]« Ismene is […] merely the average woman », écrit le classiciste britannique Richard Claverhouse Jebb (« Introduction », dans Sophocle, The Plays and Fragments. With Critical Notes, Commentary and Translation in English Prose, vol. 3 : The Antigone, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 [1888]. p. xxviii). Cette lecture d’Ismène comme incarnation d’une féminité conventionnelle est donc déjà ancienne.

[23]Ibid., p. 5.

[24]Ailleurs, Ismène raconte avoir, pendant des années, pris soin de Créon vieillissant, lui avoir « tenu compagnie », « apporté ses repas », et « souhaité la bonne nuit tous les soirs / jusqu’à sa mort » (SD, p. 42).

[25]Grimal Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, 6e éd, 1979, p. 238.

[26]À ce sujet, v. l’ouvrage fondamental de Jeremy Rosen, qui, à ma connaissance, est le premier à avoir identifié ces pratiques comme un genre distinct : Rosen Jeremy, Minor Characters Have Their Day, New York, Columbia University Press, 2017.

[27]J’ai proposé ailleurs une version synthétique de cette analyse discursive, afin de mettre en valeur une « stylistique du care » chez l’Ismène de Vekemans (Neeser Hever Cécile « Caring (about) Ismene : (r)écriture et care », art. cit.). Un article en anglais actuellement en cours d’élaboration l’envisage, à son tour, à travers le prisme de la minorité du personnage d’Ismène : Neeser Hever Cécile, « Minor Characters, Genre and Relationality : Antigone’s Sister in Contemporary Literature », dans Codina Núria & Vermeulen Pieter (sous la dir. de), Pluralizing the Minor : Forms, Figures, Circulation, Interventions (accepté sous réserve [en attente de l’acceptation du numéro spécial]), 2023.

[28]Dupriez Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, 10/18, 1984, p. 85.

[29]Ibid., p. 211.

[30]Ibid., p. 460.

[31]La traduction française d’Alain Van Crugten laisse entendre que la soumission à l’attente du spectateur/lecteur se formule en des termes genrés. Pourtant, l’original porte « ieder mens wil wat » (Vekemans Lot, Zus van, 2005, document transmis par l’auteure). Or en néerlandais « mens » n’a pas de connotation genrée. Comme l’allemand « Mensch », il désigne l’humain plutôt que l’homme et serait ici plus justement traduit par « tout le monde veut quelque chose ».

[32]Grimal Pierre, The Concise Dictionary of Classical Mythology, Pierre Grimal & Stephen Kershaw (sous la dir. de), Londres & New York, Penguin Books, 1991, p. 445.

[33]Salazar Fortunato, « Did Translators of Sophocles Silence Ismene Because of Her Sexual History ? », Electric Literature. [En ligne]. 31 juillet 2018 [consulté le 26 avril 2022]. https://electricliterature.com/did-translators-of-sophocles-silence-ismene-because-of-her-sexual-history/

[34]Harder Ruth Elisabeth, « Ismene », dans Cancik Hubert & Schneider Helmuth (sous la dir. de), Brill’s New Pauly, Antiquity volumes. [En ligne] 2006 [consulté le 16 mai 2022]. http://dx.doi.org/10.1163/1574-9347_bnp_e528040

[35]Grimal Pierre, op. cit., p. 238.

[36]« Ismene survives vividly thanks to the preservation of the incident that blends sex and death » (Salazar Fortunato, art. cit. [je traduis])

[37]« Rather, the promiscuous blonde is portrayed as engaging in sex as an automaton – a technical, automatic sex machine. Sex is never part of an ongoing relationship that includes any hint of pleasure, will, subjectivity, or agency. The blonde is not characterized even as a nymphomaniac who can’t get enough sex because she enjoys it so much. Rather, this is what she does and what she is – a sex machine. Many of the jokes characterize the blonde as having so much sex that she is incapable of closing her legs » (Shifman Limor & Lemish Dafna, « Virtually Blonde. Blonde Jokes in the Global Age and Postfeminist Discourse », dans Ross Karen (sous la dir. de), The Handbook of Gender, Sex, and Media, Chichester, Wiley Blackwell, 2012, p. 95 [je traduis et souligne]). Si le répertoire des « Dumb-Blonde Jokes » est particulièrement explicite – et répétitif – à ce sujet, « [l]’association de la blondeur à la sexualité débridée est […] ancienne. Au quatrième siècle avant J.-C., le dramaturge Ménandre déclarait : “Une femme chaste ne devrait pas teindre ses cheveux en jaune” » (« The association of blondness with promiscuous sexuality is […] ancient. In the fourth century b.c., the playwright Menander suggested that “A chaste woman ought not to dye her hair yellow” » (Oring, Elliott, « Blond Ambitions and Other Signs of the Times », dans Engaging Humor, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 2003, p. 64 [je traduis]).

[38]Pour une analyse du rejet du tragique et du recours à un modèle d’héroïsme proprement féminin inspiré des canons du film d’horreur dans Ismene de Jeremy Menekseoglu, v. Neeser Hever Cécile, « De-Marginalizing Antigone’s Sister: A Postmodern Take on Tragedy », dans Bollig Barbara (sous la dir. de), Mythos & Postmoderne. Mythostransformation & mythische Frauen in zeitgenössischen Texten, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2022, p. 103-118.


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Déconstruction d’Œdipe Roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien

Deconstruction of Oedipus Tyrannus and Construction of Identity: the Performative Speech of Michèle Fabien’s Jocasta

Présentation de l’autrice

Cassandre MARTIGNY

Cassandre Martigny est agrégée de Lettres classiques et doctorante contractuelle à Sorbonne Université en Littérature française et comparée (CRLC). Sa thèse, « Devenir Jocaste : naissances et renaissances du personnage, de l’Antiquité à nos jours », est codirigée par Véronique Gély et Marie-Pierre Noël.

cassandre.martigny@gmail.com

Pour citer cet article : Martigny, Cassandre, « Déconstruction d’Œdipe roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/26/deconstruction-doedipe-roi-et-construction-identitaire-la-parole-performative-de-la-jocaste-de-michele-fabien/

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Résumés

Le but de cet article est d’analyser la façon dont Jocaste, personnage dans l’ombre d’Œdipe dans la tragédie Œdipe roi de Sophocle, devient la protagoniste dans le monologue Jocaste de Michèle Fabien (1981). Ce changement de point de vue implique une relecture du texte antique et une réélaboration du mythe œdipien qui s’enrichit de nouvelles perspectives liées à la mutation des mentalités sur la condition féminine. Grâce à une parole performative, Jocaste déconstruit la tragédie antique pour s’affirmer en tant que sujet. Après avoir analysé les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude et des mouvements féministes, on montrera de quelle manière Jocaste remet en cause l’histoire véhiculée par Œdipe Roi et ses réécritures, en surmontant les épreuves qui ont marqué la destinée d’Œdipe. Sa quête identitaire fait advenir une Jocaste postmoderne qui affirme son désir et qui trouve dans le théâtre un espace de libération et de renouvellement.

The aim of this paper is to analyse in which way Jocasta, a character in the shadow of Oedipus in Sophocles’ tragedy Oedipus Tyrannus, becomes the protagonist in Michèle Fabien’s monologue Jocasta (1981). This change of viewpoint implies a rereading of the ancient text and a re-elaboration of the Oedipal myth, which is enriched by new prospects linked to the changing mentalities about women’s condition. Thanks to a performative speech, Jocasta deconstructs the ancient tragedy to assert herself as a subject. After analysing the issues at stake in Jocasta’s quest for identity in the age of Belgativity and feminist movements, we will show how Jocasta challenges the history conveyed by Oedipus Tyrannus and its rewritings, by overcoming the trials which left their mark on Oedipus’ destiny. Her quest for identity brings about a postmodern Jocasta who affirms her desire and finds in theatre a place for liberation and renewal.

Mots-clés

Littérature comparée – mythe – Jocaste – Œdipe Roi – réécriture – féminisme

Comparative Literature – Myth – Jocasta – Oedipus Tyrannus– Rewriting – Feminism


Sommaire

Introduction

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue
1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude
1.2 Sortir du silence : la quête de soi

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi
2.1 Le suicide pour renaître
2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir

Conclusion : Le théâtre comme utopie
Notes
Bibliographie

Introduction

Jocaste est longtemps restée muette, renvoyée au silence qui se referme sur elle à la fin de l’Œdipe Roi de Sophocle, tragédie représentée entre 429 et 425 avant notre ère. Sous l’impulsion des mouvements et critiques féministes qui s’épanouissent en France dans les années 1970-1980, elle devient la protagoniste d’œuvres qui remettent en cause les idées reçues sur l’histoire œdipienne et ses interprétations, véhiculées par la tradition littéraire et la psychanalyse[1]. C’est dans ce contexte que Michèle Fabien écrit sa première pièce, Jocaste, représentée le 29 septembre 1981 à Bruxelles par l’Ensemble Théâtral Mobile, dans une mise en scène de Marc Liebens.

Seul personnage de la pièce, Jocaste prend la parole dans un long monologue. La dramaturge explique ce choix :

[…] je n’ai jamais pu imaginer [Jocaste] en grande conversation avec qui que ce soit : il me semblait au contraire qu’ayant été lâchée par tout le monde, y compris les auteurs dramatiques qui après Sophocle ont écrit des Œdipe, mais pas des Jocaste, elle ne pouvait être que seule en scène[2].

Cette forme théâtrale, héritée des performances plasticiennes de militantes féministes, accompagne le renouvellement dramaturgique des années 1970-1980. Des femmes, se fondant sur le récit d’expériences singulières, s’approprient le monologue pour faire entendre des méditations intérieures et mettre en scène leur corps[3]. Ce faisant, elles cherchent à se redéfinir comme sujet en l’absence de l’autre. C’est également dans ce but que Jocaste doit se raconter : « le dialogue ne peut plus être qu’à l’intérieur d’elle-même, écrit Michèle Fabien, elle doit faire son théâtre à elle toute seule[4]. » En faisant d’elle l’unique protagoniste de la pièce, la dramaturge change de perspective par rapport aux autres réélaborations d’Œdipe Roi de Sophocle et propose ainsi une « révision » (« re-vision ») du texte antique[5] : elle réécrit la tragédie du point de vue du personnage féminin pour remettre en cause ses réinterprétations patriarcales[6]. Ce décentrement donne lieu à une relecture politique du mythe d’Œdipe.  « Jocaste se tait depuis si longtemps[7] » : cette exclamation du personnage dans la pièce est aussi celle de la dramaturge belge qui exprime la nécessité de redonner une voix à Jocaste, longtemps considérée « comme le symbole de la femme castratrice qui encourage Œdipe, le prototype de l’intellectuel, à abandonner sa quête de la vérité[8] ». En faisant entendre les voix de Jocaste, mais aussi de Déjanire ou de Cassandre dans ses pièces ultérieures[9], M. Fabien fait représenter d’autres versions possibles des mythes qui ne sont jamais figés mais qui se fabriquent et se réélaborent au sein des œuvres de fiction[10]. Le monologue de Jocaste réinterprète le mythe d’Œdipe pour réactualiser son sens et sa portée. Il se présente comme une véritable quête identitaire où le personnage affirme son existence. « Je m’appelle Jocaste[11] » : cette déclaration ouvre et referme la pièce. Entre-temps, le lectorat/public assiste à la transformation du personnage : « de l’antique à la moderne, de la mère à la femme, une autre Jocaste est advenue », selon M. Fabien[12]. La construction identitaire de Jocaste passe par une parole performative, une parole qui réalise une action par le fait même de son énonciation. En effet, la protagoniste, en s’appropriant Œdipe Roi, déconstruit les images véhiculées par la tragédie mais aussi par ses réécritures et réinterprétations, en littérature et en psychanalyse, pour faire advenir une Jocaste postmoderne, sujet de son désir et de sa destinée.

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue

« Qui est Jocaste[13] » : cette question sur laquelle s’ouvre le monologue de Jocaste constitue toute l’intrigue de la pièce. L’importance du nom révèle l’aliénation du personnage, dépossédé de lui-même par tous les discours qui ont forgé son identité. « Ni reine, ni veuve, ni épouse, ni mère[14] », Jocaste, qui ne peut au début de la pièce se penser que par la négative, tente de se redéfinir en dehors des images traditionnelles ou de ses statuts sociaux. Les notions d’altérité et d’identité sont au cœur de son discours et reflètent les problématiques contemporaines à la mise en scène de la pièce en 1981. Les années 1970-1980 sont marquées par les mouvements de la belgitude et de la libération des femmes, qui visent à faire entendre la voix des oublié(e)s de l’Histoire.

1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude

La question de l’« identité en creux » occupe une place importante dans la littérature belge qui, dès sa naissance, a vécu de manière problématique la confrontation avec le modèle français[15]. L’interrogation identitaire des Belges, conscients de participer et d’appartenir aux cultures européennes et de devoir sortir du monopole français, donne lieu au mouvement littéraire de la belgitude, proclamée par Pierre Mertens et Claude Javeau à la fin de l’année 1976. C’est dans l’écriture dramatique que s’exprime le plus cette volonté de trouver une identité propre[16]. Michèle Fabien joue un rôle majeur dans l’avènement d’un nouveau théâtre, à la croisée du littéraire et du politique, et entreprend un travail important d’adaptation d’œuvres[17]. Bien qu’elle ne propose pas une réflexion directe sur la situation politique de son pays dans son théâtre, elle pose la question de l’altérité. Sa pièce Jocaste répond aux enjeux de la belgitude, en montrant la nécessité de « dire le sujet barré par la tradition historique[18] » et de chercher des formes d’existence nouvelles.

1.2 Sortir du silence : la quête de soi

Comme le souligne Marc Quaghebeur, les problématiques identitaires auxquelles sont confrontés les autrices et auteurs de la belgitude rejoignent les revendications portées par les mouvements féministes[19]. Des femmes s’insurgent pour reprendre possession de leurs corps et devenir sujets de discours et d’actions[20]. Elles veulent parler en leur nom, de la même manière que Jocaste, dans le monologue de M. Fabien, cherche à retrouver celle qu’elle est en allant « chercher Jocaste qui n’est plus que son nom[21] ». La dissociation du « je » et du « elle », la fragmentation du « moi », est due aux nombreuses réélaborations de l’histoire antique qui ont dépossédé Jocaste de son être et de sa parole, en la maintenant dans l’ombre d’Œdipe ou en réinterprétant ses silences dans Œdipe Roi pour faire d’elle une figure monstrueuse[22] ou une énigme[23]. La protagoniste « étouffe dans ce silence[24] » auquel elle a longtemps été reléguée, en tant que personnage féminin uniquement pensé par des hommes. Or, elle est bien consciente du pouvoir performatif des mots : « il y a des mots qui tuent », pas seulement des mots mais aussi « des images qui sortent des mots, prennent des formes tortueuses, comme des goules[25] ». Jocaste subvertit ici une imaginaire masculin, celui de la goule, vampire féminin qui cristallise toutes les angoisses autour de la sexualité féminine et de la mort, pour mettre en exergue le caractère mortifère de la parole des hommes, une parole qui « tue », « enferme », et jamais « ne s’endigue[26] ». Après que Créon a révélé que la peste ne pouvait prendre fin qu’avec la vengeance du meurtre de Laïos, Jocaste, incapable de soutenir le discours du masculin, se tait : « une bouche se tord dont aucun cri ne s’échappe. La mienne[27] ». Le mutisme de la Jocaste antique entraîne une inaction que la Jocaste moderne ne comprend pas : « Que fait Jocaste[28] ». Elle porte alors un regard critique sur la Jocaste antique et questionne cette passivité imposée par l’histoire et le discours masculin. Marcelle Marini a montré le fondement patriarcal du mythe d’Œdipe dans son article « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent[29] ». Elle y dénonce la « métamorphose » systématique des femmes en mères[30] et les discours psychanalytiques de Freud et de Lacan qui ont entériné cette assignation[31]. « Le complexe d’Œdipe » renvoie Jocaste, l’épouse-mère, à ses liens au fils et au mari et nie le désir féminin. Jocaste « du temps du complexe tente de renouer avec la Jocaste d’avant le complexe[32] » à travers une parole performative qui déconstruise les interprétations présentes et passées qui ont forgé son histoire.

M. Fabien redonne alors une voix à celle qui s’est tue et qui meurt en silence pour qu’elle puisse directement interpeller les spectateurs et sans doute aussi les auteurs qui l’ont confinée à ses différents rôles : « Vas-y, maintenant, pose-la ta question » ; « Demande ! Aujourd’hui, Jocaste peut répondre[33] ».

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi

À travers un dialogue fictif avec le musicien sur scène, avec Œdipe, avec le public, mais aussi avec elle-même[34], Jocaste tente de se reconnaître. Elle fait référence à la longue tradition littéraire qui a forgé un mythe de Jocaste, dans un commentaire métalittéraire : « Viens, toi, viens près de moi, écoute, je suis Jocaste, je parle. Il m’a paru si long le chemin pour arriver ici, si difficile, aussi, pourtant je n’ai pas mal[35] ». « Écoute », « je parle » : ces deux verbes sont essentiels pour que Jocaste puisse affirmer un « je » qui témoigne de son emprise sur les événements. Il est significatif que sur les cinq scènes qui composent la pièce, quatre portent son nom : « 1- Jocaste la pendue », « 2- La peste de Jocaste », « 3- Jocaste : scène primitive et révélation », « 4- L’énigme de Jocaste ». Ces titres, dont on analysera la richesse sémantique, montrent que Jocaste se réapproprie les moments marquants de l’histoire d’Œdipe – la résolution de l’énigme de la Sphinx, la peste qui frappe le royaume de Thèbes et la révélation de son mariage incestueux – pour repenser sa propre histoire. Elle parcourt ainsi toutes les étapes de sa destinée pour s’affirmer en tant que sujet.

2.1 Le suicide pour renaître

À cause de la fatalité tragique, mais aussi de la tradition mythique, Jocaste est consciente qu’elle « doit se tuer[36] ». La familiarité populaire du titre de la première partie, « Jocaste la pendue », condamne le personnage au silence et le fige dans son destin tragique. C’est pourquoi, dans sa recherche d’elle-même, Jocaste commence paradoxalement par son suicide, comme Ophélie dans la pièce Die Hamletmaschine de l’écrivain allemand Heiner Müller, adaptée par M. Fabien en 1979 (Hamlet Machine), deux ans avant la mise en scène de Jocaste. Dans une lettre envoyée au critique théâtral Bernard Dort, elle propose de voir en Ophélie une figure paradigmatique du féminin, contrainte de lutter contre une représentation qui lui a été imposée au cours de l’Histoire[37]. Comme Ophélie, la Jocaste moderne ne peut plus jouer « la suicidée » et tente « de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer[38] ». Les paroles de Jocaste font écho à celles d’Ophélie[39] mais aussi à celles du messager d’Œdipe Roi de Sophocle. M. Fabien reprend la traduction de la tragédie attique par Robert Pignarre pour l’éditeur Garnier, tout en la modifiant pour ajouter un supplément de sens[40]. Par exemple, dans la traduction, l’apparition d’Œdipe fait oublier la mort de Jocaste parce que les spectateurs sont captivés par ses malheurs[41] ; dans le monologue de M. Fabien, c’est parce qu’Œdipe est un homme qu’il relègue dans l’ombre le personnage de l’épouse-mère. Jocaste se déclare alors « transparente […] pour cause d’apparition de Roi, de Mari, de Fils[42] ». Au moment de son énucléation, Œdipe « crie que ses yeux ne verront plus sa misère[43] » dans la traduction ; dans la réécriture de M. Fabien, c’est la mère que les prunelles du fils-époux ne veulent plus voir[44]. Par ce changement significatif, la dramaturge montre que la mère est annihilée par son fils. L’équivalence entre « misère » et « mère » fait également d’elle la responsable de tous les maux. Elle incarne les malheurs qui frappent Thèbes, la souillure qui doit être éradiquée, comme en témoigne le titre de la deuxième partie, « La peste de Jocaste ». « Transparente », la reine de Thèbes disparaît sans le regard d’autrui mais aussi dans cette image d’éternelle coupable. La voix et le corps de Jocaste, « refoulé[s][45] » par Œdipe, réapparaissent lorsqu’elle se regarde dans le miroir à la fin de la première partie. Rendue à elle-même, Jocaste se reconnaît comme sujet[46]. Elle prend alors le poignard, non pour renoncer à la vie mais pour renaître en anéantissant tout ce qui la définit :

Je vais tuer la reine de Thèbes.
Je vais tuer la mère qui exposa Œdipe.
Je vais tuer la Reine qui le fit Roi et père de ses sœurs, de ses frères[47].

À travers l’anaphore « je vais tuer », Jocaste vise la somme des réélaborations et réinterprétations d’Œdipe Roi qui ont fait d’elle l’éternelle mère coupable.

2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

Afin de (re)trouver son identité, Jocaste se réapproprie le discours mythique et surmonte les mêmes épreuves qui ont jalonné la quête identitaire d’Œdipe. Elle tente de résoudre la question de la peste en s’offrant comme victime sacrificielle, comme pharmakos (φαρμακός), pour expulser de Thèbes la souillure mais aussi, métaphoriquement, chasser d’elle-même tout ce qui la caractérise. Dans Œdipe Roi, c’est Œdipe qui intériorise le mal Thèbes : à la fin de la tragédie, son corps et ses yeux ensanglantés exhibent le nosos (νόσος), la maladie qu’il porte en lui et qui contamine l’ensemble de la cité[48], tandis que Jocaste disparaît dans la chambre nuptiale. Dans le monologue de Michèle Fabien, c’est elle, la reine de Thèbes, qui, à l’image de la cité qu’elle gouverne, est un « gigantesque bubon qui éclate[49] ». Durant toute cette séquence, Jocaste recourt au lexique de l’expulsion et de la parturition pour arracher d’elle-même la « terreur » et l’« horreur »[50]. La dimension maternelle du corps féminin est privilégiée pour rappeler le crime commis par Jocaste, l’inceste, et montrer sa sexualité monstrueuse. Le ventre de Jocaste « se crispe » et « se relâche » afin de « vomir » ce qui la meurtrit, de rejeter précisément par la bouche tous les discours aliénants et destructeurs dont elle a été l’objet. Ce n’est plus Œdipe mais elle qui passe alors par tous les affres de l’anéantissement pour reprendre vie[51].

Dans la quatrième partie, Jocaste parachève sa construction identitaire en donnant sa propre réponse à l’énigme de la Sphinx. La reine de Thèbes qui est objet de l’épreuve dans le mythe, la récompense promise au vainqueur du monstre et remportée par Œdipe, en devient le sujet dans le monologue de M. Fabien. La rencontre avec la Sphinx ne consacre plus la victoire d’Œdipe le conquérant[52] mais devient pour Jocaste une étape essentielle à sa conquête d’elle-même. Dans l’un de ses manuscrits, la dramaturge explique que cette épreuve, qui permet au héros de se révéler comme tel n’est jamais donnée aux femmes. Elle ajoute que Jocaste, en accédant enfin à la parole doit elle aussi accéder au Sphinx mais relativement puisque le rôle de la « bête chanteuse[53] » est tenu par un musicien, un homme qui reste muet car, comme l’explique la dramaturge, « c’est bien là le problème de Jocaste : personne ne lui pose d’énigme, elle ne bénéficie pas, elle d’un “révélateur”[54] ». C’est donc à elle seule dans ce monologue de formuler l’énigme et sa réponse. Les deux figures, marquées par la même horreur absolue, se superposent : Œdipe s’aveugle lorsqu’il découvre le corps de Jocaste pendue et s’enfuit de la chambre en criant ; il hurle la réponse à l’énigme et détourne les yeux du cadavre de la Sphinx[55]. Il refuse à ces deux figures toute forme d’échange, les renvoyant ainsi à leur altérité. « L’énigme de Jocaste », qui donne son nom à cette section, c’est aussi celle construite par les discours psychanalytiques, notamment ceux de Freud, qui ont contribué à l’essentialisation du féminin en l’associant constamment à un « continent noir[56] » ou à une « énigme » (Rätsel) à résoudre[57]. Pour lutter contre cette aliénation et cet effacement, Jocaste force un allocutaire fictif – Œdipe mais peut-être aussi le public, témoin et complice de cet anéantissement du personnage, aussi bien dans Œdipe Roi que dans ses réinterprétations – à la regarder et à l’entendre, en se réappropriant l’énigme de la Sphinx :

Toi, le vainqueur de la Sphinx, toi qui as répondu à la question… Quel est l’animal qui… C’est l’homme !
Eh bien moi, je suis la femme, la femme, tu entends, la femme du ventre de laquelle tu es sorti[58].

« Je m’appelle Jocaste », affirme alors pour la seconde fois le personnage, comme pour signifier la fin de sa quête identitaire, marquée par sa renaissance en tant que femme. Ce cri d’affirmation de soi ne signifie cependant pas la fin de l’aliénation. En revendiquant son « ventre », Jocaste détourne le stigmate, se libère du poids de la culpabilité, tout en réaffirmant sa condition maternelle comme essentielle : elle ne parvient pas à se redéfinir en dehors de l’assimilation femme / mère forgée par les discours psychanalytiques. Pour mettre fin à un langage qui tue, Jocaste doit elle-même faire advenir une langue libératrice.

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir[59]

En devenant sujet du discours, Jocaste cherche à trouver son propre langage, celui qui abolit la rhétorique humaniste classique pour exposer l’intime et la sexualité, se faisant ainsi la porte-parole des réflexions portées par des féministes qui, dans les années 1970, s’interrogent sur le pouvoir des mots pour mieux subvertir l’écriture traditionnelle. On perçoit notamment dans le monologue l’influence des théories d’Hélène Cixous dont l’opéra Le Nom d’Œdipe. Chant du corps interdit (1978) constitue l’une des sources possibles de Jocaste[60]. Celle-ci soutient « sans équivoque qu’il existe des écritures marquées » et que « l’écriture masculine », la plus couramment répandue, a produit « le refoulement de la femme », sa mise à mort symbolique[61]. Dans La Jeune Née[62] puis Le Rire de la Méduse[63], elle revendique une « écriture féminine » grâce à laquelle les femmes puissent reconquérir dans un même mouvement l’écriture et le corps, dont elles se sont vues dépossédées[64]. Cette écriture est revendiquée par les tenantes d’une tendance du féminisme rétrospectivement qualifiée de « différentialiste » et accusée d’essentialisme par les représentantes d’un féminisme « matérialiste[65] ». Elle vise à renégocier l’héritage psychanalytique freudien[66] et à subvertir un « système phallocentrique » en travaillant dans la langue une « différence » : celle du rapport du sujet écrivant à l’écriture mais aussi du rapport de l’écriture au corps dans sa dimension sexuée[67].

Comme l’explique Dominique Ninanne, la pièce de M. Fabien « fait surgir un lien entre la mise à mort de Jocaste par le “tu” masculin et celle qui est l’œuvre des mots et des images – mise à mort par un langage phallique[68] ». Jocaste, qui « n’a pas d’image[69] », est en quête d’elle-même, en quête aussi d’un langage qui puisse lui redonner un corps. Longtemps occulté, caché dans les silences d’Œdipe Roi, celui-ci est exhibé dans sa nudité à la fin de la pièce. Jocaste retire sa robe et son écharpe, une manière de faire oublier l’image de « la pendue », mais aussi de revendiquer une démarche transgressive, héritée de la performance plasticienne et reprise dans le théâtre féministe des années 1970-1980[70]. Dans un dialogue entre le politique et le poétique, les femmes prennent leur corps comme outil premier de création pour le libérer des représentations réductrices, notamment celles qui l’associent à une matrice reproductrice, et imposer leur vision propre. Traditionnellement au théâtre le corps des femmes est obscène : sa représentation sur la scène contemporaine permet à l’objet de devenir sujet, de subvertir les rôles et de dénoncer la norme dans la supposée nature[71]. Le corps de Jocaste est d’autant plus frappé d’interdit qu’il incarne le tabou de l’inceste. La protagoniste outrepasse ainsi toute règle morale en montrant le corps de l’épouse-mère qu’Œdipe n’a pas voulu voir : « Mes mains descendent le long de mon corps nu, car je suis nue, Œdipe, n’oublie pas[72] ». La situation a changé par rapport à la première partie de la pièce où Jocaste, reprenant les mots du messager d’Œdipe Roi, laissait dans l’ombre son corps pour n’évoquer que le geste de mutilation d’Œdipe et ses cris. Le personnage contemporain donne enfin à voir celle qui représentait la souillure et l’horreur pour sortir de cette identification. L’exhibition du corps interdit passe aussi par un langage du désir qui se fait entendre dès le début du monologue :

Mes cheveux, tant de fois caressés.
Mes pommettes, rougies par le désir.
Mes bras, qui s’accrochèrent aux épaules de Laïos.
Mes mains, qui caressèrent ses cuisses.
Mes seins, qui se gonflèrent du désir de son corps.
Mon ventre, qui porta les enfants de mon fils.
Mes cuisses, qui s’ouvrirent aux hanches de mon fils[73]

Grâce aux déterminants possessifs, le personnage se réapproprie son corps, un corps sujet de l’action qui possède bien plus qu’il n’est possédé. C’est une différence notable par rapport au discours idéologique qui réduit le corps du personnage à son rôle de matrice, et donc à l’« antre », au « trou » ou au « ventre[74] ». Toutefois, les verbes choisis par la protagoniste relativisent quelque peu cet apparent triomphe, en soulignant aussi sa vulnérabilité, sa passivité par rapport à l’homme (« caressés ») ou aux émotions qu’elle ressent (« rougies »). De plus, à travers cette énumération, le corps de Jocaste apparaît comme fragmenté, morcelé, comme dans les blasons de la poésie amoureuse du xvie siècle. En consacrant ainsi l’autonomie des parties les plus sexuelles de son anatomie, Jocaste ne se départit pas d’une vision classique du corps féminin.

Le personnage explore son désir et son plaisir, étouffés dans les silences d’Œdipe Roi, à travers un langage qui reconduit aussi des représentations traditionnelles de la sexualité féminine. C’est très visible dans la manière dont Jocaste associe constamment corps de la femme et corps de la mère, révélant ainsi l’influence des théories du féminisme dit différentialiste qui lie la spécificité d’une « autre langue » à la spécificité du corps « féminin ». Lorsque le personnage affirme qu’« on ne regarde pas sa mère quand elle est une femme » et qu’« on ne regarde plus sa femme quand elle est sa mère[75] », il ne se réfère pas seulement au tabou de l’inceste : le chiasme et le pronom impersonnel « on » soulignent l’exclusion générale de la féminité par la maternité. Pour lutter contre cette inévitable dissociation, la protagoniste réaffirme sans cesse sa condition de mère comme preuve de sa féminité. Dans la citation donnée plus haut, le dernier vers est ambigu, pouvant tout aussi bien renvoyer à un coït qu’à un accouchement. En effet, Jocaste refuse de séparer le corps de la mère et celui l’amante, quitte à clamer haut et fort son désir scandaleux pour son fils à la fin de la pièce[76]. Ce faisant, elle reconduit aussi l’assimilation femme / mère, consacrée par le discours psychanalytique. Le personnage ne parvient donc pas totalement à s’émanciper des mots et du regard d’autrui : lorsqu’elle donne l’ordre à Œdipe mais aussi au public de la regarder, elle, la femme[77], elle revendique son existence, tout en se définissant comme objet et non comme sujet qui voit et regarde.

Conclusion : Le théâtre comme utopie

L’espace théâtral est un espace de libération et de renouvellement où tous ceux « qui ont été condamnés au silence ou à l’oubli par l’Histoire – peuvent prendre la parole[78] », un espace utopique, selon le titre de la dernière scène de Jocaste, « Utopie au théâtre », un « non lieu » ou plutôt un « espace vide » dans lequel tout est possible. Dans le contexte d’une crise identitaire généralisée, mise en évidence par le mouvement de la belgitude et les revendications féministes, l’héroïne du monologue de M. Fabien fait advenir la Jocaste postmoderne en retrouvant celle qui est derrière son nom, celle qui est perdue dans le labyrinthe de ses représentations. Entre les deux affirmations « Je m’appelle Jocaste », la protagoniste s’est affirmée comme sujet de sa propre enquête et quête : en recomposant Œdipe Roi et son passé, elle s’est délivrée du poids de la culpabilité et s’est redéfinie comme femme grâce à un langage du corps et du désir qui admette l’existence d’un « nous[79] », de mots qui rassemblent au lieu de diviser et de détruire. Elle a tenté de s’affranchir de la logique patriarcale mais n’y est cependant pas totalement parvenue. Bien qu’elle s’affirme comme sujet au théâtre en agissant véritablement par la parole, elle reste aussi objet, objet des regards et de discours aliénants dont elle ne parvient pas à s’émanciper, en témoigne la façon dont elle définit sa féminité par sa maternité.


Notes

[1] En psychanalyse, voir Olivier Christiane, Les Enfants de Jocaste, Paris, Denoël/Gonthier, 1980 ; en littérature, Cixous Hélène, Le Nom d’Œdipe, chant du corps interdit, Paris, Éditions des femmes, 1978.

[2] Fabien Michèle, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 45.

[3] Robert Lucie, « Dire ses propres mots : le monologue au féminin », dans Françoise Dubord, Françoise Heulot-Petit (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, [En ligne] https://books.openedition.org/pur/64917?lang=fr (consulté le 13/12/2022).

[4] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 57.

[5] On s’appuie sur la définition de « Re-Vision » de Rich Adrienne, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », College English, vol. 34, n° 1, 1972, p. 18 : « the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction » ; « le fait de regarder en arrière, de voir avec un regard neuf, d’entrer dans un texte ancien à partir d’une nouvelle perspective critique ».

[6] Nous reprenons la définition de « patriarcat » donnée par Bereni Laure, Chauvin Sébastien et alii, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012, p. 31 : « Système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille. Les féministes insistent en particulier sur les aspects politiques – et non naturels – de cette oppression ».

[7] M. Fabien, Jocaste, Bruxelles, Espace nord, 2018, p. 40. Édition de référence.

[8] Fabien Michèle et Diaz Claire, « Jocaste parle, Jocaste naît, enfin déculpabilisée », La Nouvelle Libre Culture, 29 septembre 1995.

[9] Leontaridou Dora, « Réécriture des mythes par Michèle Fabien : la valorisation de l’élément féminin », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 94, fasc. 3, 2016, p. 737-754.

[10] Gély Véronique, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Bibliothèque comparatiste (SFLGC), 2006.

[11] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 7 et 43.

[12] M. Fabien, « Il n’y a pas que les vampires qui ne se reflètent pas dans les glaces », Alternatives théâtres, n° 51, 1999, p. 23.

[13] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 10.

[14] Ibid., p. 7.

[15] Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », Interfrancophonies, n° 10, 2019.

[16] Quaghebeur Marc, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », dans Chikhi Beïda (sous la dir. de), Passerelles francophones : pour un nouvel espace d’interprétation. Vol. I, Europe et Québec, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2000, p. 68 : « L’écriture dramatique moderne constitue un lieu où actualiser par excellence la sensation d’illusion, de non-lieu ou de hors-lieu qu’éprouvent les Belges à l’égard de l’Histoire et de leur histoire. »

[17] Avec Marc Liebens, elle est à l’origine d’un premier événement essentiel de l’histoire théâtrale des années 1970 en Belgique francophone : la réécriture de Conversation en Wallonie de Jean Louvet. Elle adapte également les Bons Offices de Pierre Mertens, le co-inventeur de la belgitude, et met en scène Œdipe sur la route de Henry Bauchau.

[18] M. Quaghebeur, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », op. cit., p. 75.

[19] M. Quaghebeur, « Au creuset du moderne, du politique et du soi : la belgitude », dans Quaghebeur Marc, Zbierska-Moscicka Judyta (sous la dir. de), Entre belgitude et postmodernité : textes, thèmes et styles, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 67 : « La position des femmes dans la société n’est pas, à différents égards, sans rapport métaphorique avec la situation littéraire francophone belge vis-à-vis de la France, à l’intériorisation d’un schéma de sujétion ou d’assimilation, mais aussi d’une autre façon d’inscrire et d’écrire l’Histoire. Les hommes de la génération de la belgitude durent à la fois la réinscrire et la démythifier à partir de leurs critères, là où les femmes partaient d’une autre perception initiale de cette Histoire qui les avait toujours marginalisées ».

[20] Voir par exemple Rochefort Florence, Histoire mondiale des féminismes, Paris, « Que sais-je ? », 2018 et Riot-Sarcey Michèle, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2008 [2002].

[21] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 11.

[22] On pense notamment aux représentations du personnage dans Œdipe de Sénèque (ier siècle), Oedipus: a Tragedy de John Dryden et Nathaniel Lee (1679) ou encore à Œdipe ou les Trois Fils de Jocaste de La Tournelle (1730).

[23] Pour le traitement psychanalytique du personnage, voir infra : « 2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx ».

[24] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 21.

[25] Ibid., p. 19.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p.  23.

[29]Marini Marcelle, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », Didascalies, n° 1, Bruxelles, 1981, p. 54-62.

[30] Ibid., p. 61 : « Car ce n’est pas d’être la Jocaste du petit garçon qui nous glace. C’est le geste accompli par tout amant – tout homme – rencontré : quand, nous renvoyant, jeune femme amante, nouvelle Eurydice, dans le domaine des ombres, ils nous métamorphosent en leur mère. »

[31] Ibid., p.  61 : « Quel bénéfice inavoué reçoivent-ils de se faire éternels Œdipe ? Qu’est-ce qui pousse Freud à donner complaisamment la relation entre le fils et sa mère pour idéal de toute relation amoureuse et érotique ? et Lacan à affirmer, sans humour, que ‘‘la femme n’entre dans le rapport sexuel que quod matrem” ? »

[32] Ibid., p. 59.

[33] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[34] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives Théâtrales, n° 45, 1994, p. 47 : M. Fabien considère son texte comme un dialogue, entre un « elle », Jocaste l’antique, « celle qui autrefois s’est jugée avec les yeux du monde antique » et un « je », Jocaste la moderne, qui tente de « nommer en elle la femme et la mère ». Elle conclut que son texte est « une pièce à trois personnages : le protagoniste (Jocaste l’ancienne), l’antagoniste (Jocaste la nouvelle qui demande réconciliation) et le juge-témoin, le public ».

[35] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9-10.

[36] Ibid., p. 12 : « Je sais : Jocaste doit se tuer » ; p. 16 : « Maintenant, on attend qu’elle se tue. / Qui attend ? / Toi ?… »

[37] Dort Bernard et Fabien Michèle, « Tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? », Alternatives théâtrales, n° 3, 1980 ; cité par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », European Drama and Performance Studies, n° 10, 2018, p. 144.

[38] Propos tenus par Michèle Fabien dans le tapuscrit pour le programme de la création de Hamlet Machine par l’Ensemble Théâtral Mobile en novembre 1978 au Théâtre Élémentaire, inséré dans ETM 2 (périodique trimestriel, n° 1, 1978) : « Quelle est cette femme qui ne joue pas le jeu de la honte et de la souillure proposé par l’homme ? C’est une femme moderne qui ne peut plus jouer Ophélie, la suicidée, mais qui tente, aujourd’hui, de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer ».

[39] Müller Heiner, Hamlet-Machine, épreuves d’imprimerie annotées par Michèle Fabien (collection Marc Quaghebeur), cité dans Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », art. cit., p. 69 : « Je suis Ophélie. Que la rivière n’a pas gardée. La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme à l’overdose sur les lèvres de la neige la femme à la tête dans la cuisinière à gaz. Hier j’ai cessé de me tuer. Je suis seule avec mes seins, mes cuisses, mon ventre. Je démolis les instruments de ma captivité, la chaise la table le lit ».

[40] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, Paris, Librairie Garnier frères, 1947, p. 246-335. Les lignes suivantes reprennent des arguments proposés par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », art. cit., p. 131-147.

[41] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1252-1254, p. 321 : ὑφ᾽ οὗ / οὐκ ἦν τὸ κείνης ἐκθεάσασθαι κακόν, / ἀλλ᾽ εἰς ἐκεῖνον περιπολοῦντ᾽ ἐλεύσσομεν. « Ce n’est plus elle, dès lors, c’est lui dont le désespoir a captivé nos regards. »

[42] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[43] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1271-1272, p. 321 : αὐδῶν τοιαῦθ᾽, ὁθούνεκ᾽ οὐκ ὄψοιντό νιν / οὔθ᾽ οἷ᾽ ἔπασχεν οὔθ᾽ ὁποῖ᾽ ἔδρα κακά « et il crie que ses yeux ne verront plus sa misère et ne verront plus son crime ».

[44] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9 : « Et il crie que ses prunelles ne verront plus sa mère, et qu’elles ne verront plus son crime ».

[45] Bajomée Danielle, « La reine déchirée ou le dé-lire de l’origine », Didascalies, n° 1, 1981, p. 69 et sq.

[46] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 12 : « Je me regarde dans le miroir et je vois un visage que je ne connais pas, un corps neuf, jamais vu ».

[47] Ibid., p. 12.

[48] Sophocle, Œdipe Roi, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1997 [1958], v. 1293, p. 119, v. 1369-1415, p. 122-123.

[49] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 17 : « J’attends d’éclater, moi aussi. Que ma peau se couvre de pustules, petits cratères venimeux qui me marqueront à tout jamais. »

[50] Ibid., p. 14 : « Mon ventre se crispe… / Et maintenant il se relâche. / Et voilà que je ne peux plus retenir ce corps qui m’échappe. / Vomir…Vomir la terreur et l’horreur » ; p. 15 : « Que sorte de mes entrailles creuses cette horreur qui s’y colle, s’y enroule, s’y agrippe. »

[51] Ibid., p. 17-18 : « Dans la charrette, au fond, s’y étendre la première […]. / Un corps lourd, un choc, un cadavre roule, puis un autre, puis un autre encore, ils s’empilent les uns sur les autres, sur moi, moi seule, témoin de leur agonie. J’étouffe, je hoquète, / […] je ferme les yeux, je suis morte. / Non. / Je vis. »

[52] Delcourt Marie, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, E. Droz, 1944, que M. Fabien cite dans les notes préparatoires de Jocaste.

[53] L’expression est utilisée dans Œdipe Roi pour désigner la Sphinx, au vers 391 : ἡ ῥαψῳδὸς.

[54] Fabien Michèle, « Jocaste [: genèse] », manuscrit, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, MLT 05174 / 0002/003, ([s. d.]).

[55] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 32 : « – L’homme, hurle celui qui se délivre de ce qu’il veut. Meurt la sphinx. […] L’homme Œdipe ne jettera pas un regard sur le cadavre. Je le sais, il me l’a dit puisque c’était un monstre, elle le savait bien, elle, qui elle était, puisque c’était elle-même qui le lui avait dit, qu’elle n’était pas une femme, et donc que ce n’était pas difficile à deviner qu’elle était un monstre que c’était d’ailleurs le nom qu’elle s’était donné pendant tout le temps qu’elle s’était entretenue avec lui, dont elle s’était entretenue, plutôt, lui étant là les yeux fermés, alors, pourquoi les aurait-il rouverts au moment de l’horreur. »

[56] Freud Sigmund, Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine, Traduit de l’allemand par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1968 [1950], p. 133 : « nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. ».

[57] Freud Sigmund, « Die Weiblichkeit », Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1933), Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1979, p. 120.

[58] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 42-43.

[59] Ce titre fait référence à l’ouvrage de Ninanne Dominique, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, Bruxelles, Peter Lang, « Documents pour l’Histoire des Francophonies : Europe », 2015.

[60] Fabien Michèle, Fonds Michèle Fabien, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, ISAD 00005 : « des Jocaste, à ma connaissance, il n’y en a que deux : Herman Teirlink et Hélène Cixous ». Pour une comparaison entre les deux pièces, voir Martigny Cassandre, « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD!, n° 12, 2022, [En ligne] http://journals.openedition.org/glad/4275 (consulté le 18/07/2022).

[61] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Préface de Frédéric Regard, Paris, Galilée, 2010, p. 43.

[62] Cixous Hélène et Clément Catherine, La Jeune Née, Paris, UGE, 1975.

[63] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit.

[64] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 37 : « Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel ».

[65] Pour un aperçu synthétique des points de divergences entre « matérialistes » et « différentialistes », voir Tomiche Anne, « Littérature et études de genre : un champ (de) polémique(s) », dans Thouret Clotilde (sous la dir. de), Littérature et polémiques, Paris, SFLGC, 2021, p. 115‑130. Voir aussi Turbiau Aurore qui aborde la question des divergences entre « matérialistes » et « différentialistes » pendant les années 1970 à partir de leur pensée du positionnement théorique : « Théories littéraires féministes des années 1970 : situer et engager l’écrit », Fabula-LhT, n° 26, 2021, [En ligne] http://www.fabula.org/lht/26/turbiau.html (consulté le 19/12/2022).

[66] Le nom du collectif créé par Antoinette Fouque, « Psychanalyse et Politique », qui revendique cette forme d’écriture, témoigne de cet héritage psychanalytique.

[67] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 43 : « [l’écriture a été jusqu’à présent] un lieu qui a charrié grossièrement tous les signes de l’opposition sexuelle (et non de la différence) et où la femme n’a jamais eu sa parole, cela étant d’autant plus grave et impardonnable que justement l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures sociales et culturelles ».

[68] D. Ninanne, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, op. cit., p. 345.

[69] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 19.

[70] Voir par exemple Ausina Anne-Julie, « La performance comme force de combat dans le féminisme », Recherches féministes, vol. 27, n° 2, 2014, p. 81–96.

[71] Plana Muriel, « Mises en scène au féminin ou l’obscène au présent », Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, « écritures », 2012, p. 235-255.

[72] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 43.

[73] Ibid., p. 12.

[74] M. Marini, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », art. cit., p. 66-67.

[75] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41.

[76] Ibid., p. 43 : « Mais d’abord, laisse-moi te dire que mes seins sont ceux d’une femme, d’une femme amoureuse, je les prends dans mes mains et les pointes durcissent, je tremble, moi aussi, autant que toi, et tout mon corps se tend […] Mes mains ensemble sur mon sexe, humide et gonflé tu te souviens, ce sexe dont tu as aimé le goût et l’odeur. Tout cela reste, Œdipe, rien n’a changé. Tu peux encore tout reconnaître en moi. »

[77] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41 : « Regarde, Œdipe, ta mère est une femme ».

[78] B. De Bonis, art. cit., p. 137.

[79] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 36 : « nous pouvons aussi décider que les mots restent là, qu’ils nous entourent […] ».


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Quand Briséis raconte… une Iliade féministe sur la scène contemporaine

Anaïs TILLIER

Doctorante en Arts du spectacle à l’Université Grenoble Alpes, UMR LITT&ARTS, thèse en cours sur l’adaptation des épopées antiques dans le théâtre contemporain en France au XXIe siècle.

Pour citer cet article : Tillier Anaïs, « Quand Briséis raconte… une Iliade féministe sur la scène contemporaine », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/23/quand-briseis-raconte-une-iliade-feministe-sur-la-scene-contemporaine/.

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Résumé

Cet article vise à étudier les adaptations théâtrales des épopées homériques dans une perspective féministe, à travers l’exemple du spectacle Iliade/Brisée de Laurence Campet (2016). Briséis s’affranchit du regard masculin qui la conditionne dans L’Iliade, devenant sujet : elle prend la parole pour raconter le mythe selon son point de vue, mais surtout pour se raconter. La parole féminine et le corps de la comédienne occupent l’espace, comme une revanche sur la place secondaire de Briséis dans L’Iliade. La forme monologuée du récit de soi d’Iliade/Brisée permet de questionner l’identité du personnage féminin ré(é)crit, à la fois personnage mythique (re)connu par les spectateur·trice·s et figure théâtrale indéfinie qui porte des voix de femmes modernes, notamment celle de la créatrice, et son discours politique et féministe.

Mots clés : Études théâtrales – Iliade – féminisme – adaptation – réécriture – personnage féminin – seul en scène – récit de soi – Iliade/Brisée – Briséis

Abstract

This article aims to study adaptations of the Homeric epics on French stages from a feminist perspective, through the example of Iliade/Brisée, performed and directed by Laurence Campet (2016). Briseis frees herself from the male gaze that conditions her in the Iliad, becoming a subject: she speaks of herself myth from her point of view and, most important, she tells herself. The female voice and the body of the actress occupy the space, like a revenge on the secondary place of Briseis in the Iliad. The monologued form of the self-narrative of Iliade/Brisée questions the identity of the rewritten female character, both a mythical character recognized by the spectators and an indefinite theatrical figure who carries the voices of modern women, in particular that of the creator and her political and feminist discourse.

Key-words : Theatre studies – Iliad – feminism – adaptation – rewriting – female character – one woman show – self-narrative – Iliade/Brisée – Briseis


Sommaire

Introduction
1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée
2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée
3. Légitimation de la parole de l’artiste
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Après avoir longtemps inspiré les dramaturges qui les ont réécrites, les épopées homériques trouvent à présent leur place sur scène, directement adaptées aux exigences du plateau, sans réécriture dramatique préalablement éditée. En effet, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère ont servi de matériaux aux Tragiques au Ve siècle av. J.-C., comme Eschyle qui s’appuie sur les récits de la Guerre de Troie pour son Orestie, suite directe du cycle épique troyen. Ces épopées homériques sont aujourd’hui des classiques littéraires, dans le sens où leur intégration dans l’institution littéraire et scolaire1 et dans l’imaginaire collectif est indéniable. En revanche, elles sont beaucoup moins habituelles sur scène : la mise en scène d’épopées est une nouveauté de ce siècle. Parmi toutes les épopées mises en scène, celles d’Homère sont largement en tête, du fait de leur statut de « classiques » littéraires. Certains de ces spectacles ont récemment été salués par la critique, tels que le dyptique Iliade / Odyssée de Pauline Bayle (2015-2017), Ithaque, Notre Odyssée 1 de Christiane Jatahy (2018) et son deuxième volet Le Présent qui déborde (notre odyssée II) (2019), démontrant ainsi que les propositions des artistes ont su rencontrer le public contemporain, y compris des spectacles féministes, dans un contexte où les questions de genre font l’actualité politique et médiatique.

En tant qu’œuvres classiques, les épopées homériques peuvent participer à la légitimation de valeurs qui hiérarchisent les individus en fonction de leur genre, ce qui est d’autant plus visible que L’Iliade et L’Odyssée sont des récits de héros, qui prônent des valeurs guerrières et s’inscrivent dans des sociétés patriarcales. Ainsi, les mettre en scène en les décentrant est politique : jouer L’Iliade à partir du point de vue d’un personnage féminin, comme le fait Laurence Campet dans Iliade/Brisée (2016), est un geste que l’on peut qualifier de « féministe » car il permet de renverser la perspective masculine traditionnelle des épopées homériques. Depuis les années 2010, des personnages féminins épiques jusqu’alors relégués au second plan, tant dans les épopées que dans l’histoire de leur réception, sont aujourd’hui mis au premier plan. Pénélope est régulièrement mise en scène dans des spectacles aux genres et formes diverses, du monologue aux formes chorales en passant par des spectacles de marionnettes. Au début du XXe siècle, Pénélope est progressivement devenue une figure féministe, notamment en France avec la revue d’histoire et d’anthropologie des femmes née en 1979 sous le nom de Pénélope2 et, en 2005, la célèbre romancière Margaret Atwood publiait une réécriture féministe de L’Odyssée, du point de vue de Pénélope, The Penelopiad3. En parallèle, les artistes de théâtre s’intéressent aussi à Pénélope dès la fin du XXe siècle4, et son potentiel féministe se retrouve sur les scènes contemporaines françaises avec les spectacles de Christiane Jatahy (Ithaque, Notre odyssée 1, 20185), de Céline Chemin (Odyssée etc. Pénélope, 20196), de Katerini Antonakaki (Le voyage immobile de Pénélope, 20147) ou de Manon Crivellari (La nuit est tombée sur Ithaque, 20208), qui en font un personnage sujet, présentant sa propre histoire au public. Bien que des auteurs et metteurs en scène s’intéressent aussi à des personnages féminins épiques comme Pénélope ou Hélène, en particulier Simon Abkarian9, ces personnages sont principalement mis en scène par des artistes femmes, qui opèrent un décentrement épique en imaginant leur version de ces textes et mythes, produisant ainsi des contres-discours aux épopées. Toutefois, Pénélope ou Hélène sont relativement bien connues du grand public, au contraire d’autres personnages féminins épiques, comme Briséis, captive d’Achille dans L’Iliade, et dont la mise en scène revêt donc un caractère politique plus important.

À partir d’Iliade/Brisée, créé par Laurence Campet en novembre 2016 au Théâtre de l’Épée de Bois (Paris), et dont nous disposons d’une captation réalisée fin 2016 dans ce même théâtre, nous nous proposons d’étudier la portée féministe de la mise en scène d’un personnage féminin épique. Iliade/Brisée, à ce jour seul spectacle français construit autour de Briséis, en fait un personnage théâtral actualisé répondant aux attentes d’un public contemporain. Après avoir retracé l’histoire de la réception de Briséis, nous montrerons qu’elle est aujourd’hui un personnage féministe, qui prend la parole après avoir longtemps été silencié, grâce au format « seul en scène » du spectacle. Laurence Campet l’émancipe de sa position d’objet quasi muet chez Homère, pour en faire le sujet locuteur du spectacle. Enfin, nous verrons que cette parole du personnage laisse aussi entendre celle de la comédienne-metteuse en scène, qui ne disparaît jamais derrière Briséis. La comédienne expose la théâtralité du moment en interrompant le récit de Briséis pour apporter des éléments de contexte sur l’épopée homérique. Le récit du personnage, pourtant présenté comme sincère, est alors renvoyé à sa nature fictionnelle et mythique, au profit de la parole réelle de l’artiste, grâce à ce procédé traditionnel d’épicisation.

1. Briséis et la scène : une histoire presque manquée

La mise en scène de Briséis relève d’un choix à portée symbolique et politique plus importante que celle de Pénélope, désormais habituelle. Sa place dans L’Iliade est bien moindre que celle de Pénélope dans L’Odyssée, ou celle des autres personnages féminins de L’Iliade, Andromaque, Hécube, Hélène ou Cassandre, devenues héroïnes tragiques au Ve siècle. Briséis reste avant tout un personnage de L’Iliade : c’est une alliée de Troie, dont l’époux et les fils ont été tués par les Grecs, qui devient la captive d’Achille, et dont Agamemnon s’empare au début de l’épopée, provoquant la colère d’Achille qui cesse alors les combats. Pourtant, dans L’Iliade, elle n’a la parole qu’au chant XIX, pour pleurer Patrocle, même si elle apparaît aussi aux chants I et IX. Briséis est pourtant une compagne de héros : Achille la qualifie de « chère épouse », ἄλοχον θυμαρέα, expression reprise à l’identique par Ulysse dans L’Odyssée pour désigner Pénélope (L’Iliade, IX, 336 ; L’Odyssée, XXIII, 232).

C’est au XVIIe siècle qu’elle devient un personnage dramatique, avec La Mort d’Achille et la dispute de ses armes d’Isaac de Benserade (1636), tragédie qui la dépeint en amoureuse d’Achille, tentant de le détourner de son amour naissant et non réciproque pour une des filles de Priam, Polyxène, avant de se tuer de désespoir. Elle est à nouveau sur scène en 1759 dans Briséis ou la colère d’Achille de Louis Poinsinet de Sivry10, alors épouse d’Achille. Bien que près de cent ans séparent ces tragédies, elles présentent toutes deux une Briséis éprise d’Achille qui se suicide – par amour chez Isaac de Benserade et par sens de l’honneur chez Louis Poinsinet de Sivry, qui en fait la sœur cachée d’Hector, qu’Achille vient de tuer. Cet intérêt des dramaturges classiques pour Briséis s’inscrit dans un courant d’écriture qui puise des sujets tragiques chez Homère, mais cette tradition des XVIIe-XVIIIe siècles est peu connue aujourd’hui – tout comme Briséis.

C’est par ailleurs en réaction à cet « oubli » que Laurence Campet se serait intéressée au personnage :

C’est une captive qui prend la parole, une princesse devenue butin de guerre, enjeu de l’Iliade elle-même, puis oubliée, effacée […]. De toutes les héroïnes de L’Iliade, Briséis est celle qui n’a pas inspiré les poètes ultérieurs […], mais aussi celle qui, au cœur même de l’épopée, passe d’indispensable à inutile, d’enjeu à néant11.

Elle cherche clairement à réhabiliter Briséis, et elle lui redonne une place majeure grâce à la parole, comme Ulysse, dans L’Odyssée, lorsqu’il raconte son histoire chez les Phéaciens : en prenant la parole, il n’est plus « personne » comme il l’avait dit à Polyphème12, mais il redevient le héros qui s’est illustré à Troie par la réappropriation de sa propre histoire. Laurence Campet imagine une Briséis qui, « contre l’oubli, prend la parole13 », et s’émanciperait de son statut de butin de guerre. Pour autant, le format du spectacle brouille les identités : Briséis s’efface parfois pour laisser place à d’autres personnages de L’Iliade, dont les apparitions ponctuent le récit principal pour l’illustrer. Elle est également très clairement mise à distance lorsque la comédienne interrompt le jeu pour demander au public si tout le monde a compris ce qui vient d’être raconté, pour donner des éléments sur L’Iliade, Homère et ses personnages. Bien qu’en apparence présent sur scène, dans un rapport direct et sincère avec le public, le personnage est sans arrêt rappelé à sa condition éphémère et inconsistante, tributaire de la bonne volonté de la comédienne. Briséis est bien le sujet du spectacle et un sujet de parole, capable de dire « je », mais elle n’en devient pas tout à fait un personnage émancipé.

2. La parole féminine : monologue et récit de soi dans Iliade/Brisée

2.1. Le récit de soi : une forme de théâtre militant

Le dispositif scénique d’Iliade/Brisée est sobre : sur scène, une femme évolue dans un espace scénique presque nu car ne contenant qu’un tabouret et un micro en pied, avec un musicien installé dans l’obscurité à jardin. Au lointain, projetées sur le fond de scène, quelques images vidéo de la même comédienne, vêtue d’une robe rouge légère contrastant avec l’austérité rock’n roll de son pantalon et blouson en cuir, tous deux noirs, permettent d’ouvrir l’espace sur un ailleurs simplement évoqué14. Quand Briséis a la parole, elle s’adresse directement au public. Elle raconte à la première personne ce qu’elle a vécu pendant le siège de Troie. Son histoire commence avant L’Iliade, au moment de sa capture par les Grecs, évènement antérieur à l’épopée, afin de se présenter et de contextualiser le récit qui suit. Pour raconter son histoire, Briséis dramatise son récit. Celui-ci est très littéraire et utilise les codes de la narration romanesque. Ainsi, après une sorte de prologue annonçant le parti-pris du spectacle par le biais d’une histoire de génie qui se venge d’avoir été enfermé et oublié, la comédienne incarne enfin Briséis, bien campé sur ses deux jambes, devant un micro sur pied. « Colère. Il faut commencer par la colère15 » dit-elle, évoquant ainsi la colère d’Achille qui ouvre L’Iliade mais aussi sa propre colère, puisqu’elle enchaine en présentant sa généalogie, et son enfance marquée par la Guerre de Troie, sur un fond musical dynamique. Briséis présente les rois grecs, et la guerre interminable, puis le siège de Lyrnessos et la victoire d’Achille. La musique s’interrompt au moment de la description de la prise de Lyrnessos, créant une intensité dramatique et une atmosphère pesante, qui ne s’arrêtera pas avant qu’elle annonce que « dans le partage du butin, j’ai été donnée à Achille16 », moment où la guitare électrique reprend, pendant que le personnage clame haut et fort « Je m’appelle Briséis ». Briséis soigne sa présentation et ménage le suspense : le public découvre sa famille et son enfance avant d’entendre son nom, et la première rencontre avec Achille, dans la violence de la guerre, est soulignée par la violence de la musique, alors très présente. La musique est au service de l’atmosphère mais elle a aussi un rôle d’illustration : après la capture de Briséis, elle emplit le plateau, faisant même disparaître la comédienne, qui se cache alors dans l’obscurité du plateau, et représente « la longue marche vers Troie » subie par la captive17. De même, lorsque Briséis raconte l’arrivée de la peste dans le camp grec, la musique devient grinçante, créant une ambiance glaciale et manifestant l’angoisse des Grecs18. Ainsi, cette Briséis narratrice dispose de moyens de théâtralisation et participe à la fictionnalisation de son histoire. La fictionnalisation se fait encore plus forte lorsque Briséis incarne les personnages de son histoire, à l’image d’Athéna, présentée de dos, dansant et chuchotant avec sensualité au moment de séparer Achille et Agamemnon19. Briséis existe en-dehors du texte épique, grâce au récit de sa vie avant sa capture, et sa façon de raconter, qui la rend extérieure à sa propre histoire, narratrice qui théâtralise certains passages de son récit. Ce récit reprend celui de L’Iliade, parfois au mot près (traduit) quand il s’agit de décrire des scènes de combats, par exemple l’aristie de Diomède20 (Iliade, V, 87-94), plaçant ainsi Briséis dans la suite directe des rhapsodes antiques, qui narraient les récits épiques en les modifiant à leur façon.

Au contraire de son personnage, la comédienne a un ton plus naturel, et un jeu presque naturaliste – voire une forme de non-jeu – lorsqu’elle commente l’épopée et le spectacle, du moins au début. La première rupture est très nette : Briséis avance depuis le fond de scène, laissant apparaître son double projeté, comme une ombre abandonnée et détachée de son corps, pendant que la comédienne s’avance vers le public, souriante et disant bonsoir, sur un plateau alors complétement éclairé, mettant à distance l’espace de la fiction et le personnage, laissés en arrière-plan21.

Malgré le ton de narrateur pris par le personnage, le spectacle utilise les codes des formats autobiographiques extrême-contemporains : Briséis se livre dans un récit de soi, intime et adressé et, en se racontant, elle redevient celle qui est « indispensable » à L’Iliade, en se situant elle-même au cœur de l’action. Or, le récit de soi est une pratique politique et militante d’autrices qui veulent se faire entendre et qui, pour cela, utilisent « la création littéraire pour lutter contre l’invisibilité et le silence22 », créant ainsi un espace qui peut être partagé par d’autres, qui forment une communauté d’individus qui se reconnaissent.

En outre, comme « seul en scène » féminin utilisant la forme monologuée, Iliade/Brisée s’inscrit directement dans l’héritage des théâtres féministes francophones et anglophones des années 1970-1980. Le monologue est en effet un format typique des théâtres féministes du XXe siècle, au point que « les pièces féministes des années 80 contiennent toutes des scènes en forme de monologue23 », de Sarah Daniels à Sarah Kane, en passant par Caryl Churchill, d’après Nicole Boireau. Et même si, comme Louise H. Forsyth, nous supposons que la pérennisation du monologue comme modèle d’un théâtre féminin peut « laisser penser que le répertoire au féminin reste encore plutôt mal outillé à cet égard, comme si les modèles dramaturgiques de paroles de femmes s’avéraient encore difficiles d’accès24 », le récit de soi adressé au public est aujourd’hui encore très utilisé par les metteuses en scène, pour des raisons économiques mais aussi pour s’inscrire dans cette filiation, et notamment lorsqu’elles se tournent vers des personnages mythiques privés de parole dans leur propre histoire, à l’image de Briséis. Théâtre militant, Iliade/Brisée est une « forme monologique (fermée) dans son sens » tout en étant « dialogique (ouverte) dans sa construction spectaculaire et dans son rapport au spectateur25 » : le spectacle ne laisse place à aucun doute sur son objectif et sur la teneur militante du discours. La figure de l’enseignante ou de la conférencière endossée ponctuellement par la comédienne parachève la construction de l’œuvre en théâtre militant, nécessitant clarté et didactisme, qui rappelle les esthétiques féministes des années 1970-1980, mais aussi le teatro-narrazione civique de Dario Fo26 dans les mêmes années. L’échange avec le public est ainsi au service de la distanciation – Briséis est renvoyée à son statut de personnage de fiction, qui disparaît lorsque la comédienne prend la parole et échange avec le public – et au service du discours de l’artiste, qui exprime un double souhait : faire connaître L’Iliade d’Homère, et réhabiliter un personnage féminin peu connu, voire maltraité par sa faible réception.

2.2. Se raconter pour exister

Pour la faire exister, l’autrice fait raconter les événements de L’Iliade par Briséis, selon son point de vue, pour offrir une version orientée et tronquée de l’épopée : le personnage ne raconte que les événements auxquels il a pu, ou aurait vraisemblablement pu, assister. Il y a là une forme de recherche de réalisme, qui se traduit par une lecture approfondie de l’œuvre homérique. Il ne s’agit pas de raconter toute L’Iliade, mais de faire entendre ce qu’a vécu Briséis, en tant que femme, veuve et esclave, dans un monde fait pour et par les guerriers. Nous distinguons alors deux régimes de paroles, typiques d’un théâtre « néo-dramatique » (Monfort27) qui renoue avec le récit, mis en évidence par les interruptions du récit de Briséis par les commentaires de l’exégète : l’un est intime, proche d’une forme de « vécuisme28 » mis en scène (l’histoire de Briséis) tandis que l’autre est présenté comme plus général (qu’est-ce que L’Iliade ?).

La forme monologuée met Briséis en avant, en lui donnant la parole, mais aussi physiquement, en invitant le corps féminin sur le devant de la scène. Le corps de la comédienne est de surcroît démultiplié par la projection en fond de scène, comme un écho à la polyphonie induite par la multiplication des personnages portés par Briséis, qui prend en charge les répliques d’Agamemnon, Achille ou Athéna, au sein de son récit. Le brouillage entre la fiction et la réalité est alors accentué, le personnage-narrateur se faisant comédien, prêtant corps et voix à ces personnages. Toutefois, tributaire de la bonne volonté de son interprète pour être, cette Briséis scénique reste une forme d’ombre du personnage qu’elle aurait pu devenir : certes, elle parle, mais on nous rappelle qu’elle ne peut pas raconter seule sa propre histoire, et le corps démultiplié de la comédienne, sur la projection, la fragilise en lui conférant un caractère éphémère et immatériel, irréel. Ainsi, la corporéité réelle de Briséis est assez faible, et c’est à travers la voix de la comédienne que le personnage est le plus concrètement présent. C’est également avec sa voix plutôt qu’avec son corps que la comédienne conclut le spectacle, avec l’évocation de cinquante-deux personnages antiques féminins, dont Hélène ou Pénélope, mais aussi Astyochée, Hippodamie ou Hypsipyle, moins connues du grand public. L’énumération de leur nom, face au public, dure trois minutes et monte en tension au fur et à mesure que la musique prend de l’ampleur, jusqu’à couvrir certains noms, avant de s’interrompre brusquement pour laisser entendre le dernier nom dans le silence : Briséis. Laurence Campet, avec sa voix, invoque tous ces autres personnages féminins, pour les faire exister le temps d’un instant sur scène, même sans corps ou voix propres.

3. Légitimation de la parole de l’artiste

En donnant une voix à Briséis, Laurence Campet lui permet de passer du statut d’objet qui la caractérise dans L’Iliade – objet de transaction, objet de dispute, objet du discours – à celui de sujet – sujet de la parole avec un monologue à la première personne, sujet de l’action puisqu’elle raconte sur scène (seule action scénique), et sujet de mémoire, puisque ce sont ses souvenirs de la guerre de Troie qui sont exposés au public. Par contamination avec la parole de la comédienne, présentée comme non-fictionnelle, celle de Briséis s’étoffe et prend, elle aussi, une apparence de vérité et de sincérité, malgré sa théâtralisation, grâce à la mise à distance de la fiction qui s’interrompt pour laisser place à l’artiste. Pour autant, le statut de sujet de reste fragile, son identité se brouillant avec celle de la comédienne qui, au fur et à mesure du spectacle, abolit la frontière entre jeu et je. Ce brouillage permet paradoxalement à Briséis de ne plus être « la captive », ou même l’« épouse », mais un individu complexe qui, bien que se racontant au public, reste insaisissable. En racontant son histoire, Briséis n’en est plus simplement un des personnages, mais une nouvelle narratrice de L’Iliade, aux côtés de la comédienne, également narratrice de l’épopée, comme un aède contemporain. La comédienne est ici un rhapsode complexe, résultat de la superposition de la voix rhapsodique des écritures contemporaines (Sarrazac29), la figure du rhapsode antique et du poète épique, ainsi que sa propre voix de créatrice. En effet, Laurence Campet, en plus d’être la comédienne d’Iliade/Brisée, en est aussi l’autrice et la metteuse en scène : elle est à la fois seule en scène et « seule en création ». La triple condition d’autrice, de metteuse en scène et de comédienne caractérise nombre de créations féministes contemporaines, alors même que les courants féministes des dernières années mettent l’accent sur la sororité et l’importance de la communauté et du collectif. Depuis les années 1970, les femmes artistes essayent de « couvrir tout le champ de la création, depuis l’ébauche d’un texte jusqu’à sa mise en scène30» pour assurer leur reconnaissance, ce qui semble toujours vrai aujourd’hui. Muriel Plana avance qu’il s’agit également de « tenir le discours qu’elles désirent, en tant qu’artistes et peut-être en tant que femmes, devant le public assemblé31». Dans Iliade/Brisée, Laurence Campet se met en scène : elle se montre au public dans son rôle de comédienne, mais aussi dans son rôle d’enseignante (elle est agrégée de Lettres classiques). Ce faisant, elle s’affirme comme une artiste qui présente son travail, un procédé d’épicisation très brechtien qui est doublé par un ancrage dans le réel (l’enseignement). C’est un phénomène désormais courant sur les scènes théâtrales : même dans des œuvres qui s’inscrivent dans un cadre fictionnel fort (l’épopée homérique), la fiction est mêlée à la réalité, ouverte sur le monde.

De plus, bien que nombreuses aujourd’hui, les metteuses en scène doivent toujours faire leurs preuves dans un monde théâtral encore largement marqué par les inégalités, en témoignent les derniers rapports de l’Observatoire de l’Égalité femmes/hommes. Le détour par des personnages antiques, comme Briséis ou Pénélope, renforce leurs discours et participe à leur légitimation, dans un monde théâtral toujours marqué par l’héritage antique et patriarcal. Œuvres valorisant les actions de héros qui incarnent des modèles de virilité et de masculinité, même si ces codes ont largement évolué depuis le VIIIe siècle avant notre ère, les épopées sont aujourd’hui régulièrement au service de discours genrés très stéréotypés32. Avec Iliade/Brisée, Laurence Campet renverse cette perspective masculine – voire masculiniste – montrant que ce n’est pas (uniquement) l’épopée homérique qui véhicule une vision du monde et des relations mais que l’œuvre, aussi ancienne soit-elle, ne dit que ce que l’on veut lui faire dire. Laurence Campet « brise » L’Iliade pour tenir son propre discours et, en charge de toutes les étapes de la création, elle met bien en scène son Iliade.

Conclusion

Phénomène littéraire avant d’être théâtral, d’abord anglophone, la réécriture de personnages féminins issus des épopées homériques permet aux metteuses en scène contemporaines de s’inscrire dans une tradition, de « jouer des classiques » tout en opérant un pas de côté par rapport à eux. L’Iliade est ainsi adaptée à la scène, mais aussi à des questionnements sur la place des personnages féminins, et plus largement sur le genre, tant des personnages que des artistes.

À travers le personnage de Briséis, la metteuse en scène propose une nouvelle version de L’Iliade, alors féminisée, et laisse entendre qu’il ne s’agit là que d’un premier pas et que nous pourrions imaginer des spectacles qui font une place à tous les autres personnages féminins nommés à la fin. Pour autant, Briséis n’est pas un simple un prétexte au discours militant féministe de Laurence Campet. La richesse du spectacle réside dans l’alliance entre actualité et recherche formelle autour de la transposition du récit épique à la scène, à travers une parole féminine. L’incarnation de cette parole met en relief la complexité de cette nouvelle Briséis, à la fois un personnage mythologique que les spectateur·trice·s peuvent reconnaître, et un personnage nouveau, qui semble presque être une personne réelle avec laquelle le public interagit. Iliade/Brisée s’inscrit dans les tendances théâtrales contemporaines qui laissent voir un intérêt pour ce qui est vrai, cohabitant avec le rappel constant de la théâtralité du plateau par le biais de procédés d’épicisation variés (distanciation, démultiplication des corps par l’image).

En guise d’ouverture, revenons sur l’appel à communications lancé par les doctorantes du laboratoire LLA-CRÉATIS en 2021, à l’occasion de leur journée d’étude « Les personnages ‘féminins’ dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », qui encourageait une « hétérogénéité des points de vue […], une richesse permettant d’éviter de circonscrire notre réflexion à un féminisme ‘blanc’33». Bien que cet article s’articule autour d’un spectacle créé par une femme française blanche, la mise en scène féministe de personnages féminins épiques ne se limite pas aux artistes européen·ne·s blanc·che·s, ni aux épopées homériques, perçues comme occidentales. Christiane Jatahy, artiste brésilienne, fait ainsi entendre Pénélope et Calypso à travers un dispositif choral et expose au public une violence insidieuse menée contre elles par Ulysse et les prétendants, évoquant clairement le contexte brésilien. De son côté, l’artiste malienne Rokia Traoré a choisi de ne réciter que le début de L’Épopée de Soundiata dans Dream Mandé – Djata (2017), faisant alors de Sogolon Kondé, la mère de Soundiata, le personnage principal de son spectacle, articulant enjeux féministes (valorisation de Sogolon Kondé, voix de poétesse) et valorisation d’un patrimoine à réhabiliter après le pillage culturel commencé pendant la colonisation du Mali. Les enjeux féministes de la représentation de ces personnages ou de leur incarnation par des femmes racisées ont une portée politique intersectionnelle plus marquée que la proposition de Laurence Campet dans Iliade/Brisée – et qu’il conviendrait d’étudier dans un prochain travail.


Notes

1 Viala Alain, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, automne 1993, n° 19 « Qu’est-ce qu’un classique ? », p. 11-31, p. 13.

2 Revue Pénélope, créée en 1980 par le Groupe de Recherche pour l’histoire et l’anthropologie des femmes. Voir Dauphin Cécile, « Pénélope : une expérience militante dans le monde académique », Les cahiers du CEDREF n°10, 2001.

3 Atwood Margaret, The Penelopiad, 2005 (Canada).

4 Pascual Itziar, Las voces de Penelope, 1996 (Espagne).

5 Jatahy Christiane, Ithaque, Notre Odyssée 1, créé en 2018 l’Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris).

6 Chemin Céline, Odyssée etc. Pénélope, créé en 2019 au Théâtre des Trois-Ponts (Castelnaudary).

7 Antonakaki Katerini, Le voyage immobile de Pénélope, créé en 2014 au centre d’art le Ramdam (Lyon).

8 Crivellari Manon, La nuit est tombée sur Ithaque, créé en 2020 au théâtre du Grand-Rond (Toulouse).

9 Abkarian Simon, Pénélope ô Pénélope (paru et mis en scène en 2008), Hélène après la Chute (mis en lecture en 2021).

10 Théâtre Classique, « Spectacles de la Comédie Française (1680-1792) par année ».

11 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, 2016, p. 4.

12 Homère, Odyssée, chant IX. Traduction par Jaccottet Philippe, Paris, La découverte, 2017.

13 Campet Laurence, dossier de présentation d’Iliade/Brisée, op. cit., p. 4.

14 Photos d’Iliade/Brisée dans le dossier du spectacle, op. cit.

15 Campet Laurence, Iliade/Brisée, captation fournie par l’artiste, à 1min.37.

16 Ibid., à 3min.

17 Ibid., de 3min. à 10min.

18 Ibid., à 15min.

19 Ibid., à 20min50.

20 Ibid., à 33min.55.

21 Ibid., de 9min10 à 9min.27.

22 Descriptif de la MasterClass « Faire de l’écriture de soi un outil politique », Nouvelles Écoutes, 1er juillet 2020.

23 Boireau Nicole, « Le théâtre féministe des années 80 en Angleterre : une dramaturgie transgressive », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2005, n° 38, 216p., p.27-39, p. 32.

24 Forsyth Louise H., « La nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2009, n° 46, p. 33-56, p. 51.

25 Ibidem.

26 Bachelot Marine « Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique », Loxias, 2013.

27 Monfort Anne, « Après le postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau et théâtre néo-dramatique », Trajectoires, 2009, n° 3.

28 Plana Muriel, Fictions queer. Esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2018.

29 Sarrazac Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010, p. 183.

30 Plana Muriel, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, « Écritures », 2012, p. 323.

31 Ibid., p. 325.

32 Petersen Wolfgang, Troy, 2004.

33 Appel à communication « Les personnages « féminins » dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », 15e Journée d’Étude des doctorant·e·s du laboratoire LLA-CRÉATIS, p. 2.


Bibliographie

BACHELOT Marine « Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique », Loxias, 2013.

BOIREAU Nicole, « Le théâtre féministe des années 80 en Angleterre : une dramaturgie transgressive », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2005, n° 38, p. 27-39.

DAUPHIN Cécile, « Pénélope : une expérience militante dans le monde académique », Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes, 2001, n° 10, p. 61-68.

FORSYTH Louise H., « La nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2009, n° 46, p. 33-56.

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POLI Sergio, « La carrière littéraire d’une femme de fiction : le cas Briséis », Publifarum, 2006, n° 4.

SARRAZAC Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010.

Théâtre Classique. « Spectacles de la Comédie Française (1680-1792) par année », [En ligne : http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/rcf_date.php]. 2015. [22/03/2022].

VIALA Alain, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, automne 1993, n° 19, p. 11-31.

Mamma Medea ou le mythe devenu drame : l’épuisement de la puissance de Médée dans une création belge contemporaine.

Mamma Medea or the myth turned into drama: the exhaustion of the power of Medea in a Belgian contemporary creation.

Présentation de l’autrice

Marie-Cécile HENRION

Après une première carrière d’enseignante et un master en études théâtrales à l’UCLouvain (Belgique), Marie-Cécile Henrion rédige une thèse de doctorat, co-dirigée par Jonathan Châtel et Sarah Sepulchre, sur les personnages féminins en état de crise et leur traitement par les dramaturgies et créations contemporaines en Belgique francophone.

mc.henrion@gmail.com

Pour citer cet article : Henrion, Marie-Cécile, « Mamma Medea ou le mythe devenu drame : l’épuisement de la puissance de Médée dans une création belge contemporaine »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/25/mamma-medea-ou-le-mythe-devenu-drame-lepuisement-de-la-puissance-de-medee-dans-une-creation-belge-contemporaine/

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Résumés

En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une réécriture théâtrale du mythe : Mamma Medea. La pièce est d’abord créée en néerlandais à Anvers, puis montée dans sa traduction française par Christophe Sermet, au Rideau de Bruxelles, en 2011. Mamma Medea raconte deux épisodes de l’histoire de Médée ­– le vol de la Toison d’Or en Colchide et la trahison de Jason à Corinthe – dans un univers composite entre des références mythologiques et la réalité contemporaine. L’évolution de la figure de Médée, Colchidienne « à côté » des codes de la féminité traditionnelle, magicienne experte qui, une fois exilée à Corinthe, est devenue une étrangère aux prises avec une norme aliénante, est donnée à voir par la focale posée sur le couple qu’elle forme avec Jason. Ce couple cis-hétérosexuel en crise trouve écho dans les oppositions entre le temps de l’épique en Colchide et le temps du drame à Corinthe ; entre le monde « barbare » de Médée et le monde « civilisé » de Jason, oppositions articulées par le texte et la mise en scène et matérialisées par le traitement des personnages, de leur corps, de leurs langages. Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en assassinant ses enfants avant de s’enfuir, Tom Lanoye fait partager l’infanticide aux deux époux et dépossède ainsi Médée de l’acte de transgression de la norme. Par le glissement de l’épique au drame, par la mise en présence du public et d’un mythe ramené à dimension humaine, Mamma Medea met en scène l’horreur qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.

In 2001, Tom Lanoye, a Flemish-Belgian author, took up the figure of Medea in a rewriting of the myth for the stage: Mamma Medea. The play was first performed in Dutch in Antwerp and then staged in its French translation in 2011 by Christophe Sermet at the Rideau de Bruxelles. Mamma Medea relates two episodes of the story of Medea: the theft of the Golden Fleece in Colchis and the betrayal of Jason in Corinth, in a composite universe between mythological references and contemporary reality. The evolution of the figure of Medea, a Colchidian woman « beside » the codes of traditional femininity, an expert magician who, once exiled to Corinth, has become a foreigner struggling with an alienating norm, is shown through the focus on the couple she forms with Jason. This cis-heterosexual couple in crisis is echoed in the oppositions, articulated by the text and the staging, between the time of the epic in Colchis and the time of the drama in Corinth; between the « barbaric » world of Medea and the « civilised » world of Jason, materialised by the treatment of the characters, their bodies, and their languages. But whereas Euripides’ Medea, omnipotent in the criminal act, overturned the established order by murdering her children before fleeing, Lanoye makes the two spouses share the infanticide and thus dispossesses Medea of the act of overturning the norm. By shifting from the epic to the dramatic, by bringing the audience into the presence of a myth reduced to human size, Mamma Medea stages the horror that smoulders in a cis-heterosexual couple that is fundamentally ordinary.

Mots-clés

Médée – Création belge – Personnage féminin – Puissance – Drame – Dissidence – Couple – Études théâtrales

Medea – Belgian stage – Feminine character – Power – Drama – Dissidence – Couple – Theatre Studies


Sommaire

Introduction
1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène
2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale
3. L’échec du couple
Conclusion : Médée ou la puissance étouffée
Notes
Bibliographie

Introduction

Parmi les grandes figures de la mythologie, Médée est incontournable. Initialement déesse généreuse auxiliaire de Jason dans le vol de la Toison d’or, elle est devenue l’archétype de la sorcière tueuse d’hommes et de la mère infanticide contre-nature, sous les traits que lui a imposés Euripide, en 431 av. J.-C. Personnage ambivalent, à la fois étrangère exilée victime d’une trahison amoureuse et criminelle triomphante, Médée sème le trouble sur la « nature féminine » et sur le rôle des femmes dans les sociétés antique et actuelle. Voir un personnage féministe dans la Médée d’Euripide est un raccourci simpliste. Cependant, elle est indéniablement une figure dissidente en tant que femme. Par son auto-attribution d’outils virils et guerriers, ce qui constitue une monstruosité aux yeux des Grecs antiques, elle subvertit l’image de la femme obéissante et déséquilibre de ce fait l’ordre familial patriarcal. Elle s’élève contre la norme qui l’aliène : par le meurtre et l’infanticide, elle renverse l’ordre établi et impose un ordre « autre », pour retrouver son identité propre[1].

Médée fascine, et les œuvres cinématographiques et théâtrales du xxe siècle l’ont associée à différentes causes, parmi lesquelles les luttes contre les inégalités socio-culturelles, contre le patriarcat, contre le colonialisme, entre autres[2]. Médée est devenue une figure « polyphonique » de la révolte, pour le dire avec Duarte Mimoso-Ruiz[3].

En 2001, Tom Lanoye, auteur belge flamand, s’empare de la figure de Médée dans une pièce qu’il intitule Mamma Medea. Il choisit de raconter deux épisodes de l’histoire de la Colchidienne : la rencontre de Jason, le vol de la Toison d’or et la fuite du couple, d’une part, en puisant dans Les Argonautiques d’Appolonios de Rhodes (IIIe siècle av. J.-C.) ; la trahison de Jason et la vengeance meurtrière de Médée à Corinthe d’autre part, en prenant appui sur la tragédie d’Euripide. La pièce originale est créée en néerlandais par Gerardjan Rijnders au théâtre anversois Het Toneelhuis, avec l’acteur néerlandais Han Kerckhoffs (Jason) et l’actrice flamande Els Dottermans (Médée). Et pour cause, Tom Lanoye fait se confronter les mondes des deux héros à travers leurs langues : aux Grecs civilisés le néerlandais standard, aux Colchidiens barbares le néerlandais de Flandre – le flamand – en vers truffés d’expressions dialectales. Lanoye a ainsi recours au sens premier du terme grec barbaros, c’est-à-dire « personne dont on ne comprend pas la langue[4] ». Dans sa traduction française, Alain van Crugten a adapté cette différence de statuts : aux barbares le parler familier ou populaire, en vers, avec ici et là un belgicisme ; aux civilisés la prose, en français standard, parfois branché, avec quelques anglicismes.

Cette traduction a été commandée par le metteur en scène Christophe Sermet, qui la monte pour la saison 2011-2012 en tant qu’artiste associé au théâtre Le Rideau de Bruxelles. La Belgique, alors en proie à de vives tensions communautaires, est plongée dans la plus longue crise institutionnelle de son histoire. En juin 2010, des élections fédérales sont organisées suite à la chute du gouvernement Leterme ii, qui n’est pas parvenu à régler les désaccords communautaires au sujet de l’évolution institutionnelle du royaume. Les dissensions économiques, idéologiques et politiques très profondes entre le Nord et le Sud ressortent des résultats des votes : la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NV-A), parti séparatiste flamand de droite, domine en Flandre, tandis que le Parti Socialiste est majoritaire en Wallonie. Il faudra 541 jours à la classe politique pour enfin former un gouvernement, en décembre 2011, puis mettre en travaux la Sixième réforme de l’État belge.

Durant cette année et demi de guérilla politique, de nombreux artistes ont voulu marquer leur attachement à l’unité du pays. C’est dans ce contexte que Christophe Sermet choisit le texte d’un auteur flamand encore peu connu en francophonie, qui met en jeu un couple en crise et reflète l’état de la Belgique au bord d’un divorce communautaire. Le Rideau est alors itinérant[5] et il vient de quitter le Palais des Beaux-Arts. Le 11 octobre 2011, pour l’ouverture de la saison avec Mamma Medea, Christophe Sermet choisit De Kriekelaar, le Centre culturel flamand de Schaerbeek[6]. Le texte sera joué en français, avec sur-titrage en flamand.

En ce début de saison, Médée est partout à Bruxelles : à l’opéra, La Monnaie reprend la Médée de Cherubini mise en scène par Krzystof Warlikowski ; Bozar donne la pièce de butô Medea, de l’auteur Pascal Quignard, interprétée par Carlotta Ikeda ; le cinéma L’Aremberg, en partenariat avec La Monnaie, diffuse une projection unique du film Médée Miracle de Tonino De Bernardi, avec Isabelle Huppert (2007). Et pour clôturer la saison, le mois d’août 2012 verra la sortie du film de Joachim Lafosse, À perdre la raison, librement inspiré du quintuple infanticide perpétré par Geneviève Lhermitte à Nivelles, en février 2007.

On le voit, le choix du mythe de Médée est loin d’être anodin : outre son traitement du couple en crise, il met en jeu une figure féminine de la rage, de la fureur et de l’infanticide. Comment Tom Lanoye et Christophe Sermet ont-ils traité ce personnage et sa puissance dissidente, dans le couple qu’elle forme avec Jason ? Qu’expriment-ils alors comme vision du monde, du couple, du « féminin » et du « masculin » ?

1. Mamma Medea : du texte à la mise en scène

La première partie de la pièce est consacrée aux épisodes du vol de la Toison d’or en Colchide et à la fuite du nouveau couple formé par Jason et Médée. À peine Jason et ses compagnons ont-ils débarqué sur l’île du roi Aiétès que Médée tombe amoureuse de Jason et l’aide à voler la Toison d’or, en échange de sa promesse de l’emmener avec lui dans sa ville natale, Iolkos[7]. Dans leur fuite, Médée piège son frère lancé à leur poursuite et le fait assassiner. Ils se rendent alors chez la tante de Médée, Circé, pour lui demander l’absolution. Celle-ci refuse de pardonner à sa nièce, mais consent à marier les deux fugitifs, pour empêcher Aiétès de réclamer Médée comme sa propriété. Ainsi, cette fuite soude le duo de manière définitive.

La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un résumé de la situation, raconté par « la femme de ménage » : après des années d’errance meurtrière, le duo s’est installé à Corinthe, où il vit avec ses deux enfants. Jason vient de se fiancer à Créuse, la fille du roi Créon, et répudie Médée. Celle-ci fera alors assassiner Créuse et Créon à l’aide d’une robe empoisonnée, avant de fomenter l’infanticide qui couronnera sa vengeance sur Jason.

Tom Lanoye a choisi l’hybridation entre des références antiques et contemporaines. Les personnages gardent leurs noms originaux, la toponymie originale est également conservée, les Argonautes voyagent en bateau ; enfin, Médée et Circé sont toutes deux des magiciennes redoutablement douées. En revanche, une fois que le récit prend place à Corinthe, les références contemporaines sont appuyées : la nourrice d’Euripide est remplacée par une femme de ménage et le pédagogue de la tragédie source se transforme ici en « prof de sport » ; lors de l’infanticide, ce sont des coups de feu qui résonnent. La langue fait alterner versification et prose, et le récit des exploits sanglants de Médée est porté par des personnages qui remplacent le chœur antique (les neveux Mélas et Frontis ; la femme de ménage ; le prof de sport).

La mise en scène de Christophe Sermet ancre davantage la réécriture dans nos références contemporaines, au moyen des costumes et accessoires. Des effets de déréalisation lui permettent d’éviter l’écueil du mimétisme réaliste : de la musique live sur le plateau, une scénographie qui laisse les murs du théâtre apparents, un jeu distancié et plusieurs rôles assumés par un·e même comédien·ne, à l’exception de Médée et de Jason, incarnés respectivement par Claire Bodson et Yannick Renier.

La première partie est jouée sur un ton épique, dans un rythme soutenu : les spectateur·ices sont emmené·es dans l’aventure, la trahison, le meurtre et le voyage. Outre de nombreuses adresses au public, des touches d’humour marquent la volonté de Christophe Sermet de créer un lien privilégié entre la scène et la salle : par exemple, on voit les trois Argonautes, coiffés de casques romains en plastique, sortir de scène en mimant la chorégraphie du morceau « Around The World » du groupe Daft Punk. La deuxième partie se resserre autour de la crise du couple formé par Jason et Médée : plus lente et plus intime, elle glisse de l’épopée vers le drame.

2. Le couple Médée-Jason : la fracture initiale

Le thème de la « fracture » fonde l’ensemble de la création, non seulement entre les deux régimes esthétiques et rythmiques, mais également entre les personnages. Médée et Jason forment un couple cis-hétérosexuel que tout sépare a priori, et cette fracture est transposée aux niveaux des espaces, des comportements, du langage – on l’a vu – et de la relation de couple.

Tom Lanoye a intitulé les deux parties de sa pièce « À la maison / À l’étranger » puis « À l’étranger / À la maison ». En effet, les deux protagonistes ne peuvent jamais être chez eux au même endroit : le foyer de Médée est un territoire lointain pour Jason, qu’il explore et pille dans la première partie ; le retour à la civilisation dans les terres de Jason condamne Médée à l’exil dans la deuxième partie. La fracture initiale entre les personnages se situe bien dans le fait que Jason est un Grec « civilisé » tandis que Médée est une « barbare ». Lanoye et Sermet ont tous deux appuyé cette hiérarchisation des mondes des deux protagonistes.

Ainsi, les costumes et les comportements des personnages marquent nettement leurs différences (cf.  fig. 1). Les Grecs sont sophistiqués, sûrs d’eux, paternalistes au possible dans leurs costumes chics-décontractés. L’Argonaute Idas souligne le jugement qu’il porte sur les Colchidiens : « Il ne s’agit pas seulement de ce sauvage [Aiétès], c’est tout cet endroit de malheur… Vous avez vu où ces ploucs habitent, et ce qu’ils bouffent ? Entendu comme ils parlent ? C’est à vous dégoûter[8]. » En effet, les Colchidiens relèvent plutôt de la classe populaire avec des manières bourrues, en témoigne Aiétès torse-nu qui préside un repas pris autour d’un assemblage de tables en formica, qu’il n’hésitera pas à renverser dans un accès de colère.

 

Fig.1 : Rencontre entre les Argonautes et les Colchidiens
Les Argonautes (en costumes gris) rencontrent Aiétès et sa famille. (© Marc Debelle)

Médée fait partie de cette famille de « ploucs », pour le dire avec Idas, et Christophe Sermet souligne cette appartenance « barbare » en faisant porter à Claire Bodson un accent wallon et une attitude bourrue, hors des cases de la féminité traditionnelle (cf. fig. 2).

Fig. 2 : Illustration de l’attitude de Médée
Médée, pensive, hésite à aider Jason. (© Marc Debelle)

À première vue, cependant, Médée n’a rien d’inquiétant. Les Argonautes ne la remarquent même pas lorsqu’ils interrompent le repas d’Aiétès pour réclamer la Toison. Ce sont les neveux Frontis et Mélas qui, en encourageant Jason à demander l’aide de leur tante, la dépeignent comme une magicienne redoutable, ce qui achève d’inquiéter les compagnons du héros qui, sous leurs airs décontractés, sont tout de même conscients d’être sur une terre « où tout est potentiellement hostile[9] ».

Mélas.
Elle connaît toutes les herbes qui possèdent le pouvoir
De rendre obéissants aux ordres qu’elle leur donne
Le feu et la rivière, les grands vents et la terre,
Les porcs, les ours, les hommes et les villes tout entières.

Frontis.
Elle peut rendre impuissant le souffle des volcans.

Mélas.
Et colmater une digue par une incantation.

Frontis.
Elle pousse un cri et hop ! les étoiles changent de place.

Mélas.
Elle peut changer la course de la lune dans le ciel[10].

C’est donc le verbe qui redéfinit Médée et la condamne à ne jamais pouvoir trouver sa place parmi les Grecs civilisés. Une fois arrivée à Corinthe, elle devra vivre avec la double étiquette de « barbare » : celle dont on ne comprend pas la langue et celle qui est « féroce, sauvage[11] ». Dès le début, Médée sait que rien de bon ne peut advenir d’une quelconque fraternisation avec l’étranger. Ses premiers mots dans la pièce sont les suivants :

À ce qu’on dit, on ne connait jamais un étranger,
Il y a un mur que jamais on ne parvient à abattre
Entre le familier et ce qui vient d’ailleurs…
Alors, pourquoi je pleure, à mon grand étonnement,
Pour quelqu’un que je savais même pas qu’il existait[12] ?

L’amour de Médée pour Jason agit comme un charme[13], contre lequel elle lutte ; c’est un amour exclusif qui va jusqu’à la faire mentir à sa sœur, trahir son père et assassiner son frère. Elle détaille le déchirement qu’elle subit :

Ma tête, mon cœur, mon corps, mon pays est malade.
Tout tourne et tout bouillonne, tout s’embrouille à présent.
Qu’il aille dans son pays chercher une fiancée.
Une mémère, une crapaude, une mégère de sa race !
Qu’il m’ignore, moi je reste attachée à ma terre.
Et vierge. (Elle pleure.) Non ! Que son œil se pose sur moi.
Jason ! Cruel, distant, mon effrayant Jason !…
J’aimerais que ton sans-gêne hautain me contamine
Comme la gale qui infecte une vieille chienne en rut
Et que l’amour te morde et te suce comme une tique,
Comme il fait avec moi, s’empiffrant de mon sang[14].

Dans cette scène, Christophe Sermet la fait tourner en rond, se jeter au sol, donner des coups de poings dans le vide, accentuant l’aspect passionnel voire animal de Médée torturée par son amour pour Jason.

De l’autre côté du lien, Jason est un stratège flatteur, opportuniste et paternaliste lorsqu’il rencontre Médée. Il est prêt à tout pour obtenir son aide dans le vol de la Toison d’or, même si elle la lui avait accordée avant qu’il la lui demande, pourvu qu’il lui garde une place dans sa mémoire et éventuellement à Iolkos. Pourtant, lorsqu’il faut fuir, il tient parole et l’emmène avec lui, tout opportuniste qu’il soit.

3. L’échec du couple

La relation entre Médée et Jason est donc fondée sur une fracture initiale, et c’est sur ce couple déséquilibré que la focale se pose dans la deuxième partie. Le récit de la femme de ménage résume les années d’errance du couple et la trahison de Jason.

Médée et Jason, quant à eux, donnent rapidement le ton, dans une scène de dispute qui suit les menaces proférées par Médée à l’encontre de la famille royale et l’annonce de l’expulsion de la Colchidienne. Jason, impatient, tente de la convaincre de l’opportunité que son remariage représente pour toute la famille, tout en traitant Médée d’hystérique. Médée, elle, lui reproche de l’abandonner alors qu’elle a tout sacrifié pour lui, et lui rappelle les faits : ses actions criminelles, la trahison de sa famille et son exil forcé pour l’aider, lui.

Médée
Pas une seule bassesse existant sur la terre
Que je n’aie faite pour toi. Il n’y a aucune valeur
Que je n’aie abandonnée, pour quoi, pour qui ? Pour toi.
Et maintenant tu m’échanges ? Contre de la chair fraîche[15] ?

Jason ne veut plus entendre cette litanie, arguant que c’est plutôt lui qui s’est sacrifié pour elle.

Jason. Bon sang de bonsoir ! Je te fais une proposition honnête et toi, tout ce que tu fais, c’est me gueuler dessus comme une possédée. Tu ne trouves pas que tu gonfles un peu tes mérites ? Tu m’as aidé dans le temps, il y a très longtemps, personne ne le niera et je t’en reste reconnaissant. Mais mes copains et moi, on n’a pas pris une toute petite part dans tout ça ? Et je ne peux pas me targuer de ce minuscule mérite : celui de ne pas t’avoir larguée sur une de ces centaines d’îles que nous avons passées ? […] J’ai tenu parole, aussi bien et aussi mal que je l’ai pu. Mais écoute-nous un peu, ma vieille. Si ceci est un mariage, alors n’importe quelle guerre civile en est un. C’est une chose qu’on ne peut pas arranger en pleurnichant sans cesse sur le passé[16].

Ils s’expriment depuis deux planètes différentes sans parvenir à se rejoindre.

Dans la mise en scène de Christophe Sermet, cette sortie de crise impossible est signifiée par le traitement de l’espace : dans la première partie, le dégagement de la scène, libre d’accessoires et d’éléments de décor sur la moitié du plateau, permettait l’action et le mouvement propres à l’esthétique épique.

Dans la deuxième partie, en revanche, l’espace est soit resserré par la tente de tulle blanc qui confine les personnages au nez de scène côté jardin, soit miné par les jouets d’enfants et autres accessoires parsemés côté cour : l’espace de jeu contraint ainsi les personnages dans l’impossibilité de se mouvoir ou de se révolter. En effet, les corps ne se retrouvent plus : éloignés ou se défiant l’un l’autre, ils sont portés dans des sens opposés.

Par ailleurs, les corps contraints par l’espace au nez de scène renforcent l’adresse au public. Au début de la dispute, les deux personnages sont assis devant leur maison, face au public, comme un couple en thérapie.

Une fois que la conversation s’envenime, Jason, resté assis entre la tente et le bord de scène, fait face au public dans une posture légitime de l’homme harassé par les excès d’une épouse devenue encombrante. À l’autre bout de la scène, Médée, présentée par Jason comme une étrangère inadaptée et hystérique, tourne le dos à la salle. Ainsi, le dispositif fonctionne comme une triangulation dans cette histoire de couple.

Claire Bodson campe une Médée puissante, qui tient tête à Jason dans une posture solide et ancrée. Sa rage est intérieure, jusqu’aux moments où elle explose en gestes brusques accompagnés d’éclats de voix, rauques, qui ajoutent encore à la virilité du personnage. Mais sa puissance commence à se craqueler, notamment lorsqu’elle rencontre Créuse, dans la scène suivante.

La princesse est venue tenter de convaincre Médée de rester à Corinthe et de laisser les enfants vivre avec Jason et elle. Si le texte de Lanoye pouvait faire penser à une Créuse terrorisée face à Médée l’imprévisible, la mise en scène de Christophe Sermet en prend le contrepied. Bien vite, on se rend compte que Médée ne fait pas peur à Créuse. Une fois terminé son discours sur la condition féminine, adressé autant au public qu’à la jeune femme, Médée devient un personnage un peu pathétique, dont les poses « tribales » censées impressionner Créuse la rendent plus ridicule qu’imposante (cf. fig. 3).

Fig. 3 : Médée et Créuse
Médée tente d’impressionner Créuse. (© Tiziana Tomasulo)

À nouveau, les corps sont opposés : face à une Créuse menue, qui revêt tous les marqueurs de genre de la féminité traditionnelle, se dresse Médée, solide mais fatiguée et de plus en plus ridicule. Pour Créuse, Médée n’est pas dangereuse, elle est folle et il ne faut pas lui laisser ses enfants : « Mon Dieu, ce n’est même pas vrai tout ce qu’on raconte de vous. Je m’étais attendue à une sorcière imprévisible. Et qu’est-ce que je trouve ? Une harengère fatiguée et larmoyante[17]. » Ce nouveau coup porté à Médée par celle qui lui a déjà pris son mari sert d’élément déclencheur à la mise en place de la vengeance de Médée.

Le meurtre des enfants revêt une double fonction : il permet à Médée de se venger de Jason, mais aussi d’épargner aux enfants une vie de souffrance, après que Médée aura assassiné la famille royale. Si l’infanticide fait partie du plan macabre de Médée, il est l’objet de nombreux débats intérieurs au personnage. Ce n’est pas un acte qu’elle commet dans un accès de rage incontrôlée sans en percevoir par avance la souffrance qu’elle en tirera :

Pas de faiblesse maintenant. Allez, mords sur ta chique !
Étrangle ta raison même si ton cœur panique.
Un seul instant. Un coup ! Et tu auras toute ta vie
Pour ressasser ton deuil dans une longue agonie[18].

Elle est loin d’une criminelle sanguinaire triomphante.

Après le récit du meurtre de la famille royale par le prof de sport, tout porte à croire que Médée va finalement passer à l’acte : elle entre dans la tente, réveille les deux garçons qui y sont étendus et les emmène hors scène, par une porte dans le mur du fond.

La scène suivante s’ouvre alors sur le dernier mouvement de la pièce et l’ultime confrontation entre Médée et Jason. Dans des postures épuisées, telle une poupée de chiffon au t-shirt taché de sang (cf. fig. 4), Médée se laisse maltraiter et insulter par Jason, furieux à l’idée qu’elle ait assassiné leurs enfants, et prononce pour toute explication : « Je veux seulement que tu m’aimes[19]. »

Fig. 4 : La dernière confrontation entre Médée et Jason
Médée se laisse maltraiter par Jason. (© Marc Debelle)

Mais tandis que la Médée d’Euripide, toute puissante dans l’acte criminel, renversait l’ordre établi en tuant ses fils avant de s’enfuir, Lanoye tord le mythe : les enfants, bien vivants, sortent de leur chambre pour dire à leur papa que le bruit de la dispute les empêche de dormir. Stupeur. Une fois les garçons remis au lit par leur père, Médée propose à Jason un nouveau départ : c’est l’occasion, pour toute la famille, de repartir à l’aventure. Il est trop tard ; Jason repousse Médée, il veut définitivement passer à autre chose. La dispute repart de plus belle, les deux protagonistes hurlent les sacrifices auxquels ils ont chacun consenti. Lorsque Jason traite Médée de « malade qui fait de son infirmier un prisonnier[20] », elle quitte la scène par la porte du fond et abat le premier enfant d’un coup de pistolet. Comme sur un coup de tête, comme on claque une porte pour prendre la main dans une dispute qui s’enlise. Elle revient sur scène en criant des phrases culpabilisantes à Jason, mais cette action ne produit toujours pas l’effet escompté. Jason n’est pas anéanti par ce qui vient de se produire, ni même déboussolé : il s’empare de l’arme, entre dans la pièce du fond et vide le chargeur sur son deuxième fils.

L’histoire de Médée racontée par Tom Lanoye et Christophe Sermet est l’histoire du couple qu’elle forme avec Jason. C’est le mur d’incompréhension entre les deux amants qui fait de Médée un être passionnel : elle n’est reconnue ni n’existe nulle part pour elle-même, alors, quand elle ne peut plus exister dans le cœur de celui pour qui elle est devenue une criminelle exilée, elle n’a pas d’autre issue que de tout lui reprendre. Mais si Jason ne la laisse finalement pas commettre l’acte seule, c’est qu’il n’a plus d’autre issue, lui non plus. Le geste de l’infanticide fige le couple dans un instant T[21] : il n’y a plus de point de fuite possible, il ne reste qu’une relation détruite, figée dans le souvenir de son origine. C’est d’ailleurs de leur première rencontre qu’ils parlent, enfin calmés – ou sous le choc – en partageant une cigarette qui fait office de dernier moment, « la dernière baise d’un couple qui sait que tout est fini[22] », dans les termes de Christophe Sermet. À travers le dernier acte de la pièce, Jason et Médée sont passés des corps antagonistes de la dispute aux corps épuisés, évidés, fourbus et irrémédiablement humains. En prenant la salle pour témoin de leur état, ils nous ramènent à notre commune humanité.

Conclusion : Médée ou la puissance étouffée

Tant dans la réécriture de Tom Lanoye que dans la mise en scène de Christophe Sermet, Médée est une figure de la dissidence autodestructrice. Tout au long de l’histoire, elle est le moteur de l’action : elle agit tandis que Jason suit puis profite des bénéfices d’une série d’actes criminels. Une fois abandonnée à Corinthe, Médée aura beau se débattre, elle ne sera pas reconnue dans son expérience propre, dans sa souffrance de femme exilée, trompée et répudiée. Si elle met à mal l’ordre établi en assassinant Créon et Créuse, il reste que l’infanticide, acte dissident et radical qui doit consacrer sa vengeance contre Jason, manque son objectif en étant commis à deux. En faisant partager l’infanticide aux deux époux, Lanoye dépossède Médée de l’acte de renversement de la norme et anéantit sa puissance d’agir. Ainsi, en glissant du tragique au drame contemporain, Mamma Medea met en scène l’horreur en puissance qui couve dans un couple cis-hétérosexuel finalement ordinaire.

Enfin, dans le figement qui suit l’infanticide, c’est une parole de culpabilité de Médée qui clôt la pièce : lorsqu’elle a conseillé à Jason de se boucher les oreilles de cire pour atteindre la Toison d’or sans être hypnotisé par son chant destiné à charmer le gardien-serpent, elle voulait le protéger d’elle. La révolte de Médée ne tient pas. Elle a beau dire que « la femme n’a pas besoin de mots pour exister[23] », elle ne parvient pas à exister sans l’amour de Jason qu’elle recherche avant tout, jusque dans la dernière scène. À l’instar des Médée du siècle précédent qui « disparaissent sans mourir[24] », elle s’anéantit, elle s’affaisse dans sa culpabilité. Sa flamme dissidente s’est éteinte face à Jason qui continue à l’éblouir et, finalement, à la vaincre en même temps que leur couple expire définitivement. Plutôt ironique, quand on pense au sous-titre de la pièce : « Pour toi, j’irai jusqu’à éteindre le soleil. »

Si Tom Lanoye et Christophe Sermet questionnent les rapports homme-femme, il est peu probable qu’ils le fassent avec une intention féministe[25]. Par ailleurs, le contexte socio-culturel dans lequel cette création a vu le jour impose presque automatiquement une interprétation de la pièce comme un reflet de différends communautaires avant tout. En revanche, l’œuvre elle-même montre et souligne l’oppression que subit Médée en tant que femme et en tant que femme étrangère, et en cela, tout·e spectateur·rice peut lire un geste féministe. Cependant, le traitement de Médée est ambivalent : le choix d’en faire un personnage finalement affaissé souligne ce que le couple cis-hétérosexuel fait à ses protagonistes, et particulièrement aux femmes, en même temps qu’il condamne la puissance dissidente du personnage féminin.


Notes

[1] Mimoso-Ruiz Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, p. 155-156.

[2] Fix Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, p. 17.

[3] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 188.

[4][4] F. Fix, op. cit., p. 37.

[5] Le Rideau de Bruxelles a été itinérant de 2006 à 2019, année où le théâtre a finalement pu s’installer rue Goffart, dans des locaux fraichement rénovés en « maison de théâtre », appartenant à la commune bruxelloise d’Ixelles.

[6] Schaerbeek est une des dix-neuf communes bruxelloises, officiellement bilingue.

[7] La graphie utilisée dans cet article est celle qu’emploie Tom Lanoye.

[8] Lanoye Tom, Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, p. 105.

[9] F. Fix, op. cit., p. 24.

[10] T. Lanoye, op. cit., p. 106.

[11] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.

[12] T. Lanoye, op. cit., p. 104.

[13] D. Mimoso-Ruiz, op. cit., p. 22.

[14] T. Lanoye, op. cit., p. 109.

[15] Ibid., p. 145.

[16] Ibid., p. 145-146.

[17] Ibid., p. 154.

[18] Ibid., p. 167.

[19] Ibid., p. 168.

[20] Ibid. p. 171.

[21] F. Fix, op. cit., p. 160.

[22] Sermet Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.

[23] T. Lanoye, op. cit., p. 153.

[24] Dancourt Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 1289.

[25] L’intention féministe est, en tous cas, absente de tout le paratexte que j’ai pu recenser.


Bibliographie

DANCOURT Michèle, « Médée dans la culture européenne du xxe siècle », dans Brunel Pierre et Mancier Frédéric (sous la dir. de), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, 2124 p.

FIX Florence, Médée l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2010, 180 p.

LANOYE Tom, Sang & Roses suivi de Mamma Medea, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011, 176 p.

MIMOSO-RUIZ Duarte, Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-politiques d’un mythe, Paris, Ophrys, 1982, 248 p.

SERMET Christophe, « Note d’intention », dans Mamma Medea : dossier pédagogique, Bruxelles, Le Rideau de Bruxelles, 2011-2012, p. 5.

Comme un rêve de pierre… Le personnage d’Ahalyā, de l’épopée à la scène contemporaine : étude d’une pièce d’Arupa Lahiry dans le style Bharata-nāṭyam (théâtre dansé – Inde du sud)

Géraldine-Nalini MARGNAC

Auteure d’une thèse sur les figures du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam (théâtre dansé – Inde du Sud), Géraldine-Nalini Margnac se consacre à l’esthétique de la scène à travers des articles scientifiques et des cours à l’université Bordeaux Montaigne (Études théâtrales et Études de genres). Artiste de Bharata-nāṭyam, elle mène également une carrière artistique internationale.

Pour citer cet article : Margnac, Géraldine-Nalini, « Comme un rêve de pierre… Le personnage d’Ahalyā, de l’épopée à la scène contemporaine : étude d’une pièce d’Arupa Lahiry dans le style Bharata-nāṭyam (théâtre dansé-Inde du sud) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/24/comme-un-reve-de-pierre-le-personnage-dahalya-de-lepopee-a-la-scene-contemporaine-etude-dune-piece-darupa-lahiry-dans-le-style-bharata-na%e1%b9%adyam-t/

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Résumé

Lorsque l’actrice-danseuse Arupa Lahiry met en scène Ahalyā, figure féminine de l’épouse dans l’antique épopée du Rāmāyaṇa, elle en propose une réécriture contemporaine à travers les procédés esthétiques, dramaturgiques et scéniques du style Bharata-nāṭyam1.

Selon l’épopée de Vālmīki, Ahalyā est présentée comme la plus belle femme au monde, mariée à l’ascète Gautam. Ses charmes ont également éveillé le désir du roi des dieux Indra qui prend l’aspect de son époux pour passer une nuit avec elle. Surprise par son mari, elle est maudite et transformée en pierre. Ahalyā sera délivrée par le divin Rāma qui l’effleurant de son pied, la libère de sa malédiction. Pour l’actrice-danseuse Arupa Lahiry, la jeune épouse choisit délibérément son sort : « Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente ». Une telle réécriture donne l’occasion de questionner un fait de société à travers la mise en scène. Comment l’artiste utilise-t-elle les codes classiques du Bharata-nāṭyam pour montrer à la fois la sculpturale beauté de l’héroïne et son humaine vitalité ? Comment exprime-t-elle la sensibilité d’une figure féminine au prisme de questions contemporaines ? Nous montrerons quels subtils décalages entre les choix musicaux, les mudrā (gestes des mains), les placements et déplacements de l’actrice-danseuse, remettent en question une certaine « performativité du genre », l’ancienne figure figée du « rêve de pierre » cédant le pas à une nouvelle héroïne.

Mots clés : Bharata-nāṭyam – Théâtre – Danse – Ahalyā – Héroïne – Réécriture – Féminisme – Corps – Inde – Rāmāyaṇa.

Abstract

When the actress-dancer Arupa Lahiry stages Ahalyā, the female character of spouse in the ancient epic of the Rāmāyaṇa, she proposes a contemporary rewriting through the aesthetic, dramatic and scenic processes of the Bharata-nātyam style.

According to the epic of Vālmīki, Ahalyā is presented as the most beautiful woman in the world, married to the ascetic Gautam. Her charms have also awakened the desire of the king of the gods Indra who takes the appearance of her husband to spend a night with her. Surprised by her husband, she is cursed and turned into stone. Ahalyā will be delivered by the divine Rāma who by touching her with his foot, frees her from her curse. For the actress-dancer Arupa Lahiry, the young wife deliberately chose her fate: « My Ahalyā is not the one who was duped [by Indra’s disguise] but the one who made [a] conscious decision. » Such a rewriting gives the opportunity to question a fact of society through the staging. How does the artist use the classical codes of Bharata-nātyam to show both the sculptural beauty of the heroine and her human vitality? How does she express the sensitivity of a female figure through the illumination of contemporary questions? We will show which subtle differences between the musical choices, the mudrā (gestures of the hands), the postures and the movements of the actress-dancer, question a certain « gender performativity », the old frozen figure of the « dream carved in stone » giving way to a new heroine.

Keywords : Bharata-nāṭyam – Theatre – Dance – Ahalyā – Heroin – Rewriting – Feminism -Body – India – Rāmāyana.


Sommaire

Introduction : contexte de création
1. Ahalyā, une figure centrale
2. Un idéal figé ?
3. Séquence amoureuse
4. Ultime libération
Conclusion
Bibliographie
Notes

Introduction : contexte de création

La pièce Āhārya varṇam a été créée à New Delhi le 25 février 20152 à l’occasion d’un festival où les héroïnes des épopées indiennes sont mises en avant : « Paatra Parichaya », organisé par l’artiste organisatrice d’événements Mme Usha RK. L’actrice-danseuse Arupa Lahiry la considère comme la « mentor3 » qui a fait d’elle une artiste indépendante de renom. Nous proposons dans cet article d’étudier la pièce à partir de la captation vidéo de cette pièce interprétée en février 2017 au « Dehradun Literature Festival ». Lors de cette représentation, le curriculum vitae de l’artiste de Bharata-nāṭyam est projeté en fond de scène, soulignant ses connaissances et l’inscrivant en toute légitimité dans le cadre d’un festival littéraire4. À cette occasion, Arupa Lahiry prend la parole à la première personne en anglais, en amont de la pièce dans un monologue fictionnel où Ahalyā s’exprime : cette intervention est originale par rapport aux codes du Bharata-nāṭyam où la langue anglaise n’a pas sa place dans les œuvres et où le discours de l’héroïne s’inscrit habituellement dans le registre amoureux. Dans ce monologue, « Ahalyā se décrit comme étant créée par un homme (Brahmā), nourrie par un autre homme (ṛṣi Gautama5) et séduite par un autre homme6 ! » Il est étonnant que soient mis sur le même plan le dieu de la création Brahmā, le mortel Gautam et le roi des dieux Indra, présentés tous trois comme des hommes. Est-ce pour attirer l’attention du public sur la place de la femme, incarnée par Ahalyā, dans un monde exclusivement masculin ? Bien qu’il la libère finalement, le dieu Rāma n’est pas évoqué dans ce prologue : cette omission le place-t-elle sur un autre plan ? Quoi qu’il en soit, Arupa Lahiry souhaite participer à de nouvelles réflexions sociales, comme le montre son commentaire dans The Hindu en 2018, où elle précise que la jeune épouse choisit délibérément son sort : « je n’ai pas pu m’empêcher de remettre en question le patriarcat. Mon Ahalyā n’est pas celle qui a été dupée [par le déguisement d’Indra] mais celle qui a pris [une] décision consciente7 ».

Selon nous, choisir Ahalyā s’inscrit dans un contexte nouveau où des héroïnes considérées a priori comme « classiques » sont remises à l’honneur8 pour interroger certaines valeurs sociales contemporaines. De fait, les critiques de la scène ont remarqué un changement dans le choix des thèmes et des personnages des pièces, nouveauté soulignée récemment par Ranee Kumar, une journaliste artistique du Hindu :

Les personnages féminins de notre mythologie sont souvent des choix de prédilection pour un artiste interprète adoptant le point de vue du XXIe siècle. Il en est ainsi avec Ahalyā, la femme du rishi Gautam[a]. Les puristes l’ont placée dans une prière en première position de la liste des Panchakanya, les cinq jeunes filles qui doivent être vénérées ; les féministes l’ont dénichée et ont dénoncé un cas d’injustice flagrante ; les plus modérés l’ont présentée comme une femme condamnée injustement pour son délit mineur. Quoi qu’il en soit, Ahalyā a suscité beaucoup d’intérêt, [qu’il s’agisse] d’explorer son personnage et de le présenter, à chaque fois avec une perspective nouvelle9.

Émergeant de nouvelles lectures du mythe d’Ahalyā, ces questions participent à la confrontation des points de vue et permettent de dépasser une lecture univoque. Ainsi Arupa Lahary s’éloigne-t-elle des normes genrées considérées traditionnellement comme légitimes, comme elle le revendique : « Le genre est selon moi une performance que la société drape autour du corps, et c’est cette performativité du genre qui devrait être de plus en plus remise en question dans notre langage de la danse10 ». Ahalyā représente une femme face à un système « patriarcal11 », pour reprendre ses propres termes, dont le rôle est porté par une femme, à l’initiative d’une autre femme. Engagée dans une volonté de donner une nouvelle visibilité aux femmes, Arupa Lahiry se produit en solo et se saisit d’un sujet brûlant de la mythologie, celui d’Ahalyā, l’épouse qui a trompé son mari avec un dieu. Mais c’est à travers une proposition scénique qu’elle choisit de partager son point de vue, en donnant toute son importance au corps. Comment cette proposition scénique mise en scène dans le style Bharata-nāṭyam déplace-t-elle dès lors des représentations figées ?

1. Ahalyā, une figure centrale

Dans cette pièce, Ahalyā de personnage secondaire devient le premier rôle d’un genre majeur du style Bharata-nāṭyam : le varṇam. Ce genre classique musical et scénique de plus de vingt minutes décline le plus souvent les sentiments amoureux d’une nāyikā ou héroïne. Il vise ainsi à transmettre au public le rasa ou « saveur esthétique » comparable au ravissement spirituel. En alternant parties narratives (sur des paroles en sanskrit12) et parties purement techniques (sur des syllabes rythmiques et des notes de musique), Arupa Lahiry reprend les codes du genre. Mais son héroïne diffère des nāyikā de la littérature classique qui peuvent être classées selon le schéma suivant :

Selon ce tableau synthétique, la nāyikā apparaît dans son rapport à son bien-aimé, comme une partie d’un tout. Or dans la composition d’Arupa Lahiry, Ahalyā est d’emblée présentée comme une figure féminine autonome à travers les vers sanskrits célébrant les pañcakanyā, c’est-à-dire les cinq jeunes femmes13 à l’honneur :

Ahalyā Draupadī Kunti Tārā Mandodarī tathā
pañcakanyāḥ smarennityaṃ mahāpātakanāśinīḥ

Prononcés à l’aurore, ces vers permettraient selon une tradition brahmane d’effacer les fautes de ceux qui les chantent14. Mais la représentation des pañcakanyā a évolué, notamment depuis les publications de l’écrivain bengali Pradip Battacharya15 qui déclenchent des débats sur ces figures de « jeunes filles idéales ». Ce docteur en littérature comparée spécialiste du Mahābhārata soulève en effet quelques paradoxes : pourquoi ces cinq figures de femmes sont-elles désignées comme « jeunes filles » alors qu’elles sont mariées et soumises à des relations polyandres ? Comment forment-elles des modèles de sainteté permettant d’effacer les fautes alors qu’elles ont trompé leur mari ? Dans son dernier article sur le sujet en 2004, il exhorte ses lecteurs à réharmoniser les forces masculines et féminines, « c’est pourquoi le rappel de ces cinq vierges est si pertinent aujourd’hui16 », conclut-il. Ahalyā, la première des kanya, partage avec les autres une force prête à bousculer les normes sociales qui leur sont imposées.

Ces jeune filles sont évoquées au tout début de la mise en scène à travers des mudrā (gestes des mains) et des poses17 : toutes les postures suggèrent le lien entre la femme et la fleur, grâce à la katakamukha mudrā qui caractérise chacune des cinq héroïnes. Cette mudrā est fréquemment utilisée pour montrer une jeune fille, suggérant par la métaphore de la fleur l’épanouissement à venir18.

2. Un idéal figé ?

Dans la deuxième séquence19 de la pièce, les postures relèvent du nṛtta ou danse purement technique, au son des instruments mélodiques. Elles suggèrent l’idéale beauté d’Ahalyā car elles font référence aux sculptures des temples, donc à des canons visant un harmonieux équilibre des formes et des placements. L’allusion à des statues fonctionne également comme les prémices du motif de la transformation de l’héroïne en pierre.

Observons une autre séquence avec des jati, c’est-à-dire des combinaisons rythmiques20 entraînant cette fois de dynamiques mouvements. Ils se déploient dans l’espace scénique au son des syllabes mnémoniques appelées les sollukattu :

Tha      ri        ta        ta        ka       ta         .

Tha      ri         ta        ta        ka       dim     .

Tha       ri         ta        ta        ka        tom     .

Tha       ri          ta        ta        ka        nam      .

Arupa Lahiry explique ainsi son choix : « J’ai sélectionné des jatis [combinaisons rythmiques] avec des mnémoniques plus énergiques comme Tha-Dhit, etc. contrairement aux syllabes plus arrondies comme Tarikita-Ta21 ». Nous reconnaissons ici l’énergie Tāṇḍava (ou « vigoureuse »), régulièrement associée sur la scène aux dieux masculins tandis que l’autre énergie, Lāsya (ou « gracieuse »), est plus souvent l’apanage des déesses féminines. Pourtant, dans la pratique comme dans la mythologie, aucune ligne de démarcation n’empêche de recourir à ces deux énergies, quel que soit le genre de l’artiste : ici, Arupa Lahiry renoue volontairement avec l’aspect Tāṇḍava pour dépasser une image iconique de la femme douce et gracieuse.

Cette énergie vigoureuse est renforcée par une accélération des pas à la fin de chaque séquence de jati. Dans la conclusion du second jati22 notamment, la séquence tisse, selon nous, une trame annonçant la libération de la jeune femme23. En effet, le choix de pas du naṭṭaḍavu où les bras se tendent vers le bas, encadrant une jambe tendue au pied flexe, met en valeur le pied de l’actrice-danseuse à trois reprises. Or l’épisode mythique d’Ahalyā se termine par une fin heureuse puisqu’après avoir été transformée en pierre, elle échappe enfin à la malédiction grâce au contact du pied de Rāma. Cette issue semble suggérée par les choix chorégraphiques de la séquence qui se termine d’ailleurs24 selon un pas appelé muktāya aḍavu signifiant au sens littéral « libération ».

3. Séquence amoureuse

Le second refrain chanté25 est l’occasion pour Arupa Lahiry de montrer une Ahalyā mariée, et sa rencontre avec Indra, roi des dieux, qui a pris l’apparence du mari. La séquence qui met en scène leur union forme une « métaphore scénique26 » puisqu’aucun texte n’est audible à ce moment-là, mais les gestes codifiés du Bharata-nāṭyam montrent une abeille qui ne peut se détacher d’une fleur27. À l’instar de la métaphore poétique, la métaphore scénique crée un rapprochement entre plusieurs éléments. Cette image poétique porte alors des sèmes supplémentaires : ici, le jeu de l’actrice suggère l’attirance réciproque entre l’insecte et la fleur et valorise la grâce de l’héroïne. Ainsi sont suggérés son délicat parfum, sa beauté, sa délicatesse et la promesse de son épanouissement. Une telle métaphore est ici motivée également par le contexte amoureux qui rappelle la nature complémentaire des deux entités. Enfin28, soulignons que les gestes d’Arupa Lahiry interpellent esthétiquement le public puisque les cinq sens sont en jeu :

    • la vue, avec les mudrā
    • l’ouïe, sollicitée par les paroles du chant
    • l’odorat, suggéré par la figure de la fleur29.

Les sens du toucher et du goût sont seulement évoqués puisque les mains ne se touchent pas : le public est invité à les imaginer grâce au mouvement qui se termine comme la promesse d’un baiser. Comme les devadāsī30 autrefois qui mettaient en scène des séquences amoureuses parfois empreintes de sensualité pour évoquer l’union mystique avec la divinité, Arupa Lahiry suggère la montée du désir de la femme puis l’union entre les deux amants. Parler du désir physique de l’héroïne qui choisit elle-même sa destinée permet de revendiquer une libération. La séquence permet aussi de faire évoluer les représentations des actrices-danseuses autrefois mises au ban : en mettant en avant le désir féminin et son épanouissement, Arupa Lahiry affirme le point de vue du personnage féminin pour qui la sensualité n’a rien de honteux. Elle renoue avec certains codes sensuels du répertoire des devadāsī et épouse l’expérience d’Ahalyā, proposant ainsi une nouvelle version de l’épisode mythique à travers un « female gaze31 ». Ce varṇam présente un point de vue qui pourrait passer pour transgressif sur certaines scènes du Tamil Nadu, mais il n’a pas été joué devant tous les publics : l’artiste l’a donné à New Delhi, Bangalore et à l’international, pour la majorité dans des villes où les formes contemporaines des arts de la scène sont nombreuses et régulières32.

Lorsque le mari découvre les amants33, Ahalyā est transformée en pierre comme dans la plupart des versions du mythe. Mais le choix de ce varṇam place l’héroïne comme personnage principal et comme sujet. À travers le réseau sémantique de la fleur, la pensée, le corps et l’imaginaire se rejoignent et mettent en valeur le corps d’Ahalyā, mais aussi celui des personnes présentes qui font appel à leurs sens et à leur imagination, participant ainsi à l’esthétique de l’œuvre.

4. Ultime libération

Une fois pétrifiée, Ahalyā est représentée au sol dans une posture regroupée34. Mais sa transformation en pierre n’a rien de tragique pour deux raisons : elle est montrée par une actrice qui, elle-aussi, ne cesse de jouer avec les formes et les métamorphoses dans sa pratique de jeu et dans ce récit en particulier. De plus, la forme de pierre n’est qu’un état temporaire pour l’héroïne. Cette posture regroupée qui pourrait évoquer le fœtus suggère l’imminence d’une seconde naissance. Or c’est à nouveau par le sens du toucher qu’advient sa libération dans le récit, grâce au contact des « pieds de lotus35 » de Rāma. En quittant sa forme de pierre, Ahalyā est aussi en quelque sorte libérée des liens de mariage. Comme la poétesse mystique Ānṭāl le chantait au VIIIe siècle, le fait de ne pas être mariée apparaît comme une liberté permettant de révérer les dieux selon ses propres codes. Par ses propres choix où le corps a toute sa place, Ahalyā accède à un épanouissement ultime, celui de la dévotion. Elle se trouve à genou à la fin du varṇam, mais ses mudrā forment le geste de la méditation, haṃsasya mudrā, qui consiste à rejoindre le pouce et l’index. Cette mudrā, connue en Occident par les représentations de Buddha méditant, symbolise la réunion. Ainsi le varṇam montre-t-il une progression dans l’expression de l’union, de celle des amants à celle symbolisant l’union du corps et de l’âme.

Conclusion

En somme, l’ensemble du varṇam mis en scène par Arupa Lahiry propose une réécriture féministe du personnage d’Ahalyā. Grâce aux textes poétiques qui l’ont inspirée, elle s’éloigne de la version la plus célèbre de Vālmīki. Grâce à la poétique du Bharata-nāṭyam, elle interroge le corps idéal, le corps sculpté, le corps féminin, amenant une libération de la femme objet devenue sujet. La performativité du discours artistique contribue à mettre la figure de l’héroïne au centre du propos de l’œuvre et de la scène, à travers un art de la suggestion poétique empêchant toute interprétation univoque. L’originalité de la démarche d’Arupa Lahiry consiste selon nous à proposer une réécriture féministe de cette héroïne à partir des codes classiques du Bharata-nāṭyam. Ce style dans son ensemble a été marqué par l’influence de Rukmini Devi Arundale36 qui fonda l’académie artistique de la Kalakshetra et modifia le répertoire du Bharata-nāṭyam pour le rendre « respectable ». Mais plusieurs artistes ont choisi de bousculer de tels choix : « Chandralekha est l’une des premières chorégraphes à résister face à cette forme », rappelle Nancy Boissel37, mais comme les actrices-danseuses de sa lignée, elle se détourne du style Bharata-nāṭyam pour s’exprimer à travers un style contemporain38.

La création de l’Ahalyā varṇam à New Delhi était l’occasion de bousculer les représentations de personnages secondaires dans les épopées indiennes comme Ahalyā, Draupadi, Soorpanakha et Karna, mais grâce au style Bharata-nāṭyam. Cette démarche n’est pas isolée en Inde car des artistes comme Rama Vaidyanathan et Vidhya Subramanian notamment développent des pièces de Bharata-nāṭyam où la part féminine de la divinité occupe une place centrale39. Le choix d’Arupa Lahiry n’est donc pas unique, mais il propose selon nous une réécriture scénique où la femme, et non la déesse, prend la première place et remet en question le patriarcat sans revendiquer un message explicitement féministe. L’œuvre scénique invite à participer aux questionnements par l’esthétique qui se déploie. Le plaisir, lié aux sens et à la forme extérieure, participe à cette réflexion en dépassant l’opposition entre saveur et savoir. Si la femme idéale a été pétrifiée dans le mythe d’Ahalyā, elle n’en est pas moins vivante et puissante, prête à s’épanouir, telle une fleur ou un cakra, lotus métaphorisant l’élévation spirituelle.


Bibliographie

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Jafa Navina, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/beyond-the-idea-of-gender/article25849093.ece.

Kumar Ranee, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece.

Légeret Katia, Manuel traditionnel du Bharata-Nâtyam: le danseur cosmographe (Paris, France: P. Geuthner, 1999).

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Margnac Géraldine Nalini, « Shiva ou le fabuleux spectacle Etude d’un Anupallavi dans le style bharata-natyam (Théâtre dansé du sud de l’Inde) », in Théâtre Mythologique Origines, manifestations et résurgences, Editions des archives contemporaines (France, 2022), 20-28.

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Vālmīki, Le Rāmāya a, trad. par Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher, Bibliothèque de la Pléiade 458 (Paris: Gallimard, 1999).

Notes

1 Une captation vidéo du varṇam représenté à New Delhi en février 2017 est consultable à l’adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=vR7V4AF9f4A.

2 Cf. Shoma A. Chatterji, « The Unsung », One India One People Foundation (blog), 1 mai 2017, https://oneindiaonepeople.com/the-unsung/ [Document en ligne, consulté le 10/09/2022].

3 « Meeting my mentor, Dr. Usha RK at this juncture gave birth to the independent artist. Under her vision, I went on to create solo critically acclaimed productions like Ahalyā », dans : « Arupa Lahiry », arupalahiry, consulté le 2 mai 2022, https://www.arupalahiry.com, section : « Dancer / Birth of the artist ».

4 À notre connaissance, cette pièce a été interprétée le plus souvent dans des festivals d’arts de la scène comme Insight au National Theatre Fest de Kozhikode, Patra Parichaya au Malleswaram Seva Sadan de Bangalore en 2015, et Samarpan à Mangaluru en février 2016 notamment. Elle forme parfois la pièce centrale d’un récital d’Arupa Lahiry comme au Sangeet Shyamla de New Delhi en février 2018 par exemple.

5 Un ṛṣi désigne un poète devin de l’époque védique. D’après : Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Bouquins (Paris: R. Laffont, 1987), p. 928.

6 Les paroles sont citées dans un article sur le varṇam d’Arupa Lahiry : Ranee Kumar, « A Convincing Portrayal of Ahalyā », The Hindu, 24 mai 2018, sect. Dance, https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece. : « The prelude to Varnam in English is a first person narrative where Ahalyā describes herself as being created by a man (Brahma), nurtured by another man (rishi Gautama) and seduced by yet another man ! ».

7 Jafa, « Beyond the Idea of Gender », op. cit. : « I couldn’t help but question patriarchy. My Ahalyā was not one who was deceived but one who took a conscious decision ». Traduction personnelle, d’après : Jafa.

8 Cf. Ketu H. Katrak, éd., Voyages of Body and Soul: Selected Female Icons of India and Beyond, 1. publ (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2014), en particulier le chapitre 22, « The power of performance and human agency : re-assessing feminist evaluations of epic women » où Kalpana Ram présente des relectures de personnages mythiques à travers des études comme « Three Hundred Ramayanas » de A. K. Ramanujan (1992) et des performances comme « Epic women » à Chennai (2012). Concernant le personnage d’Ahalyā en particulier, cf. Mythili Anoop et Varun Gulati, éd., Scripting dance in contemporary India (Lanham, Maryland: Lexington Books, 2016), notamment le chapitre 8 « Dancing Narratives. Performing Mythology in Globalized Spaces » où Maratt Mythili Anoop présente différentes interprétations scéniques : personnage secondaire effacé derrière du héros masculin dans le varṇam du style Mohiniyattam interprété en 2008 par Leelamma selon le répertoire Kalamandalam, Ahalyā apparaît en revanche comme l’héroïne interprétée dans le style Bharata-nāṭyam par Shobhana, qui chorégraphie l’épisode selon le point de vue central du personnage féminin.

9 Ranee Kumar , ‘A convincing portrayal of Ahalyā’, The Hindu, 25 May 2018, section Dance https://www.thehindu.com/entertainment/dance/a-convincing-portrayal/article23978897.ece (Traduction personnelle).

10 « Gender according to me is a performance society drapes around the body and it’s this performativity of gender that should be challenged more and more in our language of dance » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

11 « I couldn’t help but question patriarchy » dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

12 Les paroles ou sāhitya peuvent également être dans des langues locales comme le tamoul, le telugu ou le kannada.

13 Au sens littéral, pañcakanyā signifie en sanskrit les « cinq » (« pañca ») « jeunes filles » (« kanyā »).

14 Pratapaditya Pal, Aspects of Indian Art: Papers Presented in a Symposium at the Los Angeles County Museum of Art, October, 1970 (Brill Archive, 1972), p. 90.

15 Pradip Battacharya publie un article qui suscite un renouveau d’intérêt et des débats sur les figures des cinq « vierges sacrées » qui ont pourtant toutes connu un ou plusieurs partenaires dans leur vie : Pradip Battacharya, « Five Holy Virgins, Five Sacred Myths – Part I », MANUSHI, numéro 141 (2004): 1-9.

16 Pradip Battacharya, « Living by Their Own Norms Unique Powers of the Panchkanyas », MANUSHI, numéro 145 (2004).

17 Cette séquence se déroule de 00:00 à 00:30 de la captation vidéo citée en note 1.

18 Ce motif dépasse, à notre avis, la suggestion esthétique et forme un réseau poétique particulièrement puissant dans la mise en scène du varṇam.

19 De 00 :30 à 01 :50, les postures s’enchaînent au son mélodique de la flûte et de l’instrument à cordes la veena.

20 De 06 :33 à 07 :57 de la captation vidéo citée en note 1.

21 « I also selected jathis (rhythmic pieces) with more forcible mnemonics like “Tha-Dhit” etc unlike the more rounded syllables like “Tarikita-Ta” », dans : Navina Jafa, « Beyond the Idea of Gender », The Hindu, 28 décembre 2018, op. cit.

22 De 13 : 24 à 13 : 28 de la captation vidéo citée en note 1.

23 L’artiste de Bharata-nāṭyam semble jouer avec la forme classique qui présente des séquences de nṛtta sans aucune signification : sachant que le théâtre indien présente en général des sujets bien connus de son auditoire, il est fréquent que les artistes jouent avec les attentes de l’auditoire, lequel connaît déjà l’issue de l’histoire. L’intérêt des spectateurs porte sur le récit, mais surtout sur la façon dont il est amené à travers des propositions mélodiques, dansées et jouées.

24 De 13 :28 à 13 :39 de la captation vidéo citée en note 1.

25 Ibid. à partir de 18 :36.

26 L’expression de « métaphore scénique » à propos du style Bharata-nāṭyam a été analysée et développée dans la thèse de doctorat de l’auteure : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nāṭyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020. » (Paris 8, 2022), p. 260-261 notamment.

27 Ibid. de 21 :38 à 21 :50.

28 Ibid. à partir de 21 :51.

29 D’autant que dans l’épisode mythologique, Ahalyā devine qu’il s’agit d’un dieu grâce à sa fragrance divine.

30 Les devadāsī regroupaient les actrices-danseuses héréditaires rattachées à un temple ou à une cour, jusqu’à l’abolition de leur statut au début du XXe siècle.

31 Dans son ouvrage de critique du cinéma, la spécialiste des représentations de genres Iris Brey théorise le regard féminin ou « female gaze » selon plusieurs critères, dont l’adoption du « point de vue du personnage féminin pour épouser son expérience » : Iris Brey, Le regard féminin: une révolution à l’écran, Les feux (Paris (France): Éditions de l’Olivier, 2020).

32 Cf. note 5 de cet article.

33 À partir de 21 : 50 de la captation vidéo citée en note 1.

34 Ibid. 30 :36.

35 Ibid. 31 :54.

36 Le critique indien d’arts de la scène Sunil Kothari expose que le style Kalakshetra a joué un rôle important en affirmant des « normes de haut niveau ». (« Kalakshetra as an institution has set high standards »). Cf . Sunil Kothari, « Institutionalization of Classical Dances- Kalakshetra », in Urmimala Sarkar Munsi et al., éd., Traversing tradition: celebrating dance in India, Celebrating dance in Asia and the Pacific (New Delhi: Routledge, 2011), p. 34.

37 Nancy Boissel, « Etre artiste femme en Inde, à Chennai : Les nouvelles scènes du bharata-nâtyam de 2003 à 2016. » (Paris 8, 2017), http://www.theses.fr/s112760.

38 Sur cette artiste qui « faisait partie d’un premier mouvement féministe en Inde » d’après Nancy Boissel, nous renvoyons aux études suivantes : Rustom Bharucha, Chandralekha: woman, dance, resistance (New Delhi: Indus, 1995), Ananya Chatterjea, Butting out : reading resistive choregraphies through works by Jawole Willa Jo Zollar and Chandralekha (Middletown (Conn.), Etats-Unis d’Amérique: Wesleyan University Press, 2004) et « Chandralekha: Negotiating the Female Body and Movement in Cultural/Political Signification », Dance Research Journal, 1998, p. 25-33.

39 Nous renvoyons à ce propos à la troisième partie de notre thèse de doctorat : Géraldine Margnac, « Devī : figure(s) du féminin dans la poétique du Bharata-nātyam contemporain. Étude de pièces de répertoire au Tamil Nadu de 2000 à 2020 », en particulier sur la déesse Durgā (p. 491 sq) et sur l’androgyne divin Ardhanārīśvara (p. 533 sq.).

La revendication d’Ismène dans Antigone (2014) de la compagnie Ulrike Quade : une lecture subversive

Charitini TSIKOURA

Docteure en Études Théâtrales (Université Paris Nanterre), chercheuse et danseuse-chorégraphe. Ses recherches portent sur les problématiques esthétiques et conceptuelles genrées liées à la mise en scène et la réception des tragédies antiques. Elle enseigne à Paris 8, Clermont-Auvergne et Strasbourg et elle encadre des workshops de danse et de théâtre à l’ISBAS à Sousse (Tunisie).

Pour citer cet article : Tsikoura, Charitini, « La revendication d’Ismène dans Antigone (2014) de la compagnie Ulrike Quade : une lecture subversive », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/15/la-revendication-dismene-dans-antigone-2014-de-la-compagnie-ulrike-quade-une-lecture-subversive-2/

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Résumé

Antigone d’Ulrike Quade (2014) revisite la tragédie sophocléenne en associant danse, théâtre et marionnette et axe la performance littéralement et métaphoriquement autour  des personnages féminins. Les créatrices, Ulrike Quade et Nicole Beutler, proposent une réécriture qui soulève la question du libre arbitre, de l’héroïsme (féminin) et des rapports de pouvoir entre individus en utilisant des marionnettes pour les trois personnages principaux : Polynice le frère déchu, Antigone la rebelle par excellence et Ismène la sœur docile et réservée. Toutefois, l’Ismène d’Ulrike Quade ne reste pas dans l’ombre et n’hésite pas à revendiquer son statut héroïque. Elle nous incite à explorer une nouvelle perspective sans doute genrée : la discrimination que subit Ismène en étant classée malgré elle dans la catégorie des lâches et, de ce fait, marginalisée par sa sœur et parfois par les critiques, les créateurs et les chercheurs. Cette revendication de femme est-elle aussi, par sa dimension intersectionnelle, féministe voire indicative d’un empowerment féminin qui transcende l’intrigue sophocléenne ? En tout état de cause, les dispositifs scéniques et dramaturgiques proposés par les créatrices, le texte revisité par la dramaturge, la fusion entre manipulateur et marionnette et le vocabulaire physique fascinant de leur danse harmonieuse et équilibrée, renforcent la prise de parole d’Ismène qui nous raconte sa vision de la légende d’Antigone tout en consolidant sa place parmi les héroïnes de l’Antiquité.

Mots clés : danse – théâtre – genre – féminisme – marionnettes – tragédie – Ismène – Antigone – Ulrike Quade.

Abstract

The company Ulrike Quade’s Antigone (2014) revisits the sophoclean tragedy by combining dance, theatre and puppetry and centres the performance literally and metaphorically on the female characters. The creators, Ulrike Quade and Nicole Beutler propose a rewriting that raises questions about free will, women’s heroism and power relations between individuals. In this subversive version of Antigone, dancers are the co-stars and puppets hold the parts of the three main characters: Polynices the fallen brother, Antigone the rebel, and Ismene the docile and reserved sister. However, Ulrike Quade’s Ismene does not stay in the shadow and does not hesitate to (re)claim her heroic status. Thus, the production suggests a new and without a doubt gendered perspective. Despite herself, Ismene has been labelled a coward not only by her own sister Antigone, but also (through time) by critics, creators and researchers resulting in her marginalisation. Considering this social discrimination in terms of intersectionality could Ismene’s claim also be, a feminist one or even indicative of a female empowerment that transcends the Sophoclean plot? In any case, the staging and dramaturgical devices proposed by the creators, the playwright’s revisited text, the fusion between manipulator and puppet and the fascinating physical vocabulary of their harmonious and balanced dance, strengthen Ismene’s voice who takes the floor to defend her vision of Antigone’s story and consolidate her place among the heroines of Antiquity.

Key-words : dance – theatre – gender – feminism – puppets – tragedy – Ismene – Antigone – Ulrike Quade.


Sommaire

Introduction
1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir
2. La revendication d’Ismène
Conclusion
Bibliographie
Notes

Introduction

Antigone1 de Ulrike Quade et Nicole Beutler est une adaptation visuelle et minutieusement chorégraphiée de la tragédie homonyme de Sophocle (442 avant notre ère). Les créatrices actualisent les thèmes de la pièce d’origine en associant danse, théâtre et marionnette et revisitent la tragédie sophocléenne en axant la performance autour des personnages féminins. Elles proposent une lecture subversive d’Antigone favorisant la perspective d’Ismène, pour dénoncer les stéréotypes sociaux établis à son égard. En passant par l’expression corporelle et le jeu de manipulation entre interprètes et marionnettes, la pièce met en balance les idées et les motivations internes des deux sœurs (Antigone et Ismène). En prenant appui sur le contexte dramaturgique et esthétique de la pièce ainsi que sur la prise de parole d’Ismène, nous allons explorer comment la mise à jour du personnage d’Ismène sert à souligner des questions sociales notamment les rapports de pouvoir entre individus, le libre arbitre et l’héroïsme féminin.

1. Les marionnettes et les jeux de pouvoir

« Nous avons fait des marionnettes et des artistes notre matière brute. Les interprètes sont des ombres humaines dans une similitude avec les marionnettes2 » affirment les créatrices qui, en centrant la partition chorégraphique sur les marionnettes, attestent de l’importance de ces dernières dans leur travail. De surcroît, alors que les marionnettistes se soumettent à une restriction de mouvements considérable afin de s’accorder avec les marionnettes, c’est grâce à leur maitrise technique et leurs manipulations ingénieuses que les mouvements des marionnettes deviennent réalistes et rendent le tragique tangible. La bande sonore aux sons de musique techno lancinante attise le suspense et met en valeur la synchronisation parfaite des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s, attirant subtilement notre attention sur les jeux de pouvoir qui se produisent – dans Antigone – entre marionnettes et marionnettistes.

1.1 La fluctuation du pouvoir

L’adaptation d’Antigone proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler retient seulement les épisodes de violence, de conflit intérieur et de douleur. Les créatrices respectent ainsi indirectement la tradition du théâtre de marionnettes Bunraku qui, à l’origine, mettait en scène aussi bien des légendes de samouraïs que des histoires tragiques – des faits divers, des tragédies domestiques – dépeignant les sentiments des personnages, refoulés en raison de leurs obligations sociales, mais surtout en raison de leur loyauté3. Alors que le Bunraku était principalement narratif, les similitudes avec la tragédie de l’Antiquité classique me semblent évidentes, d’autant plus que, dans les deux cas, la représentation est codifiée par une typologie de personnages identifiables dès leur apparition sur scène. En effet, les masques et les costumes du théâtre antique sont classés par genre (tragédie, comédie) et par type de personnages faisant penser au classement des têtes des marionnettes Bunraku par genre (homme/femme), par âge mais aussi en héros et vilains4.

Dans ce contexte, l’adaptation d’Antigone par Ulrike Quade et Nicole Beutler tourne littéralement autour des marionnettes Bunraku qui tiennent les rôles principaux – en l’occurrence, Antigone, Ismène et Polynice – mais aussi métaphoriquement car cette distribution révèle un jeu de pouvoir entre inanimé∙e et animé∙e : la marionnette (inanimé∙e) est le∙a protagoniste, alors que le∙a manipulateur∙rice (animé∙e) sert d’auxiliaire facilitant son évolution sur scène. Le pouvoir serait du côté des marionnettes si les rôles manipulateur∙rice/manipulé∙e n’étaient pas indissociables : certes, les marionnettes tiennent les rôles principaux mais le∙a manipulateur∙rice est essentiellement celui∙le qui donne vie à la marionnette. Par conséquent, l’évolution fluide et vraisemblable de tous les participant∙e∙s sur scène – trois marionnettes et trois marionnettistes – et leur cohabitation harmonieuse combinant animation et danse mettent en question leurs rôles. Qui manipule qui ? La collaboration surprenante des interprètes humain∙e∙s avec leurs partenaires inanimé∙e∙s transcende le statut d’objet inanimé des marionnettes qui sont traitées comme des acteur∙rice∙s humain∙e∙s. Par ailleurs, chaque marionnette a un∙e manipulteur∙rice assigné∙e dont le visage est visible – alors que celui des deux autres est couvert d’une cagoule qui est conforme à la tradition du Bunraku5 mais aussi renvoie subtilement à l’accessoire stéréotype des terroristes.  La chorégraphie minutieuse ne cache pas la manipulation ; au contraire, elle souligne le transfert constant du pouvoir entre être humain et marionnette suggérant une alternance ou un transfert de pouvoir sans antagonisme entre manipulateur∙rice et manipulé∙e. Le travail en équipe signale aussi une complicité, dans laquelle les marionnettistes font corps avec les marionnettes brouillant la frontière du pouvoir entre les deux et convoyant un message d’égalité puissant. À ce titre, l’échange de pouvoir mène à une confusion intentionnelle des identités et des rapports de pouvoir, poussant le∙a spectateur∙rice à réinterroger ses certitudes concernant les rapports sociaux de pouvoir. À mon sens, la fluctuation des forces de manipulation atteste de l’inconstance du pouvoir (politique ou social) et la fragilité des rapports de pouvoir qui en dérivent. En soulignant cette évolution et/ou mutation continue à travers le jeu de manipulation entre interprète et marionnette, les créatrices transcendent la perception sophocléenne du pouvoir et renvoient indirectement et subtilement aux jeux de pouvoir de l’actualité sociopolitique.

1.2 La domination des personnages féminins 

J’ai déjà mentionné que la réécriture d’Antigone par la compagnie Ulrike Quade met l’accent sur l’aspect social de la pièce et, plus spécifiquement, sur les personnages féminins. En effet, les créatrices bannissent de leur création les personnages masculins possédant un pouvoir dans l’œuvre sophocléenne, ce qui constitue un hommage silencieux et une mise en valeur du pouvoir des femmes : Créon, le garde, Tirésias, le messager n’apparaissent jamais ni ne sont mentionnés. Toutefois, il est intéressant de souligner qu’à travers la réécriture, la chorégraphie et la mise en scène choisies, les créatrices à la fois incluent et excluent Polynice, qui, par ailleurs, ne figure pas dans la distribution sophocléenne. Certes, l’introduction ou mise en situation (tel un flashback) ajoutée par Ulrike Quade et Nicole Beutler au début de leur adaptation, dépeint une scène de bataille violente – accentuée par la bande son. Les spectateur∙rice∙s qui sont familier∙e∙s avec la tragédie de Sophocle et le mythe des Labdacides reconnaissent dans la partition chorégraphique une illustration de la parodos du chœur, à savoir le récit de la bataille entre Argiens et Thébains6. Mais alors que le public est témoin de la mort d’un soldat, son nom et l’armée à laquelle il appartient ne sont pas précisés : Étéocle ou Polynice ?  Héros ou traître7 ? Si l’on se fie au texte sophocléen, il s’agit de Polynice mais, concrètement, l’identité du personnage marionnettique sur scène n’est pas renseignée ; le public s’apercevra que le corps du soldat de l’introduction est Polynice, lors de la scène d’enterrement8. Dans ce contexte, chez Ulrike Quade et Nicole Beutler, Polynice devient une figure masculine mise à l’écart, marginalisée, dépouillée de son identité et, somme toute, dépouillée de son pouvoir. En revanche, Antigone et Ismène sont clairement identifiables9 ; placées au centre de la création, elles deviennent deux parties d’un équilibre car les créatrices accordent à chaque sœur un long solo et un monologue, prolongeant la pièce d’un épilogue réservé à Ismène. Ainsi, Ulrike Quade et Nicole Beutler actualisent la tragédie sophocléenne en mettant l’accent à égalité sur deux personnages féminins – certes, très différents entre eux – dont la force de caractère et, par extension, le pouvoir sont incontestables. Les choix esthétiques et dramaturgiques des créatrices valorisent sans doute Ismène en lui laissant le dernier mot dans le spectacle et la hissent au rang de protagoniste en présentant leur Antigone comme un récit personnel, le témoignage d’une sœur négligée qui revendique son statut héroïque.

2. La revendication d’Ismène

Au-delà des rapports de pouvoir illustrés à travers la métaphore du jeu de pouvoir entre manipulateur∙rice et manipulé∙e, Ulrike Quade et Nicole Beutler ajoutent l’épilogue à leur version pour donner la parole à la seule survivante de la tragédie sophocléenne : Ismène. Ainsi, non seulement elles proposent une perspective genrée du mythe – en valorisant les personnages féminins, mais aussi confirment leur lecture et adaptation subversives du texte antique.

2.1 Le statut héroïque et le libre arbitre

Dans ce contexte, dans l’épilogue d’Antigone, Ismène se transforme devant les yeux du public en une élégante chercheuse érudite. Son attitude change et la fille qui apparaissait auparavant soumise et docile ayant souvent la tête inclinée et le regard baissé, devient une femme érudite, adoptant désormais un air hautain et confiant : elle s’assoit confortablement sur les genoux de sa manipulatrice, redresse son torse, croise les jambes, relève la tête balayant d’un regard défiant le public et n’hésite pas à allumer une cigarette sur scène, avant d’entamer son discours en s’adressant directement et calmement aux spectateur∙rice∙s. Elle raconte sommairement ses derniers moments avec sa sœur, puis elle se pose la question :

Je me demande qui elle serait [Antigone] aujourd’hui. Avec son audace. Dévouée à ses idéaux et prête à mourir pour eux. Un∙e informateur∙rice anonyme, une figure solitaire […] un∙e pilote kamikaze sans visage10 ?

Son interrogation à première vue personnelle et intime à propos de l’identité d’Antigone de nos jours, reste sans réponse car Ismène passe à un sujet qui lui tient plus à cœur : la définition de l’héroïsme. Elle est indignée par l’accusation injurieuse de sa sœur d’être restée inactive et elle en résume la conséquence : « Cette petite fille brune. La fanatique. […] La militante fougueuse. Ma sœur. […] Elle m’a envoyé dans l’histoire éternelle accompagnée du mot… lâche11 ». Pour réfuter le qualificatif, Ismène justifie ses actions : sa réaction à l’édit de Créon était tout simplement différente de celle d’Antigone ; elle a choisi de (sur)vivre parce qu’elle pensait qu’elle avait le droit de choisir en exerçant son libre arbitre12. Elle réitère alors sa déception d’avoir été considérée comme une lâche et d’être jugée suivant un double standard qu’elle ne comprend pas et qu’elle refuse d’accepter : « Tout le monde connaît son nom. Antigone. Une inspiration. Mais nos noms ont été oubliés… Ismène… Polynice…13 ». Elle semble (encore) tourmentée par cette réflexion et, secouant la tête, elle suspend son discours sur cette interrogation personnelle, intime et quitte la scène.

En laissant le dernier mot à Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler rétablissent, à mon sens, son statut héroïque. Leur adaptation ramène Ismène au premier plan et, à la fois, révèle comment les stéréotypes peuvent porter préjudice à un individu. En l’occurrence, la lâcheté présupposée d’Ismène évoque un stéréotype social relatif à la perception de l’héroïsme : le choix de sacrifier sa propre vie accorde automatiquement le statut héroïque à l’individu qui se sacrifie. Les créatrices dénoncent cette perception – selon laquelle un individu est qualifié d’héroïque en fonction du « bruit » que fait sa révolte – comme superficielle et erronée. Dans ce contexte, la classification est discriminante et porteuse de jugement parce qu’elle sous-entend que le sacrifice équivaut l’héroïsme, alors que le choix de (sur)vivre et de continuer à se battre est signe de lâcheté ; par conséquent, cette discrimination prive, indirectement, Ismène de son libre arbitre. Manifestement, à travers le monologue d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler dénoncent la catégorisation et la perception d’autrui en fonction d’une performance sociale stéréotypique et soulignent l’importance du libre arbitre en proposant d’autres voix et de nouvelles perspectives éliminant les discriminations relatives au statut social de l’individu et à ses choix. En donnant la parole à Ismène, elles remettent en cause les classifications sclérosées qui bannissent la sœur d’Antigone dans la catégorie des lâches.

Toutefois, la discrimination que subit Ismène transcende son genre féminin et la pensée sexuée et généralisée opposant les hommes aux femmes manifeste dans la pièce sophocléenne. Dans Antigone, les créatrices se préoccupent de l’opposition au sein du féminisme entre femme forte et femme faible. En effet, la revendication d’Ismène est, à la fois, sociale et sexuelle : étant qualifiée comme lâche, elle est réduite au stéréotype de la femme faible. Par conséquent, l’héroïsme de son choix n’est pas reconnu comme tel, d’autant plus que son libre arbitre est ignoré. Ainsi, en prenant la parole, Ismène s’assume comme femme sans adjectif qualificatif, dénonce la discrimination et souligne qu’elle mérite la gloire dont elle a été privée au même titre qu’Antigone car malgré leurs réactions différentes la démarche des deux sœurs est irrépréhensible et courageuse. À mon sens, en rétablissant le statut héroïque d’Ismène, Ulrike Quade et Nicole Beutler montrent qu’elle est perçue comme une femme impuissante et lâche de façon préétablie et patriarcale. Elles formulent un contre-discours qui imbrique féminisme et concept de genre sur un registre social révélant la dimension intersectionnelle14 de leur lecture subversive.

2.2 Ismène comme alternative (elle aussi) féministe ?

Dans Antigone, la prise de position des deux sœurs est mise en balance.  Les choix esthétiques et dramaturgiques d’Ulrike Quade et Nicole Beutler valorisent les deux protagonistes féminins d’autant plus que les personnages masculins sont quasiment absents. Elles mettent l’accent sur Antigone et Ismène en augmentant considérablement le rôle d’Ismène, en accordant aux deux sœurs un temps équitable sur scène et en leur prêtant des discours féministes. Sans aucun doute, la place essentielle (peut-être la plus importante) accordée par les créatrices à Ismène lui restitue son statut héroïque et critique indirectement les normes et le patriarcat. Si Antigone est connue comme la femme rebelle et dissidente, Ulrike Quade et Nicole Beutler nous rappellent qu’Ismène est la femme réfléchie et prudente ; l’une est, certes, une activiste militante (Antigone) et l’autre est une érudite (Ismène), mais toutes les deux sont des femmes fortes. Les créatrices transcendent les critères de discrimination sociale en décidant de ne pas favoriser une des deux sœurs. Par ailleurs, Ulrike Quade et Nicole Beutler précisent dans le programme du spectacle15 que leur univers théâtral refuse d’identifier et de spécifier un centre d’autorité (ce qui justifie aussi l’absence de Créon) et que leur mise en scène vise à mettre l’accent sur des personnages qui cherchent leur place dans la société, comme Ismène. Dans ce contexte, elles dépeignent la sœur d’Antigone comme une alternative de femme moins agressive mais pour autant indubitablement puissante, qui s’assume et qui n’hésite pas à prendre la parole et à formuler un discours dénonçant les injustices sociales relatives à sa liberté de choisir l’action ou l’inaction, injustices dont elle a été victime.

Conclusion

Certes, Ulrike Quade et Nicole Beutler proposent une version d’Antigone qui conserve la structure narrative de la tragédie classique. Cependant, elles actualisent le mythe en enrichissant leur création par des arguments discrets et indirects qui rendent visible leur perspective genrée. D’une part, la partition chorégraphique qui est centrée sur les capacités et aptitudes des marionnettes et fusionne deux styles de danse à savoir la danse contemporaine avec la culture urbaine du hip hop ; d’ailleurs, leur aspect révolutionnaire et non-académique serait peut-être une référence au caractère d’Antigone. D’autre part, l’ajout de scènes supplémentaires comme l’arrestation violente d’Antigone16 qui sont axées autour des rapports de pouvoir entre les interprètes et les marionnettes et le traitement de ces dernières comme des partenaires de jeu réels.

Dans Antigone, manipulé∙e∙s et manipulateur∙rice∙s, dieux marionnettistes et individus pantins, performers maître∙sse∙s de leurs marionnettes mais fasciné∙e∙s et guidé∙e∙s par elles se posent une question essentielle : quelle marge pour l’exercice de la liberté et quelle place pour le libre arbitre ? La classiciste Helen P. Foley affirme que « les pièces tragiques visent à répondre aux réalités sociales et psychologiques mais aussi à aborder un ensemble plus large de problèmes sociaux et politiques17 ». Si la tragédie dépeint l’altérité, l’otherness dans le sens où elle est souvent axée autour d’une personne non-conventionnelle, alors Ismène et Antigone justifient cette qualification en tant que personnes singulières, uniques et spéciales. L’appartenance d’Antigone à un sexe spécifique – en l’occurrence, féminin – ne met plus en question sa capacité de réflexion et d’action : le doute est transposé vers ses choix, contestables parce qu’ils ne sont pas conformes à la norme. De même, Ismène exprime son opinion et ses réflexions en s’adressant directement aux spectateur∙rices∙s et transcende son rôle secondaire en clôturant la pièce par un monologue final où elle rectifie son image et revendique son statut héroïque et son identité de femme. La dialectique de l’inanimé∙e et de l’animé∙e proposée par Ulrike Quade et Nicole Beutler confirme que leur lecture genrée est originale alors que les interrogations d’Ismène et sa revendication de femme soulignent la dimension intersectionnelle de l’exploration des créatrices et leur lecture féministe de la pièce sophocléene.


Bibliographie

Bereni Laure et Trachman Mathieu, Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

Beutler Nicole, Antigone, Vimeo. [En ligne]. Nicole Beutler Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.

Butler Judith, Antigone: la parenté entre vie et mort, Le Gaufey Guy (trad.), Paris, Epel, 2013.

Collins Patricia Hill et Bilge Sirma, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016.

David-Jougneau Maryvonne, Antigone ou l’aube de la dissidence, Paris, L’Harmattan, 2000.

Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002.

Keene Donald, Nō and Bunraku: two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990.

Marquié Hélène, Non, la danse n’est pas un truc de filles! : essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.

Roca I Escoda Marta, Fassa Farinaz et Lépinard Éléonore, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016.

Sophocle, Antigone, Florence Dupont (trad.), Paris, L’Arche, 2007.

Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, Antigone, dossier de presse, 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, 22/4/2014.

Notes

1 Beutler Nicole, Antigone, teaser du spectacle, Vimeo. [En ligne] Nicole Beulter Projects, 2013 [30/4/2022] Disponible sur https://vimeo.com/49218724.

2 Propos d’Ulrike Quade et Nicole Beutler, cités dans le dossier de presse du spectacle lors de la 10e Biennale Internationale des Marionnettes, Moisson d’Avril, Théâtre Nouvelle Génération (TNG), Centre Dramatique National Lyon, 22/4/2014, p. 6.

3 Selon l’historien et spécialiste de la culture japonaise Donald Keene, la notion de loyauté est essentielle dans la tradition japonaise. Pour plus d’informations sur l’histoire du théâtre Bunraku voir Keene Donald, Nō and Bunraku : two forms of Japanese theatre, Columbia, New York, Oxford, Columbia University Press, 1990, pp. 119-189.

4 Donald Keene précise que les marionnettes Bunraku s’alignent sur la version japonaise élaborée des marionnettes à contrôle : leurs mains, tête et pieds sont en bois, leur visage est façonné et peint en fonction du texte et leur costume, couvrant le mécanisme de contrôle, permet une grande ampleur de mouvements. Elles sont manipulées par un∙e à trois marionnettistes selon les besoins et chaque pièce/histoire a ses personnages types. L’utilisation de trois opérateurs a été établie au Bunraku en 1734 par Tatsumatsu Hachirobei permettant dès lors « une subtilité de performance inégalée ». Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.

5 Cette pratique n’étant pas une règle de représentation, elle n’était pas toujours appliquée. Voir Keene Donald, Nō and Bunraku, Idem.

6 En l’occurrence, les créatrices substituent toutes les parties chorales de la pièce sophocléenne par des intermèdes dansés par les interprètes et/ou par des projections de traductions libres de la parodos et des stasima du texte original appelés « chants/songs ».

7 Dans l’œuvre sophocléenne, l’édit de Créon déclare Polynice un traître, alors qu’il était censé partager le trône de Thèbes avec son frère Étéocle. Voir Sophocle, Antigone, Dupont Florence (trad.), Paris, L’Arche, 2007.

8 Cette scène est également ajoutée par les créatrices et ne figure pas dans la tragédie sophocléenne.

9 D’autant plus que leur physique est conforme aux stéréotypes à savoir Antigone représentée comme une femme brune aux traits durs et Ismène comme une femme blonde aux traits plus doux.

10 « I wonder who she would have been today. With the same audacity. Her devotion to ideals and her willingness to die for them. An anonymous whistle-blower? A lone figure […] a faceless kamikaze pilot? ». Extrait du spectacle Antigone. Le texte est en hollandais, surtitré en anglais. Traduction (de l’anglais) personnelle.

11 « That little dark-haired girl. The fanatic. […] The spirited militant. My sister. […] She has sent me into history everlasting with the word…coward ». (c’est l’auteure qui souligne) Idem.

12 « We both did what we were able to do. We acted freely. That’s what we called it. She chose death because she thought she could. I chose life because I thought I could » (Nous avons fait, toutes les deux, ce que nous pouvions faire. Nous avons agi librement. C’est ainsi que nous l’avons appelé. Elle a choisi la mort parce qu’elle pensait qu’elle le pouvait. J’ai choisi la vie parce que je pensais que je pouvais le faire). Idem.

13 « Everyone knows her name. Antigone. Idealist. An inspiration. But our names have been forgotten… Ismene… Polynices… ». Idem.

14 La notion d’intersectionnalité est définie – entre autres – par les chercheur∙se∙s Patricia Hill Collins, Hélène Marquié, Laure Bereni et Mathieu Trachman qui soulignent que l’entrecroisement et indissociabilité des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité implique voire impose leur étude concomitante. Voir Bereni Laure et Trachman Mathieu Le genre. Théories et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 2014 ; Marta Roca I Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard, L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, la Dispute, 2016 ; Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionality, Cambridge, UK Malden, MA, Polity press, 2016; Hélène Marquié Non, la danse n’est pas un truc de filles! Essai sur le genre en danse, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2016.

15 Dossier de presse du spectacle lors de la 10e

16 La scène de l’arrestation d’Antigone est une longue déclaration acérée contre la violence. Dès qu’Antigone s’éloigne du corps de son frère, le manipulateur se détache de la marionnette (morte)  et lorsque les deux autres le rejoignent nous assistons à l’interaction de quatre interprètes. Les agresseur∙se∙s attrapent l’héroïne par derrière et saisissent ses bras et ses épaules pour l’empêcher de s’enfuir, la tirent et la poussent dans tous les sens pour la restreindre alors qu’elle se débat par des coups de pieds et de poings ; de toute évidence maltraitée par ses agresseur∙se∙s, elle soupire alors qu’iels accompagnent leurs gestes de grondements. Iels arrivent à l’immobiliser au sol donnant un moment de répit à leurs efforts puis se lancent à nouveau (tou∙te∙s ensemble) dans un enchaînement aussi violent que le précédent : l’un d’entre elleux met sa main sur la bouche de la marionnette pour l’empêcher de crier et la scène s’achève quand l’héroïne se résigne, attrapée par la gorge.

17 Foley Helen P., Female acts in Greek tragedy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002, p. 59.







Libérer les princesses : les réécritures féministes de contes de fées dans le théâtre contemporain

Ariane ISSARTEL

Ariane Issartel est normalienne et doctorante de l’Université de Strasbourg. Elle y travaille depuis 2018 avec Guy Ducrey en littérature comparée, autour de la présence des chansons dans les textes théâtraux contemporains depuis les années 1970. Parallèlement, Ariane est violoncelliste et dirige depuis 2015 la compagnie des Xylophages, qui mène des projets de théâtre musical.

Pour citer cet article : ISSARTEL Ariane, « Libérer les princesses : les réécritures féministes de contes de fées dans le théâtre contemporain », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°12 « Les personnages « féminins » dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/08/liberer-les-princesses-les-reecritures-feministes-de-contes-de-fees-dans-le-theatre-contemporain/.

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Résumé

Le théâtre contemporain présente de nombreux cas de réécritures de contes de fées, qui semblent refléter un souci des dramaturges de relire les modèles « féminins » des contes originaux à travers le prisme de la théorie féministe : questionnement des rôles, fonctions et modèles prédéterminés par le conte, ainsi qu’autour des corporéités et des langages qui leur sont associés. Les contes de fées peuvent ainsi être considérés comme des « classiques », en ce qu’ils jouent le rôle de récits fondateurs d’un certain ordre de la société qui sert avant tout à légitimer le patriarcat et la différenciation des valeurs attribuées à chaque genre. En redistribuant ces valeurs (le courage, l’héroïsme, l’audace, la curiosité d’une part ; la prudence, la patience, la douceur de l’autre…), les réécritures dramatiques des contes permettent aux personnages féminins de se ressaisir du discours qui les maintenait dans le rôle d’objet pour devenir sujet de leur histoire et de leurs actions. En lisant en parallèle les écrits de Judith Butler et Monique Wittig sur la subversion des rapports homme-femme et la fiction construite de l’identité de genre, il s’agit ici de changer le conte par le conte, depuis sa matrice même, en exhibant son artificialité sous le prétendu « naturel » des codes culturels qu’il construit. 

Mots-clés : Contes de fées – réécriture – littérature comparée – Blanche Neige – théâtre contemporain – genre – féminisme 

Abstract

Contemporary theatre presents many cases of rewritten fairy tales, which seems to reflect a concern of playwrights to reread the “feminine” models of the original tales through the prism of feminist theory: they discuss the roles, functions and models predetermined by the tale, in terms of corporality and language. In this sense, fairy tales can be considered as “classics”, in that they play the role of foundational narratives of a certain order of society, which serves above all to legitimize patriarchy and the differentiation of values attributed to each genre. By redistributing these values (courage, heroism, audacity, curiosity on the one hand; caution, patience, gentleness on the other…), the dramatic rewriting of these tales allows the female characters to win back the discourse that kept them in the role of object to become the subject of their history and actions. In a parallel reading of Judith Butler and Monique Wittig on the subversion of male-female relationships and the falsehood of gender identity, it is a question here of changing the tale by the tale, from its very matrix, by exhibiting its artificiality under the so-called “natural” of the cultural codes it is building.

Keywords: Fairy tales – rewriting – comparative literature – Snow White – contemporary theatre – gender theory – feminism


Sommaire

Introduction
1. Un rapport direct aux figures d’autorité
2. Un renversement de rôles : rapport au corps et contre-modèles féminins
3. L’indépendance et la randonnée : à la conquête de nouveaux territoires
Conclusion
Notes

Bibliographie

Introduction

Lorsqu’on cherche à déconstruire les modèles d’une certaine normativité, il est intéressant de constater à quel point ceux-ci peuvent provenir de sources diverses qui, toutes, contribuent à installer un ordre de valeurs. En ce sens, on pourrait considérer les contes de fées comme une forme de source « classique », dans la mesure où les normes véhiculées par ces histoires contribuent à consolider et légitimer des modèles, des comportements, des rôles déterminés et un socle de valeurs communes au sein d’une société. Cela semble d’ailleurs d’autant plus vrai pour ces histoires qui proviennent d’une source moins localisée – transmission orale, multiplication des intermédiaires, transformation permanente de la matière – et qui, s’éloignant de la volonté unique d’un auteur, tendent à revêtir le costume de vérité générale et de savoir populaire, rendant d’autant plus difficile une remise en question. Dans le cas qui nous occupe, nous nous intéresserons aux réécritures des contes de Blanche-neige et du Petit chaperon rouge. Bien que rendus accessibles par les collecteurs de contes que furent en leur temps Charles Perrault en France (Contes de ma mère l’oye, 1696) et les frères Grimm en Allemagne (Contes de l’enfance et du foyer, 1812 et 1815), ces deux contes proviennent, comme l’intégralité de ces recueils, de collectages dans les villages auprès de conteuses, comme Dorothea Viehmann pour les frères Grimm, à la poursuite d’un « esprit national » (Volksgeist) détaché de tout sentiment auctorial. Selon Bruno Bettelheim, dont l’ouvrage sur la lecture et l’usage psychanalytique des contes de fées a fait date (Psychanalyse des contes de fées), ceux-ci permettent a priori de favoriser la croissance positive de l’enfant (sans précision de genre), et de se demander : « À qui ai-je envie de ressembler ? ». Bettelheim poursuit :

Le héros de conte de fées (l’enfant) ne peut se trouver qu’en explorant le monde extérieur ; et ce faisant, il découvrira “l’autre” avec qui il pourra ensuite vivre heureux, c’est-à-dire sans jamais avoir à connaître l’angoisse de la séparation. […] [Le conte] aide [l’enfant] à renoncer à ses désirs infantiles de dépendance et à parvenir à une existence indépendante plus satisfaisante1.

En se livrant à l’exercice d’une réécriture sur la matière des contes de fées, les auteur·ice·s nous permettent de réviser cette vision non genrée de Bettelheim et de re-questionner nos acquis en matière de modèles d’identification censément « positifs », intégrés dès la plus petite enfance, et sur les rôles possibles que peuvent endosser hommes et femmes dans le cadre d’une fiction. « Héroïne » n’est hélas pas souvent le féminin de « héros », notamment au niveau des valeurs associées à chacun de ces termes : quand le héros franchit les obstacles, terrasse le dragon et sauve la princesse, celle-ci se trouve bien souvent cantonnée à un rôle de passivité, prisonnière de sa maison, de sa tour voire même de son cercueil, aux prises avec un sommeil hautement symbolique (Blanche-Neige, la Belle au Bois dormant…). L’héroïne des contes, bien qu’elle donne son nom au titre, n’a souvent pas le droit à l’action directe. En cela, les héroïnes obéissent à cet « impératif de confinement » décrit par Camille Froidevaux-Metterie, qui est le lot des femmes depuis des siècles : « contraintes de façon immémoriale à rester à la maison et à ne sortir qu’accompagnées, il leur est toujours difficile d’investir le monde et de s’y engager physiquement2 ». Les contes ne font qu’entériner et consolider cet état de fait.

Réécrire un conte en se servant du théâtre constitue ainsi une manière de subvertir les contes de l’intérieur, par les modes propres à ce format : l’incarnation, la notion de personnage actif ou passif, l’accès à la parole, l’occupation de l’espace, mais aussi la façon de matérialiser théâtralement le discours véhicule de normes. L’espace théâtral peut alors se faire le lieu de représentation et de remise en question de la « performance » des rôles de genre, au sens théorisé par Judith Butler dans Trouble dans le genre :

Le genre est une sorte de jeu de rôle [impersonation] qui perdure et tient lieu de réalité. Sa performance déstabilise les distinctions mêmes entre le naturel et l’artificiel, le fond et la surface, l’intérieur et l’extérieur, sur lesquelles le langage du genre fonctionne presque toujours. […] Être du sexe féminin est-il un “fait naturel” ou une performance culturelle3 ?

Nous prendrons pour exemple quatre réécritures contemporaines de contes de fées pour le théâtre, s’appuyant sur deux matrices de conte. Tout d’abord, nous considérerons la réécriture du Petit Chaperon Rouge par Claudine Galea dans Au Bois4, qui inscrit son duo mère-fille dans une modernité périurbaine, où se pose principalement la question de la relation des filles à l’espace public. Ensuite, nous étudierons trois réécritures de Blanche-neige : la Blanche-neige d’Elfriede Jelinek5, qui fait dialoguer la jeune fille avec le Chasseur ; Le cas Blanche-neige de Howard Barker6, qui inverse complètement la dynamique de jalousie de la relation mère-fille initiale ; et enfin la Blanche-neige foutue forêt7 de Claudine Galea, où l’héroïne, lasse d’attendre un Prince timoré, se libère elle-même de son cercueil pour aller explorer le vaste monde. À travers ces réécritures, nous tenterons d’examiner comment les outils propres au théâtre permettent de subvertir la matière de ces contes, en mettant notamment en perspective les valeurs associées aux rôles « féminins ».

1. Un rapport direct aux figures d’autorité

Le théâtre permet tout d’abord de se confronter directement aux modèles d’autorité : il est frappant que dans de nombreuses réécritures, les dramaturges fassent le choix d’intégrer la matrice du conte et son discours sous la forme d’un personnage ou d’un dispositif scénique, auquel on peut alors s’adresser pour le contredire, voire même le dominer. Le plus souvent, il s’agit d’ailleurs de personnages assignés masculins. Chez Jelinek, cette figure d’autorité est  incarnée par le Chasseur ; dans Blanche-neige foutue forêt, un personnage appelé « le Conte » occupe une figure de narrateur/commentateur de l’action ; enfin dans Au Bois, la parole n’est pas distribuée entre les personnages, et les éléments du conte sont ainsi disséminés entre tous les personnages présents qui, chacun à leur tour, prennent en charge un élément de l’histoire originale et se font donc tour à tour narrateurs ou dépositaires du discours ambiant. L’interrogation générale qui se fait jour porte alors, dans ces trois cas, sur la vérité ou le mensonge du conte : qui a raison ou tort, et surtout qui est légitime pour exprimer sa perspective sur le conte ? En donnant au discours du conte un lieu d’expression déterminé – un personnage, un dispositif – on peut alors ouvrir un espace de discussion avec lui ou à son sujet, ce que le conte originel ne permet pas.

Ainsi, chez Jelinek, Blanche-neige se présente comme une chercheuse de vérité : « Longtemps j’ai rencontré beaucoup de succès grâce à mon apparence […] depuis, je suis une chercheuse de vérité, et en affaire de langue également8 ». Le Chasseur au contraire, se désigne comme « le géant-mensonge », et admet qu’il existe plusieurs vérités – plusieurs versions du conte, peut-être, dont une où Blanche-neige pourrait peut-être acquérir son indépendance. Il décrit la situation de la jeune femme comme une sorte de tragédie : Blanche-neige et la vérité sont à la recherche l’une de l’autre, mais Blanche-neige ne sait pas à quoi ressemble la vérité, car elle manque d’expérience. On assiste ici à un début d’émancipation inachevé, et cette nouvelle version possible de l’histoire demeure lettre morte, comme le décrit le Chasseur :

Puisque vous n’avez pas de pain bénit pour appâter la vérité ni d’expérience pour saisir vos proies, parce que proie vous êtes, la vérité, conformément à sa nature, s’enfuit à la première occasion. Votre version de l’histoire, je n’y crois tout simplement pas, mademoiselle9.

C’est la vérité du Chasseur qui s’impose donc encore une fois, et il décide de tuer à nouveau Blanche-neige. Le questionnement est le même chez Galea, dans Blanche-neige foutue forêt. Peut-il exister plusieurs points de vue sur une même histoire, et donc plusieurs vérités ? L’instance du conte, qui cherche à faire autorité, est ici personnifiée et clairement indentifiable : le Conte est un personnage en pourpoint, catogan et collants, un vrai troubadour de pacotille. Il interroge le Prince : « Qu’en est-il de la vérité de la Belle ?10 », notant par là que ce qui se donnait comme vérité générale avait en fait omis de prendre en compte toutes les vérités, à commencer par celle de l’héroïne car cette parole a été rendue invisible depuis le début. Le Conte est lui-même un personnage très méta-théâtral : conscient d’être lui-même dépositaire d’une parole sujette à débat, il parle de lui à la troisième personne et suggère que l’histoire pourrait être changée. Il  questionne sa symbolique et ses conséquences – « ce conte », dit-il, « est le plus cruel de tous les contes/ D’emblée tout y est mauvais/ La neige est rougie par le sang de l’enfant11 ».

Enfin, le processus d’interrogation de la « vérité » ou des différentes versions et points de vue possibles sur le conte trouve dans Au Bois de Galea un dispositif particulièrement intéressant dans cette écriture non distribuée de la parole. Le discours du conte est ainsi un acquis partagé par tous et toutes, et permet une confrontation dialogique incarnée par des entités interchangeables : Loup, Mère, Petite, et jusqu’à deux personnages étonnants, le Bois et la RumeurPublic. Assimilables au Conte de Blanche-neige foutue forêt, ils pourraient tous deux faire office de pseudo-narrateurs – l’un par son rôle de décor qui assiste à tous les événements, l’autre par son aspect choral, qui se fait l’écho d’une certaine forme de majorité, de bon sens commun. Il est alors encore plus difficile de lutter contre ce discours, puisqu’il est tellement intégré et assimilé par tous les personnages qu’il semble impossible de se dresser contre une seule figure d’autorité. Comment, dans ce cas, changer l’histoire ? Qui a le pouvoir de le faire, puisqu’il s’agit aussi de lutter en partie contre soi-même ? Les personnages de Galea semblent pourtant, à l’instar du Conte, assez conscients de figurer dans une histoire bien connue, ils sont touꞏteꞏs doté·e·s d’une conscience méta-théâtrale aiguë qui pourrait éviter la reproduction des mêmes schémas narratifs. Le Bois commente ainsi : « Et l’autre vient baguenauder Sans gilet Cherche le loup Ne le trouve pas LOUP Y ES-TU M’ENTENDS-TU QUE FAIS-TU Tire la langue Se prend pour Ferait bien de revoir ses classiques12 » ; tandis que la Petite, de son côté, « était une sacrée petite Une petite qui n’avait pas froid aux yeux Qui ne se racontait pas d’histoires Qui sait qu’un loup est un loup13 ». Malgré tout, cette conscience n’empêchera pas complètement que se répète la structure du conte originel, comme une malédiction.

Ces discours ne s’incarnent pas seulement dans des personnages, mais aussi dans certains dispositifs scéniques qui montrent alors de manière littérale l’aspect monolithique et immuable de cet ordre de valeurs. Jelinek note ainsi en didascalie initiale de Blanche-neige que ses personnages ne sont que des marionnettes empaillées, et que leurs paroles sont entendues par l’intermédiaire d’une voix off. Toute notion d’action possible est alors abolie pour Blanche-neige, littéralement prisonnière de sa position. Dans Blanche-neige foutue forêt, Claudine Galea utilise quant à elle le processus des écrans pour projeter des « phrases-image » issues du conte, qui cristallisent certains mots symboliques devenus un poids pour les personnages féminins. Le mot « sublime » notamment est rejeté en bloc par Blanche-neige, qui refuse d’être définie uniquement par ce vocable : « je ne veux plus être une princesse muette […] / Sage et idiote comme une image/ Et sublime14 ». Dans les deux cas, il s’agit de matérialiser le conte et son discours comme une réalité morte et figée, hermétique au changement, que cette réalité prenne la forme d’une marionnette ou d’une phrase toute faite ; seule la réécriture, en faisant de la matière originelle un simple élément dramaturgique parmi d’autres, permet d’isoler et de combattre un système global en mettant ses symboles à bas.

2. Un renversement de rôles : rapport au corps et contre-modèles féminins

Le problème central des contes pour les personnages « féminins » se situe souvent dans la question du rapport au corps, d’où cet agacement devant le mot de « sublime » : l’apparence et la compétition féminine dans Blanche-neige d’une part, et dans le Petit Chaperon rouge d’autre part, la relation du corps féminin à l’espace public, au danger probable auquel il pourrait être exposé, et à la question du viol que la rencontre avec le Loup aborde de manière symbolique. Dans les deux cas, le corps féminin est en jeu comme objet, de désir ou de violence – est-ce une fatalité ? Si Bettelheim n’y voit qu’un autre des défis qui se présentent aux enfants dans leur chemin vers l’âge adulte, et des conflits qui les agitent (le fait d’échapper au monde protégé de l’enfance symbolisé par les nains, et d’embrasser sa vie d’adulte sexué en croquant la pomme du désir), il semble glisser sur le fait que ce conflit se présente exclusivement aux personnages « féminins ». Comme l’écrit Camille Froidevaux-Metterie, le « féminin » semble se définir « comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps et qui est de ce fait déterminé par lui15 ». On peut penser ici à Monique Wittig, qui démontre dans La pensée straight que les femmes aux prises avec les normes hétérosexuelles sont la seule catégorie à être définies par leur sexe, c’est-à-dire par la différence que la nature de leur corps semble leur imposer vis-à-vis des sujets masculins :

La catégorie de sexe est la catégorie qui colle aux femmes parce qu’elles ne peuvent pas être conçues en dehors de cette catégorie. Il n’y a qu’elles qui ne sont que sexe, le sexe, et sexe elles ont été faites dans leur esprit, leur corps, leurs actes, leurs gestes ; même les meurtres dont elles font l’objet et les coups qu’elles subissent sont sexuels. […] La catégorie de sexe est une catégorie qui régit l’esclavage des femmes et elle opère très précisément grâce à une opération de réduction, comme pour les esclaves noirs, en prenant la partie pour le tout16.

Par opposition, le sujet masculin atteint une hauteur d’abstraction en se posant comme le « général », ou le « neutre », comme l’analyse Judith Butler en poursuivant la réflexion de Wittig : dans l’introduction de Bettelheim, « les enfants » ne sont ainsi pas déterminés comme « garçons » et « filles », comme si le traitement de leur genre était indifférencié dans les contes, ce qui n’est pas le cas. Butler évoque cette dichotomie entre sujet et corps, sujet abstrait et incarnation physique assignée au féminin :

Le sujet [masculin] est abstrait dans la mesure où il nie l’incarnation qui le marque socialement, et projette cette incarnation déniée et dénigrée sur la sphère féminine, assignant le corps au féminin. Cette association entre le corps et le féminin est prise dans des rapports magiques de réciprocité par quoi le féminin finit par se réduire à son corps, et le corps masculin, totalement nié, devient paradoxalement l’instrument incorporel d’une liberté prétendument absolue17.

Faut-il alors suivre Simone de Beauvoir, citée par Butler, quand elle « suggère que le féminin est la situation et l’instrument de la liberté des femmes, et non une propriété essentielle et réductrice18 » ? C’est en tout cas ce que semblent tenter ces réécritures : l’accès au rang de sujet semble passer précisément par la réappropriation de ce qui condamne les femmes au rôle d’objet, à savoir leur situation sexuée et le rapport à leur corps.

Le tabou principal de ces contes se cristallise autour de la figure de la femme mûre, qui ne peut décemment plus participer à la compétition féminine pour la séduction car son corps ne le lui permet plus. Dans le conte de Blanche-neige, la mère est forcément jalouse de sa fille dont la beauté va de pair avec la jeunesse, comme un acquis indiscutable. Ces réécritures tendent pourtant à mettre en scène ces corps honnis et honteux, marqués par le temps : les mères ont des rides, la peau flasque par endroits, leurs seins sont plissés, elles ont des cors aux pieds. Mais la mise en lumière de ces corps permet aussi de penser d’autres modèles de sexualité hors des normes qui façonnent l’hétérosexualité et les rapports hommes-femmes, notamment le schéma classique de la relation entre un homme plus âgé et une femme belle, jeune et plutôt inexpérimentée. Chez Barker notamment, on assiste à un renversement complet des dynamiques du conte original : la belle-mère n’est plus du tout une marâtre mais une femme fatale. Un échange entre Blanche-neige et son père en donne l’exemple :

BLANCHE-NEIGE – Et ses seins ont toutes ces petites / il ne faut pas que je sois rosse/ Ces petites lignes et ces petits plis/ Des creux/ Et/ Des plis

LE ROI – Comme si quelqu’un avait pris un crayon –

BLANCHE-NEIGE – Un crayon oui et qu’il les avait égratignés très profondément

LE ROI – Oui et pourtant19

Dans ce « et pourtant » se niche tout le renversement de valeurs de ce texte : c’est la maturité de la Reine qui la rend si désirable, et la jalousie change de camp.

Du côté des femmes jeunes, d’autres modèles de beauté et de féminité sont aussi proposés par ces textes, notamment sous la plume de Claudine Galea. Dans Au Bois, lorsque l’héroïne se fait agresser par le Loup, un groupe de femmes nommé le Chœur des Belettes surgit de la forêt pour lui venir en aide. Le texte célèbre alors la diversité des corps de ces femmes qui viennent soutenir la Petite dans un grand mouvement sororal : « Fluettes grosses petites dégingandées/ têtes rases ou chevelues/ en jeans jupes tennis talons aiguilles/ parfumées ou en sueur20 ». On peut aussi y voir une référence à la fameuse question « tu étais habillée comment21 ? », puisque toutes ces femmes représentent l’ensemble des victimes agressées par le Loup, dont l’évidente diversité démonte l’accusation de provocation ou de séduction dont sont accusées certaines femmes ayant subi un viol. Galea va encore plus loin dans Blanche-neige foutue forêt : les sept nains du conte original deviennent les Sept P., sept personnes transgenres qui viennent en aide à Blanche-neige dans la forêt. Cela est d’autant plus intéressant que la figure des nains est analysée par Bettelheim comme un groupe de personnages certes masculins mais incomplets, c’est-à-dire « des hommes dont la croissance a avorté […]. Leur méconnaissance de l’amour évoquent une existence pré-œdipienne, […] une forme immature et pré-individuelle d’existence que Blanche-neige doit transcender22 ». Galea transforme cette indétermination sexuée en choix volontaire de déconstruction des attentes liées au genre, pour penser l’exil volontaire de Blanche-neige non comme une phase qu’elle doit surmonter pour se re-déterminer dans son genre, mais comme une troisième voie possible hors du jeu de rôles qui semble construit pour elle dans la société.

Plus que par l’apparence du corps, c’est aussi par la sexualité que s’opère cette reconquête du corps comme sujet, et cela passe principalement par les personnages de mères, qui donnent l’exemple d’un désir assumé. Cette prise en compte des désirs du corps prend alors la forme d’un appétit insatiable, une faim inassouvie que la mère dans Au Bois manifeste par une énumération de mets luxueux, dans un abandon du corps bien loin de la retenue attendue du « féminin »: asperges, pigeons rôtis, caviar, foie gras, omelette à la truffe… Elle conclut : « c’est une faim sans raison/ sans saison/ une faim trans-générations23 ». Il n’y a pas d’âge ou de saison pour le désir, et c’est sans doute l’élément le plus tabou : le désir d’une femme de cinquante ans est montré comme monstrueux et ridicule, alors qu’il ne meurt pas avec la ménopause. La femme s’y trouve pourtant privée du droit à l’identité sociale et sexuelle qui semblait jusque là constituer toute son existence comme sujet. Comme le formule Camille Froidevaux-Metterie, « en même temps que les femmes quinquagénaires se voient dénier la position de sujet du désir, elles cessent d’être désirables socialement24 ». Chez la mère de Blanche-neige à l’inverse, et ce notamment dans la réécriture de Barker, ce rapport au corps ne se limite pas à l’affirmation du désir mais à une sexualité très active et sans entraves, ouvertement adultère, et d’autant plus libre que la Reine refuse l’assignation à son rôle de genre. Chez Barker, elle passe ainsi de marâtre à MILF : ce terme désigne les mères de famille sexuellement attirantes (l’acronyme valant pour « Mother I’d like to fuck », « une mère que j’aimerais baiser »), et renverse le schéma classique de l’homme mûr avec une femme jeune. La Reine de Barker tient d’ailleurs ce rôle de MILF sans même avoir besoin d’être une mère, puisqu’elle est stérile. On peut ainsi penser à la fameuse formule-choc de Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes », où le mot de « femmes » est à comprendre dans le sens du rôle assigné aux femmes dans le couple hétérosexuel au sein du système patriarcal où leur fonction est avant tout d’enfanter. En un sens, les femmes stériles et actives sexuellement ne sont pas non plus des « femmes », puisqu’elles refusent le rôle de mère qui seul rendrait acceptable la sexualité – bien qu’elles demeurent situées dans un rapport de désir aux hommes dont la lesbienne théorisée par Wittig s’affranchit alors complètement.

De la même manière, dans plusieurs réécritures, Blanche-neige voudrait prendre exemple sur sa mère et repousser le rôle de la sexy virgin25. Ce renversement passe aussi par une remise en question des couleurs symboliques propres au conte – la neige, le sang, l’ébène – comme une tension entre plusieurs éléments contradictoires (pureté et impureté, sexualité et virginité…) qui sont dès le début en germe chez l’héroïne. Chez Barker, Blanche-neige refuse cette association avec la blancheur morale et virginale, qui l’empêche d’accéder à son éducation sexuelle : « Blanche-Neige dont l’excellence est aveuglante/ oui/ Comme la neige est aveuglante/ J’ai vu des hommes détourner les yeux/ j’ai peur de ne pas être désirable26 ». Chez Galea, elle va même jusqu’à revendiquer la noirceur plutôt que la blancheur : « en vrai je suis noire/ mon cœur est noir mon sang est noir/ tout est impur en moi depuis le commencement/ impur et splendide et noir27 » ; et elle ajoute à l’adresse de son prétendant bien peu vaillant : « Vous Prince avez de noir les façons brutales/ Mais vous êtes un blanc-bec/ Un faussaire/ Un grossier imitateur […]/ La fin n’est pas blanche comme une robe de mariée […]/ Je me paye le conte/ et j’en noircis la fin28 ». Le blanc est rejeté en bloc avec l’hypocrisie de la robe de mariée soulignant la pureté de l’épousée, ou le sang sur le drap de la nuit de noces. Comme le recommande Beauvoir, cette Blanche-neige va encore plus loin dans la reconquête de son corps, en transformant sa « situation » en « instrument » : elle devient escort girl. On peut y voir un écho de la position de Virginie Despentes sur le sujet, et de l’analyse du phénomène de la prostitution qu’elle donne dans King Kong Théorie :

Difficile de ne pas penser que ce que les femmes respectables ne disent pas, quand elles se préoccupent du sort des putes, c’est qu’au fond elles en craignent la concurrence. Déloyale, car trop adéquate et directe. Si la prostituée exerce son commerce dans des conditions décentes, les mêmes que l’esthéticienne ou la psychiatre […], la position de femme mariée devient brusquement moins attrayante. Le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu’il est : un marché où la femme s’engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l’homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles29.

En récupérant la mainmise sur un devoir qui semble aller de soi dans le contrat tacite entre hommes et femmes, Blanche-neige ose le premier pas d’une liberté à construire. Elle assume d’être un objet de désir pour les hommes, et décide d’utiliser cet état de fait à son avantage en reproduisant, cette fois consciemment et à son profit, la « performance de genre » analysée par Butler, ou la « féminité » décrite par Despentes : « finalement, aucun besoin de connaître des secrets techniques insensés pour devenir une femme fatale… il suffisait de jouer le jeu. De la féminité30 » – mais cette fois, en connaissance de cause.

3. L’indépendance et la randonnée : à la conquête de nouveaux territoires

Une fois ce corps libéré de ces injonctions, il s’agit alors de le mettre en mouvement et de lui permettre de conquérir un espace jusqu’à présent interdit. Dans les contes, cet espace prend le plus souvent le visage de la forêt, qui représente l’inconnu, le danger ou l’obscur. Ces réécritures permettent aussi de libérer les héroïnes de la peur qui les musèle, et qui les empêche de  transgresser les limites des espaces qui leur sont attribués. C’est avant tout une histoire de territoires, et de conquête de territoires. Les rôles féminins sont intriqués avec les espaces qu’ils sont contraints d’occuper : la tour de la Belle au Bois dormant ou de Raiponce, le cercueil de Blanche-neige, ou la maison du Petit Chaperon rouge, dont il ne faut surtout pas sortir sous peine de se faire nécessairement agresser. La reconquête de nouvelles valeurs pour le « féminin » semble passer d’abord par l’exploration des espaces extérieurs réservés aux rôles dits masculins qui, eux, ont le droit de parcourir ces espaces et de s’attribuer d’autres valeurs : audace, témérité, etc.

Pour les personnages masculins dans les réécritures qui nous occupent, la forêt est une sorte de non-lieu : si elle est symbole de pouvoir – les forêts leur appartiennent comme le royaume leur appartient – ils ne la parcourent pas ; s’ils s’y rendent, c’est dans le but bien précis d’en ramener Blanche-neige. Ils n’ont aucune connaissance intime de la forêt et ne se confrontent pas à sa sauvagerie. Les héroïnes, elles, choisissent de se rendre spontanément dans la forêt, et n’y sont pas envoyées par une tierce personne, contrairement aux contes originaux où la Mère les y contraint (par la terreur dans Blanche-neige, par obligation familiale dans le Petit Chaperon rouge). Chez Barker, même le Prince souligne à contrecœur que Blanche-neige a « de son plein gré31 » quitté le palais pour aller vivre seule avec les nains, car la jalousie ayant changé de camp, toute tentative de meurtre de la Reine est complètement évacuée dans cette réécriture. Chez Galea et Jelinek, Blanche-neige se relève elle-même de son cercueil, sans attendre le baiser du prince. La Petite d’Au Bois, quant à elle, circule déjà partout à vélo, bien avant son agression par le Loup, et sa mère envie cette liberté : « tu te perdrais dans un dé à coudre disait ma grand-mère/ La petite ce n’est pas pareil/ La petite ne se perd jamais/ Elle serait déjà sortie de ce parc de cette forêt32 » – et la Petite elle-même, bien consciente que la maîtrise des espaces extérieurs va de pair avec le refus du rôle qu’on pourrait lui assigner, prononce un réquisitoire contre l’enfermement, littéral et symbolique :

PAS MOI n’auront pas le temps de m’avoir Ni gâteaux ni plats préparés Ni patronne ni mère Ni contes ni chansons Ne m’attraperont pas Ni faim Ni peur au ventre pas de pleurs pas de frissons PETITE DEPECHE-TOI LE TEMPS PRESSE ta mère va te fourrer les clefs de la maison33

La quête de l’indépendance se traduit ainsi à deux reprises par l’image de la randonnée. Tentative manquée chez Jelinek, où l’héroïne tient « sa carte de randonnée à l’envers34 », elle réussit mieux à la Blanche-neige de Galea, à peine relevée du cercueil : « Elle allonge à sa place un tronc d’arbre sur lequel elle pose une photographie de son visage. Elle enfile une doudoune qui lui descend jusqu’aux genoux, chausse des chaussures de randonnée. Et s’en va en envoyant un baiser de la main35 ». À l’image figée du conte de fées, Blanche-neige oppose une autre image de son corps : actif, pratique, prêt aux grandes explorations, et débarrassé des stigmates de la séduction féminine.

La forêt ou le bois deviennent alors des lieux de rencontre avec une autre forme de communauté  comme le Chœur des Belettes dans Au Bois, ou le groupe des Sept P. ; dans ces rencontres et cette réappropriation de l’espace, ce sont à la fois d’autres modèles féminins, voire androgynes, qui se présentent aux héroïnes, mais aussi d’autres modèles de sociabilité hors de l’économie du couple hétérosexuel, qui semblait jusque-là le seul horizon possible de développement – « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Ces modèles tiennent à la fois de la sororité, du matriarcat ou même de la vie en communauté au sens plus large, où les frontières tombent entre les genres et leurs rôles assignés.

Le dernier horizon possible de liberté, que certaines héroïnes appellent de leurs vœux en ultime recours, serait de sortir complètement de tout modèle social – modèle qui se confond pour les personnages « féminins » avec la situation imposée d’un corps marqué par une différence sexuée, pris dès le début dans une dynamique de désir avec le genre masculin. Ainsi, quand la Blanche-neige de Jelinek se questionne sur les raisons de sa survie après la tentative de meurtre de sa belle-mère, elle conclut : « À mon avis, c’est parce que je n’avais pas d’autre possibilité que simplement être, être pour moi seule36 ». Par là, elle aurait alors pleinement reconquis ce rôle de sujet abstrait dont parlait Butler, détaché de toute relation au corps et au sexe, aux diktats de l’apparence, du désir, du mariage ou de la maternité. Elle serait peut-être cette femme ménopausée, « qui échapperait enfin à sa position d’objet sexuel, [qui] ne serait plus assujettie au désir masculin, plus désirée, [qui] serait enfin totalement libre37 », selon la thèse défendue par Germaine Greer dans The Change. Women, Aging and Menopause (1993). La confrontation de femmes jeunes souffrant d’être des objets sexuels et de femmes mûres souffrant de n’en être plus, ou de l’être trop, semble aboutir à une aporie, ou à un troisième terme possible : la construction de l’identité de genre hors du sexe, et du jeu de rôles qu’il exige.

Conclusion

Ce que permet le théâtre dans ces réécritures se situe précisément à l’endroit de reconquête fixé par la théorie féministe radicale, c’est-à-dire à l’endroit du langage et de l’action. Deux défis se présentent à nos héroïnes pour défaire le monde binaire dans lequel elles ont été plongées : activité/passivité, courage/crainte, mobilité/attente – masculin/féminin. Le premier défi se situe dans l’espace du langage : élever la voix pour tenter de redéfinir d’autres rôles possibles pour les femmes de ces contes, en confrontant directement les discours. Et le second repose dans la réécriture littérale de son corps, intrinsèquement lié au motif de relégation des femmes : la différence de leur sexe. Par la réappropriation de ce corps, l’acte théâtral subvertit le lieu même de l’inégalité. Butler écrit ainsi :

Le genre se révèle performatif – c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être. Ainsi, le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précéderait ce faire. Repenser les catégories de genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans la Généalogie de la morale : à savoir qu’“il n’y a point d’être caché derrière l’acte, l’effet et le devenir ; l’acteur n’a été qu’ajouté à l’acte – l’acte est tout”38.

C’est dans l’acte, théâtral ou performatif, que se situe une possible transformation des rôles féminins, et par là peut-être, du « féminin » en lui-même – un territoire nouveau à redéfinir sans cesse par le langage et l’action, en chaussures de randonnée, sans peur du Loup qui rôde.


Notes

1 Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Éditions Robert Laffont, « Pluriel », 1976, p.25-27.

2 Froidevaux-Metterie Camille, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, Paris, Éditions Points, 2021, p.41.

3 Butler Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p.53.

4 Galea Claudine, Au Bois, Éditions Espaces 34, 2014.

5 Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006.

6 Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009.

7 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, Éditions Espaces 34, 2018.

8 Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006, p.11.

9 Ibid., p.12.

10 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.20.

11 Ibid., p.12.

12 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.31.

13 Ibid., p.63.

14 Claudine GALEA, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p. 27.

15 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.154.

16 Wittig Monique, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 50.

17 Butler Judith, op.cit., p.76.

18 Ibid.

19 Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009, p.121.

20 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.64.

21 Cette question recoupe plusieurs actions féministes menées dans le cadre de la sensibilisation aux violences sexuelles. L’exposition « What were you wearing ? » s’est tenue en septembre 2017 à l’Université du Kansas et exposait les tenues dans lesquelles les victimes avaient été agressées, accompagnées d’un court texte. En janvier 2020, le collectif des Sœurcières mène une action à Caen, où les membres du collectif défilent habillées dans les tenues de victimes de viol, avec une pancarte autour du cou pour contextualiser chaque histoire.

22 Bettelheim Bruno, op.cit., p.311.

23 Ibid., p.37.

24 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.108

25 Ce terme fait notamment référence au court-métrage Leading Lady Parts réalisé par Jessica Swale pour la BBC, où l’on assiste au casting fictif d’une nouvelle grosse production d’Hollywood. Toutes les comédiennes choisies ont un défaut qui ne va pas : trop grosse, pas assez féminine, trop âgée, trop noire… la vidéo culmine lorsque le jury tente une définition de la leading lady idéale : “we’re just asking you to be sexy and innocent. You know, sexy virgin, with boobs and hips […]. She’s never had sex, but she’s all about sex”.

26 Barker Howard, op.cit., p.138.

27 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.34.

28 Ibid., p.42.

29 Despentes Virginie, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p.59.

30 Ibid., p.64.

31 Barker Howard, op.cit., p.147.

32 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.29.

33 Ibid., p.44.

34 Jelinek Elfriede, op.cit., p.25.

35 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.28.

36 Jelinek Elfriede, op.cit., p.19.

37 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.106.

38 Butler Judith, op.cit., p.96.


Bibliographie

Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009.

Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Éditions Robert Laffont, « Pluriel », 1976.

Butler Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.

Despentes Virginie, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.

Froidevaux-Metterie Camille, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, Éditions Points, 2021.

Galea Claudine, Au Bois, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2014.

Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2018.

Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006.

Wittig Monique, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

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