« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus », écrit saint Augustin dans ses Confessions[1]. Ainsi est le temps, impalpable et fugace, qui nous contient et nous contraint, nous échappe ou nous poursuit, voire nous effraie. Source de controverses philosophiques et de désaccords scientifiques, la notion de temps passionne autant qu’elle divise. Si, pour les sciences naturelles, le temps se mesure, certain·e·s, comme Henri Bergson, s’appliqueront à démontrer que le temps physique et le temps vécu ne désignent pas la même chose. Pour Bergson, il nous faut, pour penser le temps de l’humain, l’extraire de la donnée spatiale, dans laquelle la science physique a enfermé le temps. Son travail de conceptualisation du temps hors de la notion d’espace le conduit notamment à définir ce qu’il nomme la « durée », c’est-à-dire le temps intime, subjectif, celui de la conscience[2].
Si l’objet « temps » donne lieu à tant de postures différentes, voire radicalement opposées, c’est bien parce que, précisément, il n’est pas objectivable. Il est à la fois le contenant et le contenu – grande est la tentation de confondre le temps avec ce qu’il se passe dans le temps ou ce qui passe avec le temps. Il est la mesure et l’intime, l’indicible et l’évidence. Nous le passons, le tuons, le cherchons, le recherchons[3], nous en manquons parfois : notre langue regorge d’expressions, plus ou moins imagées, qui mettent en scène notre relation au temps. Infiltrant les jours et le langage, ces nombreuses métaphores prouvent à quel point l’humain est un être à cycles, à rythmes, à Histoire et à mémoire.
Le joug des jours qui passent – avec, en toile de fond, le spectre de la finitude – conduit à un désir de dépassement de cette contrainte implacable. Ainsi, naissent les fictions les plus troublantes qui tentent de dépasser ou de déformer la loi du temps. Certain·e·s se sont saisi·e·s de ces problématiques de manière frontale en abordant, par exemple, la question du voyage temporel. Si le roman de H.G. Wells[4] semble être une référence dans le domaine, les XIXe et XXe siècles ont vu fleurir de nombreuses fictions sur le sujet – jeux vidéo, bandes dessinées, séries et films, romans estampillés ou non « science-fiction », etc. D’autres, prenant la forme de paraboles, d’uchronies, de dystopies, voire d’utopies, abordent par le détour la question du temps.
Par ailleurs, l’époque que nous traversons pousse nécessairement à une réflexion sur la place du temps au sein d’un système capitaliste mondialisé. En effet, si « le temps, c’est de l’argent », c’est surtout du travail – la force de travail de chacun·e ne signifie pas seulement des compétences et des qualités, mais également du temps, « à vendre ». Il y a lieu, dans ce contexte qui incite à une logique productiviste, de s’interroger sur les conditions de création et sur notre lien à l’œuvre en tant que récepteur·trice·s soumis·e·s à l’œuvre du temps.
Au sein de ce prochain numéro, que nous souhaitons pluridisciplinaire, il s’agira donc de traverser, sinon le temps, du moins ses vertiges en termes de représentations temporelles, ainsi que d’interroger les contextes de leur création, mais également d’explorer les effets du temps sur le corps ou sur la matière.
Nous invitons les chercheur·se·s et jeunes chercheur·se·s de toute discipline à interroger le vaste sujet du temps à l’œuvre et du temps des œuvres. Nous proposons quelques axes de réflexion non exhaustifs afin de guider les contributeur·trice·s.
Axe 1 : Représenter le temps
Nous faisons appel à des articles consacrés à la représentation du temps dans des œuvres appartenant à tous les moyens d’expression artistique : l’intérêt de ce numéro naîtra du dialogue qu’il entend instaurer entre ces derniers.
En littérature et au cinéma, que ce soit dans la fiction ou dans l’œuvre (auto)biographique, nous nous intéressons au temps comme sujet : temps vécu, durée, relativité du temps, attente, silences, influence du temps sur les personnages, temps subi[5], motif de la fuite du temps…
De plus, l’étude des moyens artistiques qui permettent de matérialiser le temps dans les différents langages artistiques, voire le temps utilisé comme matière même de l’œuvre, nous intéressent particulièrement, qu’il s’agisse, selon l’expression d’Étienne Souriau, d’ « arts du temps[6] » : musique, danse (rythme, silence, tempo), littérature (divisions du temps, ellipses, analepses et prolepses, emploi des temps et autres moyens grammaticaux d’expression du temps, référentiel…) ; mais aussi, dans les « arts de l’espace » (arts plastiques, sculpture, photographie…), que l’on « embrasse d’un seul coup d’œil[7] », des moyens utilisés pour matérialiser le temps (vanités, symboles du memento mori…) et de l’utilisation même du facteur temps (art contemporain, installations[8]…).
Axe 2. Temps de l’œuvre et de l’artiste
En décembre 1999, un collectif de chorégraphes rassemblé sous le nom des « Signataires du 20 août » lançait un cri d’alerte quant à leurs conditions de travail[9], et notamment quant à la manière dont le « Marché Institué de la Création » (MIC), si bien nommé par Muriel Plana[10], ôtait aux artistes leur statut décisionnaire sur un élément capital, le temps : celui de penser, de créer, de jouer, et de rester.
Plus de vingt ans plus tard, force est de constater que les conditions de travail, et en particulier les contraintes liées à la temporalité, ne se sont pas véritablement améliorées, et ce dans toutes les disciplines de la création artistique. Ainsi, les relations entre temps et économie pourront faire l’objet d’études pour le présent numéro : comme le constatent et l’affirment plusieurs créateur·ice·s, la temporalité d’une œuvre – celle de son processus de création, des collaborations entre les artistes, ou encore de sa diffusion – agit directement sur ses paramètres esthétiques (sa durée, mais aussi sa mise en scène, sa dramaturgie pour les arts vivants; sa « longueur », son rythme, sa périodicité pour la littérature ; sa forme, son temps et son espace d’exposition pour les arts plastiques). La question du contexte de création et/ou de diffusion devient alors centrale : comment fait-on pour s’accommoder, voire transformer en facteur de créativité, des contraintes de temps imposées par les acteurs du marché de la création ? Et, si l’on refuse de telles conditions, comment parvient-on à produire aux marges de cet espace-temps « institutionnalisé » ? Enfin, quand les durées de représentations et de tournées, de diffusion et d’exposition, s’écourtent toujours davantage, comment gère-t-on les questionnements liés à la trace, à la mémoire, et à la reproductibilité[11] ?
Axe 3 : Temps et altération
Si le temps est un « processus insensible, infiniment lent qui échappe à la conscience » et « s’écoule sans aspérité, sans contraste[12] » il est toutefois le châtiment ordinaire qui altère fatalement les matières et les corps. Le temps travaille et malmène la Forme jusqu’à la dissoudre. « Fardeau qui déforme les êtres, [il] pèse sur les épaules, tord les échines, [et] couvre de mauvaise graisse les corps gloutons[13] ». Murielle Gagnebin établit un lien direct entre passage du temps, vieillissement et laideur : marques inéluctables et indélébiles de notre condition de mortels[14]. Si le temps, véritable puissance dissolvante, déforme, défigure, complique, violente et désagrège les Formes, nous pourrons nous demander dans ce numéro comment les arts prennent en charge cette altération, la subissent et/ou la mettent en scène. Formes fictionnelles (narratives, poétiques, dramatiques…), arts plastiques et arts vivants (mises en scène théâtrales, chorégraphies, performances…) pourront être interrogés selon différentes perspectives :
– Le vieillissement et l’usure des corps pris dans le temps de la fiction et/ou dans le temps de la représentation de l’œuvre. Comment représenter l’altération en cours des corps ? Comment marquer significativement le passage du temps sur eux ? – Le corps de l’artiste mis à l’épreuve et éprouvé par le temps de la représentation. Comment le temps de la représentation marque-t-il les corps en jeu ? – Enfin, nous pourrons aller jusqu’à nous demander comment la durée de la représentation (de ces représentations « monstres » comme les appelle Jean-Loup Rivière[15]) altère les spectateur·trice·s.
MODALITÉS DE SOUMISSION
Les propositions de contributions en français – titre et résumé de 500 mots maximum – accompagnées d’une brève notice biobibliographique (affiliation institutionnelle, axes de recherche, publications majeures) sont à envoyer à l’adresse électronique de la revue Litter@ Incognita : littera.incognita@gmail.com
Les articles seront soumis de manière anonyme à l’évaluation d’un comité scientifique composé d’enseignants-chercheurs de l’Université Toulouse II Jean Jaurès.
Calendrier prévisionnel :
Soumission des propositions avant le 20 septembre 2022.
Annonce des résultats de la sélection des propositions : semaine du 27 septembre 2022.
Soumission des articles complets des auteurs sélectionnés aux fins d’évaluation : 07 novembre 2022.
Publication des articles évalués : mars 2023.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
BENJAMIN Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Paris, Éditions Allia, 2013
BERGSON Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 1927
HARTOG François, Chronos, Paris, Gallimard, 2020
JANKELEVITCH Vladimir, La Mort, Paris, Flammarion, 1966
LE BRETON David, Anthropologie du corps et de la modernité, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2013
PLANA Muriel, Mondes à venir. L’art de l’anticipation au théâtre, Paris, Éditions Orizons, 2022
PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 2019
RICOEUR Paul, Temps et récit (I, II, III), Paris, Éditions du Seuil, 1983-1985
SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1964
SOURIAU Étienne, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1969
[1] SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion,1964, p. 264.
[2] BERGSON Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 1927.
[3] Songeons à l’œuvre de PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 2019.
[4] Voir WELLS H.G., La machine à explorer le temps, Paris, Folio, 2016.
[5] À titre d’exemples, nous songeons à la représentation du temps des travailleur·se·s, des ouvrier·e·s soumis·e·s à la pression productiviste et capitaliste (comme c’est le cas dans La journée d’une infirmière d’Armand Gatti) ou à la charge mentale des tâches domestiques (comme dans la pièce Modèles de Pauline Bureau, où Laure Calamy figure une mère prise dans un rythme de vie effréné, tout comme dans le récent film À plein temps d’Eric Gravel où elle tient le rôle principal).
[6] SOURIAU Étienne, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1969, p. 28 : musique et littérature « ne se donn[ent] que déroulées, pour ainsi dire, en longueur de temps » tandis que dans les « arts de l’espace », l’œuvre « peut dire tout son être dans l’intuition d’un instant ».
[8] Tel est l’objet, par exemple, des « Melting Men » de Néle Azevedo ou de « Grow » de Daan Roosegaarde.
[9] Voir GOURFINK Myriam, CHAPUIS Yvane, PERRIN Julie, Composer en danse. Un vocabulaire des opérations et des pratiques, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 161.
[10] Voir PLANA Muriel, « Aux marges du Marché Institué de la Création : deux espaces pauvres de représentations féministes et queer », dans Courau T. et Palais M-T. (dir), Politique des représentations queer : performa(r)tivité identitaire et ar(t)chive, Sociocriticism, n°35-1, 2020 : « J’utilis[e] […] cet acronyme (qui calque de manière amusante le très technique MIC (modulation par impulsions et codée) pour désigner une réalité dominante d’organisation du marché de l’art (tous les arts, littérature comprise) en régime postmoderne (1980 à nos jours) ».
[11] L’ouvrage de référence sur le sujet étant celui de BENJAMIN Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Paris, Éditions Allia, 2013.
[12] LE BRETON David, Anthropologie du corps et de la modernité, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 2013, p. 213.
[13] GAGNEBIN Murielle, Fascination de la laideur, Champ Vallon, L’or d’Atalante, Seyssel, 1994, p. 45.
[14] JANKELEVITCH Vladimir, La Mort, Paris, Flammarion, 1966, p. 171.
[15] RIVIERE Jean-Loup, « Monstres », Le monde en détails, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2015, p. 94-95.
Luigi Storto est doctorant en cotutelle entre l’Université de Toulouse Jean Jaurès et l’Université d’Udine. Sa recherche est focalisée sur la représentation de la réalité dans le cinéma contemporain de non-fiction, notamment ce cinéma à mi-chemin entre documentaire canonique et narration pure qui a été defini comme hybride.
Ces dernières années, la vocation narrative déclarée par un ensemble hétérogène de films à mi-chemin entre observation directe et fictionnalisation a mené à parler d’hybridation. L’objectivité est supprimée en faveur d’une foi retrouvée dans la recherche esthétique, dans la valeur de l’expérimentation et du mélange des langages. Le documentaire contemporain pousse les limites de la représentativité jusqu’à défier le concept même de réel.
In the last years contemporary documentary has shown a strong narrative vocation. This new way of narrating the reality has been defined as hybrid, for its recours to a fusion between direct observation and fictional aesthethic. Its main characteristic seems to be the awarness of renouncing objectivity. Contemporary documentary is trying to break all this limits in order to provide new perspectives to the very idea of real.
Si l’artiste, en effet, à toute manifestation nouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré cette clarté, demeure obscure encore, l’homme théorique se rassasie au spectacle de l’obscurité vaincue et trouve sa joie la plus haute à l’avènement d’une vérité nouvelle, sans cesse victorieuse et s’imposant par sa propre force.
Vouloir tracer un parcours esthétique désignant les trajectoires à travers lesquelles le documentaire contemporain est en train d’évoluer signifie en premier lieu reconsidérer la fonction sociale et culturelle historiquement accordée à cette forme filmique : dans l’optique d’une opposition idéologique entre narration et document, pendant longtemps le documentaire a été considéré comme un genre qui ne devait pas s’occuper des histoires mais de l’histoire, c’est à dire des faits humains et sociaux certifiés, démontrés – un heritage idéologique de nature positiviste qui a chargé le documentaire de la tâche de certifier ses dicours au nom de la vérité1. D’où le recourt à une logique de nature assertive, qui se sert d’éléments probants en soutien à ses discours. Cette logique de type assertif/informatif peut être perçue comme une forme d’autolégitimation, entendant que le film expose sa vérité à travers des procédés standardisés et « codifiés » immédiatement identifiables en tant qu’appartenant à ce qui s’inscrit conventionellement dans le régime du vrai ; parmi ceux-ci on pourrait citer le recourt à l’interview pour la valeur de témoignage, aux images d’archive qui constituent un document, à l’usage du direct en tant que restitution d’une réalité « non altérée » et aussi, à un niveau de réception immédiate, la grain spécifique, la texture de l’image vidéo qui caractérise souvent le documentaire et qui renvoie à un style de reportage télévisé, donc non manipulé, « vrai ».
Dans le paradigme « classique » du cinéma documentaire le niveau de réalisme et d’authenticité est souvent proportionnel au facteur d’enquête/témoignage mis en oeuvre par le film à travers des moyens standardisés comme le direct et l’interview, héritage linguistique du cinéma-vérité qu’ensuite la télévision s’est approprié. En effet, plusieurs modalités de production typiques de ce genre ont été intégrées dans le système des formats télévisuels (par exemple l’utilisation de la voix off, l’expression d’une approche didactique qui dans un premier temps a caractérisé le documentaire dans sa première phase pour devenir ensuite un des traits distinctifs de nombreuses productions sériales ; ou encore, les modalités du cinéma direct qui aujourd’hui sont typiques des programmes d’actualité ou d’enquête).
Déjà, en 1995, Jean-Louis Comolli insistait sur la nécessité d’un cinéma libéré de cette approche où la pratique documentaire se retrouva banalisée par la diffusion des caméscopes, par l’assimilation du langage du cinéma direct opéré par la télévision et par l’insistence de considérer un « effet de réalité » l’enregistrement d’un geste dans sa durée réelle (« en temps synchrone »), l’illusion d’assister à quelque chose qui se passe devant nos yeux à travers ce qu’il définit comme inscription vraie, c’est-à-dire « l’épreuve de modestie du cinéaste »2.
Ce que le théoricien a voulu remettre en cause est l’idée de transparence qui, d’après lui, est une utopie devenue ensuite une tromperie, une illusion, « une aspiration à réduire les outils de la médiation technique, perçus comme faisant écran à l’accès à la chose même »3.
Comolli souligne que :
Le spectateur de documentaire s’appuie à juste titre sur l’assurance d’un lien puissant entre le réel et le représenté. Mais il a besoin de plus : que cette relation certaine soit validée par toutes les apparences d’une adéquation formelle, d’une transparence, d’une conformité de l’un à l’autre4.
Exactement ce lien fort, cette forme de garantie, est l’élément qui commencera à devenir de plus en plus faible jusqu’à disparaître : les limites entre réel et fictif, vie réelle et mise en scène ne seront plus un critère valable pour opérer une distinction entre documentaire et fiction. À mi-chemin entre réalisme et fictionnalisation, le cinéma de non-fiction qui couvre les vingt-cinq dernières années – significativement le passage entre le XXème siècle et le XXIème siècle – sera défini comme cinéma hybride pour indiquer le mélange entre pure mise en scène et observation directe5.
C’est surtout après le début du nouveau millénaire que le cinéma documentaire manifeste une vocation narrative probablement inattendue car en sommeil depuis trop longtemps. La relation entre réel objectif et profilmique se déplace d’un niveau purement mécanique/reproductif (enregistrement d’une donnée immédiate, d’un événement pendant son contexte naturel) à un niveau performatif entendu comme reconstruction – ou plutôt re-création – du même événement, issue de mise en scène voire de récit, dans le refus explicite d’une objectivité de plus en plus mise en crise par l’univers médiatique et par la circulation frénétique des images. L’objectivité est supprimée en faveur d’une foi « retrouvée » dans la recherche esthétique, la valeur de l’expérimentation et du mélange linguistique ; il n’y a pas d’usage de l’interview et l’aspect formel revêt une importance inattendue, surtout après les années de l’esthétique vidéo-tape. Ce cinéma vise à « immerger » le spectateur dans une atmosphère de récit plus confortable, fluide, en quelque sorte « familiale », parce qu’elle donne effectivement l’impression que l’histoire procède par elle-même.
D’après Stella Bruzzi, le cinéma de non fiction a bénéficié d’une grande liberté expressive juqu’à la moitié du XXe siècle, c’est-à-dire quand la théorie a commencé às’interroger sur la relation entre le film et le réel.La révolution du cinéma direct, avec l’emploi d’un équipement plus léger et moins intrusif, avait donnée l’idée de pouvoir annuler la distance entre réalité et répresentation, de restituer l’authenticité du monde réel au-delà du filtre de la caméra. La théoricienne anglaise remarque que le documentaire contemporain est retourné à sa désinvolture originelle (more relaxed roots), en ce qui concerne l’usage de la fictionnalisation et surtout l’aspect performatif qui constitue à son avis la question centrale de la pratique du cinéma contemporain de nonfiction et aussi la déclaration de l’impossibilité à accéder à une répresentation authentique :
Within such a realistic aestethic, the role of performance is, paradoxically, to draw the audience into the reality of the situations being dramatised, to authenticate the fictionalisation. In contrast to this, the performative documentary uses performance within a non-fiction context to draw attention to the impossibilities of authentic documentary representation6.
D’autre part, comme l’a remarqué Susan Sontag, « To possess the world in the form of images is, precisely, to reexperience the unreality and remoteness of the real »7, un concept que nous pouvons étendre du domaine de la photographie au système entier des médias : l’époque contemporaine est celle où, si d’un côté il est possible de réaliser une histoire universelle grâce au niveau de médiatisation, cette prolifération l’a rendue impossible8.
S’il est donc impossible de saisir le monde réel tel qu’il est, alors une approche subjective est la seule en mesure de satisfaire ce besoin inné de répresenter celle alterité irréductible constituée par ce qui nous apparaît comme la réalité. À cette fin le cinéma documentaire a dû premièrement se dépouiller de l’exigence de « certifier » ce qu’il dit et ensuite se réapproprier ses moyens expressifs.
À travers un aperçu sur quelques uns des titres les plus éloquents de ces dernières années, cet essai propose un parcours d’évolution linguistique – quoique non exempt de paradoxes ou dérives, comme l’on verra – où les formes adoptées diffèrent de plus en plus considérablement des critères esthétiques traditionnels de ce genre.
Le cinéma contemporain de non-fiction s’inscrit de plein droit dans la logique postmoderne du refus d’un réel supposé a priori. Au contraire, il montre comme dénominateur commun l’interrogation constante sur la restitution d’une réalité non considérée comme acquise mais ouverte à l’expérimentation et au mélange linguistique, ce qui implique une redéfinition des catégories de « vrai » et « fictif » dans lesquelles la théorie filmique a souvent contraint œuvres et auteurs.
Il ne faut pas oublier que le cinéma hybride n’est pas l’expression d’une école, d’un mouvement ou d’une avant-garde ; il s’agit d’une approche partagée par plusieurs cinéastes, avec des formations et inclinations esthétiques différentes.
L’analyse proposée se focalisera donc sur la mise en relation entre des matériaux ayant à la fois statut de réel et statut de fiction afin d’identifier de quelle manière cette relation contribue au discours filmique. À cet égard, je considère particulièrement important la réflexion conduite par Pietro Montani sur la relation entre la valeur de témoignage, le monde visible et les formes du documentaire et de la fiction :
[…] en opposition avec l’idée d’une prise directe de l’image sur le monde (idée déjà invalidée par l’haut niveau de médialisation présente dans le monde), et aussi avec la thèse « postmoderne » selon laquelle le monde réel risque de se faire absorber totalement par son simulacre, le paradigme audivisuel auquel je pense repose sur le principe d’une comparaison active entre les différents formats techniques de l’image (optique et numérique, par exemple) et entre ses différentes formes de discours (fictif et documentaire, par exemple) ; je pense que dans ces conditions on peut rendre justice à l’altérité irréductible du monde réel et au témoignage des faits, médiatiques ou non, qui s’y produisent9.
>L’analyse des films prendra aussi en considération deux éléments essentiels du cinéma hybride : le récit de l’histoire et l’aspect performatif.
La fictionnalisation d’événements historiques est une pratique typiquement postmoderne ; le croisement entre Histoire et fiction est un moyen de souligner la liberté créative de l’auteur mais aussi la partialité, les limites de l’Histoire en tant que science exacte, objective. L’analyse des titres proposés s’appuie sur la pensée de Paul Ricœur et examine deux procédés : en premier, pour Valse avec Bachir, le croisement (et la fusion, comme l’on verra) entre mémoire personnelle, mémoire collective, autobiographie et Histoire ; ensuite, pour la biographie de Kurt Cobain, la refiguration du « contexte de vie […], le monde qui, aujourd’hui, manque […] »10.
Ce film autobiographique est la narration du parcours à travers lequel Ari Folman a rassemblé ses mémoires de guerre avec l’aide de ses camarades. Chacun d’eux contribue avec ses souvenirs à reconstituer ceux du protagoniste. Ce qui en sort est la reconstruction dramatique des événements qui en septembre 1982 ont conduit au massacre de Sabra et Chatila pendant la première guerre du Liban, massacre dont Ari Folman a été témoin mais qu’il a supprimé au cours des années.
Folman a donc travaillé sur une double voie : autobiographie et histoire, d’un côté expérience personnelle/mémoire subjective, de l’autre côté mémoire historique, « objective ».
L’animation est un genre qui traditionnellement ne concernait nullement tout ce qui appartient au domaine de l’enquête, du témoignage et en général du document, au moins jusqu’à la sortie de ce film, qui a utilisé l’animation dans le but de renforcer la narration, constamment au bord du gouffre entre témoignage et hallucination.
La séquence analysée est le final du film où l’animation cède la place à une courte séquence vidéo : du gros plan de Ari (en animation) une coupe de montage nous montre des images filmées, donc réelles, ou qui appartiennent au moins à ce qui conventionnellement fait partie du statut de réel. Il s’agit des images tournées juste après le massacre, des images vidéo, « pixelisées », un exemple typique de reportage télévisé :
Le protagoniste a terminé son parcours, a accompli sa « mission »11, en reconstruisant sa mémoire personnelle qui, par ailleurs, coïncide avec un événement enregistré et diffusé par les médias et qui donc fait partie d’une vérité historique rendue objective par le fait même d’être devenu un document.
À ce propos Paul Ricœur nous rappelle que :
Dans la notion de document, l’accent n’est plus mis aujourd’hui sur la fonction d’enseignement […] mais sur celle d’appui, de garant, apporté à une histoire, un récit, un débat. Ce rôle de garant constitue la preuve matérielle, ce qu’en anglais on appelle « evidence », de la relation qui est faite d’un cours d’événements. Si l’histoire est un récit vrai, les documents constituent son ultime moyen de preuve ; celle-ci nourrit la prétention de l’histoire a être basée sur des faits12.
C’est la raison de l’usage de ces images vidéo, non par opposition mais plutôt en complément d’une narration qui jusqu’à la fin s’est basée essentiellement sur la dimension fictive de l’animation – une « non-réalité », simulacre par excellence – pour raconter une histoire personnelle, subjective.
Valse avec Bachir parle de ce « plan intérmediaire […] où s’opèrent concretement les échanges entre la mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique »13 ; les dimensions subjective et objective trouvent dans ce film un point de contact surprenant, dans l’esprit de l’hybridation stylistique et idéologiquement très proche du scepticisme postmoderne par rapport à l’exactitude présumée de l’histoire. On dirait en effet que ce film déclare l’impossibilité d’une objectivité historique : la seule façon de parvenir à une « vérité » est sa recomposition, un remembrement collectif rendu possible par la participation de plusieurs individus. À la fin, quand ce travail de reconstitution est terminé, la mémoire pourra revêtir une valeur historique, objective, et devenir réelle dans les images vidéo d’un reportage.
« Ce film est basé sur l’art, la musique, les carnets, les films et les montages audio fournis par la famille de Kurt Cobain » : ce documentaire a été réalisé à partir du matériel audio du même musicien, un véritable journal qu’il a enregistré sur des cassettes.
Une voix à laquelle manque par contre un corps. L’image de Cobain pourrait nous être restitué tout simplement à travers du matériel d’archive et de témoignages de son entourage, sinon en osant la mise en scène de ce qu’il a enregistré sur ses cassettes, des épisodes spécifiques de son adolescence ; l’animation est donc le moyen utilisé pour donner corps à cette voix.
La mise en scène du point de vue de Cobain est réalisée à travers ce qui peut être considéré comme un double écart : en premier lieu la voix, que nous savons être la sienne, la voix véritable de Cobain, mais surtout l’animation qui fait de ce film la biographie définitive de ce personnage.
Une courte introduction réalisée à travers le témoignage de Wendy O’Connor nous montre des films en Super 8 tournés pendant les premières années de vie de son fils, Kurt. Elle lui demande :
« Qui es-tu ?»
« Je suis Kurt Cobain »
Voici le premier écart : le film, presque aussitôt, pose Cobain comme sujet énonciateur et non comme simple objet du discours ; les différents témoignages, qu’ils soient de ses parents, de sa femme ou de Krist Novoselic ne sont pas suffisants, ou plutôt sont le point de vue de tiers, et bien que pendant toute sa durée le film fera recours à plusieurs entretiens filmés, ce documentaire trouve sa raison d’être dans la volonté de nous restituer Kurt Cobain comme le protagoniste véritable, celui dans lequel le spectateur devra s’identifier.En effet quelques minutes plus tard nous entendons pour la première fois une de ses cassettes enregistrées où il raconte sa frustration, l’angoisse et ce sens d’inadéquation qui seront centraux dans ses chansons.
Cette séquence, introduite par une série de photos de Cobain adolescent, cède la place à l’animation, qui constitue le deuxième écart : la dimension fictive de l’animation, simulacre par excellence, donne finalement corps à sa voix.
À partir de ce moment il sera beaucoup plus facile de nous identifier à un sujet dont nous reconnaissons la voix – une voix qui par ailleurs s’adresse directement à nous spectateurs – mais surtout dont nous voyons la figure bouger, image vivante d’un homme que nous savons disparu en 1994.
Pour paraphraser à la fois Roland Barthes et Jean-Louis Comolli, on pourrait dire que devant les photos de Cobain nous savons qu’il a été et qu’il n’est plus14, mais en regardant son image animée nous assistons, littéralement, à une « résurgence, réinstallation, retour. L’homme mort fait retour à l’écran »15.
Le film d’Ari Folman et le film de Brett Morgen utilisent la relation entre animation et matériel appartenant au statut de réel en faveur de la logique narrative mais dans des directions opposées. Si dans Valse avec Bachir l’animation cède la place à la séquence vidéo pour marquer le passage de la sphère subjective à la sphère historico-objective, dans le film sur Cobain le procédé est inversé: nous passons d’une série d’interviews (des « inscriptions vraies», pour reprendre Comolli) à une séquence qui nous montre des photos d’un Cobain adolescent (séquence commentée par sa voix), jusqu’à arriver à son point de vue, c’est-à-dire une séquence animée toujours avec sa voix off.
Ces deux films suggèrent un point de contact remarquable entre l’acte de témoignage et la narration pure, en accord avec la pensée de Paul Ricoeur : alors que le conte historique doit respecter une reconstruction véritable des faits, la fiction narrative n’est pas soumise à cet engagement. Cependant l’historien est de quelque manière forcé à utiliser des artifices narratifs fournis par l’univers de la fiction. Dans le troisième volume de Temps et récit, Ricoeur mentionne explicitement l’engagement éthique qui oblige l’historien dans la reconstructions des faits, ce que lui définit comme dette16. Ces films accomplissent les tâches d’une reconstruction véridique avec un effort ultérieur : le choix du point de vue. Dans Valse avec Bachir c’est Folman lui-même (en tant qu’auteur, personnage agent et narrateur) qui met en jeu son point de vue sur son histoire personnelle qui coïncide avec un épisode de l’Histoire collective17. Dans la biographie de Kurt Cobain le réalisateur ne se contente pas des témoignages présents pendant toute la durée du film mais décide de « fair parler » le protagoniste, de mettre en scène sa voix et son point de vue avec son simulacre animé – imitation de la réalité, sûrement, mais probablement la seule façon de conférer de l’authenticité à la mémoire du musicien.
Dans sa forme traditionnelle, le documentaire se rend immédiatement reconnaissable au spectateur à travers la relation que l’acteur social établit avec la caméra pendant l’acte même de témoignage. L’absence de cet acte implique une reformulation du discours filmique en termes éminemment narratifs. Cet élément introduit les deux prochains films, dans lesquels n’importe quel moyen lié à l’idée d’épreuve ou d’inscription vraie (interviews, images d’archives ou documents en général) est totalement absent. Étant donné ce refus, les enjeux changent radicalement et le résultat esthétique ramène de plus en plus considérablement au potentiel que ce genre a exprimé pendant sa phase « primitive ».
Stella Bruzzi nous rappelle que :
[…] the new performative documentaries herald a different notion of documentary ‘truth’ that acknowledges the construction and artificiality of even the non-fiction film18.
Ce film révèle une âme double, en tant que conte de formation intime et délicat sur les premiers troubles d’adolescence de Sara et dans le même temps observation d’inspiration anthropologique par la façon d’exposer les contradictions de l’Amérique rurale au milieu de ce que l’on appelle Bible Belt (dans laquelle vit un nombre élevé de personnes qui se déclarent d’un «protestantisme rigoriste», terme recevant la désignation de fondamentalisme chrétien dans la sphère américaine).
Le travail des familles paysannes, la religiosité archaïque et dans le même temps naïve, la virilité des hommes démontrée à travers le rodéo et l’omniprésence des armes à feu : tels sont les éléments à travers lesquels se déroule ce film, qui est surtout un des meilleurs portraits sur l’adolescence vues sur l’écran.
Le tournage s’est étalé sur deux mois pendant lesquels le réalisateur a travaillé sur un simple brouillon, pas même un véritable scénario, en demandant à ses personnages de jouer eux-mêmes. Le film – caractérisé par une attention particulière réservée à la photographie et au montage – ne renonce pas à des moments lyriques qui renvoient au cinéma de Terrence Malick et à Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975).
La structure narrative est simple et linéaire et le discours filmique est tellement naturel et fluide qu’il est facile oublier que, « derrière », il y a un metteur en scène. Cela est dû au fait que, contrairement à ce qui se passe normalement dans les documentaires traditionnels, ce film ne recourt presque pas au dialogue en mettant l’accent sur les images : le style filmique de Roberto Minervini se caractérise par l’utilisation constante de la caméra à l’épaule – jamais intrusive bien que toujours très près des personnages – et par un regard non seulement respectueux et impliqué, voire « de rêve ».
À un tiers du film il y a la séquence d’une petite fête paysanne avec une compétition de rodéo. La caméra commence à « vagabonder » parmi la foule jusqu’à s’arrêter sur un homme qui parle avec son fils. C’est maintenant que la troupe déclare sa présence : le garçon se rapproche de la caméra dans un « jeu » qui associe simultanément les acteurs sociaux, l’auteur et le spectateur, qui à ce point est directement mis en cause.
À travers cette séquence dans le style du cinéma direct, Minervini précise sa pratique de cinéaste : il se rend finalement « visible » (avec ses collaborateurs) en brisant donc la magie d’une « fausse fiction », c’est-à-dire l’atmosphère suspendue de la partie précédente, qui par ailleurs sera reprise dans les séquences successives. Le regard en caméra des deux garçons, la voix de leur père qui les encourage à parler directement à la caméra (à nous spectateurs) constituent l’écart entre les deux niveaux auxquels ce film travaille : le premier, prédominant, relatif au monde intime de Sara et marqué par ce regard « de rêve », plus proche aux formes de la fiction, presque un degré zéro où l’auteur prétend de se cacher en se mettant sur le même plan des personnages ; le deuxième niveau, à caractère anthropologique, est lié aux rituels du rodéo, à la vie fermière et à la culture réactionnaire du Texas, caractérisé par des choix formels plus typiques du cinéma-vérité et du direct, où paradoxalement (surtout si mises à côté de celles relatives à l’intimité de Sara) par contraste font « sentir » la présence de la caméra, comme dans la séquence mentionnée.
Il s’agit d’une approche qui bouleverse l’utopie de la transparence au nom de laquelle le direct s’est développé (avant d’être dépouillé par la télé-réalité) ; en acceptant le fait que le monde réel, en tant que autre, est probablement insaisissable à travers les moyens dont nous disposons, un film comme Le cœur battant nous propose des séquences où les stratégies de fictionnalisation servent à rendre poétique ainsi que véridique la confusion d’adolescent de la protagoniste et nous montre comment peut être interprété le genre non-fiction en termes d’auctorialité, en outre sans renoncer à une approche esthétique remarquable à travers une pratique qui renvoie à l’idée de jeu proposée par Comolli, peut-être la seule possibilité d’un compromis entre les deux instances du cinéma, sa nature mécanique et reproductive (visée à la transparence) et l’aspiration humaine à l’expression personnelle ; une approche grâce auquel les deux natures opposées de machine et d’être humain peuvent coexister créativement19. Dans cette optique la définition de documentaire donnée par John Grierson – the creative interpretation of actuality – semble acquérir à nouveau sa valeur et nous aide à reconsidérer le statut, les prérogatives ainsi que le rôle du cinéma de non-fiction.
Le dernier film analysé est basé sur une expérience réelle des deux protagonistes qui ont vécu un été entier entre rave parties, discothèques et boîtes de nuit au nom de l’hédonisme et à la recherche d’eux-mêmes.
Ce film a gagné au Sundance Festival 2016 le prix pour la meilleure mise en scène. Eneffet, c’est exactement la mise en scène qui surprend si on pense assister à un documentaire « normal » ; on pourrait penser qu’il s’agit plutôt d’une dérive, d’un excès d’expérimentation dans l’espoir d’imprégner un documentaire d’éléments même incompatibles avec le cinéma du réel, au nom d’une sorte d’hyperrealisme de la simulation. Le réalisateur n’accorde rien au langage canonique du genre documentaire.Nous ne parlons plus du refus de l’interview ou de caméra à l’épaule, nous parlons de mettre en scène une histoire que l’on suppose être vraie avec le langage le plus effrontément esthétisant qu’on puisse imaginer – un langage arty, pour utiliser un terme à la mode – avec un usage copieux et peut-être exagéré d’évolutions vertueuses de la caméra, non plus une idée de cinéma performatif mais une véritable chorégraphie, par exemple dans la séquence du rave party sur la plage. Si d’un côté il est indiscutable que cette séquence est le résultat d’un tournage effectué pendant une situation réelle, de l’autre côté on peut difficilement nier que l’interaction entre les protagonistes et la caméra a été recherchée méticuleusement afin d’obtenir ce sens d’harmonie et de fluidité. Il est légitime de penser que rien n’a été laissé au hasard, au point de remettre en question la nature véritablement documentaire de ce film qui va bien au-delà (et peut-être détruit) la démarcation entre réel et fictif, en se servant d’une esthétique appartenant même pas au cinéma traditionnel narratif mais plutôt un langage que l’on dirait typique de la publicité et du vidéoclip20.
Avec ce film, un renversement total semble être franchi : si le cinéma fictif se sert depuis longtemps d’une esthétique proche des territoires du documentaire et du reportage pour donner une empreinte de crédibilité à la narration, et si le documentaire à son tour s’est approprié le langage de la fiction, il est fort probable que les formes traditionnelles de fictionnalisation ne soient plus suffisantes. Ainsi le film de Marczak fait une utilisation continue, voire fatigante, de la musique et se sert d’une steadycam pour rendre « invisible » le travail de la caméra (glissement remarquable si aujourd’hui la transparence est poursuivie avec un moyen esthétisant comme la steadycam, qui permet de ne pas sentir la présence de la caméra).
Avec ce film nous arrivons à une étape où non seulement la réalité imite la fiction (Augé21) et redouble ses discours avec « un effet de réalité » (Baudrillard22) ; désormais on voit comme possible une évolution du documentaire (si d’évolution on peut parler) vers une phase hyper-réelle, c’est-à-dire une étape où le naturel est tellement fasciné par l’artificiel jusqu’au point de vouloir lui ressembler, même au prix de définir « documentaire » un long – ainsi qu’un peu monotone – vidéoclip.
Avec ce bref aperçu j’ai essayé de donner une idée la plus claire possible du fait que la désignation même de documentaire pourrait bientôt ne plus être suffisante à définir ce langage, ainsi que le genre non-fiction semble en train de devenir une macro-catégorie prête à englober une infnité de sous-genres constamment en évolution, bien sûr avec la complicité des langages virtuels, d’internet, du numérique.
Malgré le fait que cela puisse justement créer de la perplexité ou même un refus catégorique des puristes, il faudrait être conscient que lacondition sine qua non pour l’évolution de tout langage en tant que formes de création est l’expérimentation continuelle, la mise à l’épreuve voire la torsion des formes ; le cinéma hybride, dans ses expressions les meilleures, montre d’avoir absorbé tout signal culturel, politique et social de notre époque avec toutes ses contradictions, et d’avoir eu la capacité de les reformuler de manière remarquablement critique. Dans ce sens, Pietro Montani a souligné que pendant longtemps une des tâches principales des langages artistiques a été celui de nous aider à comprendre ce qui se passait dans le relation entre les images et le monde ; à ce propos il nous invite à considérer l’art selon sa déclinaison originaire, c’est-à-dire comme une techne, une technique de l’imagination23.
En essayant de lire en filigrane les titres proposés dans cette analyse, au-delà des différences substantielles des thèmes et de style, nous pouvons entrevoir une interrogation implicite portée directement à nous qui regardons : c’est un appel à participer activement, à prendre position là où le film se refuse de trop montrer, de tout expliquer.
Libérer le regard et restituer à la vision ce potentiel d’inachèvement trop souvent mortifié par les dogmes de la narration conventionnelle : en définitive cela semble être le but du cinéma hybride.
1 « C’est au dix-neuvième siècle que l’historiographie a défini son orthodoxie actuelle. En évacuant la poétique au nom de la vérité, l’historiographie basa sa méthode scientifique sur la stricte relation des faits dans l’ordre de leur occurrence, avec la conviction que la vérité émergerait de cette représentation “fidèle” de la réalité des phénomènes. Les historiens abandonnèrent scrupuleusement, en les considérant comme techniques de fiction, les procédés et les figures de la réthorique classique, que l’histoire comme art avait longtemps partagés avec la littérature d’imagination. Ils cherchèrent à les remplacer par un langage sans artifice – un médium de représentation transparent, par lequel le discours historique pourrait transformer le phénoménal en verbal sans perte ni distorsion. […] L’invention de la photographie et a fortiori de la cinématographie porte témoignage du goût qu’a la civilisation occidentale pour le réel (apparent), de sa prédilection pour l’évidence documentaire, exempte de subjectivité humaine. La transparence supposée de l’image cinématographique a le notable avantage d’effacer, plus qu’il ne serait jamais possible dans un texte écrit, ce qu’André Bazin reconnaît être « l’intervention créatrice de l’homme » ». GUYNN, William. Un cinéma de Non-Fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie. Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2001, p. 15-16.
2 COMOLLI, Jean. Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004, p. 256-262.
5 Roger Odin avait indiqué comme hybrides les films « à l’intersection de deux (ou plusieurs) ensembles cinématographiques, des films qui entrelacent deux (ou plusieurs) consignes de lecture » ; cf. ODIN, Roger (dir.). Cinémas et Réalités, Saint-Etienne, CIEREC, 1984, p. 274. Plus recemment la presse anglosaxonne a repris ce terme pour indiquer le mélange de réalité et fiction. Pour un aperçu sur le cinéma hybride voir : MOODY, Luke. Act normal: hybrid tendencies indocumentary film, 11polaroids[en ligne]. Disponible sur : https://11polaroids.com/2013/07/02/act-normal-,hybrid-tendencies-in-documentary-film/(consulté le 09/03/2019) ; SVETVILAS, Chuleenan. Hybrid Reality: When Documentary and Fiction Breed to Create a Better Truth, documentary.org[en ligne]. Disponible sur : http://www.documentary.org/feature/hybrid-reality-when-documentary-and-fiction-breed-create-better-truth(consulté le 09/03/2019) ; LIM, Dennis Lim. It’s Actual Life. No, It’s Drama. No, It’s Both, New York Times[en ligne]. Disponible sur : http://www.nytimes.com/2010/08/22/movies/22hybrid.html?_r=0(consulté le 09/03/2019) ; ROBERTSON, Zoë. Hybrid Film. Blending fact and fiction, and the act of memory as authenticity, povmagazine[en ligne]. Disponible sur : http://povmagazine.com/articles/view/hybrid-film(consulté le 09/03/2019).
6 BRUZZI, Stella.New Documentary.2ème éd. New York : Routledge, 2006, p. 185.
7 SONTAG, Susan Sontag. On photography. New York : RosettaBooks, 2005, p. 128.
8 À ce propos je renvoie au concept de fin de l’histoire proposé par Gianni Vattimo dans l’introduction à son ouvrage La fine della modernità (Milano : Garzanti, 1985) et à son analyse de la société de la communication dans le premier chapitre de La società trasparente (Milano : Garzanti, 1989).
9 MONTANI, Pietro. L’immaginazione intermediale. Perlustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile. Roma-Bari : Laterza, 2010, p. XIII [traduction du redacteur].
10 RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome III : Le Temps raconté. Paris : Points, 1991, p. 334-335 [1re édition Paris : Seuil, 1985].
11 J’utilise le terme « mission » dans l’acception fournie par Christopher Vogler dans The Writer’s Journey: Mythic Structure For Writers,3ème éd, San Francisco, Michael Wiese Productions, 2007.
16 « […] à la différence du roman, les constructions de l’historien visent à être des reconstructions du passé. A travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l’historien est soumis à ce qui, un jour, fut. Il a une dette à l’égard du passé, une dette de reconnaissance à l’égard des morts […] »in RICŒUR, Paul. Op Cit., p. 253.
17 « Autant la notion de mémoire collective doit être tenue pour une notion difficile, dénuée de toute évidence propre, autant son rejet annoncerait, à terme, le suicide de l’histoire » in RICŒUR, Paul. Op Cit., p. 216.
19« Jouer avec la figure humaine telle que le « réalisme ontologique » du cinéma la représente, tenir l’image du corps pour identique au corps réel et, mieux, avec lui confondue, jouer avec l’effet de réel du corps filmé, voilà ce qui est en promesse dans l’utopie cinématographique » dans Jean-Louis Comolli, Op Cit., p. 599.
20 À ce propos je renvoie à JULLIER, Laurent, PEQUIGNOT, Julien Péquignot. L’effet-clip au cinéma. Kinephanos[en ligne], 2013, Vol. 4, No. 1, p. 64-80. Disponible sur : https://www.kinephanos.ca/2013/effet-clip/(Consulté le 14/03/2019).
21 AUGE, Marc. La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction. Paris : Seuil, 1997, p. 16.
22 BAUDRILLARD, Jean Baudrillard. L’Echange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976, p. 112.
AUGÉ, Marc. La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction. Paris : Seuil, 1997, 180 p.
BARTHES, Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Gallimard, 1980, 195 p.
BAUDRILLARD, Jean. L’échange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976, 351 p.
BRUZZI, Stella. New Documentary. 2ème éd. New York : Routledge, 2006, 275 p.
COMOLLI, Jean-Louis. Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire. Paris : Verdier, 2004, 761 p.
COMOLLI, Jean-Louis. Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique. Paris : Verdier, 2012, 600 p.
GUYNN, William. Un cinéma de non-fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie. Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001, 257 p.
JULLIER, Laurent., PÉQUIGNOT, Julien. L’effet-clip au cinéma. Kinephanos. 2013, Vol. 4, No. 1, p. 64-80. URL : https://www.kinephanos.ca/2013/effet-clip/
LIM, DENNIS. It’s Actual Life. No, It’s Drama. No, It’s Both. New York Times. URL : http://www.nytimes.com/2010/08/22/movies/22hybrid.html?_r=0
MONTANI, Pietro. L’immaginazione Intermediale. Perlustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile. Roma-Bari : Laterza, 2010, 97 p.
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VATTIMO, Gianni. La società trasparente. Milano : Garzanti, 1989, 121 p.
VOGLER, Christopher. The Writer’s Journey: Mythic Structure for Writers. 3ème éd. San Francisco : Michael Wiese Productions, 2007, 407 p.
Bridget Sheridan est docteure en arts plastiques, qualifiée aux fonctions de Maître de conférences et membre du laboratoire LLA CREATIS, à l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle s’intéresse à la marche comme pratique esthétique, mais aussi aux dispositifs mémoriels dans l’art contemporain.
Cet article prend comme objet d’étude le projet artistique de Mark White et de Lorna Brunstein, intitulé Forced Walks. L’œuvre s’appuie essentiellement sur le témoignage d’Esther Brunstein, une rescapée d’Auschwitz ayant également survécu aux marches de la mort. Il s’agit de questionner le dispositif de création qui mêle une pratique de la marche à l’enquête historiographique et à un usage artistique des réseaux de publication sur internet. Ce dispositif tisse des liens entre les archives traditionnels et les réseaux numériques tout en facilitant l’émergence de nouveaux contenus et en sensibilisant le public aux différentes formes d’archives.
Mots-clés : art en marche – archive – Bergen Belsen – installation – mémoire – Derrida – De Baecque – Brunstein – Didi-Huberman
Abstract
This paper deals with Mark White and Lorna Brunstein’s art project, Forced Walks, a piece of work which stems from Esther Brunstein’s testimony, an elderly lady having survived both Auschwitz and the death marches. The creation process shall be discussed, noting that it involves art walking, historiographical investigation and the use of digital networks. This process consists in intertwining the traditional use of the archives with more a contemporary use of the internet, facilitating the creation of new data whilst increasing awareness of different forms of archives.
Il s’en est fallu de peu pour les survivants des marches forcées, évacués des camps de la mort en Allemagne[2]. Nombreuses ont été les victimes laissées au bord de la route, assassinées lâchement par les Nazis. Si le souvenir des marches forcées a survécu, il s’en est fallu d’un cheveu, puisque ceux qui ont perpétué ce crime ont tenté de l’enfouir à jamais en bord de chemin. Et pourtant, malgré l’effort des Nazis d’ensevelir toute trace de ces marches monstrueuses, le passage pénible de ces femmes, fantômes d’elles-mêmes, a survécu à cette tentative d’obscurcissement, et leur misère a marqué de nombreux témoins ayant croisé la colonne de marcheuses formée par l’intolérable entreprise hitlérienne. Pour ce qui est des quelques traces que ces femmes se sont résolu à laisser, elles font partie intégrante de l’archive artistique dont nous allons discuter. À cet égard, grâce aux artistes Richard White et Lorna Brunstein ayant travaillé sur les marches forcées, cette archive survit et s’enrichit de témoignages, d’images, de documents et de reliques, chaque pièce ayant une valeur et un intérêt considérable. L’ensemble constitue une constellation en mouvement – une archive qui s’est formé grâce à la marche et qui se modifie au gré des expositions – qui, semble-t-il, fait écho aussi bien à la mémoire des marches forcées qu’aux migrations contemporaines.
Lors du projet Forced Walks, le couple de plasticiens White et Brunstein mène une enquête archivistique autour de la mémoire personnelle d’Esther Brunstein, survivante des camps de la mort et mère de l’artiste Lorna Brunstein. Il s’agit non seulement de rendre hommage à cette dame qui a lutté pour les droits de l’homme[3], mais aussi de réactiver la mémoire des marches forcées – une mémoire que les Nazis avaient tenté de taire et qui, lors de la période de l’après-guerre, était délibérément tombée dans l’oubli. Ayant pris comme pivot central de leur recherche artistique l’expérience d’Esther
Brunstein, White et Lorna Brunstein s’appuient tant sur les archives personnelles de cette dame que sur les archives collectives glanées sur le terrain, et les archives officielles enfermées dans des lieux dédiés à celles-ci. À partir de cette exploration des archives, la pratique créative de White et Lornstein consiste ainsi à développer des stratégies afin de sensibiliser le public aux contenus traditionnels des archives. Le travail artistique de White s’appuie d’ailleurs toujours sur les archives historiques d’un lieu ou d’une période en particulier – en l’occurrence, sur l’histoire nazie pour ce projet. Par ailleurs, le processus de cette œuvre facilite l’émergence de nouveaux contenus. Enfin, le dispositif mis en œuvre dans Forced Walks permet de faire le lien entre les archives traditionnels et les réseaux de mémoire numérique en ce que la visibilité de ce travail passe par l’utilisation d’un blog, d’outils internet et d’expositions traditionnelles en galerie reprenant une scénographie des archives, ces diverses formes de monstration étant étroitement imbriquées.
En premier lieu, il s’agira d’expliciter l’Histoire et l’enquête préliminaire qu’ils effectuent afin de démontrer le parallèle qu’établissent les deux artistes entre l’enquête historiographique et une forme d’itinérance au sein même des archives. En d’autres termes, écouter ou lire les témoignages de notre mémoire collective, serait-ce d’une certaine manière, marcher en compagnie des témoins, les accompagner par l’imaginaire ? Il conviendra ensuite d’éclaircir la manière dont les artistes ont conçu les deux marches artistiques et commémoratives du projet comme une forme d’enquête archivistique vivante. La première marche est effectuée dans le sud de l’Angleterre, en 2015, et la seconde, suivant le tracé originel de la marche forcée, est réalisée en Allemagne, en 2016. Enfin, il sera essentiel de porter un regard sur la forme finale de l’exposition qui ne met pas seulement en scène l’enquête puisque, de surcroît, le dispositif de monstration semble poursuivre la recherche de traces liées à la mémoire des marches forcées.
Marcher à la mort, marcher à la vie : voilà le titre qu’a choisi Antoine de Baecque pour l’un des chapitres de son ouvrage, Histoire de la marche[4]. Effectivement, il s’agit là d’un passage qui dévoile la fragilité de la vie lors des « marches forcées ». Comment garder l’espoir de survivre alors que la mort est si présente et que ses proches tombent à terre lors de cette marche funeste ? Lorsqu’il illustre la cruelle réalité de ces déplacements, Antoine de Baecque note que :
La marche peut également s’apparenter à une expérience extrême de la mort, la frôlant sans cesse en tentant de la conjurer. La plupart du temps, d’ailleurs, la mort est au bout du chemin, et seuls les survivants en témoignent. Ces « marches forcées » jalonnent les périodes les plus sombres de l’Histoire, des obligations de marcher se transformant en injonction à survivre, des marches malgré tout[5].
Dans ce passage, de Baecque fait référence aux « marches de la mort » imposées par les SS alors que les alliés se rapprochaient des camps de concentration. Alors que l’étau se resserrait sur eux, les Nazis ont décidé d’évacuer les camps dans des conditions extrêmes, orchestrant de longues marches épuisantes, « pour mettre à mort sans donner la mort[6] », dit-il. Sans surprise, l’horreur d’une telle idéologie ne peut qu’engendrer de tels événements horrifiques. Pleinement conscient de l’atrocité d’une telle manœuvre, de Baecque rappelle que survivre à ces marches forcées, c’est survivre à deux reprises à une mort – survivre aux camps, puis survivre à la marche.
Esther Brunstein, qui occupe la place centrale de ce recherche artistique, a fait la douloureuse expérience des marches de la mort. Tout d’abord, elle a réussi à survivre à Auschwitz où elle avait été déportée avec sa mère, décédée quant à elle au camp. En 1945, alors qu’elle est détenue au camp de travail Waldeslust, situé à Hambuhren-Ovelgonne, et qui signifie en français – et cela avec une déchirante ironie – « les joies de la forêt », les prisonniers entameront une marche exténuante vers le camp de concentration de Bergen Belsen. Alors qu’elle avait déjà apporté son témoignage pour enrichir les archives du Imperial War Museum de Londres, c’est un récit plus personnel, délivré à sa propre fille, qui devient l’élément instigateur de Forced Walks.
En revanche, pour Mark White, qui s’intéresse aussi bien aux histoires contestées qu’aux narrations à strates multiples – des narrations où différentes strates temporelles ou plusieurs énonciateurs se succèdent et/ou s’emboîtent -, il s’agit de créer un espace pour accueillir les cauchemars vécus par Esther Brunstein. Par conséquent, avec Lorna Brunstein, il souhaite trouver des stratégies créatives interrogeant les notions d’enquête et d’archive dans le but d’aller plus loin que les procédés et les dispositifs habituels et formels d’enquête et d’archivage. L’objectif est de révéler la mémoire des marches de la mort tout en travaillant sur l’empathie. Lors de l’ébauche du projet, le couple d’artistes s’accorde sur le fait que celui-ci comportera donc un caractère performatif, une dimension sociale engagée et qu’il sera collaboratif – d’autres personnes prenant part aux marches participatives et à l’enquête – dès que cela serait possible.
Malgré le fait que White et Brunstein projettent d’élargir l’enquête grâce à une recherche active de témoins et d’éléments en fouillant les archives historiques et en se rendant sur le terrain, la collecte des données d’archives, des reliques et des témoignages débute avec l’histoire personnelle d’Esther. Celle-ci fournit volontiers des documents d’archive personnelle au couple d’artistes. De surcroît, Esther suit le déroulement du projet avec le plus grand intérêt. C’est ainsi que l’œuvre subjective le processus d’archivage. En effet, les objets ou les photographies-reliques d’Esther qui forment sa memorabilia personnelle, déclenchent la réactivation du passage douloureux que fut la marche qu’elle a endurée en 1945. En ce sens, les archives personnelles prennent la forme d’éléments catalyseurs éveillant chaque impression, chaque sensation, et, en somme, la mémoire personnelle et intime. Cela équivaut à une déambulation sur les chemins de la mémoire individuelle qui s’effectue grâce aux lectures des documents, et au regard qu’elle porte sur les images et les objets. Pour le couple d’artistes, cette enquête ressemble déjà à une forme d’itinérance. Dès lors, White et Brunstein s’apprêtent, eux aussi, à emprunter les cheminements de la mémoire d’Esther Brunstein en découvrant, à ses côtés, les archives personnelles, cette exploration faisant écho au chemin suivi par tant d’autres survivants de la Shoah.
Cette approche artistique qui consiste à cheminer à travers et parmi les écrits et les témoignages ressemble étrangement à la démarche de l’historien qui progresse dans les archives lors de son enquête. En effet, Antoine de Baecque s’interroge sur le rapport entre la marche et l’historien qu’il est :
Qu’est-ce que penser la marche en historien, penser historien grâce à la marche ? La « démarche historiographique », de fait, possède un rapport avec la progression du marcheur, qui fait l’expérience sensible d’une remontée dans le passé par le chemin arpentant la nature ou par la rue sillonnant la ville, à travers les paysages, le tissu urbain et les traces d’autrefois qu’il traverse et qu’il croise[7].
Ces quelques lignes soulignent de manière limpide le parallèle qu’établit de Baecque entre la marche et l’enquête historique. Aussi, il semble imaginable d’enchérir la proposition de de Baecque et, dès lors, de définir l’historien comme un chercheur de l’itinérance dont l’enquête ressemble à une aventure durant laquelle il emprunte de multiples chemins, ceux-ci étant aussi bien des chemins réels, tracés à même le sol, que des chemins imagés se faufilant entre les pages et sur les lignes d’écriture des nombreux documents, sur et entre les lignes cartographiques, mais encore, sur les traits d’une variété de visages photographiés conservés dans les archives. Dans le cas de l’intention artistique de White et Brunstein, il est tout à fait possible d’établir un lien entre la démarche d’artiste-marcheur et celle d’artiste-enquêteur. Si les deux figures se confondent ici, c’est que chacun, que ce soit l’artiste-marcheur ou l’artiste-enquêteur, pratique une forme d’itinérance perceptible tant au niveau de l’enquête et que du déplacement.
L’enquête qu’ont poursuivie White et Brunstein au départ du projet a naturellement progressé vers une collecte plus large des informations concernant l’histoire des marches forcées puisqu’ils ont tissé des liens avec des professionnels du patrimoine et de l’Histoire issus de toute l’Europe. Ainsi, l’expansion de la constellation d’archives qu’ils ont constituée résulte d’une exploration plus large et plus approfondie autour de l’histoire d’Esther. Dès lors, la plasticité de la constellation des diverses recherches des artistes se distingue dans l’œuvre, celle-ci prenant forme au sein de l’espace de la marche et au niveau des réseaux de recherche et d’échange numériques.
Grâce à la collecte d’éléments cartographiques, les artistes espèrent établir un tracé qui puisse accueillir une marche artistique[8], à la fois commémorative et collaborative. L’enquête préliminaire a été élaborée sur fond d’anciennes cartes trouvées dans les archives et à partir d’un court texte, écrit et publié par une enseignante ayant fait référence au camp de travail de Bergen Belsen. Ces éléments ont permis aux artistes d’élaborer le tracé de la marche de 1945.
Dès lors, White et Brunstein sont enfin prêts à réaliser deux marches commémoratives de celle d’Esther : l’une qui est effectuée en Angleterre et l’autre en Allemagne.
Le tracé de la marche forcée est tout d’abord transposé sur le sol anglais, dans le Sud du pays, en 2015. Il s’agit de rapprocher cette marche de chez soi, selon White, tout en gardant l’orientation et l’échelle du tracé. Les artistes prennent la ville de Frome comme point de départ de la marche, cette dernière s’achevant dans un ancien cimetière juif à Bath. En outre, faudrait-il noter que la date d’arrivée coïncide avec le 70e anniversaire de la libération du camp de Belsen ? Cette première marche prend la forme d’une archive vivante nourrie tant par les choix de White et de Brunstein que par les traces historiques rendues visibles ou interprétées le long du chemin. Tout d’abord, chaque jour, le groupe de marcheurs fait l’expérience de plusieurs lectures de textes d’Esther, de récitals de poésies et de musiques choisis en relation à l’histoire des marches forcées. Si ces quelques actes performatifs font étrangement écho à l’histoire locale, c’est qu’ils créent en effet des points de rupture et des connexions avec celle-ci. En effet, White établit un rapport avec cette marche initiale et les premières images de réfugiés syriens, ce qui a pour effet de refléter de manière singulière le contexte actuel en Palestine, en Lybie ou en Syrie.
L’ensemble de ces actes, de ces performances et, de manière plus large, de la marche en elle-même, sont documentés par les artistes et les marcheurs qui les accompagnent que ce soit par des traces sonores, écrites ou bien virtuelles, via des partages sur les réseaux en ligne d’images de notre contemporanéité. Par ailleurs, il est possible de considérer cette forme comme archive ambulante puisqu’elle voyage au sein même de l’œuvre : à la fois sur le chemin emprunté par les marcheurs et dans les espaces d’exposition (la galerie et internet).
La seconde partie du projet, c’est-à-dire la seconde marche, est quant à elle réalisée en Allemagne, en 2016, pour le 71e anniversaire de la libération de Belsen. Lors de cette marche commémorative, les participants suivent le tracé hypothétique de la marche forcée. Ainsi, aucune transposition n’a lieu, contrairement à la première marche. Au cours de cet événement artistique, certains descendants de survivants ou de témoins suivent symboliquement les pas de quatre cents femmes juives ayant été contraintes à poursuivre leur route sous une pluie battante et glaciale. En somme, l’intention de White et de Brunstein est de retrouver des résonances avec la mémoire de la marche, tout en sachant que celles-ci seront impossibles à prévoir et qu’elles vont enrichir la mémoire fragile des marches de la mort tout en élargissant l’archive ambulante qu’est leur œuvre, Forced Walks.
Au départ, les marcheurs se donnent rendez-vous sur un parking qui avait servi de base pour les gardes SS – un lieu symbolique qui convoque dès lors une certaine imagerie à l’esprit. En outre, tout au long du chemin, on assiste à des quelques témoignages de personnes rencontrées au gré de la marche. Ces témoins inattendus racontent de manière spontanée leurs souvenirs liés aux marches forcées, ajoutant quelques bribes de mémoire à cette histoire en marche et habillant la constellation de nouvelles images mentales créées par le récit oral. Si, grâce à cette œuvre, la mémoire survit malgré tout, il faut garder à l’esprit que l’on a tenté d’enterrer celle-ci. Tout d’abord, les SS eux-mêmes avaient ordonné aux témoins de ces longues colonnes de personnes affamées et épuisées de garder le silence. Par la suite, ce fut au tour de la génération de l’après-guerre de taire délibérément cette mémoire bien trop douloureuse. Cependant, la mémoire a survécu malgré tout. Antoine de Baecque cite ces faits avec justesse :
De ces deux morts de marche, celle de ne plus pouvoir avancer et celle d’en agoniser, naît pourtant la vie, la survie. Car c’est dans le fait même de pouvoir encore malgré tout que repose le « petit espoir de vie, si minime soit-il ». La dernière volonté de vie consiste à faire un pas, un demi-pas, le dernier peut-être, sans doute, mais qui n’est de fait que l’avant-dernier, lui-même suivi d’un nouveau pas, encore et encore […][9].
En effet, la marche est survie : un pas et puis le pas suivant font que la survie est possible. Il en va de même avec la mémoire : un souvenir devient une parole, celle-ci forme un témoignage, ce dernier s’ajoute à d’autres souvenirs, d’autres paroles, puis d’autres témoignages. C’est ainsi que se forme une constellation de récits, celle-ci devenant une véritable archive en mouvement. Grâce à ce besoin ou à ce désir de transmettre survit la mémoire. Selon Derrida, ce phénomène a un nom : il s’agit de la pulsion d’archive :
Ce mouvement irrésistible pour non seulement garder les traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter […] La pulsion d’archive, c’est une pulsion irrésistible pour interpréter les traces, pour leur donner du sens et pour préférer une trace à une autre[10].
Esther Brunstein, hantée chaque jour par le souvenir précis de son déplacement vers Belsen, savait pertinemment que cette mémoire-là devait être transmise. Dès lors, la nécessité d’en parler, de témoigner, allait de pair avec le sens de l’histoire. En de tels cas, le désir de transmettre qui habite chaque être se transforme en devoir.
Si la recherche de White et Brunstein relève d’une enquête engagée, c’est que les témoignages qu’ils ont récoltés le long du chemin et tout au long du projet révèlent l’atrocité de cette épisode et participent à la transmission de la mémoire. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que le dispositif artistique choisi pour ce travail permet d’accompagner un processus vital, celui de la transmission du souvenir qui donne lieu ici à une forme d’accueil d’événements douloureux. « La mise en mots en une mise en sens[11] », souligne David Le Breton. Selon l’anthropologue, tout processus de deuil nécessite un accompagnement qui consiste à accueillir la peine de la personne endeuillée et « à cheminer avec elle dans sa mémoire personnelle[12]. »
En temps réel, des témoignages et des images choisis par les artistes alimentent les réseaux numériques ajoutant de nouvelles strates à l’histoire de la marche forcée entre les camps de Waldeslust et de Bergen-Belsen. C’est ainsi qu’ils constituent leur archive ambulante, en tant qu’enquêteurs, traversant physiquement les traces invisibles des marches forcées. De ce fait, la visibilité du projet passe autant par le net que par l’installation de l’œuvre en lieu d’exposition. Il est alors évident que les réseaux en ligne et le blog donnent accès de manière claire au déroulement du processus – un dispositif numérique et interactif permettant de nourrir l’archive de Forced Walks à travers la collecte de divers témoignages ou documents sur le terrain. Il s’ensuit un véritable va-et-vient entre l’espace réel et virtuel, ce qui donne une certaine profondeur à l’œuvre en ce qu’il est possible de creuser certaines pistes grâce aux hyperliens, aux banques de données, etc. D’une certaine manière, la mise-en-forme adoptée par les deux plasticiens ressemble à la mémoire avec ses multiples strates et connexions.
La dynamique du projet qui prend différentes directions sur Flickr, sur viewranger[13] (un site de carte interactive) et sur le blog[14], entre autres, ainsi que l’adjonction de données sur ces réseaux alimente les expositions qui ont lieu à la suite de chaque marche commémorative puisque que chaque exposition fait référence aux sites internet et vice versa. Par ailleurs, ce dispositif prolonge encore la visibilité de l’exposition tout en apportant une nouvelle matière issue du renouvellement de commentaires et d’images. En ce qui concerne les deux expositions, intitulées Honouring Esther, la première exposition, qui a lieu en 2015 à la galerie 44AD à Bath, met en scène la marche transposée au Royaume-Uni. Une première salle est dédiée à la collecte réalisée durant la marche, les artistes ayant rassemblé ici les notes de terrain, des prises de vue et les carnets de marche des participants, tandis qu’une autre salle s’éloignant du dispositif muséal propose une installation plus immersive à partir d’un travail sonore, de vidéos et d’une installation d’objets. Ici, dans une salle plongée dans l’obscurité, des veilleuses et des bougies relèvent du dispositif mémoriel, rappelant les offrandes placées dans certains lieux de mémoire. Ainsi, le spectateur est invité à commémorer en présence de certains objets-reliques faisant directement référence à Esther Brunstein, telles qu’une valise, une orchidée symbolisant la ferme aux orchidées implantée au camp de travail de Waldeslust ainsi que des photographies appartenant à Esther.
D’une part, dans la première salle, les carnets de marche où figurent des notes et des impressions rédigées en chemin par les participants, les vidéos filmées lors du trajet, ainsi que le montage sonore fait à partir des chants d’oiseaux, de bruits de pas et de sons environnants répondent de manière déroutante aux archives personnelles et collectives. D’autre part, l’ambiance sonore de l’exposition est interrompue une fois par heure pour laisser place au Shofar, cet instrument à vent que l’on utilise dans la tradition israélite – cette intermission créant un espace-temps autre, une interstice au sein même de la mise en scène de Honouring Esther. De cette manière, White et Brunstein ajoutent une dimension supplémentaire au dispositif labyrinthique où les cheminements de chacun, sur le net, pendant la marche ou dans l’espace d’exposition font écho au processus mémoriel lui-même.
En 2017, lors de la seconde exposition, dans la même galerie, et cette fois suite à la marche effectuée en Allemagne, le couple d’artistes repense leur dispositif en le rendant encore plus complexe, le nombre de documents et d’objets exposés étant plus important. Encore une fois, l’archive personnelle d’Esther Brunstein trouve sa place puisque sa valise est identifiable. Cette dernière est entrouverte, exposant de nombreux portraits noir et blancs. Répétée des dizaines de fois sur un long voile blanc rappelant un linceul, le leitmotiv d’Esther, By the skin of my teeth, est visible sous forme de manuscriture : il s’agit d’une phrase ressassant son désir de survie, et dont la plasticité – une écriture à l’encre noire qui reflète une rapidité du geste et une répétition de la même ligne d’écriture sur toute la longueur du tissu – traduit son acharnement à résister par la marche. Celle-ci est suspendue dans l’espace comme une pièce centrale de l’archive ambulante.
Ailleurs, des bocaux de terre, récoltés à chaque station significative de la marche font écho à la voix d’Esther, c’est-à-dire à la réitération de son leitmotiv. Des étiquettes apposées aux échantillons de terre rejoignent plastiquement les prélèvements scientifiques, comme si White et Brunstein tentaient d’investir la mémoire contenue dans ces échantillons ramassés en bord de chemin. Faudrait-il rappeler que la poétique de la terre est essentielle dans la mise en scène choisie, la terre symbolisant et contenant la mémoire ? Il suffit d’écouter un passage de Georges Didi-Huberman :
Les sols nous parlent, précisément dans la mesure où ils survivent, et ils survivent dans la mesure où on les tient pour neutres, insignifiants, sans conséquences. Mais c’est justement pour cela qu’ils méritent notre attention. Ils sont eux-mêmes comme l’écorce de l’histoire[15].
Ajoutons que cette conception de la terre, comme porteuse de mémoire, a été reprise par de nombreux artistes. La série photographique de Valère Coste, Les agents orange, mais encore la série Surfaces de Liza Nguyen reprennent un dispositif scientifique semblable à celui mis en place dans l’œuvre Forced Walks. Chez Coste et Nguyen, la terre contient réellement des traces de la guerre que ce soit les produits chimiques utilisés ou les nombreux ossements, les débris et les restes en décomposition. Ces mises en scène proches de dispositifs scientifiques sont proposés dans le but de rappeler que la terre restera contaminée par l’atrocité de l’Histoire.
White et Brunstein ont endossé un rôle d’enquêteur ou de chercheur puisque ces échantillons de terre ont été prélevés le long du chemin en Allemagne. En outre, des photographies publiées sur les réseaux internet du projet participent à la mise en scène de la terre dans Forced Walks. Par conséquent, l’agencement des bocaux de terre et les photographies de la collecte prennent une part active dans le dispositif d’enquête et dans la mise en scène de l’archive du couple d’artistes.
En somme, c’est la dimension interactive qui témoigne d’une réactualisation de l’Histoire et de la volonté d’éveiller la sensibilité du public en l’invitant à participer à la marche artistique et commémorative et à déambuler dans l’espace virtuel mis en ligne et/ou dans la galerie où le visiteur interagit dès lors avec les éléments du dispositif (tels que la vidéo-projection, les carnets de marche, etc.). La prolifération des méthodes de recherche mises en place dans ce dispositif complexe démontre l’investissement artistique intense de ces deux plasticiens autour de cette épisode historique.
L’exposition cristallise, de fait, la rencontre entre le virtuel et le réel dont parle White lorsqu’il fait référence à ce travail. L’espace des archives rencontre à la fois celui de la marche commémorative et celui du net, la galerie étant un point de convergence et un lien entre ces différents moments de mémoire et de commémoration des marches forcées.
Parce qu’il est riche en éléments aussi bien historiques que poétiques, cette œuvre mérite que l’on s’y attarde. La démarche d’enquête de ces deux artistes s’inscrit à la fois dans le domaine de la recherche historiographique et dans celui du sensible, et le public est invité à (re)découvrir cette mémoire – et à réfléchir à notre époque contemporaine, la mémoire faisant écho à l’actualité des questions migratoires.
[1] « Je m’en suis sortie d’un cheveu ». Leitmotiv d’Esther Brunstein utilisé dans l’exposition Honouring Esther à la Galerie 44AD, Bath, Royaume-Uni. (2015, 2016).
[2] Les marches de la mort ont eu lieu, pour la plupart, entre 1944 et 1945, en Allemagne et en Autriche, lorsque les forces alliés se rapprochaient des camps de concentration. Afin de poursuivre leur entreprise d’extermination et de concentration, les prisonniers ont été transférés d’un camp à un autre. Affaiblis par les maladies et le manque d’alimentation, il existait un risque élevé de mourir en chemin.
[3] Esther Brunstein s’est investi dans le combat pour les droits de l’homme en intervenant lors de nombreuses manifestations anti-racistes. Par ailleurs, en 1998, à New York, elle a fait une communication pour l’O.N.U lors de la 50ème commémoration de la déclaration universelle des droits de l’homme.
[4] DE BAECQUE, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Ed. Perrin, France Culture, 2016.
[8] La marche fait partie intégrante du projet artistique de White et Brunstein. À la manière de Serge Pey qui, en 2014, a réalisé une poésie d’action, La boîte aux lettres du cimetière, rendant hommage à Antonio Machado à travers une série de lectures, d’actions, et cela en réalisant une marche participative de Toulouse à Collioure, White et Brunstein intègrent, eux aussi, une dimension artistique à la marche en lui conférant une dimension esthétique et poétique à travers une performance participative ayant une forme protocolaire et rythmée.
Doctorant en langue et littérature françaises au sein du laboratoire LLACREATIS de l’école doctorale ALLPHA, Mohamed-Amine Saidani mène une recherche pluridisciplinaire sur le roman noir français contemporain en se référant à la sociologie, à l’histoire et à la politique françaises qui donnent à ce genre de littérature ses couleurs sombres et hyperréalistes.
Un récit d’enquête n’est pas systématiquement un roman policier, nonobstant, un roman policier est obligatoirement le récit d’une enquête. Dans ce genre de roman, l’infraction de l’ordre, quelle qu’en soit la nature, n’est qu’un prétexte pour la mise en place d’un cadre procédural où le chercheur de la vérité s’embarque dans une aventure qui vise à résoudre le crime et à dissiper le mystère qui s’y rapporte. L’enquête policière incarne à son tour, dans des sous genres plus récents du roman policier comme le roman noir américain ou le polar français, une signification politique et philosophique de la société mise en scène.
Persuadé que c’est à lui seul qu’incombe la responsabilité de découvrir et de construire la réalité de son univers, l’homo sapiens est l’éternel enquêteur du sens de l’existence et de sa propre essence. Du mystère de l’incommensurable cosmos, à la multitude des univers connus et d’autres possiblement parallèles, l’enquête l’appelle à son inéluctable destin : l’errance perpétuelle à la recherche de La Vérité.
Une mission atemporelle où l’insatiable ego de l’être humain, n’admettant pas ses limites, continue de le hanter avec le mystère du secret, des choses cachées, des phénomènes étranges et de tout ce qui a trait à l’énigme et présente un défi pour ses facultés cognitives. Oracle, prescience ou prévoyance ont été les premiers secours auxquels nos ancêtres faisaient appel, désarmés qu’ils étaient face à la réalité. Naturellement sceptique et désireux d’être le maître de son propre destin, l’homme ne compte plus seulement sur le soutien de l’au-delà et prend tôt les choses en main. Conscient que la vérité est bien plus complexe pour être exposée, l’homme s’adonne à l’enquête pour pénétrer la réalité des choses. Il invente ainsi ses méthodes, multiplie ses moyens et expérimente le terrain pour apprendre à tout soumettre à la raison.
L’enquête est un doute méthodique ou, selon le Trésor de la Langue Française, une « recherche systématique de la vérité par l’interrogation de témoins et la réunion d’éléments d’information1 ».L’ensemble des définitions et approches qui la prennent en compte s’attardent globalement sur la systématicité de la démarche entreprise pour la résolution d’un problème, quelle qu’en soit la nature. Sa consubstantialité aux différents domaines du savoir avait de quoi solliciter l’attention des esprits éclairés qui se sont penchés à travers le temps à sa codification et à sa classification.
À la croisée des sciences humaines, sociales et exactes, l’enquête se dresse donc comme un phénomène transversal, de plus en plus sollicitée dans nos quotidiens – sous ses différentes formes de questionnaires, sondages, prospections, etc.- et normalisée par la voie d’une médiatisation massive qui donne lieu, depuis le XIXe siècle, à ce que l’historien Dominique Kalifa appelle la « culture de l’enquête2 ».
Les germes de cette culture viennent en réalité, toujours selon le même historien qui se réfère à Michel Foucault (« La vérité et les formes juridiques », 1974) dans sa contextualisation de ce phénomène, de la Grèce ancienne. Récits antiques et mythologie déploient ainsi l’imaginaire de l’enquête pour monter les premiers scénarios qui exploitent le potentiel narratif de ce mécanisme intellectuel. L’histoire d’Œdipe n’en est qu’un des multiples exemples populaires qui célèbrent l’heureuse complicité entre l’aspect ludique et réfléchi de ce processus mental. Kalifa enchaîne ensuite sur l’évolution de la pratique de l’enquête en ces mots : « La démarche d’Œdipe, fondée sur la construction de la vérité par fragments susceptibles de s’ajuster pour retracer une histoire […], marquait une première étape, majeure en ce qu’elle déplaçait l’énonciation de la vérité d’un discours prophétique à un récit rétrospectif. Les pratiques administratives de l’État carolingien et surtout celles, secrètes et écrites, de l’inquisitio pontificale constituèrent au Moyen Âge une seconde et décisive étape d’où allaient surgir non seulement les procédures modernes de l’investigation judiciaire, progressivement sécularisées par les États monarchistes et rationalisées par les philosophies des Lumières, mais aussi les savoirs empiriques et les sciences de la nature, dont la logique inquisitoriale constitue une évidente matrice3 ». L’enquête, ses instances, ses méthodes, ses discours et ses objectifs se sont donc ajustés, à travers l’histoire humaine, à l’esprit et aux connaissances de leurs époques, marquant ainsi l’intérêt et la souplesse (capacité d’adaptation) de cette pratique.
De la mythologie antique à la littérature moderne, l’enquête conserve une place de choix dans le domaine de la fiction. Les belles-lettres, conciliant le rêve et la raison, se sont vues même accorder les attributs de l’enquête. Elles tentent ainsi d’exhiber la réalité telle qu’elle est (le réalisme), de recourir aux différents savoirs de l’époque pour la déchiffrer et l’objectiver (le naturalisme), de montrer son ambigüité et parfois son insignifiance (l’absurde), ou même de la problématiser pour en saisir la logique et la finalité (l’existentialisme)… Portée à son comble dans la littérature naturaliste, l’enquête devient fond et forme, matière et moyen en même temps. L’écrivain se rend d’ores et déjà sur les lieux de la fiction pour inspecter le terrain et examiner de plus près ses futurs personnages. Et à Zola, l’auteur-enquêteur, de préciser : « le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme4 ».
Particulièrement convoitée dans l’univers romanesque – et surtout celui de la littérature policière qui lui donne ses lettres de noblesse et s’y réfère comme sa pierre angulaire –, l’enquête structure ce genre de récit et lui confère le ton et le tempo. L’intrigue policière est en effet une mise en scène d’une enquête criminelle. L’élément déclencheur, le crime, étant restreint dans le temps et dans l’espace, cède à la mise en place d’un cadre procédural, plus développé, qui vise à déterminer ses circonstances et ses auteurs. L’élément perturbateur, la tension, les rebondissements, le dénouement se définissent tous par rapport à ce processus.
Voyant officiellement le jour sous la plume d’Edgar Allan Poe avec son Assassinat dans la rue Morgueparu en 1841, ce genre de littérature ne cesse de s’adapter au goût du jour en ajustant le fond et la forme de sa structure sur les dernières méthodes employées dans les enquêtes policières, journalistiques et sociologiques. Se laissant porter par les courants des découvertes scientifiques, médicales et psychologiques, l’enquête policière embrasse, à travers l’histoire du genre, des formes et des méthodes plus acclimatées à son époque.
Ainsi, on passe de l’enquête archéologique qui marie observation, examen des traces et déduction, à l’exemple de celle de l’excentrique Chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe dans Double assassinat dans la rue morgue (1841), aux premiers exploits de la police judiciaire avec l’inspecteur Lecoq dans L’Affaire Lerouge (1866) d’Émile Gaboriau, puis aux énigmes résolues grâce aux « cellules grises » d’Hercule Poirot qui fait sa première apparition dans La Mystérieuse Affaire de Styles (1920) de la reine du crime, Agatha Christie, pour en arriver aux interventions musclées du détective privé américain à l’instar du Continental Op dans La Moisson rouge (1929) de Dashiell Hammett.
La mise en scène de l’enquête dans le roman policier diffère à son tour d’un sous-genre à un autre : le cadre d’investigation dans le roman à énigme classique5du XIXesiècle, par exemple, n’est pas celui du roman noir6paru aux États-Unis dans les années 1920. Quoique toujours soumise à la raison, l’enquête dans ce dernier genre se soustrait aux règles de la bienséance du roman policier classique. Né dans la crise, le hard-boiled, selon la désignation anglaise, prend ses distances avec les anciens codes et clichés des histoires de détection. Produit de la prohibition et de ses ravages sur l’organisme sociopolitique aux États-Unis, ce genre recrute des enquêteurs privés d’ores et déjà baptisés, pour des raisons évidentes, « durs-à-cuirs ». Ne faisant pas dans la dentelle comme ses prédécesseurs, ce type de détective privé serait même, pour Boileau-Narcejac, « une réplique de l’assassin, une sorte de criminel à l’envers7 ».
Toujours prêt à soutenir la parole par l’action et à répondre à la violence par le même principe, le chasseur dans le roman noir ressemble plus que jamais à son gibier. « Il ne lui est donc plus possible de s’enfermer dans un bureau pour y examiner à loisir des indices ambigus. Il doit aller sur le terrain, payer de sa personne, recevoir des coups et en donner. Le voilà à la limite de la légalité, en butte aux tracasseries de la police officielle, toujours prête à lui faire sauter sa licence. Qu’on ne lui demande pas d’être aimable, courtois, souriant. Il est bien obligé d’être rugueux, hargneux, agressif8 ».
Le roman noir débarrasse l’enquêteur de ses habits d’exorciste. La mission qui lui est confiée ne consiste plus à délivrer le corps social des maux qui l’habitent, ou à permettre à l’ordre de se rétablir, mais bien plutôt à divulguer le dysfonctionnement de la machine sociopolitique et à dénoncer ceux qui en sont responsables. L’enquête du roman noir n’est donc pas la version laïque de la loi du talion et le détective dans ce genre de roman n’a le plus souvent rien de la gloire et du prestige des anciens chevaliers de la Justice. Toujours insatisfait et anxieux, le nouveau détenteur de la parole rationnelle dans la fiction noire s’approche plus de l’image du fils du peuple. Aliéné, épuisé, ruiné, transgressif, parfois traumatisé et souvent marginal, il n’est plus le héros doué des vertus de la pensée positiviste. Observateur désabusé de la société, il fait preuve de cynisme et de pessimisme.
À Personville – une petite ville minière également nommée par ses habitants Poisonville en raison de la fréquence du crime et de ses ravages sur le tissu social − où se tient l’intrigue de La Moisson rouge, le détective privé de Dashiell Hammett, le Continental Op, s’engage dans une enquête qui dévoile l’enchevêtrement des intérêts de la police locale et des gangsters. Une enquête qui, au lieu de résoudre le conflit que l’assassinat d’un journaliste local, Donald Willson, avait attisé, nourrit la tension entre les quatre gangs qui terrorisent la ville et les incite à se massacrer. L’enquête, devenant ainsi conquête, vire à une opération de « nettoyage » d’une ville gangrenée par le crime organisé et la corruption de tous ceux qui détiennent le pouvoir. En « conspirationniste », le détective hammettien fait preuve, tout au long de sa descente aux enfers, d’un pragmatisme inouï.
L’ordre intellectuel de la mission dans ce genre de fiction se heurte à une violence qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis la fin de « la Der des Ders ». Gangrenée par la déliquescence et la corruption, la société moderne, à l’image de celle des États-Unis, fait donc appel aux services de ce nouveau type de détective privé dont les méthodes et les combines peu orthodoxes ne reconnaissent comme préceptes que ceux du machiavélisme. L’enquête retire ici les gants des bonnes manières et sent désormais l’odeur du cigare, du whisky et du sexe, trois éléments qui font du bad boyaméricain ce qu’il est, le séducteur viril et l’aventureux téméraire. De nombreux risques et dangers se dressent alors sur le chemin périlleux de la recherche de la vérité et l’enquête demeure tout aussi menaçante que le crime perpétré.
Hanté par l’apparition du détective dans sa vie, le criminel s’emploie à lui rendre impraticable le terrain de l’enquête. Il commence alors à multiplier les fausses pistes, à falsifier les indices ou à les effacer, et si cela s’avère insuffisant pour entraver l’enquête, c’est sur la personne de l’enquêteur lui-même que les coups seront dorénavant portés. L’enquête met donc deux vies en jeu : celles du criminel et de son détracteur.
Cependant, aux États-Unis, le criminel n’est plus l’électron libre poussé par le courant des mauvaises circonstances en dehors du cercle de l’obéissance et de la régularité. La criminalité est en effet l’un des fléaux qui dévaste l’ensemble de la société moderne et rares sont ceux qui en sortent indemnes. De ses manifestations qui défrayent quotidiennement la chronique, depuis la corruption, le harcèlement, la violence verbale et physique, jusqu’à ses formes extrêmes de meurtres et de viol, la criminalité n’est plus une anomalie dans la société du fait divers mais bien un phénomène de masse.
La chasse à l’homme dans ce genre de roman n’est plus un objectif en soi comme c’est le cas dans le roman policier classique où l’enquête n’est qu’une recherche procédurale qui repose sur un jeu de questions-réponses permettant de dévoiler une réalité latente ou de consolider simplement une hypothèse de départ. Bien plus qu’une simple méthode de recherche d’information sur la victime et son bourreau, où prime l’accumulation des indices et des preuves incriminantes de ce dernier, l’enquête dans le roman noir est un état des lieux sociopolitique.
Afin d’élucider l’énigme et le mystère qui s’y rapporte dans la fiction policière en général, la question sur l’identité du coupable s’accompagne d’autres interrogations qui concernent le temps, l’espace, les moyens du crime, le mode opératoire et les mobiles. À cela s’ajoutent, dans le roman noir, des questions plus focalisées sur les conditions sociopolitiques qui avaient poussé le criminel à l’infraction de l’ordre. Mais en multipliant les hypothèses et les présomptions, ce n’est pas tant la maîtrise de la réalité qui compte dans le roman noir que sa problématisation. Ce qui distingue ce genre de roman du policier classique, c’est que l’enquête n’est plus une exposition, dans l’acception spectaculaire du terme, des capacités mentales d’un homme hors du commun. Ce qui fait la particularité de l’enquête dans le noir, c’est qu’elle débarrasse la réalité de son absolutisme, de ses évidences et de ses préétablis.
Dans la société moderne, l’enquête ne se focalise pas seulement sur le crime en tant que phénomène apparent, mais fouille dans les profondeurs de la scène pour y trouver les origines du désordre. Les questions posées se multiplient et se diversifient, touchant ainsi des éléments qui peuvent sembler au premier regard sans rapport direct avec le délit mais qui lui sont en réalité essentiels, notamment pour sa contextualisation. L’élargissement du cercle des suspects est également une caractéristique de la nouvelle enquête qui ne débouche pas sur une conclusion manichéenne dressant deux camps nettement opposés de bourreaux et de victimes. Moins dualiste, l’enquête dans le roman noir conclut sur une responsabilité collective où tout le monde se trouve, de près ou de loin, impliqué dans la dégénérescence collective.
Cette suspicion généralisée trouve ses origines dans l’un des aspects psychologiques marquants des deux derniers siècles : « Le développement du roman policier, comme le fait remarquer Luc Boltanski, est concomitant avec une innovation importante qui intervient […] dans le domaine de la psychiatrie. Il s’agit de l’invention et de la description, en 1899 par le psychiatre allemand Emil Kraeplin, d’une nouvelle maladie mentale appelée paranoïa. Or, d’après Kraepelin, l’une des caractéristiques morbides que présentent les sujets atteints par cette maladie est précisément de prolonger, dans les circonstances ordinaires de la vie, l’enquête au-delà du raisonnable, comme si les contours et la teneur de la réalité présentaient toujours, à leurs yeux, un caractère problématique. L’enquêteur des romans policiers agit donc comme un paranoïaque, à cette différence qu’il est sain d’esprit9 ».
L’angoisse du crime et le désordre, pour ne pas dire le chaos, qu’il sème non seulement dans la vie des proches de la victime mais aussi de l’enquêteur, attisent la susceptibilité de ce dernier et sa défiance, l’incitent à se méfier des apparences dans un monde où le simulacre et les conspirations sont monnaies courantes. Pour l’enquêteur, comme pour le lecteur, le doute qui plane au début sur la plupart des personnages demeure, dans ce genre d’intrigue qui repose sur la pratique du scepticisme, une condition sine qua nonpour la bonne résolution de l’énigme. Cependant, à la différence du paranoïaque, c’est un doute cartésien, méthodique, qui caractérise la recherche de l’enquêteur. Butant toujours contre peu ou trop d’indices, celui-ci ressemble malgré tout au paranoïaque dans son adoption d’une logique hypothétique. Dans l’absence de la preuve et de l’évidence, c’est le « si » de l’hypothèse qui lui révèle les premières lueurs de la vérité.
C’est aussi bien la dialectisation du rapport de la vérité à la réalité qu’instaure ce genre d’enquête. Une enquête qui naît des cendres de l’incertitude, de « l’ère du soupçon » pour emprunter la fameuse expression à Nathalie Sarraute ou encore du « malaise de la civilisation » pour parler comme Freud. Le roman noir ne surgit-il pas d’ailleurs suite à la crise du roman policier classique, jugé trop confiné dans une forme épuisée par les clichés et les stéréotypes ? Bien plus qu’un moyen d’investigation, le soupçon dans la fiction noire est un contexte sociohistorique et littéraire. À bien des égards, cette littérature de la crise sociopolitique représente une remise en question non seulement du positivisme du policier classique mais aussi et surtout de la façon d’être de l’homme et de la société moderne. Précurseur pour certains critiques du roman existentialiste et du roman de l’absurde10, le roman noir, à l’image du Faucon maltais (1930) de Dashiell Hammett, développe des pensées pessimistes, mais pas défaitistes, sur l’avenir de la société capitaliste, criminogène et corruptrice par définition. La mort de Dieu, la fin des spiritualités et l’invasion de la relativité à l’aube du XXe siècle mettent donc un terme à l’enquête positiviste et naturaliste de l’ère précédente.
L’enquête du roman noir n’est plus là pour taper sur le dos du lecteur jusqu’à ce qu’il ferme les yeux, rassuré par la stabilité du monde et le retour cyclique de l’histoire qui signifie, in extenso, la remise en ordre de tout ce qui avait provisoirement l’air d’être en désordre. Ce genred’enquête annonce la transition du jeu, propre à l’enquête classique, à l’enjeu qui définit la nouvelle identité de l’enquête moderne. Si, dans le roman policier classique, l’enquête a le plus souvent tendance à être conservatrice, voire réactionnaire, puisque la raison d’État parvient au bout de l’histoire à triompher sans conteste11, elle demeure, dans la fiction noire, plus ouverte, structuralement aussi bien que thématiquement, aux scénarios les plus intrigants.
Les techniques investigatrices et les modes opératoires du private eye débordent les contours de l’ancien champ d’action institutionnel, s’affranchissent des restrictions de la loi et de l’écrasante tutelle étatique avec ses mots d’ordres, débarrassant ainsi l’enquête d’un uniforme préfabriqué et usé. Plus libre, voire occasionnellement anarchique, l’enquête du roman noir précipite le lecteur dans les eaux troubles des milieux du pouvoir où se trouvent les nouveaux damnés de la Cité.
Dans cette fiction, les criminels quittent l’ombre des bas-fonds de la société pour les lumières d’une vie plus exposée et plus ouverte sur ses règles du jeu : ils font désormais partie de sa vie politique12. Policiers fripouilles, avocats malhonnêtes et politiciens corrompus se consacrent à la défense des intérêts du nouveau royaume de la criminalité dans un État plus soumis à la peur qu’à la loi.
D’entrée de jeu, l’enquête s’attaque à la zone du drame13 qui s’élargit au fur et à mesure que l’affaire progresse. Le drame, qui se rapporte classiquement au spectacle sinistre du corps cadavérique évoquant la souffrance de la victime et les tourments de ses proches, perd de sa charge émotionnelle. Dans un genre qui cultive l’écriture comportementaliste ou béhavioriste selon les désignations, le détachement de la narration et l’économie stylistique font de ce genre d’incident l’occasion d’une description le plus souvent clinique. La primauté du technique sur l’esthétique14 dans cette littérature nous renvoie à ses soucis sociopolitiques. Ce qui compte dans l’enquête, c’est sa capacité à introduire la réalité telle qu’elle est, sans fioritures.
L’enchevêtrement du pouvoir et du crime fera ensuite l’intérêt de l’enquête dans un nouveau genre encore plus politisé qui verra le jour sur le territoire français, secoué par le séisme de mai 1968. Le polar15 politise l’enquête et en fait le lieu d’un investissement herméneutique. Dans cette littérature, le mal préexiste au moment du crime. Le délit perpétré n’est pas donc plus responsable de la déchéance sociopolitique que des facteurs externes dévoilés par l’enquête. Le cheminement de l’investigation révèle ensuite que derrière le crime initial se dissimulent d’autres violations plus graves parce qu’elles touchent souvent à des questions d’ordre public et sont commises par ceux qui se réclament défenseurs de cet ordre.
L’enquête du polar est encore plus sceptique que sa version classique positiviste. Elle tend certes à élucider le crime mais certaines questions demeurent irrésolues et la réalité qu’elle dévoile est à interpréter et non pas à applaudir. Fortement référentielle, l’enquête laisse le lecteur sur sa soif de découverte pour l’inciter à continuer sa recherche sur ce qui a été délibérément passé sous silence.
Figure de proue du néopolar français, Didier Daeninckx revisite avec son deuxième titre ‒ Meurtres pour mémoire ‒, les méandresde l’histoire française contemporaine pour en restituer les pièces manquantes. Publié à la Série noire en 1983, ce roman interroge le non-dit de l’histoire, s’emploie à combler les trous de la mémoire collective pour exposer au grand jour un crime ayant l’oubli et l’indifférence pour complices.
Menée par l’inspecteur Cadin, l’enquête ressuscite le drame du 17 octobre 1961, celui où les lumières de la capitale française ont été éclipsées par la brutalité des forces de l’ordre contre des milliers de manifestants algériens. Conduit par le Front de Libération nationale, le défilé contestant pacifiquement le couvre-feu décrété contre leur communauté se fracassa, sur les ordres du préfet de la police parisienne durant cette période, Maurice Papon, contre une répression meurtrière dont les victimes sont encore aujourd’hui réduites à des chiffres aléatoires. Sans compter les blessés, certaines enquêtes estiment les exécutés entre 150 et 200 personnes.
Certes, l’enquête de Meurtres pour mémoirene résout pas l’énigme des disparus, mais en revenant sur les lieux du crime, elle représente une conciliation symbolique pour leurs proches. L’investigation de l’inspecteur Cadin permet in finede pointer du doigt les bourreaux et de contester le silence assourdissant des politiciens, la démission de l’intelligentsia française de cette période et le dysfonctionnement de la machine médiatique.
À l’instar de Daeninckx, Dominique Manotti, historienne de formation et ancienne syndicaliste, met les atouts de ses expériences militantes et professionnelles au profit de son aventure littéraire. Enquêter avant d’écrire demeure, pour Manotti, une tâche indissociable de la création de son œuvre. Ses trames qui renvoient à des évènements réels sont tissées à partir de recherches méthodiques et de collectes d’informations sur le sujet traité. L’écrivaine, en enquêtrice, se déplace sur le terrain, fouille les archives et les journaux de la période concernée et n’écrit qu’à partir d’un plan détaillé.
Son premier exercice romanesque,Sombre Sentier, n’est autre qu’une projection fictive des éléments constitutifs de sa lutte syndicale des années 1980 dans le Sentier parisien de la confection. Quinze ans plus tard, l’histoire de la régularisation d’un bon nombre de travailleurs turcs clandestins prend, sous sa plume, la forme d’un polar où l’enquête policière détermine le tempo et fixe le décor noir de cette quête socioprofessionnelle.
En représentant un support narratif qui concorde avec la nature de ce mouvement social émaillé de part et d’autre de conflits, de tensions, mais aussi de solidarité et de sacrifices, l’enquête qui vise une filière de drogue dans le Sentier parisien emprunte tour à tour à l’ethnographie, la sociologie, la géopolitique et l’Histoire. Manotti braque ainsi ses projecteurs sur la communauté turque de cette période en France. En suivant le parcours de Soleiman Keyder, un jeune syndicaliste homosexuel en dilemme intérieur, la romancière, tout en explorant la vie de la clandestinité, dresse une sorte de portrait-robot psychosocial et culturel de cette communauté. Le tempérament emporté et la mentalité masculine du turc expatrié dans un pays culturellement différent du sien, les traits caractéristiques de sa physionomie, son mode de vie réservé et quelque peu marginal, certaines de ses pratiques et traditions culturelles nous sont transmis selon la tradition comportementaliste qui privilégie la focalisation externe, ce qui donne souvent à la voix narrative dans ce roman un ton objectif et à la description plus de crédibilité.
En outre, dans l’œuvre de Manotti, l’enquêtequitte le local pour le transversal et s’approprie les qualités de la globalisation. L’enquête étend alors son réseau et ses horizons et pousse les frontières du crime au-delà du territoire national. De fil en aiguille, l’investigation sur le meurtre d’une jeune prostituée thaïlandaise dans le Sentier parisien s’enfonce peu à peu dans les sables mouvants du trafic de drogue, de la contrebande, de la prostitution de mineurs, du terrorisme, de l’espionnage de la CIA, et bien sûr de la corruption de l’institution policière.
Nous sommes ainsi transportés, à partir d’un cadavre abandonné, au Moyen-Orient, à la zone du Croissant d’Or pour atterrir en Amérique du Nord. Traversés sur le chemin de l’enquête, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, les États-Unis, et d’autres pays accordent au premier roman de Dominique Manotti une portée documentaire qui permet de comprendre quelques fragments de l’histoire des années 1980.
Bien plus qu’un simple relevé de traces et d’indices, l’enquête, pour emprunter l’expression de Manotti sur les raisons de son passage du syndicalisme à la littérature, consiste à « laisser une trace écrite16 » de ce qui risque l’effacement sous la tutelle de l’Histoire officielle. L’enquête demeure alors un travail archéologique qui déterre les vestiges oubliés de la société pour les exposer au grand jour. Tout en permettant de remonter aux origines du mal, le mouvement rétrospectif de l’investigation constitue un vrai travail d’archivage où l’on procède, par la collecte des données, à leur classement et enfin à leur stockage.
Au terme de cette réflexion sur la portée de l’enquête dans la littérature policière, il convient de souligner la richesse et la transversalité de ce paradigme narratif qui ne cesse de se réinventer à travers les siècles. Cette « culture », selon l’expression de Dominique Kalifa, se dresse curieusement comme une contre-culture dans le domaine de la fiction noire. Ses enjeux sociologiques, historiques et politiques lui valent ainsi l’intérêt d’écrivains soucieux de divulguer le dysfonctionnement social et d’étaler au grand jour des connaissances généralement inaccessibles à l’ensemble des citoyens comme celles des coulisses de la zone du pouvoir.
De ce point de vue, l’enquête, comme l’atteste l’analyse de Laurent Demanze, représente une nouvelle forme d’engagement littéraire[17]. Puisqu’elle permet de repenser la doxa et d’aborder, souvent sur une assise idéologique, des questions d’ordre moral et culturel, l’enquête accorde symboliquement à l’écrivain de la fiction noire une responsabilité éthico-philosophique.
4 ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris : Éditions du Sandre, p. 43.
5 « Dans le roman policier à énigme, on passe de l’énigme à la solution par le moyen d’une enquête ». De ce fait, il existe un consensus pour définir ce type de roman par sa structure duelle et la nature de l’enquête menée. La structure du roman à énigme suppose en effet deux histoires. La première est celle du crime et de ce qui y a mené ; elle est terminée avant que ne commence la seconde et elle est en général absente du récit. Il faut conséquemment passer par la seconde histoire, celle de l’enquête, pour la reconstituer. Dans la forme »pure », il y a rupture entre ces deux histoires, l’avancée dans le temps de l’enquête correspondant à une remontée dans le temps de la première histoire. C’est dans ce sens que l’on a pu parler de structure régressive ». REUTER, Yves. Le Roman policier. Paris : Armand Colin, 2èmeédition, 2009, p. 41.
6 Dans le roman noir, selon Tzvetan Todorov, « il n’y a pas d’histoire à deviner ; et il n’y a pas de mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme. Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant : on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes. La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à partir d’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause (le coupable et ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (des gangsters qui préparent des mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme car ses personnages principaux (le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition, immunisés : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir : tout est possible, et le détective risque sa santé, si non sa vie ». TODOROV, Tzvetan. Poétique de la prose. Paris : Éditions du Seuil, 1971. Cité par REUTER, Yves. in Le Roman policier, p. 56.
7 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier. Paris : PUF, 1975, p. 75.
14 MANCHETTEm Jean-Patrick. Chroniques. Paris : Rivages/noir, 1996, p. 271-272.
15 Il est intéressent en effet de noter la double instrumentalisation du mot polar qui désigne, dans son emploi familier, l’ensemble de la littérature policière avec ses différents sous-genres, et qui, dans un langage technique, académique, renvoie plus précisément à la version française du roman noir américain. Le polar, dans notre contexte, relève donc de ce deuxième cas de figure qui fait allusion à l’école du détective privé français que le fameux Nestor Burma de Léo Malet incarne au mieux dans Les Nouveaux mystères de Paris.
16 FROMMER, Franck, OBERTI, Marco. Dominique Manotti : du militantisme à l’écriture tout en parlant de politique, Mouvements. vol. 3, no 15-16, 2001, p. 41-47. DOI : 10.3917/mouv.015.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-41.htm
BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012, 461 p.
DAENINCKX, Didier. Meurtres pour mémoire. Paris : Série Noire, 1983, 215 p.
DEMANZE, Laurent. Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction, COnTEXTES [En ligne], 22 | 2019, mis en ligne le 20 février 2019, consulté le 01 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/contextes/6893; DOI : 10.4000/contextes.6893
Diplômée de l’école des beaux-arts de Toulouse, Marion Le Torrivellec est aujourd’hui artiste plasticienne et doctorante en arts plastiques à l’université Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle enseigne cette discipline dans le secondaire ainsi qu’au sein du département arts plastiques / design de son université. Intitulée « À cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse explore la relation au cheval et ses analogies avec la pratique de la sculpture.
Cet article vise à définir la relation existant entre les figures de l’animal et celles de l’enfant dans la peinture de Françoise Pétrovitch. Pour ce faire, nous élargissons notre focus à d’autres artistes, depuis la renaissance italienne, pour collecter différents exemples d’œuvres et tenter d’échafauder un certain nombre d’hypothèses pour interpréter ces portraits.
This article aims to define the relashionship between animals and children in Françoise Petrovitch’s paintings. Within article, the reader will studies other artists since the Renaissance, to collect différent examples of artworks to try to construct a spectrum of notions to interpret these portraits.
Nous allons aborder la peinture de Françoise Pétrovitch comme une fenêtre ouverte sur un questionnement intime, sur une fiction floue dont les contours, familiers, demeurent durs à saisir. Le traitement énigmatique qu’elle réserve aux figures de l’enfance et à celles de l’animal va particulièrement nous intéresser car la mise en scène de cette relation singulière, où le dialogue est réduit au silence, semble intimer à qui l’observe de remonter une piste et de trouver les clés de lecture de ces images. Comme Daniel Arasse qui nous a bercé de ses analyses du détail1, déchiffrant les toiles de maîtres, nous les présentant « non comme un texte à dérouler mais comme un nœud à défaire2 » pour nous convaincre que l’image a des choses à nous dire bien au-delà des mots qu’elle n’a pas ; ce présent article questionne la réception des peintures de Françoise Pétrovitch et le cheminement analytique qu’elles suscitent, entre observation, interrogations et suppositions. Dans cet élan ludique, nous croiserons ses œuvres avec celles d’autres peintres, toutes possédant ce même pouvoir d’intriguer, d’éveiller le désir de percer à jour leur genèse. Remontant la piste d’une histoire de l’art qui nous fera cheminer jusqu’à la Renaissance italienne, nous tenterons d’échafauder un certain nombre d’hypothèses visant à interpréter ces images et à les décrypter, pour enfin restituer sous la forme d’une progression par étape, jusqu’au dénouement, l’enquête qui se mène mentalement, lorsque l’on est seul, assourdi, face au silence d’une œuvre.
L’univers de Françoise Pétrovitch est celui de la fable. Elle y convoque un vocabulaire récurrent, entremêlant figures humaines en devenir, monde animal et coulures colorées. Il est plus précisément question de l’enfance, de l’adolescence, mais aussi d’une expression de la féminité qui pourrait laisser supposer le caractère autobiographique de son travail. L’artiste est avant tout dessinatrice et le traitement de ses formes en couleur passe par l’encre et l’aquarelle, laissant apparaître ce qui se joue au moment où la couleur prend possession de l’espace. Une certaine temporalité est alors apparente et cela sert au plus près son sujet : enfant ou adolescent, l’être en devenir est représenté effacé, envahi et flottant. Il se confond avec son environnement et parfois ne fait plus qu’un avec le fond, nous faisant ainsi penser qu’il se laisse voguer à une rêverie légère, dans un monde affranchi de toute apesanteur.
Dans son article Après, Nancy Huston insiste sur la référence permanente à la figure de la poupée : « La poupée joue à être une petite fille qui joue à être une femme qui joue à être une poupée3. » Effectivement, il pourrait s’agir d’un jeu car les œuvres de Françoise Pétrovitch sont jalonnées de déguisement, de masques, de bonhommes de neige, de cordes à sauter. Pourtant, aucun rire n’en émane, aucune joie apparente. Les enfants sont bien grimés mais l’impression qui s’en dégage n’est pas joyeuse. Elle met en lumière un certain malaise, celui de ne jamais être au bon endroit au bon moment. Ces enfants chaussées des talons hauts trop grands de leur mère, ou ces adolescentes qui jouent aux petites filles, nous renvoient l’image d’une temporalité sans sens bien défini, d’un temps qui passerait à rebours ou faisant du sur place.
L’enfant de Je te tiens étrangle une forme rouge sur talons hauts. En a-t-elle assez des femmes autoritaires de son entourage ? Maman l’étoufferait-elle ? Est-ce l’âge adulte et sa propre féminité qu’elle souhaite anéantir ?
Dans une série d’encre sur papier, Sans titre, nous pouvons distinguer plusieurs petites filles qui se font brosser les cheveux. Leur a-t-on intimé l’ordre de rester tranquille ? Le coiffage relève-t-il du désir d’une figure féminine supérieure, probablement maternelle qui se trouve hors champ et dont on ne voit que les mains s’affairer ?
Les différentes épreuves que semble devoir surmonter l’enfant nous amènent du côté du conte initiatique. Une des principales références de l’artiste est d’ailleurs Lewis Caroll et son œuvre Alice au pays des merveilles. En effet, cette fiction retrace le parcours ponctué d’épreuves d’une fillette qui se lance à la poursuite d’un lapin blanc un jour où elle s’ennuie et qui, s’engageant dans son terrier, se retrouvera de l’autre côté du miroir4, dans un autre monde où les animaux parlent et où les adultes sont fous et/ou cruels.
Sans doute est-ce pour cela que l’enfant occupe le premier plan et que, lorsque l’adulte apparaît, il est morcelé, fractionné, hors champ. Quand l’enfant est accompagné, c’est souvent l’animal qui lui tient compagnie. Ce dernier semble d’ailleurs davantage présent pour son image de peluche, compagnon rassurant et protecteur que pour sa dimension sauvage. Il se confond avec la figure de la poupée dans sa série d’encres sur papier, Présentation, lorsque l’artiste le représente ainsi, affublé de petits chaussons en laine.
Cette objetisation, qui dépasse toute domestication, se retrouve également dans la série Nocturne, et notamment dans les œuvres Nocturne et Dans mes mains, où nous voyons des enfants jouer à la poupée avec des oiseaux. Dans mes mains illustre cette expérience si caractéristique de l’enfance où le jeune être humain veut guérir le plus faible et recueille pour lui redonner vie un oiseau sur le point de mourir. Le cadrage est intéressant car c’est littéralement entre ses mains que l’enfant appréhende, saisit et embrasse le monde animal. L’épreuve est initiatique et l’amène à comprendre le principe vital régissant même le plus petit des êtres. La seconde peinture de cette série montre une jeune fille de dos dans une robe rouge qui lève un bras dont la main tient un oiseau, comme une marionnette, sa gestuelle mime l’envol. Une autre huile sur toile de cette même année fait cohabiter le visage d’une fillette avec un oiseau visiblement blessé qu’elle porte dans ses mains. L’animal est ramené contre son visage et le rouge s’échappant du noir plumage se confond avec la couleur de ses lèvres. Les yeux fermés, rouges eux aussi, elle semble se recueillir avec solennité devant l’oiseau défunt, communiant en ce qui semble être un baiser, à moins qu’elle ne s’apprête à le dévorer. Le va-et-vient entre rêve et cauchemar semble être ici un des ressorts de cette série. L’enfant oscille entre la figure d’une candeur passée et celle d’une cruauté à peine dissimulée. Garçon avec la poupée, toujours dans ces mêmes teintes, digère l’image d’un garçonnet dans l’arrière-plan du tableau. La petite poupée qu’il tient entre ses mains nous apparaît plus animée que lui et, bien que ses yeux soient ouverts, l’enfant semble somnambule, hors de son propre corps, hors de son esprit, comme un zombi ou une sorte d’apparition nocturne relevant d’un cauchemar. Les couleurs utilisées par l’artiste vont du moins en ce sens. La série Nocturne n’est pas la seule à jouer sur ce tableau : nombre des dessins et lavis à l’encre nimbent les enfants représentés de coulures rouge sang.
Mais de quelle sorte de crime s’agit-il ? Sont-ils enfants d’une autre époque ? D’un Après, comme l’intitulé du texte de Nancy Huston nous incite à le croire ? Sont-ils les survivants d’une apocalypse, ou le monde dont il est question ne serait ici que l’autre face du nôtre ? Un autre côté du miroir pour reprendre Lewis Caroll, où la prétendue innocence et légèreté associées à l’enfance ne seraient qu’une légende urbaine ?
Dans le monde de ces enfants-là tout se fait sans un bruit. Les jeux sont silencieux, les déambulations masquées et c’est comme happés par ce monde aquatique, où le lavis met sur un même plan fond et forme, que les êtres évoluent. Enfants soldats d’une armée souterraine prise dans les nuages épais d’un humide brouillard, reliquats de souvenirs d’un âge où la morale se définit tout juste : les représentations que l’artiste nous livre de cette enfance sont empreintes de douleur. Corps blessés, masqués, ils sont inatteignables dans leur unité et semblent nous indiquer qu’il rôde non loin de là, une force du mal dont il faut se défendre. Cela serait-il une explication à la façon qu’ils ont de tenir l’animal ? Encore une fois, l’artiste joue sur le flou de l’enfance. Dans Présentation, l’animal est mis au premier plan : est-il montré et porté dans les bras parce qu’on l’aime et que l’on en est fier ou est-ce par soucis de protection que l’on s’efface derrière lui ? Il est un être déjà fini, un être appartenant à un monde défini, à une espèce qui le reconnaît. Dans les fables de la peintre il n’a pas la parole et, comme dans Alice aux pays des merveilles, il incarne le pont entre l’imaginaire du monde de l’enfance et le fantasme d’un état naturel et originel à tout jamais perdu.
Chez Françoise Pétrovitch, l’adolescent est effacé, hors sol, il semble en lévitation. Dans sa gravure de 2011, S’envoler, de la série Les Sommeils, une adolescente est étendue sur le sol, la tête relevée, elle regarde ses pieds et les petits talons qui la chaussent. Les ombres qui parcourent son corps mettent en évidence une poitrine naissante et donc le départ de l’enfance pour la vie de femme adulte. Peut-être porte-t-elle sa première paire de talons ? Quoi qu’il en soit, elle semble être l’objet de son attention et par le titre S’envoler, nous comprenons que le sujet de cette image est le fantasme d’un autre mode de déplacement, d’un moyen de prendre la fuite. La moitié supérieure de la feuille est d’ailleurs occupée par un oiseau en plein vol, tête haute, qui ne semble pas prêter attention à cette jeune fille étendue sous lui. Son couloir de vol ne semble en aucun cas pouvoir interférer avec le monde terrestre et l’apesanteur que subit l’adolescente. Contrairement à la proximité qui ralliait l’enfant à l’animal dans la représentation que l’artiste fait de ce jeune âge, ces derniers ne semblent plus rien avoir à faire ensemble quelques années plus tard. Là où l’animal était objetisé par l’enfant, nous n’en percevons plus que la dimension sauvage dans sa cohabitation avec l’adolescent.
Pourtant, tout ceci pourrait être nuancé dans la mesure où l’espace de la feuille demeure partagé. Dans son dessin à l’encre sur papier, Sans titre, de 2013, l’animal accompagne la jeune fille mais le réconfort que semblait procurer à l’enfant la présence animale n’est plus ici d’actualité. Ils cohabitent à peine, comme juxtaposés en deux dimensions parallèles. En effet, dans cette œuvre, nous pouvons distinguer une fille que nous imaginons adolescente, étendue avec les yeux fermés et les jambes croisées, paraissant s’abandonner à un autre état, celui que l’on traverse pour arriver au sommeil. Le traitement du dessin estompé par le lavis place la jeune fille à un second plan fantomatique, comme engloutie par l’espace sans profondeur du papier qui l’accueille. Au-dessus d’elle, constituant la moitié supérieure de l’œuvre, une pie se tient farouchement campée sur ses pattes, ses plumes sombres contrastent avec la clarté du fond beige.
L’animal s’est-il ici élevé au-dessus du corps pour veiller sur lui ? Les deux êtres pourraient sembler connectés dans le sens où les yeux fermés de l’adolescente nous poussent à croire qu’elle regarde un ailleurs, un en-dedans du monde des esprits. L’oiseau serait alors une sorte d’animal totem guidant l’adolescente vers son identité.
Cette lecture pourrait s’appliquer également à la peinture de Balthus qui, tout au long de sa carrière, s’employa à l’utilisation d’un même vocabulaire pictural visant à mettre en lien la figure animale et celle d’adolescentes, se revendiquant lui aussi fasciné par le monde de Lewis Caroll et l’impétueux désir d’aller voir de l’autre côté du miroir. De façon systématique, le peintre réunira donc, durant les soixante-dix années qu’il consacrera à son œuvre, des figures de jeunes filles, de chats et l’objet miroir. Commençons par la fin et observons son dernier tableau, La Jeune fille à la mandoline, laissé inachevé à sa mort en 2001.
On y voit une jeune fille à peine pubère, étendue nue sur une méridienne dans une position évoquant l’abandon à un état physique délectable. Ses jambes sont écartées, sa tête est basculée en arrière et elle passe sa main gauche dans ses cheveux, semblant savourer un récent orgasme. Non loin du lit, un chat sur une chaise regarde dans une direction opposée, comme montant la garde.
Deuxième sentinelle du tableau, un grand chien blanc aux oreilles noires, portant un collier rouge, est debout sur ses pattes arrière, la tête passée par la fenêtre ouverte, semblant guetter un visiteur. En arrière-plan, un chemin serpente sur la montagne et s’enfonce dans les bois, créant un pont entre la nature sylvestre (impénétrable ? Vierge ?) et l’univers reclus de la pièce.
Les différents éléments du tableau sont également formellement connectés : la fenêtre ouverte sur une vue dégagée et le rideau tiré qui dévoile cette fenêtre font écho à la position de la jeune fille. Ses jambes écartées, dont la gauche repose lourdement sur le matelas, sont, à la manière du rideau, un élément massif qui sut ici se contenir, se décaler pour accepter d’offrir aux regards un lieu de passage du dedans au dehors : d’un côté une fenêtre ouverte sur la nature, de l’autre le sexe fendu de la jeune fille. Pour Balthus, « la fente qui prolonge le croisement de ses cuisses est comme la brèche qui fait passer de l’autre côté du miroir5 ». Dans un cas comme dans l’autre, le dévoilement constitue une ouverture sur le mythe et la question des origines du monde, mais aussi sur la nature de celui que nous peuplons : avons-nous accès à toutes ses dimensions ?
Les animaux présents dans cette toile nous apparaissent comme des veilleurs, gardiens autorisant ce passage au visible et la révélation d’un mystère. Ils apparaissent complices, connectés, voire au service des abandons de la jeune fille. Comme le peintre, l’animal régit cette sempiternelle interdiction du voir. C’est ici que la comparaison avec le travail de Françoise Pétrovitch trouve ses limites. Balthus dénude ses modèles et les inonde de lumière comme pour lutter contre une angoisse qui serait propre à sa fonction de peintre : celle de ne pas tout montrer. La présence du chien dans cette scène nous rappelle d’ailleurs la mythique scène du bain de Diane, lorsqu’un chasseur égaré ou trop curieux, tombe nez à nez dans la forêt avec la déesse nue se baignant dans une rivière. Courroucée par le regard de l’inconnu sur son intimité, cette dernière le change en cerf et il se fait dévorer par ses propres chiens. À la fin de la scène, il ne reste donc plus que la femme nue et les chiens6.
La Chambre est une huile sur toile peinte entre 1952 et 1954 qui joue sur cette même triangulation. Là encore, une jeune fille s’abandonne dans les bras d’un fauteuil, la tête révulsée et les cheveux tombant. Elle ne porte qu’une paire de chaussettes hautes et des souliers qui, tout comme sa poitrine visiblement naissante, nous la présentent comme une écolière à peine pubère. La position de la jeune fille est identique à celle du tableau précédent. Les yeux clos et la bouche entrouverte du sujet évoquent aussi un état d’abandon succédant à la jouissance. Le dévoilement de cette impudeur se fait également face à un rideau tiré mais ici c’est directement la lumière qui rentre par la fenêtre baigner le jeune corps nu et nous permettre de le distinguer. Non loin de là, un chat assis sur une commode veille. Il détourne le regard du corps et fixe le petit personnage, sorte de gnome qui s’affaire à tirer le rideau. Le chat semble faire autorité et veiller à ce que le dévoilement opère, que la mise en lumière ait lieu selon les règles dictées par une autorité suprême : le peintre.
Dans la trilogie Le Chat au miroir, le dévoilement est symbolisé par le miroir. Balthus le rapprochera des figures du chat et du peintre car l’un comme l’autre entraînent le regard dans « l’invisible des choses7 ». Ils sont tous trois une « voie de passage8 », « un outil de la traversée9 ».
Chez Françoise Pétrovitch en revanche, on voile, on laisse la technique employée recouvrir les sujets, les mettre en forme mais aussi, s’il le faut, les faire se confondre et s’effacer. Sa peinture ne semble pas figée comme celle de Balthus qui nous renvoie l’impression d’un instantané. Chez Pétrovitch le temps s’écoule, doucement, silencieusement, à l’étouffée, mais les éléments semblent soumis au mouvement, tout semble graviter.
Dans les portraits de la peinture italienne de la Renaissance, les enfants accompagnés de chiens semblent se comporter envers eux comme ils le feraient avec une poupée. Portrait de Clarissa Strozzi du Titien, datant de 1542, représente la fille d’une importante famille florentine âgée de deux ans. Elle est peinte de pied, à taille réelle, accompagnée d’un chiot épagneul. Les traits de ce dernier au front bombé, aux grands yeux et au museau court, ne sont pas sans nous rappeler les proportions du visage d’un bébé, le reléguant au statut de poupon. L’enfant l’enlace, protectrice, presque maternelle, tandis que le chiot semble presser sa tête contre son épaule. Nous pouvons alors imaginer que nous assistons aux projections des qualités fécondes et maternelles de la fillette qui seront des atouts certains pour sa famille, commanditaire de la toile. Suivant ce même procédé, Véronèse réalise une vingtaine d’années plus tard Les Pèlerins d’Emmaüs, toile qui lui valut d’être accusé d’hérésie car il y faisait cohabiter Jésus Christ ressuscité et la famille du commanditaire autour d’une même table. Au pied de cette table, une fillette semble s’amuser à toiletter un chien, lui imposant une position singulière, couché sur ses genoux, une patte avant dans chacune de ses mains, contrôlant ses gestes comme avec une marionnette. Il est intéressant de relever ici la dimension genrée de cette pratique à la Renaissance mais aussi chez Françoise Pétrovitch, dans Présentation ou Nocturne, où seules les fillettes jouent à la poupée avec les animaux. Une fois adultes, les femmes, contrairement aux hommes, continuent à être représentées aux côtés de races miniatures dont le XVIIIe siècle voit fleurir le commerce à la cour, en véritables accessoires de mode. Les portraits de madame De Porcin par Greuze en 1770 ou celui de la marquise De Pontejos par Goya en 1786 en témoignent, tous deux représentant Madame accompagnée d’un petit chien, coiffés respectivement d’une couronne de fleurs et d’un collier de tulle et de grelots. Cela contraste en tous points avec le portrait masculin où l’on peut voir que le chien évolue en même temps que son maître, voire plus vite que lui… Par exemple, les portraits successifs de Charles II par Anthoon Van Dick nous montrent un enfant d’environ deux ans avec un King Charles, puis, aux alentours de cinq ans avec un épagneul et c’est dès sept ans que l’on pourra le voir, trônant fièrement, la main reposant sur la tête d’un gros mastiff. À l’instar du cheval, le chien est un symbole de virilité, ratifiant la capacité de l’homme à exercer le pouvoir. Le Portrait de Charles Quint comprend lui aussi un grand chien aux côtés de l’empereur. Notons que dans sa version de 1532 par Jakob Seisenegger, le lévrier l’accompagnant est une femelle aux mamelles ostensiblement gonflées, tandis que Le Titien, en 1533, représente Charles Quint avec un chien plus épais, très probablement un mâle. Ce détail change sensiblement le caractère de l’homme portraitisé, représenté tour à tour veillant sur les plus vulnérables, femmes et enfants, puis dominant les plus féroces, les soumettant à lui. Cependant, la présence du chien sur un portrait n’a pas toujours pour fonction de « materniser » sa maîtresse ou « viriliser » son maître. Sur un portrait féminin, cela diffère dès lors qu’il est empreint d’érotisme. C’est un thème récurrent dans l’histoire de l’art que de voir la femme nue, Vénus ou odalisque, s’offrir aux regards, accompagnée d’un animal, chien ou chat. Les notions de pudeur et d’intrusion jouent alors directement avec la place du spectateur. Dans le tableau de Manet, L’Olympia, nous relevons la présence d’un chat noir sur le lit qui fixe le spectateur, avec autant d’intensité que sa maîtresse, comme pour lui signifier son intrusion. Référence directe de Manet pour ce tableau, c’est chez Titien que nous retrouvons aussi cette triangulation. La Vénus d’Urbin, de 1538, adresse également un franc regard au spectateur tandis qu’un petit chien dort sur son lit. Elle suggère cependant tout autre chose car sa main gauche caresse son sexe. La représentation de la masturbation nous pousse à nous tourner à nouveau vers Balthus, même si le voyeur ne surprend plus une scène interdite mais qu’elle lui est offerte, destinée. En effet, il s’agit chez Titien d’une invitation au rapport charnel, le chien se faisant symbole de la luxure comme dans un autre tableau du peintre, Danaé de 1553, dont la scène retrace la transformation de Zeus en pluie d’or pour posséder la jeune femme. Lorsque le portrait est celui d’un couple, nous pensons ici aux fameux Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, le petit chien aux pieds de la femme enceinte est présent pour le caractère fidèle qui lui est attribué, scellant, d’une certaine façon, le pacte des jeunes mariés. Quelques-uns de ces exemples sont rassemblés par l’historien de l’art Daniel Arasse dans son livre On n’y voit rien qu’il présente comme une « enquête sur une évidence du visible10 ». Il met en lumière le lien entre peinture et miroir qui, appréhendé à travers les traits de Narcisse, impose une distance à la condition du voir. En effet, qu’il s’agisse de peinture, d’un reflet sur l’eau ou dans un miroir, on ne peut ni toucher, ni embrasser la figure. Il faut s’imposer un certain recul pour en saisir les contours, les enjeux, et, à l’instar de Daniel Arasse, en déjouer l’intrigue.
Aucun nu chez Françoise Pétrovitch, au contraire, le vêtement est un élément central de sa représentation de la figure de l’adolescent. Dans les séries Supporters et Paysages à l’estomac, ce qu’affiche le vêtement, son motif, sa marque, est un élément central du portrait, comme si ce dernier donnait les clés de lecture pour ces mystérieux êtres en devenir. Dans la série Supporters, l’adolescent est reconnaissable par sa silhouette et l’allure générale propre à cet âge que lui donne son vêtement. Affublé d’une inscription en anglais, tour à tour dreams, love, slow, fun… ce qui semble être une marque vestimentaire lui confère un caractère propre que le seul visuel du portrait n’aurait pas permis. Cela vient remplacer, d’une certaine façon, les codes véhiculés par la présence de l’animal. Il n’y a plus de chien/poupée, fidèle ou virilisant. La peintre opte cette fois pour une série de mots qualificatifs, semblant aller à l’encontre de la représentation de la silhouette, dénuée de tout ancrage. Les figures adolescentes semblent être ce qu’elles portent, ce qu’elles affichent, et la représentation de leur corps nous semble plus que jamais fantomatique. L’alignement des silhouettes pousse d’ailleurs à effacer l’individualité au profit de la série, pour représenter un âge où l’on se sent différent alors même que l’on aspire à la normalité.
La série Paysages à l’estomac retranscrit également la jeunesse à travers une sorte d’atmosphère brumeuse et saturée, comme ostensiblement absente. La surface de la toile est marquée horizontalement par ce qui semble être d’épaisses nappes de brouillard, faisant le lien, à la façon des lavis que l’artiste affectionne, entre la figure dessinée et le fond du tableau. Ici encore, tout est silencieux, en suspens. Le titre nous amène à regarder plus en détail le t-shirt du jeune homme. Il porte un paysage, motif assez classique du vêtement sportwear mais qui, mis en lien avec l’organe estomac, apparaît comme une fenêtre ouverte sur un monde qui lui appartient, pour lequel il a de l’appétit et qu’il s’apprête à conquérir. Ses passions nous apparaissent alors en incubation, soumises à un sommeil qui ne permettra qu’une révélation plus vive de ces dernières. Mais pour le moment rien ne bouge, le jeune homme est assis, les yeux baissés tandis que sa position paraît presque méditative.
Nous pourrions ici faire le lien avec le travail de Mohamed Bourouissa et sa photographie « Le cercle imaginaire » de la série Périphérique11. Une personne qui semble être un jeune homme se tient debout un milieu d’un cercle de feu. Il porte une veste à capuche floquée du dessin d’un squelette, même motif que l’on retrouve sur le jeune garçon avec un masque dans Nocturne, l’huile sur toile de Françoise Pétrovitch. La capuche fonctionne là aussi comme un masque, elle semble se refermer devant car le visage de l’homme est recouvert d’une tête de mort, faisant de son vêtement un déguisement, rendant impossible son identification. On reconnaît une dalle en béton, quelques tags, une bouche d’égout : nous sommes dans une zone urbaine plus ou moins abandonnée, où les jeunes semblent se retrouver et vivre leur adolescence dans de petits jeux en marge de la légalité, des jeux où l’adrénaline est la seule récompense. L’épreuve est initiatique, le vêtement un costume de combat. L’adolescent cherche ses limites, arborant le dessin d’un squelette comme pour défier la mort, nous rappelant qu’à cet âge la vie se trouve devant soi, vaste étendue à conquérir. Le titre de l’image pointe précisément la place de l’imaginaire dans un monde bien tangible, cet entre-deux qui rend floues certaines frontières, ces territoires urbains mais pourtant désertés qui se sont vus traiter par Pétrovitch en dessin sous un titre similaire Périphéries12. Les flammes de Bourouissa renforcent l’apparente immortalité du modèle, prenant la place de l’animal, le virilisant, plus dangereux encore qu’un puissant mastiff de monarque. De plus, d’un point de vue graphique, elles fonctionnent tels les lavis de la peintre : elles viennent engloutir la forme, la faire disparaître dans un second plan où les jeunes semblent se préparer là aussi à être soldat d’une armée souterraine. Animé par ce même désir de tout montrer, le photographe place son modèle au centre des flammes, éclairé au milieu d’un cercle. C’est donc là où les regards convergent que le personnage mis en scène semble s’absenter, happé dans un autre monde, souterrain, nous jouant une descente – ou une simple entrée ? – aux Enfers. Tout comme le miroir ou la surface de l’eau accueillant le reflet de Narcisse, le feu ne permet pas d’embrasser la figure. Il la désigne, tout autant qu’il l’éclaire, comme une apparition nous imposant, là aussi, un certain recul pour en saisir les traits. De la même façon que Pétrovitch compose ses toiles, Mohamed Bourouissa met en scène ses photographies, invitant la fiction au sein d’une technique ayant valeur de témoin. Il nous offre alors par un jeu de filtres – modèle au visage dissimulé, photographie semblant témoigner du réel alors qu’il s’agit d’une mise en scène, cercle de feu qui éclaire autant qu’il éloigne – l’image d’un double qui convoque là encore les questions du voir et, plus précisément dans notre cas, les problématiques de représentation liées à l’âge de l’adolescence. En effet, c’est lorsqu’il existe un décalage entre un corps qui grandit, qui devient adulte, et un esprit invisible qui, lui, demeure enfant – ou le contraire, car les enfants représentés par Pétrovitch semblent avoir des jeux de grands – qu’un écart se crée, qu’une brèche s’ouvre et qu’une ambiguïté vient flouter le sujet, le rendre insaisissable. Chez Balthus, c’est précisément la projection d’un érotisme sur ces corps d’enfants, voire d’une activité sexuelle réservée aux corps pubères, qui dérange. C’est cette inadaptation avec leur monde qui place les portraits de Françoise Pétrovitch dans une dimension spectrale. Le titre de la série de photos de Mohamed Bourouissa, Périphérique, nous renvoie également à cette même piste : il existe un monde et ce qui nous est ici donné à voir n’est que sa périphérie, ce qui gravite autour, au-devant, en dessous.
On ne sait pas vraiment, chez Françoise Pétrovitch, si un âge est enclin au bonheur. L’enfance est choyée, regrettée par l’adulte et ses références au monde du conte témoignent de la richesse de l’imaginaire à ce jeune âge. Pourtant, l’enfant est sombre et se grime pour jouer à être plus vieux.
Sage comme une image13 est une nouvelle d’Éric Pessan, créée en collaboration avec Françoise Pétrovitch qui a accompagné le texte de ses œuvres. Le récit nous propose le point de vue interne de la narratrice, et cela devient une ligne de lecture limpide sur l’œuvre de la peintre : une petite fille raconte qu’elle a perdu sa sœur, disparue, métamorphosée et dissoute dans le monde animal, et qu’elles continuent à communiquer car elle-même est encline à la métamorphose. La narratrice raconte avec dégoût sa vie d’enfant d’humains au cœur de sa cellule familiale : papa et maman sont hypocrites et font comme s’ils n’avaient jamais eu de fille aînée, les grands-parents sont chasseurs et amateurs de gibier et ils hébergent leur fils, l’oncle de la petite fille dont les penchants pédophiles sont plus que sous-entendus. Ce dernier serait d’ailleurs, selon l’enfant, responsable de l’absence de sa sœur. Hélas, chaque week-end est passé chez les grands-parents et le même scénario se reproduit, rythmé par les repas carnassiers, l’ivresse que leur procurent le vin et la bêtise simultanément croissante de leurs propos.
Le monde de l’enfant est ici binaire : la nature l’éveille, l’orée de la forêt qu’elle peut apercevoir au bout du jardin de ses grands-parents excite ses sens : elle se sent femelle avec des poils dans les oreilles et un flair surdéveloppé. Son corps lui semble agile, rapide et l’herbe l’attire comme une gourmandise. En revanche, la cellule familiale l’effraye et la dégoûte. Elle se sent comme une proie face aux grandes mains moites et poisseuses de son oncle. Comme Alice au pays des merveilles, le comportement des adultes lui apparaît absurde, cruel et immoral. Elle préfère s’évader dans un monde bien à elle où les animaux sont des référents protecteurs.
Par ce conte, nous définissons le statut de l’animal comme adjuvant d’une enfance bancale. Il est référent, guide, esprit supérieur connecté à une autre réalité. Il est omniprésent et s’illustre comme une valeur sûre vers qui l’enfant peut se tourner à n’importe quel moment, surtout quand les adultes deviennent menaçants. À cette lumière, la lecture des dessins et des peintures de l’artiste s’éclaircit, ils se font décors d’un univers mental singulier où la porte vers l’autre côté du miroir serait, ou du moins a été, en chacun de nous. Les sculptures en céramique de l’artiste vont aussi dans ce sens : la figure animale est chaque fois morcelée, explicitant l’importance de la tête pour cette connexion inter-espèce. Le lapin dresse bien haut ses oreilles pour que rien ne lui échappe et, silencieusement, les Sentinelles veillent sur notre monde. Avec leurs couleurs toutes proches de celle des tapisseries du lieu d’exposition, l’animal reste pourvu de son arme secrète : le camouflage. Un jeu de cache-cache s’instaure et vient renforcer l’idée selon laquelle l’enfant a accès à un monde différent de celui de l’adulte, un monde où le dialogue avec l’animal lui serait réservé.
En cela une plongée au cœur du travail de Françoise Pétrovitch nous ramènerait à nos origines et ouvrirait nos sens à une autre dimension, nous invitant à garder l’œil ouvert et le souvenir vivace.
1 – À ce sujet, il est l’auteur de l’ouvrage Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1998.
2 – G. Wajcman, « Transverbération de Daniel Arasse », in B. Lafargue (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau, Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.
3 – N. Huston, « Après » in B.Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris, Sémiose éditions, 2014.
4 – De l’autre côté du miroir est la suite du premier volet Alice au pays des merveilles de l’auteur anglais Lewis Caroll, paru en 1865 chez l’éditeur Macmillan and Co. La première édition en français parut chez le même éditeur quatre années plus tard.
5 – A. Vircondelet, Les Chats de Balthus, Paris, Flammarion, 2013, p. 35.
6 – Nous noterons ici que Le Bain de Diane est le titre d’un roman de Pierre Klossowski, frère du peintre, paru en 1980 chez Gallimard.
ARASSE, Daniel, « La femme dans le coffre », On n’y voit rien, Paris : Editions Denoël, 2000.
ARASSE, Daniel, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris : Flammarion,1998.
HUSTON, Nancy, « Après » in B. Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris : Sémiose éditions, 2014.
KLOSSOWSKI, Pierre, Le Bain de Diane, Paris : Gallimard, 1980.
LANEYRIE-DAGEN, Nadeije, Animaux cachés, animaux secrets, Paris : Citadelles et Mazenod, 2016.
LAFARGUE, Bernard (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau : Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.
PÉTROVITCH, Françoise, Périphéries, Paris : Sémiose éditions, 2003.
PESSAN, Eric, PÉTROVITCH, Françoise, Sage comme une image, Montreuil : Éditons Pérégrines, 2006.
VIRCONDELET, Alain, Les Chats de Balthus, Paris : Flammarion, 2013.
Jasmina JOVANOVIĆ
Jasmina Jovanović est poétesse et doctorante en philosophie au laboratoire ERRAPHIS (École doctorale Allph@) à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès. Ses recherches de thèse intitulée « Henri Maldiney. Une philosophie de l’expression antithéâtrale ? » se situent à la croisée de l’esthétique et de la phénoménologie française contemporaine. Ses articles et poésie ont été publiés dans différentes revues, notamment en Serbie, France et Colombie. animajaso@gmail.com
Dans le présent article, je témoigne des échanges que j’ai eus au sujet de ma production poétique avec le philosophe Jean-Luc Nancy. L’expérience même de l’écriture y est problématisée à la lumière des notions clés du texte de Jean-Luc Nancy « Jasmintime », mais aussi en écho des quelques paragraphes issus de l’œuvre philosophique d’Henri Maldiney. Je retrace également, par-là, un chemin qui m’a amenée à un projet de mise en scène des poèmes et je l’analyse.
Mots-clés : langue – main – voix – poésie – intimité – Jasmintime.
Abstract
This article springs from the discussion I had with philosopher Jean-Luc Nancy about my poetic output. The very experience of writing is questioned in the light of Jean-Luc Nancy’s key notions in his text, « Jasmintime », and in resonance with a few paragraphs taken from the philosophical work of Henri Maldiney. In the process, I query what has led me to envisage the staging of the poems and I analyse it.
Keywords: language – hand – voice – poetry – intimacy – Jasmintime.
Henri Maldiney, philosophe français dont la pensée est l’une des plus remarquables au sujet de l’art du XXème siècle, rappelle dans le premier texte de son tout dernier livre Ouvrir le rien, l’art nu :
Dante l’a dit inoubliablement : l’artiste est celui : « qui a l’abito del Arte
E man que trema »,
qui a l’habitus de l’art et la main qui tremble[1].
Dans le présent travail, cette idée de « l’habitus de l’art » sera abordée en résonance avec l’habitus de la langue ou des langues, parlées et écrites. Je souhaiterais, en effet, ramener « la main qui tremble » de la citation en question à une analyse de mon expérience de l’écriture de la poésie, avec un accent porté sur les poèmes composés en français. S’il faut préciser que le français n’est pas ma langue maternelle, il convient également de souligner que j’écris des poèmes depuis mon plus jeune âge.
Cette réflexion s’appuie sur le témoignage de mon expérience relative à l’écriture de la poésie, mais aussi et surtout sur une rencontre féconde pour interroger la réception. La rencontre entre la philosophie et la poésie que j’analyserai se centrera davantage sur cette rencontre que sur une mise en perspective de ma production poétique et de mon expérience de doctorante en philosophie. Celle-ci consiste en une série d’échanges que j’ai pu avoir au sujet de mes poèmes avec le philosophe Jean-Luc Nancy. Il les a, d’ailleurs, présentés et commentés dans deux revues différentes, l’une dédiée à la poésie[2], l’autre dédiée à la philosophie[3].
Dans la mesure où la notion d’« enquête[4] » rejoint celle d’« analyse », la publication d’une sélection de poèmes suivis d’un texte de commentaire peut constituer une voie intermédiaire pour faire entendre les poèmes en question. Plus encore, ce type de considération sur la poésie permet à l’auteur à la fois une prise de recul par rapport à sa production et un certain retour à la source de celle-ci. En fournissant les clés pour une analyse approfondie des poèmes, les éléments pour une problématisation théorique, un commentaire est d’autant plus réussi et marquant qu’il est délivré à partir d’une réception sensible. C’était mon impression par rapport à la réception de Jean-Luc Nancy de ma poésie. Certes, nos deux publications ont apporté une visibilité importante et une reconnaissance des poèmes commentés, mais elles ont surtout été un moteur d’inspiration et de conception de nouveaux projets artistiques.
Jean-Luc Nancy a construit son deuxième texte dédié à ma poésie, intitulé « Et Jasmina[5] » comme un enchaînement de scènes. Ainsi, il a commenté une sélection de cinq poèmes comme un ensemble composé de cinq scènes. Cela m’a amenée à penser une présentation de la poésie dans laquelle les poèmes se succèderaient telles des scènes qui défilent les unes après les autres. J’ai voulu, en effet, explorer ces formes de présentation de la poésie, aptes à construire tout un univers scénique à l’image des poèmes en mobilisant différents médiums artistiques. Mon propre commentaire des commentaires de Jean-Luc Nancy s’est alors concrétisé sous une nouvelle forme artistique, à savoir un projet de mise en scène de ma poésie, intitulé d’après son premier texte consacré à mes poèmes. Interprété par deux acteurs et cinq actrices dont moi-même, « Jasmintime[6] » a eu, jusqu’au présent, trois représentations :
En octobre 2017 à la Maison des Initiatives Étudiantes (MIE) de l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, dans le cadre de la Semaine de l’Étudiant ;
Une nouvelle contribution de Jean-Luc Nancy a eu lieu sous la forme de sa participation à la représentation elle-même à travers ses lectures qui ont été enregistrées parfois seulement de manière audio, parfois également en vidéo. À la sélection de poèmes déjà présentés dans son texte « Jasmintime », j’ai ajouté quelques autres poèmes pour les mettre en scène, dont l’un s’intitule « Le sang de Bois-ange[9] ». Il s’agit d’un dialogue poétique entre moi et la voix de mon père disparu. Le choix d’intégrer ce poème ayant été écrit peu après son décès est d’une importance cruciale : en effet, il clôt la représentation de « Jasmintime » et l’inscrit dans une autre idée motrice de ce projet, celle de rendre hommage à mon père. Jean-Luc Nancy et moi sommes tous les deux acteurs de cette scène du dialogue : moi, sur la scène ; lui, présent juste par sa voix, incarnant ces parties du poème où j’ai imaginé que mon père me parlait.
Si son texte de présentation de mes poèmes a pu contribuer à les faire connaître, sa participation à la représentation scénique de « Jasmintime » est telle qu’elle contribue à faire vivre mes poèmes. Il ne s’agit plus tant de sa réception d’une sélection de ma poésie que de sa contribution de vive voix à la réception d’une poésie. Dans sa double contribution à ce projet de mise en scène se cristallise, plus qu’ailleurs, la dimension sensible de son approche de la poésie.
Enrichie de ces nouvelles expériences en lien avec les trois représentations de « Jasmintime », j’ai choisi quand même d’entamer cette première problématisation de mon expérience artistique par le début : les poèmes.
La question de « l’habitus de l’art » et celle des circonstances de la vie qui sous-entendent l’habitus de parler – dans une langue, dans une autre ou, tour à tour, dans plusieurs langues, sont au cœur de mon interprétation de « man que trema » de la citation de Dante. La main peut déjà être tremblante dans ce contexte, car elle est émue de toutes les mues d’une langue. Plus encore, quand des mues naviguent d’une langue à l’autre, l’écriture poétique vibre sous le signe d’une expérience particulière à la fois de la langue et de l’acte créatif du poète. Il semble que le poète[10] renaît dans et avec chaque langue qu’il connaît.
« La main qui tremble » ne tremble pas ici à l’image d’une expérience troublante, mais à celle d’une expérience vibrante de tous les souffles coupés car traversés par des élans d’inspiration et de création, de tous les souffles repris par les surgissements du son et du sens sur un même cheminement d’expression. « La main qui tremble » est une main en acte, sous le rythme de la respiration et d’une libre circulation des sons et sens qui nous saisissent. Si la main du poète tremble, c’est parce qu’il est saisi, lui-même, dans son acte dont la trace est celle que la main laisse, la voix incarne et l’écoute garde.
Les mots qui viennent sont imagés par le même mouvement – pour ne pas dire le même tremblement, par lequel les images sont mises en mots. La question sur ce qui vient d’abord dans l’écriture de la poésie – image ou mot – ressemble à celle sur l’ancienneté de l’œuf ou de la poule. Les images et mots s’y articulent de telle manière que les plusieurs voies s’ouvrent à la compréhension du rôle de la voix pour la poésie. « La main qui tremble » sous le spectre de mon expérience de l’écriture est indissociablement liée à la voix. La voix est la main intérieure du poète. La voix est une matière invisible que travaille le poète. Elle porte au plus profond d’elle l’empreinte de tous ses souffles qui réclament et accompagnent l’émergence d’un poème. Autrement dit, un poème se déroule en partant de la voix poussée de l’intérieur du poète avant de parvenir à un écrit. De la langue dans laquelle vibre cette dimension-là de la voix dépend la langue des mots qui vont donner lieu à un poème. C’est la langue dans laquelle se forgent les « tremblements » de la main qui l’écrit. Puis, nous pouvons également penser au timbre de la voix par laquelle un poème se dit, une fois écrit, c’est-à-dire à la spécificité de la voix qui l’interprète. À la place de la « main qui tremble » vient ici « la voix qui tremble » pour, à la fois, réentendre un poème et le faire entendre. Quand Henri Maldiney définit la poésie comme « dialogue de voix à voix », il explicite une chose très importante par rapport à la lecture à voix haute d’un poème, de la manière suivante :
Là où il y a voix, il y a d’autre part écoute. Tout particulièrement dans une séquence poétique : elle s’entend mais, bien plus, elle s’écoute. Nulle part l’ouïr n’est aussi sensible et conscient de soi qu’à l’audition ou à la lecture d’un poème. Chaque mot demeure assez pour déployer sa présence hors d’attente dans l’espace accordé au ton des mots précédents. En ce sens la poésie est dialogue de voix à voix[11].
Toute analyse de la voix en lien avec la poésie deviendrait automatiquement, dans la perspective de Henri Maldiney, une certaine analyse de l’écoute, voire l’analyse d’une certaine écoute. Je dirais en effet qu’il y a déjà une écoute dans l’attention portée à ce qui cherche à se dire en poème. Ceci dit, je ne cherche comment dire qu’en étant à l’écoute de ce qui cherche à se dire. Cela ne veut pas dire que le poème naît tout simplement d’une écoute – ce n’est pas une dictée. Un poème naît plutôt du contact avec une certaine écoute, qui ouvre aussitôt une voie pour la voix. Est-ce que dans ce sens-là Henri Maldiney pense la poésie comme « dialogue de voix à voix » ? Pas exactement. Il précise, dans un autre paragraphe qui vient peu après celui déjà cité, la chose suivante :
Le monde est en dialogue avec lui-même, à travers la voix poétique. Cela signifie que la parole poétique n’est pas d’homme à homme mais d’homme au monde – comme est originairement la parole humaine qui fonde le langage et, en lui, la langue[12].
De même que « la main qui tremble » de la citation de Dante ne fait pas penser au tremblement ressemblant à celui d’un coupable pris en flagrant délit, l’écoute dont il s’agit dans le dialogue dont parle Henri Maldiney n’est pas celle qui fait littéralement penser aux échanges vocaux d’une personne à l’autre. Il s’agit plutôt d’une touche sensible de la langue au plus profond du poète et par la langue au plus profond de ses lecteurs. D’où ce rappel à l’origine de la parole humaine. Nulle part, peut-être, une main émue de l’acte ardent de la création n’est plus alliée à la voix que dans la poésie. Comme le feu qui, en traversant l’air du bas vers le haut, bifurque en plusieurs flambants, la flamme d’inspiration qui impulse l’écriture d’un poème s’élève du plus profond d’une écoute spécifique de ce qui me touche, ce qui m’interpelle et me fait vibrer en bifurquant en plusieurs sens. Ensuite, il y a une autre écoute, une écoute à être entendue de deux manières. D’un côté, elle est incarnée, non plus dans la conception, mais dans la réception, au sens de l’entendement, d’un poème. D’un autre côté, elle demeure dans une manière d’entendre « la voix poétique » qui est différente de celle que nous retrouvons dans le passage de Henri Maldiney, cité plus haut. La voix qui met en espace un poème de telle manière qu’il peut nous faire trembler, n’est-elle pas également une voix poétique ? Les liens entre l’audition d’un poème et l’action de celui ou de celle qui le dit font qu’ici l’écoute est plus marquée par la voix que la voix ne l’est par l’écoute. La question de la voix par laquelle la poésie s’interprète et la question de la voix du poète par laquelle le poème se fait, font de « la voix poétique » une question à double sens. D’ailleurs, même la question de la voix, tout court, de la voix en elle-même, devient facilement une question poétique à la lumière de ce que la voix exprime au fond.
Dans un entretien datant de l’année 2000, Matthieu Guillot pose à Henri Maldiney la question suivante :
Dans votre ouvrage L’art, l’éclair de l’être, dans un chapitre consacré à la poésie, vous parlez du ton d’un poème. Vous avez cette phrase : « Nulle part l’ouïr n’est aussi sensible et conscient de soi qu’à l’audition ou à la lecture d’un poème ». Est-ce que le poème est effectivement capable de vous faire entendre une voix, silencieuse, mais enfin vous entendez une voix, comme on peut entendre le timbre d’une voix dans la pièce d’à côté ou à la radio[13] ?
La réponse d’Henri Maldiney débute ainsi :
Non, je veux dire une voix, je ne veux pas dire telle ou telle voix. Dans la prose, je n’entends pas de voix. Si vous lisez un poème sur le ton où nous lisons un article de journal ou un article scientifique, le poème est ridiculisé, il n’en reste rien. Mais ce que je veux dire, voix, c’est ce qui s’élève du fond : qu’est-ce que c’est qu’au fond la voix, qu’exprime-t-elle de l’existence et de l’existant ? Il passe tout entier dans sa voix, pas seulement dans son timbre, mais dans ce que son timbre a de spécifique, ou d’individuel, et qui est lié à toutes les autres dimensions de sa voix[14].
Henri Maldiney ne répond pas ici depuis la perspective d’un poète. Réceptif à la poésie, attentif au ton d’un poème aussi bien qu’au rythme d’une lecture à voix haute, il réfléchit à la question de « la voix dans la poésie » en tant que penseur du « Sentir[15] ». Autrement dit, il réfléchit sur ce dont est capable le sentir spécifiquement humain dans et par la poésie et développe la question de la voix et celle de l’ouïr à la lumière de ses considérations sur la dimension pathique de l’existence[16].
Victor Von Weizsäcker, cité par Maldiney, définit le « pathique » en disant que « le pathique a deux caractères principaux : il est de l’ordre du subir et il est personnel[17] ». Nous pouvons dire que la voix humaine se caractérise par ces deux mêmes qualités ; elle est de l’ordre du subir et elle est personnelle. L’ouïr est du même ordre, et l’atmosphère relative à une écoute concerne de plus près la personne qui écoute. La dimension pathique de la voix humaine est précisément celle qui exprime « ce que son timbre a de spécifique, ou d’individuel[18] ». « La main qui tremble » de Dante retrouve un écho profond dans la voix qui vibre au rythme des tremblements inhérents au Sentir dans l’écriture poétique.
L’une des idées motrices de mon projet de mise en scène « Jasmintime » a été d’écouter mes poèmes, de les entendre de l’extérieur. J’ai voulu me séparer d’eux afin de créer une distance et une écoute autre que celle de ma propre voix. J’ai voulu les séparer de moi et les travailler comme une matière première, les mettre en mouvement, en sons, en images. L’univers de « Jasmintime » s’est tissé aux abords de ma propre introspection ; il est composé de situations vécues, de leurs ambiances et de leurs échos dans mes souvenirs. Les scènes défilent les unes après les autres comme des images vivifiées, sorties du texte pour accompagner le « dire ». Outre la mise en scène, j’interprète quelques poèmes dont le nombre total diffère d’une représentation à l’autre. Chaque fois, pourtant, j’interprète le poème inaugural : « Taka[19] » et le poème final : « Le sang de Bois-ange ». Ce dernier est, en effet, un dialogue poétique interprété par la voix enregistrée de Jean-Luc Nancy et par moi-même, en personne.
L’augmentation du nombre de mes poèmes composés en français m’a amenée à interroger plusieurs points de mon rapport à l’écriture et à ces poèmes.
Dans un premier temps, je me suis demandé si ces poèmes provenaient d’une familiarisation avec le français. Si la familiarisation avec une langue étrangère dépend d’une maîtrise assez solide de cette langue, toute pratique relative à la langue – celle de composition de poèmes incluse –, ne se retrouve-t-elle pas automatiquement sous l’influence de cette maîtrise ? Il s’agit d’un même « habitus de l’art » qui se réaffirme dans une autre langue. Cependant, le fait de pouvoir m’exprimer de manière spontanée et intime pour composer des poèmes en français, fut une grande nouveauté pour moi. En essayant à comprendre en quoi le ton et le style de mon écriture en français différaient du ton et du style de ma poésie en serbe, encore une autre question m’est venue : celle de la différence entre la langue en tant que substance, la langue en tant que matière et la langue en tant que médium.
Dans un deuxième temps, donc, je me suis demandée si mes poèmes, composés en français, ne tenaient pas encore à une autre source qui saurait éluder toute scission stricte entre la langue maternelle et la langue étrangère. Même mes tous premiers poèmes en français n’ont pas été issus d’un exercice volontaire de ma maîtrise de la langue française. Ils me sont plutôt venus pour témoigner sur ce que j’étais en train de vivre, sentir et penser. Sous ce prisme-là, mes poèmes m’ont paru comme ce en quoi la familiarisation avec le français s’est déroulée et comme ce en quoi ma maîtrise d’une langue étrangère s’est renforcée. Dans la mesure où mes relations amicales, amoureuses, etc., se déroulaient de plus en plus en français, mon habitus de l’art a intégré cette langue comme une nouvelle ancre-encrier.
Quant à ma famille, personne ne parle la langue française. La langue serbe est, ainsi, pour moi, une langue familiale par excellence, une langue littéralement de la famille. De plus, peu importe à quel point n’importe quelle autre langue nous devient familière, la langue maternelle revient toujours. Parfois, discrètement, quasi silencieusement et même d’une manière trop distante. Quelques fois, elle revient de manière explosive, ressort en tonalités qui colorent d’un seul coup ce qui est difficile à exprimer et peut devenir alors trop présente. De toute façon, reste l’impression que la langue maternelle est toujours déjà là, même si on ne la voit pas apparaître. Comme une nourricière, bien nourrie, elle ne délaisse pas.
Dans un troisième temps, je me suis rendu compte que mes poèmes composés en français m’ont libéré à l’égard de la mobilisation de tous les mots qui me touchaient, m’interpellaient, peu importe la langue d’où ils provenaient. Comme si la liberté et la confiance de m’exprimer en français – et la liberté est toujours une affaire de confiance –, me rendait plus attentive à la sonorité elle-même, plus réceptive à la résonance des paroles d’une langue à l’autre et même plus sensible à la forme plastique des mots. Je n’ai plus pensé qu’il me fallait bien maîtriser une langue pour me sentir libre d’employer ses mots, par-ci, par-là, dans un poème en français. Par exemple, le poème « Taka » démontre très bien cette dimension de ma poésie. Étant donné qu’il est long, j’ai choisi de n’en commenter qu’un extrait :
On dirait que les deux mots en allemand se jettent dans les bras de la langue française avant qu’elle ne retrouve le portugais du Brésil par un simple plaisir de l’entendre dire quasiment la même chose que ce qui a été prononcé juste avant. Ensuite, comme s’il y avait un temps de deux différentes transitions – « depuis la poésie, il accède à la prose, depuis la prose à l’arrêt-forêt » –, avant que le temps ne devienne pure sonorité d’aiguilles qui battent depuis une horloge. On y voit bien une libération des sonorités de telle sorte que la poésie retrouve ses alliances les plus profondes avec la musique. Les formes des mots qui se succèdent – « Versprochain » et « Vers prochain » –, aussi bien que la tonalité de ces sons qui amènent une atmosphère particulière – « de todas as coisas do mundo » –, permettent une expérience quasiment plastique de ce poème. Je l’ai écrit au cours d’une année d’étude en Allemagne (2015), durant laquelle j’ai fréquenté une amie brésilienne.
Le choix qu’un mot soit employé en une langue autre que française, vient parfois d’autres choses, plus relatives à une signification fixe. Il peut provenir d’un simple besoin de garder ensemble et transmettre à la fois le son et le sens d’un mot en lien avec un souvenir concret ou une actualité permanente. Le poème « Tata[23] » a un titre en serbe, même si je l’ai écrit en français. « Tata » veut dire « papa » en serbe. Je l’ai écrit en étant en Serbie, aux côtés de mon père, qui est décédé quelques jours plus tard (2013). Il était hors de question pour moi de nommer ce poème « Papa ». Je n’ai jamais dit à mon père « papa ». Je l’ai depuis toujours appelé « tata ». Dans un autre poème « J comme S », j’emploie un seul mot en serbe qui réunit bien une certaine sonorité que je trouve très belle, une particularité par rapport à la langue française et une signification correspondant à ce que j’ai voulu exprimer en français. Il s’agit de vers situés à la fin du poème où je dis : « Il te faudrait de la Živa Joie[24] ». « Živa » en serbe, veut dire : vivante, vive. La lettre « Ž » de l’alphabet serbe se prononce de la même manière que la consonne « J » dans les mots français tels que « jasmin » ou « jeu » [ʒ]. « Živa Joie » est l’un de ces moments de ma poésie où le sens embrasse le son en deux mots qu’on ne s’attendait pas à voir ensemble.
Un quatrième point que j’aimerais aborder concerne les mots valises[25]. Ils sont assez présents et parfois portés, eux aussi, par la fusion de mots en différentes langues. Dans le poème déjà mentionné « J comme S », nous retrouvons le mot espagnol « ojo » (l’œil) et le nom du philosophe Baruch de Spinoza dans le mot valise : « SpinoJo ». Un autre poème intitulé « Intimide » a été également publié sous le titre « Intimidité[26] ». Dans cette fusion d’« intime » et de « timide » et surtout dans celle de « intimité » et de « timidité », nous retrouvons encore l’écho d’un autre mot-valise mis en place dans le poème « Lettre ouverte à Derrida » qui finit ainsi :
On pourrait facilement ne pas remarquer un clin d’œil à la « timidité » dans cette fusion des mots « amitié » et « intimité ». Il est vrai, pourtant, que le poème « Intimide » est plus ancien que celui dédié à Derrida et que cet aspect de la timidité a été très important dans mon adresse à ce dernier.
D’où et comment me viennent ces mots valises ?
S’il fallait imaginer une boussole qui me guide dans l’écriture de poèmes en français, elle ne devrait pas être moins sonore que bien remplie d’images, de notions silencieuses et d’idées. Elle serait multilingue et émettrait également différents bruits. Elle serait aussi fort marquée par mon parcours en philosophie pour ne pas dire bien équipée, dans certaines de ses fonctionnalités, d’outils du travail conceptuel. Il me semble que l’émergence de tant de mots valises tient à ce dernier, y trouve un appui ou une sorte du courage.
L’écriture de la poésie dans ma langue maternelle devenait une pratique de moins en moins vive et constante à mesure qu’un travail intellectuel dans le cadre de mes études en philosophie devenait de plus en plus actuel. Le moment où je continue à poursuivre des formations académiques en philosophie, mais dans une langue étrangère est celui à partir duquel s’ouvre un nouveau chapitre. C’est là où se rencontrent à nouveau, mais aussi d’une nouvelle façon, la poésie et la philosophie dans mon expérience d’écriture. La question qui s’est posée, dans ce dernier temps, a été justement relative à la production. J’ai senti un plaisir immense dans ce retour de la poésie – ou à la poésie –, mais le fait qu’il se déroulait en français m’a rendue perplexe devant ma production poétique, elle-même. Tout en étant de moins en moins surprise par mes poèmes composés en français, il y avait de plus en plus en eux quelque chose qui m’a dépassée. J’ai voulu comprendre cela. Comme si j’avais voulu entendre ces poèmes par les oreilles des francophones natifs. Pour le plaisir de partager, mais également en quête d’un recul critique sur ma production poétique en français, j’ai commencé à présenter mes poèmes aux autres. Régulièrement à l’occasion des soirées amicales, souvent dans le cadre des scènes ouvertes à Toulouse, je l’ai également fait pour un projet nommé « Philo-performance », mené à l’époque par mon directeur de thèse Jean-Christophe Goddard à l’Université Toulouse 2. Après avoir éprouvé une réception plutôt favorable de mes poèmes, je ne comprenais toujours pas complètement leurs effets. J’ai eu envie de plus. J’ai eu envie d’un avis extérieur à mon entourage. J’ai eu envie d’un avis aussi exigeant que juste, aussi enclin à la philosophie que réceptif à l’art et enfin, aussi sensible que respectueux à « l’habitus de l’art ». Ma main s’est mise à trembler, mais j’ai réalisé l’idée qui m’est venue clairement à ce propos. J’ai écrit à Jean-Luc Nancy et lui ai demandé de lire mes poèmes pour me faire un retour.
Le titre que Jean-Luc Nancy a donné à son texte, rédigé en 2016 et paru la même année en guise de présentation de mes six poèmes, publiés dans la Revue Po&sie n° 156, était fort marquant. En lui, déjà, se laissent bien résumer les quatre questions clés que cet écrit engendre.
Premièrement, Jean-Luc Nancy fait un clin d’œil au nom propre et un appel à l’acte de nommer. Il dégage des liens entre les caractéristiques propres à ma production poétique et ce en quoi il perçoit mes traits personnels. Il n’hésite même pas à parler d’une ouverture propre à ma personne. Il dit ainsi : « Un grand lointain, voilà vers quoi et depuis quoi s’ouvre l’ouverture jasminienne[28] ». Aussi abondante en traces de situations réellement vécues, aussi marquée par des expériences personnelles soit-elle, cette poésie reste ouverte. En elle se joue, s’exprime, se réfléchit, se déploie, se mesure le propre de la vie du poète, mais pas seulement. Dans son texte « Une phénoménologie à l’impossible : la poésie », Henri Maldiney se prononce au sujet de la poésie, de manière suivante :
Mais la chose qui est appelée en poésie n’est pas l’objet polaire intentionnel dont l’unité du sens est progressivement confirmée par la synthèse de l’expérience. Elle exige d’être rencontrée. L’impuissance à la dire atteste qu’elle transcende l’horizon de la signification. Cependant cette situation n’aurait rien de proprement poétique si la parole n’y apparaissait se déchirant elle-même, pour faire retour, à travers la rumeur, à la nomination[29].
Cette exigence de rencontrer « la chose qui est appelée en poésie » précède le poème et véhicule, en effet, l’appel auquel le poète répond en se faisant surprendre lui-même par ce qu’il va en ressortir. L’impuissance à dire « la chose qui est appelée en poésie » est, en effet, une impuissance à la dire de manière préalable à l’acte de l’écrire, lui-même d’autant plus puissant. Henri Maldiney s’en explique d’un point de vue phénoménologique, comme un penseur qui médite, ressent et analyse. Depuis la perspective d’un poète, il semble bien que la poésie ne fait pas seulement ressortir les expériences passées du poète, mais le fait sortir lui-même d’elles. Le nom propre du titre de Jean-Luc Nancy est bien là où il l’est justement comme ce rappel au propre de la poésie. Le nom propre n’y est pas seul, car il semble que Jean-Luc Nancy ne se satisfait ni de l’appel au propre, ni du rappel au nom. Il veut plus. Il nomme et fait renom d’un prénom. Dans « Jasmintime » s’articulent ainsi l’expérience d’une personne et l’acte propre à la poésie. D’un côté, Jean-Luc Nancy commence son texte de présentation de la manière suivante :
Ce que font les poèmes de Jasmina Jovanović relève d’abord de l’intimation. C’est-à-dire de la profération d’un ordre, d’un commandement impératif et exécutoire sans délais. Il y a un caractère public dans cet impératif ; ça s’adresse à tous[30].
En ce « commandement impératif » et ce « caractère public » qu’il détecte dans mes poèmes, résonne un écho spécifique de deux considérations d’Henri Maldiney en lien avec la poésie : « Nommer c’est appeler[31] » et « L’acte de nommer est universel[32] ». D’un autre côté, Jean-Luc Nancy insiste sur l’ouverture par où il s’agit de passer pour suivre ces poèmes. Voire par où il s’agit de se poursuivre soi-même pour s’ouvrir à une poésie.
Deuxièmement, Jean-Luc Nancy fait un clin d’œil au mot anglais « time » /’taim/ et pose ainsi la question de la temporalité. Il s’agit de ce en quoi les poèmes sont imprégnés de tout ce qui m’a interpellé dans des différents temps pour qu’ils aient lieu tels qu’ils sont. Apte à mettre en diapason les différentes étapes et épreuves de la vie, chaque poème composé marque également un point dans le temps qui est tout nouveau, frais. On peut entendre « Jasmintime » comme on entendrait l’eau bruissant depuis un puits gardien de différents temps vécus, depuis un puits auquel je reviens régulièrement pour me ressourcer et pour le ressourcer. Quand je vais m’y ressourcer, c’est moi qui décide. Quand je vais le ressourcer, c’est lui qui le réclame. Il est plus que moi et moi, je suis plus que lui. De même que « Jasmintime », sous le prisme du mot anglais « time », peut référer à un corpus de mes poèmes déjà composés, il peut également porter en lui une manière de lui revenir et de penser le rapport à la temporalité de l’écriture poétique. Plus encore, le temps relatif à « Jasmintime » fait également penser au temps des jasmins – de floraison du jasmin –, à une période de l’efflorescence et à un moment d’aboutissement. Si je considère la publication avec Jean-Luc Nancy comme un point dans le temps qui fut un événement pour moi – un événement autre que celui qui fait déjà chaque poème auquel je tiens –, je devrais penser notre publication à deux sous l’idée du « kairos ». « Jasmitime » y devient le nom d’un fruit du saisissement d’une opportunité au bon moment, aussi bien qu’une sorte d’aboutissement, d’une mise en valeur des fruits de ma pratique. Rendue visible, ma production poétique émet symboliquement des odeurs de la fleur dont je porte le prénom, parce qu’elle m’expose et se rend accessible aux autres, se fait sentir. Même si Jean-Luc Nancy parle beaucoup d’un accès et d’une ouverture en lien avec mes poèmes, il insiste surtout et sans cesse sur un aspect de l’intimation. Il dit :
L’intimation est puissante, elle veut être reconnue comme première. Elle ne tolère rien qui lui précède. Ni sans doute qui lui succède[33].
Comment le comprendre ? Peut-être, sous le prisme de deux temps qui se retrouvent par kairos – un temps d’avant qui garde tout ce que je devais dire ainsi et pas autrement et un temps d’après où « pourquoi devoir dire ainsi et pas autrement ? » est devenu un objet de réflexion. L’écriture de la poésie, elle-même, a un côté extrêmement autoritaire au sens où elle pose ses propres règles, rythmes et seuils. D’ailleurs, les questions de savoir à qui je parle en écrivant un poème et d’où je parle, déterminent souvent le « comment ». C’est justement là, que le « time » de « Jasmintime » à travers « intimation » devient une question intime ou un clin d’œil à la notion d’« intimité », si présente dans mes poèmes.
Troisièmement, nous avons ce rapport à l’intime qui nous permet, par « Jasmintime » d’entendre « Intimement, signé Jasmina » ou « Jasmina intimement ». D’ailleurs, Jean-Luc Nancy l’exprime très bien quand il dit :
L’origine est ouverte : ce n’est pas un point, c’est une voix, une bouche, un souffle et tout ce qui bruisse et bruit comme les arbres et les bras.
C’est intime et intimidant comme tout ce qui est intime et parce que ça intime aussi : ça dit chut ! écoutez ! ne riez pas, même si moi, je ris ! ou bien souriez, mais discrets[34] !
Le ton impératif qu’il analyse comme propre à ma poésie s’explique, en effet, par cette importance attribuée à l’intimité. Tout ce que j’y investis de mon intimité, je le fais à la fois vivement et intimement. Il ne s’agit pas d’une sorte d’exil dans mes profondeurs les plus intimes, mais plutôt d’un regard posé non moins sur ce que j’ai vécu, vu, senti et pensé que depuis tout cela. Sur qui ? Sur quoi ? Surtout sur tout.
La fameuse formule d’Eschyle, tant de fois citée par Henri Maldiney : « πάθει μάθος » – « Pathei Mathos » – « l’épreuve enseigne » (Eschyle, Agamemnon, vers 177)[35], m’a aidée ou plutôt, guidée pour mieux comprendre d’où venait ce ton d’« un commandement impératif et exécutoire sans délai » dans mes poèmes. L’enseignement en question s’éprouve intimement au sens où il se vit – il est vécu du plus près d’une situation, d’un contexte de la vie, d’une relation. L’intimité ne relève pas ici de quelque chose que nous faisons tout seuls – d’une expérience par laquelle nous nous abstenons de toute relation avec autrui. Il est vrai qu’elle est ce qui nous reste quand tout le monde part et que là, elle peut écrire de sa propre plume. Toute seule et pour autant, pas sans rien ni sans personne. La dimension intime de l’écriture de la poésie est celle qui parvient à faire d’un poème lui-même un intime : qui nous sauve ou, au moins, qui nous parle, nous écoute. J’ai trouvé que Jean-Luc Nancy a bien saisi ce sens de l’intimité qui est souvent en lien avec l’humour dans mes poèmes. L’humour vient comme un élément salutaire, car il vient faire rire là où la douleur paraît trop sérieuse, et la souffrance risque de devenir une suspension. Le poème « Hier[36] » qui ne figure pas parmi les poèmes que Jean-Luc Nancy a commentés est marqué d’une ambiance à l’image de ses mots : « ne riez pas, même si moi, je ris ! ou bien souriez, mais discrets[37] ! ».
Au moment où j’ai décidé de mettre en scène les six poèmes avec les extraits de son texte de présentation, j’ai eu beaucoup d’images et d’autres poèmes qui me sont venus pour appuyer cette démarche, compléter l’ambiance, contribuer de leur corps à la construction d’un univers scénique. Je n’ai pas su quel nom donner à ce projet. Je n’ai même pas su sous quel nom présenter ce à quoi ce projet tendait dans sa forme finale. Lors de la première représentation, il a été annoncé comme « work in progress » ; lors de la deuxième, comme « performance artistique », et enfin, lors de la troisième, dans le cadre d’un festival de théâtre, comme un « spectacle multilingue ». Chaque fois sous le nom de « Jasmintime ».
Au début ou mieux, avant le début, j’ai pensé à un tout autre titre, en lien direct avec l’idée de rendre hommage à mon père, mais aussi d’en annoncer un futur projet où je ferais le même pour ma mère. C’était : « Maman, Papa, Bonsoir ! ». Ce titre, en désignant mes parents comme mes destinataires, m’a paru, pourtant, tellement explicite que dérangeant. Une autre idée qui m’est venue était « Jasmintime ». Le titre n’était pas mien, mais il était pour moi. Il y avait également ici quelque chose qui m’a paru aussi explicite que dérangeant, mais d’une toute autre façon. J’ai écrit à Jean-Luc Nancy pour lui demander son avis. Un titre avec « Mama, papa » ne lui a pas du tout plu. Il m’a expliqué pourquoi en disant, entre autres choses, ceci :
C’est – littéralement – puéril et il y trop aujourd’hui de goût pour une certaine puérilité. Dans tes textes, il n’y a rien de tel – mais isolé comme titre c’est pour moi plutôt rebutant[38].
Le choix final du titre a été fait ! De plus, il y a une richesse sonore que « Jasmintime » engendre en ses multiples manières d’être prononcé en fonction de ce qui va être mis en avant. Ainsi, il résume à sa manière l’enjeu multiple de la sonorité dans mes poèmes. Le mot « jasmin » se prononce d’une autre manière en langue serbe qu’en langue française. La prononciation du « Jasmin » en Serbie correspond à celle du prénom « Yasmine » en France. Le son de la lettre « J » dans l’alphabet serbe est, en effet, celui de la semi-consonne [j] dans les mots français tels qu’« abeille », « travail », « bille » ou « œil ». Il s’agit également de se décider entre la prononciation du mot anglais « time » : /’taim/ et la prononciation de « intime » en français : /ɛ̃.tim/ en lien avec les mots « intimité » et « intimation ».
Selon la prononciation adaptée, intégrée à la mise en scène, nous disons « Jasmintime » en fusionnant la phonétique de « jasmin » en serbe avec la phonétique de « time » en anglais. Ici toujours, les sonorités relatives à la poésie naviguent entre « un acte de nommer » et « une pratique d’appeler » et déterminent la poésie comme une affaire de musique. La dimension sonore dans la composition de poèmes est, à mon sens, une dimension avide d’écriture et apte à charger l’écriture elle-même d’encore une autre avidité de quelque chose de plus, en terme de mouvement. C’est la quatrième clé qui ouvre plusieurs portes : la sonorité. C’est de la poésie que proviennent, à mes yeux, la musique, la danse, la peinture, le cinéma… Et avant tout, peut-être, le chant. La voix. La voix nue et la main qui tremble. En enchaînant les différents mots qui paraissent d’un bout à l’autre de mes poèmes, Jean-Luc Nancy explicite la chose suivante :
Ce qui fait beaucoup dans ces poèmes où souffle tout toujours, humour, amour, et vous et foudre pour, rouge, sourd et coup se disputent la peau douce qui est celle de la vie. Cette glose est-elle admissible ? Pourquoi pas si la poésie plus que tout est affaire de sonorité. Si elle naît dans la résonnance d’une langue qu’il s’agit moins de parler que de faire entendre[39].
À la tonalité diffusée à partir des sons et sens de mots s’ajoute toute une dimension sonore de la poésie qu’il s’agit moins d’intégrer par le biais de la langue que d’entendre comme une composition quasi musicale. Si « la poésie plus que tout est affaire de sonorité », la question de « la voix en poésie » se pose en terme de musicalité de la parole poétique et s’ajuste comme une question relative à la musique. Dans un de ses ouvrages récents, Jean-Luc Nancy rappelle ceci :
Seule la musique porte au singulier le nom pluriel des Muses. On n’y fait pas attention. Pas plus d’ailleurs qu’au nom du Musée. Quand on parle de « la Muse » (ce qui ne se fait presque plus), il s’agit toujours de celle du poète. La qualité muséique circule de manière mal déterminée, comme un fantôme qui hante un domaine lui-même aussi dispersé que distinct de tout autre[40].
C’est ainsi peut-être que j’ai eu parfois l’impression d’un redoublement par rapport à l’idée-même de rendre ma poésie sonore dans le travail de sa mise en scène. Il s’agissait plutôt de lui ouvrir – ou lui donner l’accès à – un espace scénique à l’image de son univers. Il s’agissait de rendre ses sonorités présentes dans l’air et d’en vivifier les images, de les faire jouer comme les scènes qui me venaient. Dans ce projet de faire vivre mes poèmes sur scène il y avait quelque chose à la fois muséale et musicale ; les fantômes et muses, ensemble. En tant qu’actrice, je me suis posée de nombreuses questions qui ont été cette fois-ci moins liées au « souffle coupé » et à la respiration de l’auteur qui écrit en poète qu’à la prononciation et à la diction de l’interprète. Dans le travail de la scénographie, je me suis beaucoup amusée et investie pour amener des éléments à faire entendre autrement que par dire.
Le travail de toute l’équipe[41] qui a accompagné et porté, voire incarné ce projet de m’aventurer avec la poésie dans les arts de la scène mérite une présentation à part entière et fera l’objet d’un futur article. Dans cette première problématisation délibérée de mon expérience artistique, je me suis concentrée sur les questions relative à la poésie comme à mon « habitus de l’art ». Les poèmes auxquels je me réfère sont disponibles en ligne et constituent un support indispensable à la lecture de cet article.
« Jasmintime » est, pour moi, le nom de ce point où s’articulent la rencontre entre la poésie et la philosophie et la conception d’une mise en scène. Les quatre questions dégagées à partir du texte « Jasmintime » – du rapport au nom propre, de l’intime, du temps, voir du rapport au temps et de la sonorité –, peuvent constituer, à mes yeux, un carrefour de défis pour tout auteur qui met en scène sa propre production. Il la (ex)pose à la lumière d’une production collective et l’investit comme le noyau d’un nouveau fruit. Ainsi, « la main qui tremble » dans la citation de Dante me revient à l’image d’une main émue de sa direction d’un spectacle vivant à partir de ses propres compositions.
Avec « Jasmintime », mon exploration du monde et de la vie par les vers s’est prolongée en une expérience d’exploration de la scène par la poésie. La porte derrière la scène – ou les scènes – de la composition de poèmes s’est ouverte, non comme un livre, mais comme l’espace d’un spectacle vivant qui démarre. La question envahissante d’espace s’est cristallisée en celles du jeu et de la scène. La performance est là. Le théâtre, aussi. Les visages de deuils et les cérémonies d’hommage, également. Il nous fallait jouer, en quelque sorte, des rôles délivrés à partir des poèmes, distribués par la poésie elle-même. Il nous fallait jouer des poèmes. Ainsi, je suis devenue une sorte de corpus pour ma propre poésie et la dirigeante d’un défilé de scènes à son rythme à elle. C’était difficile. C’était riche. Enfin, je rejoins Jean-Luc Nancy dans son témoignage sur son affinité au théâtre quand il précise la chose suivante :
Aussi le théâtre est-il pour moi plus à jouer qu’à regarder. J’ai toujours voulu jouer au théâtre. Je l’ai fait adolescent, je ne sais plus du tout comment j’y suis venu mais j’ai voulu monter une pièce avec des camarades, et nous l’avons fait. Ensuite j’ai tenu à me faufiler comme figurant dans les mises en scène de Hölderlin et Euripide par Lacoue-Labarthe et Deutsch. Je donne ces détails pour vous faire sentir ce qui m’a poussé, et qui me pousserait encore si j’avais l’occasion. C’est justement l’expérience d’entrer dans un rôle. Au cinéma, cette expérience est relativisée car on peut – ou on doit – reprendre la scène. Au théâtre, passé les répétitions, c’est sans appel : il faut y aller, il faut soudain paraître à la vue du public[42].
Je me suis plongée dans l’expérience de mise en scène comme si je voulais entrer dans le rôle de mes poèmes. C’était riche. C’était difficile. Il est vrai pour autant que j’ai toujours voulu, moi aussi, jouer au théâtre. D’ailleurs, l’idée a été que Jean-Luc Nancy soit avec nous au jour de la représentation. En raison de quelques empêchements pour ce faire, nous ne l’avons vu qu’en vidéo et entendu en audio, mais il y a du jeu, il y a de la performance dans toute contribution volontaire à un spectacle vivant. De même que Jérôme Lèbre rappelle l’étymologie du mot « performance » – « mais, c’est un vieux mot français, parformer, qui signifie parfaire une forme[43] » –, Jean-Luc Nancy souligne à propos de ce même terme la chose suivante :
Il y a de la performance dans tous les arts : chaque fois vient un sens immanent à une forme sensible, conformé en elle, infusé en elle[44].
La scène ne permet-elle pas d’explorer précisément ce caractère performatif existant dans tous les arts ? De même qu’il y a de poèmes que j’ai composés en chantant[45], j’ai réalisé pour de vrai une série de dessins dont je dis un mot dans le poème « Le sang du Bois-ange ». L’idée selon laquelle il peut y avoir plusieurs arts articulés dans une même performance artistique ou dans une seule pièce de théâtre[46], est une idée fort séduisante et suggestive pour penser la création et la réception. Je dirais que c’est ainsi qu’une rencontre entre la philosophie et la poésie m’a amené à la conception d’un projet de mise en scène, situé lui-même à la croisée d’un projet de théâtre et d’un projet de performance.
[1] Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Éditions Les Belles Lettres, Collection « encre marine », 2010, p. 11.
[2] Jasmina Jovanović, « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy « Jasmintime » », Revue Po&sie n°156, Paris, Éditions Belin, 2016, pp. 67-72.
[3] Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », Eikasia Revista de filosofia n°77 [en ligne], Ovidio, Eikasia Ediciones, 2017, pp. 461-467, disponible sur http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf
[4] Ce travail est issu de ma contribution à la 13ème Journée d’étude interdisciplinaire des doctorant.e.s du laboratoire LLA-CRÉATIS « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception » (Panel 4 « L’enquête de soi et d’autrui), qui a eu lieu le 30 novembre 2018 à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès.
[5] Jean-Luc Nancy, « Et Jasmina » in Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », op.cit., p. 465-467, texte disponible sur http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf
[10] Pour simplifier l’écriture et faciliter la lecture, j’ai choisi d’employer les mots « poète » et « auteur » pour en référer également à « poétesse » et « auteure ». Je dois avouer que j’adhère également, par-là, à une pensée de la grande écrivaine brésilienne, Clarice Lispector, selon laquelle : « Aussi féminine que soit la femme, celle-ci n’était pas une écrivaine mais un écrivain. Un écrivain n’a pas de sexe ou mieux, il en a deux, en doses différentes bien sûr. » (Citée par Claire Varin, Clarice Lispector-Rencontres brésiliennes, Éditions Trois, Laval Québec, 1987, p. 50).
[11] Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012, p. 61.
[13] Matthieu Guillot, « Entretien avec Henri Maldiney », Revue Henri Maldiney L’Ouvert N° 5, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2012, p. 88.
[15] En suivant l’exemple d’Erwin Straus (1891-1975), neuropsychiatre et chercheur allemand installé aux États-Unis, Henri Maldiney emploie le verbe « sentir » en substantif – Le Sentir (Cf. Erwin Straus, Du sens des sens Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2000). Cet infinitif substantivé – « Le Sentir » – est une de ses notions clés. Erwin Straus considère « le sentir » comme mode de communication avec le monde (Cf. Erwin Straus, Du sens des sens, op.cit.). Henri Maldiney reprend cette détermination du sentir et la développe sous les différentes formes d’un bout à l’autre de toute son œuvre philosophique. Par exemple : « Le Sentir est la communication avec le monde » (cité selon Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Éd. Klincksieck, 2003, pp. 29-30) ; « Le sentir est communication symbiotique avec le monde » (Cf. Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 2007, p. 276.) ou « Le sentir est communication sym-pathique avec le monde » (Ouvrir le rien, l’art nu, op.cit., p. 139).
[16] Henri Maldiney emploie le terme du « pathique » en écho du verbe grec « patein » (« subir ») de la parole d’Eschyle : « Pathei Mathos » (« πάθει μάθος ») : « l’épreuve enseigne », « apprendre par l’épreuve » (Cf. Eschyle, Agamemnon, vers 177). Il considère « la dimension pathique » d’abord en résonnance avec l’œuvre de Viktor Von Weizsäcker (1886-1957), médecin et philosophe allemand, qui oppose « le pathique » à « l’ontique » et problématise « le mode pathique d’existence » d’un point de vue de la vie (Cf. Victor Von Weizsäcker, Anonyma, Bern, A. Franck, 1946). Cependant, c’est surtout à partir de la distinction faite par Erwin Straus entre « le moment pathique » et « le moment gnosique » de la sensation (Cf. Erwin Straus, « Les formes du spatial », Figures de la subjectivité, sous la direction de Jean-François Courtine, Paris, CNRS Éditions, 1992, pp. 14-49) que Maldiney déploie ses propos sur la dimension pathique d’existence humaine comme une dimension d’existence à part entière, inhérente au Sentir.
[17] Cité selon Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2007, p. 258.
[18] Matthieu Guillot, « Entretien avec Henri Maldiney », op.cit., p. 88.
[22] « De todas as coisas do mundo » : « de toutes les choses du monde » en portugais.
[23] Initialement paru in « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit. p. 69., ce poème a été repris et publié en version bilingue français-espagnol in Jasmina Jovanović, « Poemario », trad. Ángel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°3, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2016, pp. 242, 243, disponible sur :
[24] Le poème « J comme S » a été, d’abord, édité in Jasmina Jovanović, « Poèmes », RevueNunc N°35, Clichy, Éditions de Corlevour, 2015, p. 24, repris in « Six poèmes, présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit. p. 71, et est disponible en ligne in « Poemas. El comienzo eterno », op.cit., pp. 26-27.
[25] Les mots valises sont des mots inventés, créés à partir des différents mots déjà existant. Selon la détermination figurant sur le site du CNTRL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), le mot-valise est « création verbale formée par le télescopage de deux (ou trois) mots existant dans la langue », https://www.cnrtl.fr/definition/mot-valise). Selon la définition du Dictionnaire de français Larousse en ligne, le mot-valise est un « mot résultant de la réduction d’une suite de mots à un seul mot, qui ne conserve que la partie initiale du premier mot et la partie finale du dernier (par exemple franglais) », https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mot-valise_mots-valises/52839.
[26] Initialement paru sous le titre « Intimidité » en version bilingue français-anglais (traduit en anglais par Àngel Alvarado Cabellos : « The Intimidacy ») in Jasmina Jovanović, « Poemario », Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°2, Éd. Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, Bogota, 2015, p. 84, ce poème a été repris sous le titre de « Intimide » in « Six poèmes, présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit., p. 70. Poème disponible sur : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/11155/11962
[27] Jasmina Jovanović, « Poèmes », RevueNunc N°35, op.cit., p. 23, repris in Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », op.cit., pp. 463, 464, disponible sur : http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf
[35] Cette traduction de « πάθει μάθος » est régulière chez Henri Maldiney. Même si nous retrouvons la même formule d’Eschyle traduite différemment au début de l’un de ses tout premiers textes « La dernière porte » – « Pathei mathos. La souffrance enseigne » (Cf. Henri Maldiney, In media vita – Suivie de La dernière porte, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012) –, dans tant d’autres textes, Maldiney reste fidèle à « l’épreuve enseigne ». Par exemple, dans son article, bien connu, de l’année 1961, intitulé « Comprendre », Henri Maldiney déclare : « Au moment pathique s’applique intégralement la parole d’Eschyle « πάθει μάθος » l’épreuve enseigne. Non par raison, mais par sens » (Cf. Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012, p. 111) ou dans un autre, moins connu, où il précise : « « Pathei mathos » : l’épreuve enseigne. Le sentir est à l’origine de toutes. En lui nous faisons l’épreuve d’être là… à quelque chose comme un monde » (Cf. Henri Maldiney, « Contribution de Roland Kuhn à la mise en évidence de la dimension esthétique dans l’expérience phénoménologique existentielle en psychiatrie clinique. Aspects philosophiques », Revue Henri Maldiney L’Ouvert, N°2, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2009, p. 40).
[38] Jean-Luc Nancy dans sa lettre datant du 9 mars 2017.
[39] Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy ‘Jasmintime’ », op.cit., p. 67.
[40] Jean-Luc Nancy, Jérôme Lèbre, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Bayard Éditions, 2017, p. 142.
[41] Le projet de mise en scène de ma poésie « Jasmintime » a été soutenu par la Compagnie de la Veille Dame, Université Toulouse 2 (FSDIE, ERRAPHIS), Université Fédérale Toulouse Midi-Pyrénées et Cave Poésie. « Jasmintimé » est interprété par Erika Natalia Molina Garcia, Jasmina Jovanović, Johanna Médina, Malaury Goutule, Maëlla Blanchard, Thomas Niklos et Raimundo Villalba (sur scène) et par Jean-Luc Nancy, Ine et Franck Van Helfteren (en vidéo).
[42] Jean-Luc Nancy, Jérôme Lèbre, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Paris, Bayard Éditions, 2017, p.168.
[45] C’est le cas, par exemple, du petit poème-chant composé en espagnol lors de mon voyage au Pérou en 2014. Il apparaît dans le teaser « Jasmintime » [vidéo en ligne], disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=-ZKQ7dtmcv8
[46] Pour approfondir les questions relatives à la mise en parallèle des représentations théâtrales et des spectacles performances à la scène contemporaine, je renvoie à Joseph Danan, Entre théâtre et performance, Éditions Actes Sud – Papiers, Arles, 2016.
DONAN Joseph, Entre théâtre et performance, Arles, Éditions Actes-Sud, 2016.
MALDINEY Henri, Ouvrir rien, l’art nu, La Versanne, Éditions Les Belles Lettres, Collection « encre marine », 2010.
MALDINEY Henri, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.
MALDINEY Henri, Regard, parole, espace, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.
MALDINEY Henri, In media vita Suivie de La dernière porte, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.
MALDINEY Henri, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 2007.
MALDINEY Henri, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003.
NANCY Jean-Luc, LÈBRE Jérôme, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Paris, Bayard Éditions, 2017.
STRAUS Erwin, Le sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Éditions Jérôme Millon, 2000.
VARIN Claire, Clarice Lispector-Rencontres brésiliennes, Laval Québec, Éditions Trois, 1987.
ARTICLES :
GUILLOT Matthieu, « Entretien avec Henri Maldiney », Revue Henri MaldineyL’Ouvert N°5, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2012, p. 79-95.
MALDINEY Henri, « Contribution de Roland Kuhn à la mise en évidence de la dimension esthétique dans l’expérience phénoménologique existentielle en psychiatrie clinique. Aspects philosophiques » (CRK – 1992), Revue Henri MaldineyL’Ouvert N°2,Roland Kuhn, Henri Maldiney : une rencontre, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2009, p. 37-72.
MALDINEY, Henri, « Une voix, un visage », Revue Henri MaldineyL’Ouvert N°3Art, clinique et rythme, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2010, p. 11-39.
JOVANOVIĆ Jasmina, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanovic. Commentés par Jean-Luc Nancy », EikasiaRevista de Filosofia n°77, 2017, p.461-467, PDF [en ligne], URL : http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf, consulté le 20 mai 2019.
JOVANOVIĆ Jasmina, « Poemario », trad. Angel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°2, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2016, p. 238-245, PDF [en ligne], URL : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/13182/13648, consulté le 20 mai 2019.
JOVANOVIĆ Jasmina, « Poemario », trad. Angel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°3, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2015, p.84-86, PDF [en ligne], URL : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/11155/11962, consulté le 20 mai 2019.
Liens vers les sites consultés pour les trois représentations de « Jasmintime »
Daniel Estevez est professeur HDR à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse. Il est architecte DPLG, ingénieur CNAM en informatique fondamentale. Coordinateur scientifique du groupe Art, Architecture et Conception [AAC] Laboratoire de Recherche en Architecture ENSA Toulouse issu de l’ancien laboratoire Li2a de l’école d’architecture. Depuis 1995, son domaine de travail scientifique concerne les domaines suivants : étude des pratiques de conception en architecture ; analyse des transformations des fonctions traditionnelles de la figuration architecturale pour le projet à l’ère des outils informatiques ; étude des stratégies de conception contemporaine du projet d’architecture et praxéologie du projet. Il a notamment publié en 2015 Conception Non Formelle en architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception.
Pour l’architecte ou le paysagiste, le schème de l’enquête semble structurer la plupart des démarches de conception intégrant une observation active de l’existant dans le travail de projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne constitue pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet mais au contraire le mécanisme structurel fondamental d’un mode de conception non formelle en architecture.
Dans le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale, si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases d’analyse souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels. Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une toute autre logique.
Ce travail met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation, de recherche de connaissance par la pratique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.
Quels sont ces outils ? Comment peut-on les mettre en œuvre dans le cadre d’une conception inductive en architecture et en paysage ? L’article propose de décrire une expérience didactique menée en 2017 dans le cadre l’atelier de master Learning From de l’ENSA Toulouse (voir le blog ici http://learning-from.over-blog.fr/). Ces travaux tenteront de donner à voir une appropriation possible du schème de l’enquête en conception architecturale et un usage de certains de ses outils. Le projet d’architecture et de paysage est alors appréhendé comme un procédé d’investigation continue de l’environnement considéré.
Mots-clés : enquête – architecture et paysage – conception architecturale – didactique de la conception – pratique réflexive
Abstract
For architects or landscape architects, the scheme of inquiry seems to structure most design approaches that integrate an active observation of the existing context in the design process. This means that research investigation is not a prerequisite for solving a problem or conducting a project, but rather the fundamental structural mechanism of a non-formal design strategy in architecture (Estevez D. 2015).
In the field of learning and didactics of architectural design, while all schools of design or architecture willingly promote various practices of analysis before the design process of an object, few of them recognize a full operational value in these phases of analysis often experienced by learners as inevitable formal preliminary. The design processes based on inquiry methods follow instead a different logic.
This process implements a set of practices and tools for investigation, documentation, research of knowledge through practice, all of which also characterize the professional skills of the practitioner designer.
What are these tools? How can they be implemented in the context of inductive design in architecture and landscape? The paper proposes to describe a didactic experiment conducted in 2017 as part of the master’s degree « Atelier Learning From » at ENSA Toulouse (see http://learning-from.over-blog.fr/). Those experiences will attempt to show a possible appropriation of the scheme of inquiry in the realm of architectural design and also to show the use of some of its tools. Architectural and landscape projects are then understood as a processes of continuous investigation of our environment.
Keywords: inquiry – architecture and landscape – architectural design – design didactics – reflective practice
Dans le sillage des pensées contextualistes, structuralistes ou processualistes de la fin du XXe siècle en architecture1 bien des architectes, designers ou paysagistes, semblent aujourd’hui adopter le schème de l’enquête dans leur travail de conception en intégrant une observation active des contextes d’intervention dans le projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne définirait pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet. Au contraire, elle en formerait en quelque sorte le mécanisme fondamental et proposerait même un nouveau mode de conception non formelle en architecture visant à faire face, par des moyens efficients aux contextes urbains contemporains2.
Deux cas particulièrement significatifs de cette conception-enquête en architecture sont souvent cités pour leur radicalité et leur efficience3. Celui de la Plaza de Toros La petatera à Colima au Mexique4, projet spontané d’une arène de corrida temporaire réalisée par les habitants du village d’Alvarez. Cet ouvrage populaire de grande valeur est repéré et valorisé tel quel comme réponse pertinente de projet grâce à l’enquête de conception menée par l’architecte Carlos Mijares. C’est une démarche semblable qui est mise en œuvre pour le projet d’embellissement de la place Léon Aucoc à Bordeaux par l’agence Lacaton&Vassal en 1996. Le processus d’enquête et d’observation très poussée de la vie de cette place destinée à être transformée par la municipalité conduit les architectes à montrer qu’une absence d’intervention est la proposition la plus rationnelle et pertinente dans le contexte spécifique de ce quartier.
Cependant le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale ne semble pas toujours prendre la mesure de ce riche mouvement de conception-enquête en architecture. Si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers et depuis longtemps diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases analytiques, souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels à la création d’un projet. En fait, le terme « analyse » est impropre. L’analyse, comme activité rationnelle de décomposition formelle de la réalité emporte avec elle les principes fondamentaux de la modélisation cartésienne. Il s’agit de représenter tout problème sous la forme d’un morcellement subordonné d’éléments explicites en vue de déterminer sa résolution : c’est la méthode descendante caractéristique du réductionnisme scientifique 5.
Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une autre logique, plus inductive que déductive, et qui s’appuie fortement sur le travail interprétatif du concepteur. Nous voudrions souligner dans ce texte les liens particuliers que ces approches de conception ascendante par enquête entretiennent avec la notion de « pratique réflexive » en architecture.
La formule « enquête de conception » ou « enquête de métier » peut répondre à l’idée de « artful inquiry » telle que la décrit par exemple le chercheur Donald A. Schön à savoir un processus non formel de prise de connaissance du réel qui serait analogue à « une conversation avec la situation6 ». Cette activité met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation et de recherche de connaissance empirique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.
Les processus d’enquête de métier sont centrés sur les faits et indéterminés dans leurs opérations, le chemin n’y est pas tracé, il se détermine dans la marche, dans l’expérimentation et repose sur une réinterprétation permanente à la fois des problèmes à résoudre et des faits provenant de la situation. Grand théoricien de l’enquête, le philosophe John Dewey affirme notamment : « Puisqu’il existe des faits déterminés, le premier pas dans l’établissement d’un problème est de les organiser dans l’observation […] L’observation des faits et la suggestion des significations ou des idées naissent et se développent en corrélation. L’enquête est la détermination d’un problème et simultanément de ses solutions possibles.7 »
Dans l’enquête, la distinction entre un fait et une signification ne peut pas être établie de façon définitive et irréversible. Car du point de vue des démarches pragmatistes, qui incluent à notre avis la conception architecturale, l’enquête n’opère pas sur la base d’une séparation entre perception et concept. Le concepteur manipule au contraire des matériaux qui se constituent pour lui comme des faits-significations, c’est à dire des objets perceptibles indissociables des éléments de sens que les actions du concepteur peuvent faire apparaître. Si l’on prend un peu de recul, cette réflexion pragmatiste s’inscrit en fait dans une appréhension écologique générale de la perception, qu’elle soit humaine ou non humaine.
Comme l’écrivent les chercheurs en psychologie Luyat et Regia-Corte, dans le prolongement de la théorie des affordances de James Gibson, la perception « […] est un processus d’extraction par l’action, par l’exploration, d’informations dans l’environnement. Ce n’est pas un processus interne [à l’homme] d’interprétation, d’inférence à partir de stimuli en provenance du monde extérieur et sollicitant nos sens (stimulation-énergie ou stimulus). L’information, ou plus justement la stimulation-information, n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’homme, elle est ce que l’homme, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit.8 » Cette approche pragmatiste-écologique de la perception comme interaction entre le sujet concepteur et les faits-significations de la situation a plusieurs conséquences. La première d’entre elle est que la seule action d’identifier un fait dans le continuum de notre environnement, de le cadrer, de l’isoler, de l’indexer constitue pour la conception une action productrice d’information. C’est pourquoi de nombreux auteurs ont pu affirmer que, d’un point de vue pragmatiste, percevoir c’est produire, la perception est une action. Ainsi en va-t-il de la notion de « pôle intentionnel » capable de structurer la conception architecturale comme l’affirmait Christian Norberg Shultz, ou bien de celle de « regard producteur » chez Martin Steinman, qui nous semblent des exemples d’intégration perception/action dans des théories contemporaines de la conception en architecture9.
Une deuxième conséquence de l’approche pragmatiste-écologique de la perception, plus importante encore pour le concepteur, concerne les relations en sens inverse entre action et perception. Car si, comme l’affirme la psychologie, c’est l’action qui produit la perception alors nous devons envisager l’acte de concevoir comme un processus expérimental dont le but est d’organiser des interactions avec et entre les faits perceptifs pour pouvoir les produire. Déclencher un processus d’interactions imprévues, voilà peut-être le sens de cette image de « conversation » que propose Schön pour définir la conception. Cela signifie que les faits ne sont pas à notre disposition, pré-existant à notre perception, gisant inertes devant nous dans l’attente d’être dévoilés par l’observateur. Au contraire, les faits-significations sont construits par l’action elle-même et dans ce sens, pour l’approche pragmatiste-écologique l’action est une perception.
C’est précisément la thèse de John Dewey lorsqu’il affirme que le propre de l’enquête est d’organiser une série d’interaction directe entre les matériaux (faits-signification) qui construisent la situation abordée. Dans l’enquête, ces interactions, comparaisons, confrontations, interprétations, se développent en processus d’expérimentation continue : « Des faits observés indiquent une idée qui tient lieu de solution possible. Cette idée suscite de nouvelles observations. Certains des faits nouvellement observés s’associent aux faits précédemment observés et sont ainsi constitués qu’ils transforment d’autres choses observées. Le nouvel ordre de faits suggère une idée modifiée qui occasionne de nouvelles observations dont le résultat de nouveau détermine un nouvel ordre de faits et ainsi de suite. […] La force opérative des idées et des faits est reconnue pratiquement dans la mesure où ils sont liés à l’expérimentation. Les dire opérationnels c’est donc reconnaître théoriquement ce lien entre les faits et les idées dans l’expérimentation organisée par l’enquête.10 »
Le mécanisme opérationnel des enquêtes repose donc sur une sorte de fusion entre fait et signification au niveau pratique, c’est à dire au niveau de chaque fait concret identifié pratiquement dans une situation donnée. Au delà de la notion d’indice, ces « signes immédiats » ou « objets occurrents concrets » de la sémiologie de Pierce11, c’est peut-être ici l’image de l’anecdote (anekdotos) qui pourrait mieux illustrer le contenu narratif que prennent dans l’enquête architecturale ces « petits faits survenus à un moment précis en marge des événements dominants12 ». Dans cette optique, l’enquête relèverait donc d’une pratique d’exploration-interprétation de ces ensembles concrets de faits-significations anecdotiques.
À partir de là, peut-être peut-on mieux comprendre pourquoi le principe constructiviste radical affirme, contre le réductionnisme cartésien et au moins depuis Giambattista Vico, que « connaître et faire, c’est la même chose13 ». Bien entendu, les positions que nous venons de décrire doivent également être placées dans le prolongement de l’ontologie phénoménologiste que s’employait à construire Merleau-Ponty et qui lui permettait d’affirmer que « […] l’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience ». L’enquête pragmatiste, comme exploration rigoureuse des strates de faits-significations, comme mise en interaction organisée des perceptions, pourrait même à certains égards être mise en rapport avec la fulgurante formule deleuzienne selon laquelle projeter « n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir14 » il n’y aurait rien à signifier mais tout à agir, à décrire et à inventorier.
Pour le praticien, l’enquête se présente comme une succession d’essais et d’erreurs, d’observations et d’interprétations, de continuations et de bifurcations, c’est un processus continu qui entre en résonance avec le concept de praxis. Ce terme, par opposition à celui de poiésis, exprime le fait que toute pratique à l’intérieur d’un processus d’enquête constitue pour une part une fin en soi ; elle permet l’accroissement, virtuellement infini, de ses propres compétences de métier. Au niveau supérieur, les enquêtes elles-mêmes, au-delà des actions de détail propres à une enquête donnée, s’emboîtent en un processus ininterrompu qui construit au bout du compte « l’art de faire » du concepteur, son métier. C’est ainsi que le formule Dewey : « Les conclusions auxquelles on parvient dans une enquête deviennent des moyens matériels et procédurels de mener de nouvelles enquêtes. Dans celles-ci, les résultats des enquêtes antérieures sont pris et utilisés sans réexamen15 ». Les compétences de métiers ne sont-elles pas précisément issues de nos capacités à constituer ces stocks personnels de solutions de conception qui définissent en définitive l’accroissement de nos savoirs faire16 ?
Lors de ces processus d’enquêtes continues, Dewey souligne que la valeur opératoire des faits-concepts manipulés est plus importante que leur exactitude avérée. Mais comment faire avancer la résolution d’un problème avec des hypothèses fausses ? En tant que processus créatif, l’enquête produit en effet des faits pertinents, opératoires, mais avec des matériaux qui peuvent être temporaires et fictifs : « Il suffit d’avoir un matériel hypothétique qui dirige l’enquête dans des voies où le nouveau matériel, factuel et conceptuel, est découvert, matériel qui convient mieux et qui est mieux soupesé, plus fécond, que ne l’étaient les faits et les conceptions premières.17 »
Pour l’architecte, ces réflexions sont capitales car elles confirment ce moyen d’investigation, que l’on pourrait rapprocher de l’erreur productive, comme l’un des schèmes valides de création par la recherche. Donald Schön avait déjà souligné dans ses travaux sur les pratiques réflexives que l’incomplétude des descriptions ne constituait pas un obstacle à la réflexion-dans-l’action. Au contraire, la description partielle d’un fait peut dégager suffisamment d’information pour mettre en critique son interprétation en cours et à partir de là aboutir à de nouveaux choix expérimentaux, de nouvelles actions. La fiction elle-même pourrait-elle donc trouver sa place dans l’exploration des « comme si », des suppositions, des conjectures et des anecdotes de l’enquête de métier alors même que Dewey définit toute enquête comme « une continuum expérientiel» ?
En architecture, comme on vient de le souligner, l’enquête est un mode de projet qui repose sur une logique de conception inductive plutôt que déductive. Cela signifie que l’enquête de conception prend pour point de départ des faits et propose un contenu documentaire ou fictionnel construit à partir d’eux. Ce qui est central ici ce n’est pas tellement que l’enquête de conception place ainsi en quelque sorte l’effet avant la cause, c’est à dire qu’elle inverse la chronologie d’étude propre au réductionnisme cartésien. Le point important est qu’elle réclame que le concepteur s’appuie sur des interprétations de phénomènes perçus et non pas sur l’actualisation de modèles préconçus. Dans ce cadre, c’est parce que l’action de l’enquête est d’ordre interprétatif qu’elle permet d’appréhender le travail de projet par enquête comme un processus de création rétroactive.
La conception par l’enquête doit alors être considérée comme une conception par transformation des situations, mais le schème de l’enquête est simultanément porteur d’un approche navigationnelle de la conception en architecture. Or quels sont les mécanismes de cette conception interprétative qui circule de faits en faits ? Pour le pragmatisme, ils sont fondés sur la réinterprétation des observables, le réagencement des faits, la requalification des situations, la mise en relation des données mais aussi des suppositions et des conjectures.
À partir de là, les tâches de l’architecte enquêteur ne visent donc pas seulement à résoudre les problèmes donnés mais aussi à les transformer en nouveaux problèmes plus riches y compris par l’augmentation de leurs contenus narratifs. C’est dans cette optique, que l’enquête peut être définie comme recherche interprétative ou encore comme « archéologie fictive » aurait écrit Peter Eisenman, désignant par là une lecture active qui explore les sites tout en élargissant notre perception de leur réalité.
Dans sa description des figures et des limites de la « réflexion-dans-l’action » qui traverse les savoirs de métier, Donald Schön énonçait certaines constantes. En premier lieu, les praticiens réflexifs construisent des lexiques et des inventaires leur permettant de décrire exhaustivement la réalité en vue de pouvoir organiser des expérimentations. Cela signifie que tout praticien de ce type est compétent dans le domaine de la représentation descriptive précise des situations : constitution de lexiques, outils d’échantillonage et de mesure, protocoles de relevé, capacités d’inventaire, gestion de répertoires, manipulation de documents, etc.
La deuxième observation de Schön, montre que les praticiens réflexifs établissent également un système personnel d’appréciation des situations, d’évaluation en cours d’enquête et de conversation réflexive qui est fondé sur la notion de « précédents ». La jurisprudence des précédents suppose que le concepteur se soit constitué un ensemble de cas (stock de faits-significations) pouvant être mobilisés par analogie en cours d’enquête. Shön considère ce travail d’accumulation de cas spécifiques chez le praticien comme la mise au point de son propre répertoire opératoire (Repertoire-building)18.
La troisième constante est l’existence de certains savoirs théoriques d’ordre global et susceptibles de donner du sens à une situation donnée pour le concepteur, ils sont nommées par Schön « overarching theories ». Ces savoirs ne définissent pas des modèles, ou bien des règles génériques qui pourraient être appliquées au contrôle d’une tâche de conception particulière. En architecture, on pourrait également interpréter ces connaissances d’ordre global comme des savoirs stratégiques opératoires qui proposent des principes d’action conformes à des croyances, principes éthiques, doctrines qui sont propres au concepteur. Ces savoirs prennent la forme de schèmes d’action, tous ne sont pas équivalents et ils sont souvent tacites. Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de « plan libre » formulée explicitement par les modernes et qui correspond à la dissociation générale des organes de supports et des systèmes de délimitation. On pourrait citer le « schisme vertical » que Rem Koolhaas explicite à partir de l’architecture des gratte ciel de Manhattan, ou encore le schème de « dissensus élémentaire » chez un architecte comme Albert Frey qui n’a pourtant pas formulé explicitement cette notion.
Ces savoirs globaux débouchent également sur une autre possibilité pour le concepteur celle de forger son propre lexique de conception car ils « fournissent un langage à partir duquel on peut construire des interprétations opératoires19 » des situations. L’expérience pratique utilise en effet des outils de langage (listes, lexiques, répertoires, inventaires…) qui accroissent le savoir-concevoir et que la didactique de conception doit elle-même investir. Ainsi l’enquête inventorie, elle recueille, elle classe. Mais c’est donc dans l’établissement de tels inventaires opératoires que se renforce, comme a posteriori, la posture de conception20propre au concepteur et reliée à la situation d’étude en cours.
Lexiques, précédents et schèmes stratégiques travaillent ainsi à la constitution d’une interprétation de la situation par le concepteur et débouchent sur une action qui possède un certain contenu théorique. Une position théorique doit en effet finir par faire irruption dans l’enquête, à travers elle, à partir de ses contingences même. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les propos plus généraux de Jean Baudrillard lorsqu’il écrit : « la théorie ne peut se contenter de décrire et d’analyser, il faut qu’elle fasse événement dans l’univers qu’elle décrit. Pour cela il faut qu’elle rentre dans la même logique et qu’elle en soit l’accélération.21 »
En architecture, les lectures de l’existant mettent en travail les sites des projets, elles tentent d’entrer dans leurs logiques et de les accélérer. Or ce travail d’inventaire pratique et théorique ne se satisfait pas de l’isolement du concepteur et du droit d’auteur unique. Il se renforce au contraire dans la multiplicité et la puissance de l’enquête apparaît ainsi dans sa dimension collective. Un seul inventaire, une seule étude, fut-elle active, n’épuise pas l’archéologie d’un lieu. Mais lorsque tout un groupe d’individus investit simultanément un contexte ce sont alors des strates complètes de compréhension du réel qui peuvent être levées. Ainsi l’accumulation des lectures peut elle parvenir à construire une théorie du lieu. Une théorie de ce lieu-ci, celui où se mène l’enquête et peut-être au-delà. Mais il s’agira alors d’une théorie a posteriori où tout lieu singulier, quel qu’il soit, peut devenir un paradigme urbain ou encore dans certains cas, pour reprendre l’expression de Rem Khoolaas, peut produire un manifeste rétroactif.
Le schème de l’enquête suppose enfin qu’aucune hypothèse ne soit exclue a priori, et que les données rencontrées puissent parfois remettre en cause certains éléments de la position théorique du concepteur. Ce qui est visé, c’est bien la constitution simultanée d’un problème et de sa solution, ou encore celle d’une proposition théorique et des faits qui l’étayent, la précise. Concrètement, le concepteur conduit alors d’après Schön une action en tension entre deux exigences contradictoires. D’une part l’enquêteur cherche à entrer dans la situation problématique en lui donnant une forme intelligible, c’est à dire « en lui imposant un cadre précis et en déduisant les conséquences logiques résultant de ce cadre ». Mais d’autre part ce même enquêteur-concepteur doit simultanément demeurer ouvert et réceptif aux retours inattendus provenant de la situation qui peuvent percuter le cadre.
En interprétant ces retours surprenants résultant de la logique qu’il a lui-même mise en place, le concepteur restructure de nouvelles questions et définit de nouveaux buts à son action en cours22. Pour Schön, c’est par l’instauration d’une telle tension dynamique que le concepteur confère à l’enquête sa dimension d’expérimentation portant sur les cadres d’interprétation du problème à résoudre (« frame experiment »).
C’est pourquoi la recherche du concepteur dans sa praxis de l’enquête n’adopte aucune idée préconçue, au contraire, l’idée se conçoit dans le processus d’enquête lui même. Tous les indices peuvent être retenus, toutes les pistes examinées par principe. L’architecte perspicace n’est-il pas celui qui saura le mieux mettre en rapport des effets inexpliqués avec leurs causes insoupçonnables ? Le plus grand enquêteur construit des analogies. Les analogies du banal ou du quotidien, « analogie de la guêpe et du tramway électrique » écrivait Francis Ponge montrant par là que la relation est le le véritable objet de la création et donc de la conception.
On comprend bien alors que l’efficience de la pratique réflexive en architecture passera difficilement par une formalisation ou une modélisation des connaissances préalables à l’action. Comment en effet formaliser des analogies intuitives, des connaissances relationnelles contingentes, qui en fait ne se développent réellement que dans le « présent de la conception en acte23 » ? Pour le praticien réflexif, la question est peut-être moins de modéliser les possibilités portées par le savoir intuitif du concepteur que d’offrir un support efficient au développement de ce savoir intuitif.
En plaçant le principe relationnel au centre de la pratique de conception architecturale, tout praticien-enquêteur est donc contraint de définir un certain nombre d’outils spécifiques qui favorisent la pratique de mise en relation des faits-significations au cours du processus d’enquête. Lorsque l’équipe d’architectes Lacaton et Vassal, présente par exemple leur étude urbaine pour la création de cinquante mille logements sur la communauté urbaine de Bordeaux en 2012, ils produisent une série de documents assez surprenants.
Il s’agit de la restitution des repérages des parcelles existantes sur le territoire, occupées par des logements collectifs et disposant de capacités d’extension ou de densification. Reprenant les codes du dessin de détail en architecture mais appliqués à un territoire urbain de grande ampleur, les architectes présentent notamment un plan complet de la Communauté Urbaine de Bordeaux associé à l’inventaire de tous les lieux disponibles pour la création de 50000 logements supplémentaires par augmentation des existants. Le document produit a rencontré un certain écho, il est d’ailleurs souvent cité dans les école d’architecture lorsqu’il s’agit de signifier que l’approche de projet repose sur une méthode bottom-up qui construit des propositions globales en partant d’un système de détails de terrain précis. Dans l’exemple du projet urbain de Lacaton et Vassal, l’inventaire, outil de fragmentation, est mis en scène dans un document unique qui regroupe l’ensemble des informations sans en représenter pour autant un synthèse.
Cette tension entre l’unicité du document affiché et la multiplicité des échantillons répertoriés peut être interprétée de deux façons. D’une part cette dichotomie témoigne comme nous venons de le souligner de la production d’une sorte de représentation-outil par laquelle tout lecteur est susceptible de créer des relations entre les fragments sans exception. Mais d’autre part, ce genre de représentation peut être vue comme l’affirmation d’une équivalence du global et du détail dans l’appréhension de la ville. Tout se déroule comme si l’échantillon, considéré comme un fait-signification, (la parcelle abritant un logement collectif) portait en lui-même autant de valeur et de potentiel que l’ensemble de la ville. Ce principe est connu dans les sciences naturelles, par exemple avec la notion de totipotence cellulaire en biologie24. Peut-être pourrait-on tracer également certaines analogies avec la géométrie fractale ou encore avec la notion de récursivité proposée par les sciences de l’information cependant nous voudrions nous intéresser à présent à l’usage de ce schéma tel qu’il a été activé dans le domaine des sciences sociales et de l’architecture en prenant pour support un travail didactique mené en école d’architecture.
Nous terminerons donc cette réflexion en lui donnant ainsi un caractère plus concret. Le travail didactique que nous allons citer concerne une enquête de conception développée lors de l’atelier de master « Learning From » de l’ENSA Toulouse en 2015. Nous tenterons de décrire les outils qui ont été mis en œuvre pour créer ces tensions productives dans le processus d’enquête. Nous retrouverons alors certaines notions que nous venons de souligner aussi bien chez Schön que chez Dewey.
L’atelier Learning From 2015 a mené des travaux d’investigation par le projet durant le premier semestre universitaire à l’ENSA de Toulouse en vue de la réalisation d’un théâtre temporaire dans le Gers qui a effectivement vu le jour en septembre 2016 dans le village de Cologne, Gers. Cette recherche collective répondait à une demande initiale de la compagnie artistique de spectacle vivant La Langue Ecarlate : comment imaginer et réaliser collectivement un lieu de spectacle vivant dans un territoire rural contemporain ?
La proposition de la compagnie ne concernait pas seulement l’autoconstruction du théâtre temporaire mais aussi la création collective d’un spectacle dédié à ce lieu et qui y serait produit selon les mêmes modalités. En résumé l’absence de site précis et de programme défini s’ajoutait à l’absence de spectacle spécifique au théâtre projeté pour donner à ce travail un point de départ radicalement indéterminé.
Le déroulement et l’organisation de cet atelier de conception par l’action constituait donc une tentative d’opérationaliser quelques uns des éléments théoriques qui viennent d’être énoncés précédemment dans ce texte. Ainsi, l’enquête-projet menée par le collectif de conception a tenté d’activer, selon les circonstances rencontrées, différents outils de travail conçus sous le paradigme de l’oligoptique. Avec l’installation de cette constellation d’outils dans l’environnement de conception de l’atelier, notre dispositif d’enquête de conception était fondé sur un principe de multiplicité dissensuelle25. La fragmentation des moyens de travail et d’enquête permettait d’affronter et même de nous appuyer complètement sur l’indétermination de la situation initiale de ce projet. Nous commentons ci-dessous plusieurs composants de ce dispositif fragmenté qui a été mis en place pour cette expérimentation : patterns et anecdotes, précédents construits, précédents situationnels, projets collages, chantiers expérimentaux.
Le concept d’oligoptique a été forgé par Bruno Latour dans son ouvrage « Paris, Ville invisible » et explorés par cet auteur dans d’autres travaux. On pourrait le définir dans un premier temps comme un type de fait-signification que Dewey considère comme le matériau élémentaire de l’enquête. Minuscules et resserrés sur un aspect très partiel de la réalité concrète, les oligoptiques sont des entités complètes, des monades qui contiennent le déploiement de complexité d’une situation donnée au sein du continuum de notre environnement. « Comme l’indique leur nom les ‘pan-optiques’ permettent de tout voir à condition qu’on les prenne aussi pour des oligoptiques, du grec oligo qui veut dire peu et que l’on retrouve par exemple dans le mot oligo-éléments.26 »
Dans le schéma de Latour et conformément à sa théorie de l’acteur-réseau, la notion d’oligoptique repose sur un principe d’équivalence radicale entre le tout (la situation, le problème) et la partie (le fait, l’événement). « Il n’y a pas de tout » et, en cours d’enquête on passe successivement d’un fait à un autre sans changement de niveau, sans interaction avec une structure générale, sans modèle préalable et, en l’absence de toute planification centralisée, on se passe donc de méta-répartiteur.27
Présentées dans le livre de Christopher Alexander, A pattern language, ces entités décrivent des situations architecturales paradigmatiques sous la forme d’une liste de 253 motifs élémentaires, qui définissent des moments d’architecture construite et vécue. Notre utilisation didactique de ce livre va un peu à l’encontre de son mode d’emploi initialement prévu par les auteurs car aucune méta-règle n’est fixée dans sa consultation. Tournant le dos à la notion structurale de grammaire architecturale ou de langage, nous considérons ici les patterns comme des outils autonomes d’ouverture perceptive dans le processus d’observation par lequel démarre l’enquête de projet.
Nous considérons donc les patterns comme des faits-significations précis mais dont les relations sont absolument indéterminées. Cette liste offre en effet la possibilité aux lecteurs de procéder à des parcours libres à travers ces cas et de prélever certains patterns pour les confronter aux situations du contexte étudié. On construit ainsi un horizon d’enquête, c’est à dire un angle d’attaque sur le territoire exploré à partir de certaines rencontres pouvant être fortuites. Il s’agit des rencontres avec les patterns dans le livre, rencontres avec les phénomènes ponctuels et récurrents sur terrain que nous appelions des anecdotes et qu’il convient de collecter.
Le travail photographique est là pour documenter précisément ces rencontres et faire émerger chez chaque étudiant ses propres collections d’anecdotes. C’est également par un travail lexical, constitution d’un vocabulaire particulier pour désigner ce que l’on est en train de documenter, que chaque étudiant soutient également la dynamique de l’enquête.
Les collections d’anecdotes recueillies ont vocation à devenir des cibles de projet, et pour activer ces cibles nous proposons de les confronter à des sources hétérogènes, des « précédents construits ». Nous installons pour cela des collections de projets sources qui pourront entrer en collision avec les situations cibles selon des processus de confrontation indéterminés, intuitifs voire combinatoires. Il s’agit d’une démarche dissensuelle au sens de Jacques Rancière : « Ce que dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification28 ».
L’activation de ce dissensus ranciérien consiste donc pour nous en la constitution par les étudiants de collections de précédents construits qui formeront les projets sources des collisions29. Par cette expression nous désignons un ensemble non fini de cas d’édifices qui sont représentés sous une forme manipulable et quantifiable. Ces projets construits élémentaires peuvent être rapprochés des faits-significations de Dewey dans le sens où ils sont décrits avec la plus grande précision dans leur aspect morphologique et géométrique de telle sorte à les rapprocher au maximum d’un ensemble d’objet complet à échelle 1. Ce sont des maquettes manipulables pouvant subir déplacements, transformations et détournement.
Les projets sources sont collectés de façon très ouverte, sans égard pour leur intérêt architectural ou leur situation géographique, et en favorisant les cas d’architecture sans auteur ou de production vernaculaire contemporaine30. La sélection de ces précédents par l’atelier donne lieu à des délibérations collectives, à des interprétations et analyses. Certains critères pragmatiques de sélection des projets sont tout de même adoptés a priori pour faciliter les éventuelles mises en chantier réelles. On évalue pour cela notamment leur simplicité technique, les possibilités de recyclage, ou encore la disponibilité de leurs ressources constructives.
En pratique, la mise en œuvre des collisions de ces projets sources avec leurs situations cibles relève d’un processus de conception par collage. L’atelier organise donc ces rencontres en série, il s’agit d’un travail exploratoire par le projet qui donne lieu à la production de documents mesurables (modèles, plans) et narratifs (images, textes). Pour que chaque collision puisse offrir une confrontation concrète d’un projet source avec une situation cible on définit dans chaque cas un contenu scénographique précis (spectacle, théâtre, action artistique…) sous la forme, là encore, de précédents précisément référencés (date, auteur, metteur scène, création…). La constitution de cette collection de spectacles-précédents fait également l’objet d’une enquête collective en lien direct avec la compagnie artistique commanditaire du projet.
Une étape supplémentaire, particulièrement complexe, de l’enquête collective de conception consiste dans la mise en œuvre des chantiers expérimentaux in situ. Nous développons cette partie dans d’autres publications spécifiques concernant différentes expériences didactiques sur des terrains divers31.
Nous voudrions conclure ce texte en présentant brièvement les limites des expériences menées autour de l’apprentissage des conduites d’enquête de conception en architecture. Plusieurs obstacles se présentent en effet à la mise en œuvre de ces expériences en contexte didactique. Le premier concerne le travail de conception par précédents et par collages, démarches que nous considérons comme très significatives du schème de l’enquête. Ce qui est mis en crise dans ce processus c’est d’abord la figure d’un auteur unique dans la création architecturale. Le collage de précédents n’est pas toujours reconnu comme un véritable travail de projet, de création, par les apprenants tant est prégnante chez eux l’inhibition de l’emprunt, de la copie, de la citation, de l’agencement. Autant de gestes en effet qui sont souvent perçus comme des actes non créatifs. Cette résistance témoigne peut-être de la difficulté d’accéder au niveau « meta » de la conception, c’est à dire à un travail de création indirecte qui vise la modification des conditions de la situation d’intervention plutôt que l’intervention directe (création de dispositifs et d’institutions, production de capacités, de capabilités…). C’est ce niveau « méta » que des architectes du décentrement comme Yona Freidman ont si bien défendu dans leurs recherches32. Les conséquences de cet obstacle peuvent être observées dans certains travaux où l’étudiant tente de produire une intervention directe, formelle et identifiable dans le projet en s’éloignant du schéma du collage.
Une autre obstacle du même ordre concerne la représentation chez les apprenants du statut de concepteur professionnel comme expert. Cette image nuit à l’adoption des méthodes du praticien réflexif comme l’a souligné Donald Shön33. La situation d’enquête place en effet le concepteur face à une indétermination fondamentale qu’il ne peut pas résoudre en s’appuyant sur sa seule autorité d’expert. Les questions du praticien réflexif ressemblent à celles ci : « Qu’est-ce que cela va donner ? Je n’en sais rien, nous le saurons quans nous aurons fini. », ou encore : « Je suis supposé savoir, mais je ne suis pas le seul à disposer dans la situation d’un savoir important. Mes incertitudes peuvent être une source d’apprentissage pour moi et pour les autres. ». Ces phrases s’opposent à celle de l’expert : « Je suis supposé savoir et je dois revendiquer mon expertise sans indiquer mes incertitudes. » Les étudiants sont souvent pressés de sortir le plus rapidement possible de ces phases d’incertitude réflexive où leur expertise personnelle n’est pas stabilisée. Là encore l’expertise d’intervention directe est souvent confondue avec l’expertise de conduite de projet comme enquête qui suppose une observation agissante.
Le dernier obstacle que nous devons souligner concerne la difficile construction de théories globales ou déterminantes (« overarching theories ») c’est à dire l’adoption par chaque étudiant de savoirs stratégiques et opératoires personnels. Comment construire une théorie opératoire personnelle ? Cela passe certainement par un tri, un travail de sélection dans le continuum des connaissances historiques ou académiques disponibles en amont de l’enquête mais aussi en cours d’enquête et même à travers les enquêtes. La difficulté consiste donc à établir cette culture critique de l’architecture. Car c’est par ce savoir critique que le concepteur peut distinguer, dans chaque situation de projet, entre savoirs opératoires et informations statiques. Or sans l’adoption d’une théorie déterminante de la conception c’est l’interprétation personnelle pertinente des précédents, la lecture même des faits-signification, la collecte des anecdotes et jusqu’à leur ré-agencement dans une nouvelle situation qui risque de se trouver frappées d’impossibilité.
1 – LUCAN Jacques, Composition Non Composition : Architecture et théorie, XIXe et XXe siècle, Lausanne, PPUR presses polytechniques, 2009, p.545.
2 – ESTEVEZ Daniel, Conception Non Formelle en Architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris, Ed. L’Harmattan, 2015.
3 – MARTINEZ García, ESMERALDA Blanca, « Desobediencia. La nueva arquitectura y el desafío a lo preestablecido », URBS, Revista de Estudios Urbanos y Ciencias Sociales, 5(1), 2015, 19-34.
4 – MIJARES BRACHO Carlos, « La Petatera de la Villa de Alvarez en Colima: Sabiduría decantada » Universidad de Colima ; 1. ed edition, 2000.
5 – René Descartes au XVIIe siècle définit l’analyse scientifique autour de quatre principes élémentaires : « (…) Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrement si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. » DESCARTES René, Discours de la méthode, (2ème partie, 1644), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1644], p.47.
6 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.
7 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, L’interrogation philosophique, 1938, pp.174-175.
8 – LUYAT Marion et REGIA-CORTE Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, n° 109, 2009 pp. 297-332
9 – Voir NORBERG-SHULTZ Christian, « Système logique de l’architecture », Paris, Mardaga, 1974 et STEINMAN Martin, « Forme Forte », Bâle, Birkausen, 2003.
10 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p.179
11 – SAVAN David, « La séméiotique de Charles S. Peirce », Langages, n° 58, « La sémiotique de C.S Peirce« , sous la direction de François Peraldi, Paris, Ed Larousse, 1980, p.17.
12 – Voir le travail d’enquête de l’Atelier Learning From 2015 https://issuu.com/daniel-estevez/docs/enquetes_de_projet_gers
13 – VICO Giambattista, « La Science Nouvelle, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations », Paris, Fayard, 2001 [1744], traduit de l’italien et présenté par Alain Pons.
14 – DELEUZE Gilles et GUATTARI, Félix, (1980), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Les Editions de Minuit, Paris, p.11.
15 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.210.
16 – LEBAHAR Jean Charles, Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude, Ed Parenthèses, 1984 [1983].
17 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.213.
18 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner, op.cit., p.315.
20 – Cette notion en empruntée au domaine l’anthropologie de la technique, voir ESTEVEZ Daniel, Conception non formelle en architecture, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 101.
21 – BAUDRILLARD, Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.
22 – SCHÖN Donald A., The reflective parctitioner, op.cit., p. 269.
23 – ESTEVEZ Daniel, TINE Gérard, « Le lièvre et la tortue, une autre course de la conception en architecture », Cahiers Thématiques 7, Ensa Lille, MSH Editions, n°7, 2007.
25 – ESTEVEZ Daniel « Le concepteur émancipé. Dissensus et conception en architecture », 01Design 8 Echelles, Espaces, Temps, actes du Huitième colloque multidisciplinaire sur la conception et le design, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Paris, Ed. Europia Productions, 2012.
26 – LATOUR B., HERMANT H., Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs Penser en Rond / La Découverte, 1998, p.14.
27 – LATOUR B., «Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, Vol. 31, 177, 2013, p. 199-233, traduction de l’anglais par Barbara Binder avec Pablo Jensen, Tommaso Venturini, Sébastian Grauwin and Dominique Boullier.
28 – RANCIERE Jacques, « Les mésaventures de la pensée critique », Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p.55.
29 – On pourrait également employer ici le terme duchampien de « rendez-vous ».
30 – ATELIER BOW-WOW, (2002), « Pet Architecture Guide Book », World Photo Press, Japan.
31 – Voir l’organisation des chantiers de l’atelier Learning From à Kliptown et Hillbrow en Afrique du Sud sur le blog de l’atelier :
BAUDRILLARD Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.
DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
DESCARTES René, Discours de la méthode, (2ème partie, 1644), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1644].
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 1938.
ESTEVEZ Daniel, « Le concepteur émancipé. Dissensus et conception en architecture » dans 01Design 8 Echelles, Espaces, Temps, actes du Huitième colloque multidisciplinaire sur la conception et le design, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Paris, Ed. Europia Productions, 2012.
ESTEVEZ Daniel, Conception Non Formelle en Architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris, Ed. L’Harmattan, 2015.
ESTEVEZ Daniel, TINE Gérard, « Le lièvre et la tortue, une autre course de la conception en architecture », Cahiers Thématiques, Ensa Lille, MSH Editions, n°7, 2007.
LATOUR B., HERMANT H., Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs Penser en Rond / La découverte, 1998.
LATOUR B., «Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, Vol. 31, 177, pp. 199-233, 2013.
LEBAHAR Jean Charles, (1983), « Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude », Ed Parenthèses, 1984.
LUCAN Jacques, Composition Non Composition : Architecture et théorie, XIXe et XXe siècle, Lausanne, PPUR presses polytechniques, 2009.
LUYAT Marion et REGIA-CORTE Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept » L’Année psychologique, n°109, 2009, pp. 297-332.
MARTINEZ García, ESMERALDA Blanca, « Desobediencia. La nueva arquitectura y el desafío a lo preestablecido », Revista de Estudios Urbanos y Ciencias Sociales, 5(1), 2015, 19-34.
RANCIERE Jacques, « Les mésaventures de la pensée critique », Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008.
SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.
Docteur en arts plastiques, Matthieu Duperrex est chercheur associé au LLA-Créatis, Université de Toulouse-Jean Jaurès. Artiste-auteur, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, ses travaux procèdent d’enquêtes de terrain sur des milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels. Publication récente : Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (Éditions Wildproject, 2019). Son site Internet : www.urbain-trop-urbain.fr
Pour citer cet article : Duperrex, Matthieu, « L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lartiste-enqueteur-un-nouveau-paradigme/>.
Face aux apories du dédoublement de « l’artiste chercheur », ouvrant un espace du savoir tout en étant dépendant de savoirs tiers, questionnant le statut du sujet connaissant mais lui-même aussitôt précairement suspendu entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste, cet article prend appui sur le portrait que Hal Foster consacre à « l’artiste en ethnographe » (1996). L’auteur y voit une introduction, toujours pertinente, à l’épistémologie de l’enquête artistique.
Mots-clés : enquête – ethnographie – art contemporain – art documentaire – culturalisme – double – Hal Foster.
Abstract
Considering the paradigm of the inquiry as a specific framework in contemporary art, this paper builds on Hal Foster’s portrait of “the artist as ethnographer” (1996). The author sees it as an introduction, always relevant, to the epistemology of the artistic inquiry.
Keywords: inquiry – ethnography – contemporary art – documentary art – self-othering – cultural studies – Hal Foster.
The Artist as… L’artiste « comme » fait porter le questionnement épistémique sur le qualificatif qui suit : « producteur » (Walter Benjamin), « anthropologue » ou « philosophe » (Joseph Kosuth), « ethnographe » (Hal Foster), « travailleur » (Pierre-Michel Menger) … Il n’est alors pas tant question de savoir si des contenus de connaissance sont obtenus par l’activité artistique que d’éprouver la grille conceptuelle posée sur le monde (l’épistémè), par l’entremise de laquelle ces connaissances seraient produites et énoncées. Par là, quelles que puissent être les options adoptées – rationalisme, phénoménologie, empirisme, réalisme –, nous nous retrouvons face au dilemme de la solidarité « archéologique » de l’homme et de son « impensé » que mobilise, selon Michel Foucault, l’épistémè moderne, puisque le double insistant de l’Autre, du hors soi, de l’inconscient, du sédimenté se présente à chaque occurrence d’instauration de l’homme dans un savoir, de sorte que c’est toujours « l’inépuisable doublure qui s’offre au savoir réfléchi comme la projection brouillée de ce qu’est l’homme en sa vérité, mais qui joue aussi bien le rôle de fond préalable à partir duquel l’homme doit se rassembler lui-même et se rappeler jusqu’à sa vérité[1]. »
Sujet du savoir confronté aux multiples intrigues du dédoublement qui animent les sciences, nécessairement situé par ses pratiques, ainsi que tout chercheur confronté au processus « chaud » de la production de savoirs[2], l’artiste « comme » est rien moins que propriétaire en titre de l’espace discursif dans lequel il s’engage. Est-ce d’emprunt qu’il s’agit ? L’artiste chercheur ouvre en effet un espace du savoir tout en s’affiliant à des savoirs tiers ; il questionne le statut du sujet connaissant mais lui-même se trouve suspendu de façon précaire entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste. Si par ailleurs la doublure du chercheur devait à tout prix enfiler le vieil habit philosophique de l’adaequatio rei et intellectus, la figure de l’artiste chercheur pécherait non seulement par vain mimétisme mais par une conception grossière du référent – objets, méthodes, démonstrations et vérités scientifiques –, considéré à partir d’un stéréotype positiviste assez éloigné de la science « telle qu’elle se fait ».
Il n’est guère étonnant que la réunion de l’art et de la recherche dans la notion de recherche artistique demeure une source d’irritation permanente. Après tout, les qualités et les états de l’intuition, de la non discursivité, de la physicalité, du non-savoir, de l’absurdité et de l’absence de but sont justement les qualités et les états de l’esthétique elle-même, du moins selon une version spécifique et très influente de la théorie esthétique. La recherche comme la science, selon l’image à laquelle adhère une tradition non moins influente du positivisme dans la théorie de la science (abstraction faite de toutes les objections soulevées par des philosophies plus soucieuses de la science), travaille à réduire ces qualités et états ou même à les éliminer tout à fait[3].
Quant à l’autre vieille antienne selon laquelle la collaboration de l’art et de la science pourrait « humaniser » cette dernière et restaurer le sens de la communauté scientifique, le philosophe Stanley Cavell fait remarquer que « d’aller recourir à l’art pour la réparation, c’est sentimentaliser les artistes, qui ont leurs propres problèmes de communauté et de communication, qui sont censés les avoir et qui les encaissent bien[4]. »
Vers où se tourner alors ? Accoutumés au débat sur « ce qui est art et ce qui n’en est pas », les artistes bénéficient heureusement d’une solide préparation aux arguties épistémologiques ! Le champ serait moins miné si l’on s’accordait déjà à reconnaître que, du côté des horizons de recherche qu’ils s’efforcent de concilier au cœur de leurs savoir-faire, artistes comme scientifiques mobilisent des faits et objets, s’inventent des assistants, humains et non-humains, concluent des alliances politiques au bénéfice de leurs réseaux, échafaudent des mises en scène.
La figure du chercheur a migré en dehors des laboratoires de recherche académique et s’est vue atomisée dans l’ensemble des secteurs d’activité économique. Qu’elle soit conduite par des universitaires ou non, la recherche n’a valeur de capital économique que si elle produit des savoirs pouvant être convertis en “pouvoir d’action” par d’autres acteurs de la chaîne de production cognitive. La hiérarchie traditionnelle qui opposait les disciplines académiques aux recherches non scientifiques ne paraît plus opérante, pas plus que celle qui localisait l’autorité intellectuelle au sein des institutions de recherche. Aussi peut-on s’étonner que dans ce contexte, l’“artiste chercheur” soit principalement promu en vertu de sa capacité de contrebalancer le monopole que l’autorité académique exercerait dans le domaine de la connaissance. Chercheur académique et artiste chercheur partagent en effet un fort capital symbolique dont ils sont à la fois les producteurs et les bénéficiaires[5].
Si nous revenons aux sources de cette légitimation, à l’âge des manifestes et des avant-gardes, le suprématisme comme le Bauhaus, De Stijl, le New Bauhaus de Chicago ou le Black Mountain College ont revendiqué avoir développé une authentique « recherche ». Dans chacun de ces cas, la psychologie et la théorie cognitive étaient mobilisées au profit d’une théorie scientifique de la pratique : Oskar Schlemmer donnait au Bauhaus un cours d’anthropologie générale intitulé « Der Mensch », l’être humain ; Charles W. Morris, recommandé par John Dewey, était chargé de « l’intégration intellectuelle » au New Bauhaus et y donnait un cours de sémiotique générale. Les « Notes sur la formation d’un Bauhaus imaginiste » d’Asger Jorn (1957) militent pour une méthodologie de la « liberté expérimentale » développée sous l’égide du Laboratoire expérimental d’Alba, fondé en 1955 avec Giuseppe Pinot-Gallizio : « la recherche artistique est identique à la “science humaine”, ce qui pour nous signifie une science “engagée” et non purement historique ». Piero Simondo, aussi membre du Mouvement pour un Bauhaus Imaginiste, fonde à Turin en 1962 un Centre international pour un Institut de la recherche artistique (CIRA) avec pour ambition de faire « una ricerca artistica veramente sperimentale[6] ». Allan Kaprow en appelait dans les années 1960 en Californie à l’introduction de la recherche pure dans l’art et l’éducation artistique. Ajoutons qu’un Art and Technology Movement trouve des catalyseurs tels que Jack Burnham, Billy Klüver et György Kepes et se développe depuis un lieu institutionnel clé, le Center for Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology (MIT), fondé en 1967[7].
Si ces cas répondent à l’exigence de construction d’une légitimité disciplinaire, ils étaient aussi indissociables de l’établissement d’un corpus théorique établissant des démarcations méthodologiques tranchées. Dans la plupart des écoles d’art ou de design aujourd’hui, cette ambition est considérée comme dépassée. La recherche y est entendue dans le sens académique du développement d’un « projet » méthodologiquement ordonné, et la question de savoir comment l’artiste pense ce qu’il pense dans le contexte d’une recherche plastique ne fait quasiment pas l’objet d’un investissement théorique préalable, d’autant qu’on peut regretter un alignement du curriculum académique sur une acception de la connaissance en nouvelle force productive (Processus de Bologne), conformément au développement d’un capitalisme cognitif[8] et sans que les salons et biennales des industries de l’art contemporain ne se risquent beaucoup à démentir cette voie.
Aussi, dans ce contexte toujours très dynamique de réflexion sur l’artiste chercheur[9] où est sans cesse mise en scène l’aporie de la « doublure », nous proposons ici de revenir à un texte majeur du dossier critique. Lorsqu’on aborde notamment le social turn en art, il est en effet impossible de ne pas mentionner le « Portrait de l’artiste en ethnographe » qu’a brossé le critique et historien d’art Hal Foster au milieu des années 1990[10]. Cet article doit sans doute sa célébrité à son absence totale de concession sur un prétendu « tournant ethnographique » opéré par l’art contemporain dans le contexte de légitimation institutionnelle des cultural studies américaines. À lire de près Hal Foster, on se demande d’ailleurs s’il ne vise pas tout autant l’entreprise de déconstruction d’un champ scientifique, celui de l’anthropologie par les « formes molles des cultural studies » (selon l’expression peu bienveillante de Maurice Godelier[11]), que les pratiques romantiques voire arrogantes vis-à-vis d’un hors champ social de l’art exploré par l’artiste comme une « recherche de soi en l’autre » (self-othering[12]).
Les considérations de Hal Foster s’inscrivent dans la volonté de définir l’éventuel renouveau des avant-gardes artistiques dans le contexte passablement émoussé du postmodernisme, où la culture et ses pratiques discursives sont devenues ad libitum les objets principaux de l’artiste contemporain constatant l’obsolescence des définitions restrictives de son champ et l’émergence des communautés, du multiculturalisme, des mouvements sociaux et luttes pour les droits civiques, etc., comme nouveaux lieux d’énonciation de l’art. Il s’agit donc à la fois de « l’air du temps », de tendance ou de mode, et d’une tension temporelle plus profonde, d’une orientation vers une sorte de sens de l’histoire annonciateur d’une matérialité sourde. Guère étonnant alors que Foster prenne son premier appui théorique sur Walter Benjamin qui, dans une conférence parisienne de 1934 intitulée « L’auteur comme producteur », espérait voir poindre dans les brumes s’épaississant du fascisme un authentique art « prolétarien ». À l’aune du paradigme de l’artiste « comme producteur », effigie révolutionnaire cependant immédiatement grevée par le soupçon de domination paternaliste (le proletkult[13]), l’émergence d’un nouveau double de l’artiste « comme ethnographe » serait-il à son tour un coup de boomerang de l’Histoire, un repli involontaire de l’époque où l’innovation artistique peinerait à devenir véritablement instituante d’un air politique et esthétique rassérénant ?
Résumé de manière brève, ce paradigme de « l’artiste en ethnographe » a pour épicentre l’autre, pour récit son « identité culturelle », pour expérience de vérité sa subjectivation des états de « domination coloniale ». L’avant-garde artistique situerait ainsi le combat politique dans une prise en charge d’un ailleurs qui conteste les assignations toutes faites du marché de l’art et des institutions culturelles.
Bien entendu, il y a un risque non négligeable à prétendre s’exprimer au nom de l’autre culturel, une propension à la ventriloquie et à l’allégorie paternaliste qui ne désenclave pas l’indigène de sa situation aliénée, loin de là. La médiation par la relation d’enquête ethnographique accroit ce risque et redouble l’aliénation, l’autre étant l’informateur, le sujet enquêté. Supposé être dans le vrai, dans l’authenticité d’une situation vécue de l’ici et maintenant, l’autre de l’artiste ethnographe pâtit des effets de projection que Johannes Fabian avait pointé dans l’anthropologie classique, plaçant immanquablement l’interlocuteur dans une temporalité d’énonciation différente et mythique (discours « allochronique ») par rapport à celle du scientifique/enquêteur[14]. Avait-on besoin de ce déni de co-temporalité pour étayer une critique de la modernité occidentale et de son arrogance à partir du discours du « sauvage » ?
Il ne s’agirait pas pour autant de revenir, comme disait Rousseau, au « bel adage, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont tous les mêmes[15] ». Dans sa postface de 2006, Fabian répondait que l’anthropologie n’avait généralement pas su proposer une épistémologie de l’altérité, non pour réduire cette dernière, mais pour mettre en tension la re-présentation de l’autre et sa présence :
La reconnaissance de l’autre = alius en tant qu’autre = alter est une condition de la communication et de l’interaction, et donc une condition pour pouvoir prendre part aux pratiques socio-culturelles (…) ou pour partager un Lebenswelt (“monde vécu”). Sans altérité, pas de culture, pas de Lebenswelt[16].
Hal Foster concède que des mises en tension complexes de l’altérité ne sont pas toujours ignorées de l’artiste en ethnographe :
Ce n’est que récemment que les artistes et critiques postcoloniaux ont délaissé dans la pratique et la théorie les structures binaires de l’altérité pour les modèles relationnels de la différence, les espaces-temps discontinus pour les zones frontières mixtes[17].
Tout en relevant aussitôt que l’esthétisation de l’hybridation et de l’entre-deux pose un nouveau risque de fétichisme…
En sous-texte chez Foster on comprend aussi que cette persistance – anachronique à l’heure de la globalisation – d’un exotisme de l’autre comme un soi, c’est-à-dire in fine un double de l’artiste, restaure paradoxalement la figure moderne du sujet, l’ethnographie ou ce qui en tient lieu empruntant alors les atours d’une épopée moderne que le structuralisme avait pourtant réfutée[18]. De façon ambivalente, raille Foster, les artistes « peuvent tout à la fois se faire sémiologues culturels et chercheurs de terrains contextuels, continuer et condamner la théorie critique, relativiser et réactiver le sujet[19]. » En somme, il retourne ici d’une « position impossible » nimbée d’historicisme et d’idéologie spontanée du savant.
L’article de Foster n’en reste toutefois pas là. Notons d’abord que la « translation disciplinaire » penche non pas du côté de l’anthropologie ou de l’ethnologie, mais qu’il s’agit pour Foster de caractériser une prédominance du modèle ethnographique – entendons bien le graphein –, c’est-à-dire une discipline qui adopte une approche diachronique dans le recueil documentaire et qui trouve principalement son terrain de prédilection dans des parages peu exotiques, non loin de la condition « ordinaire » de l’homme occidental. Par ailleurs, la translation n’est pas une relation univoque, puisqu’il existe aussi chez l’ethnographe un désir d’esthétisation de sa pratique. À juste titre, Hal Foster impute en partie la responsabilité généalogique du tournant artistique en ethnographie à James Clifford et à sa théorie de la « textualité » de la culture[20]. À l’intérieur du codage et recodage constant de la culture comme texte, le désir d’ethnographie de l’artiste passe, de façon consciente et réflexive, par la convocation du terrain comme garantie de « retour au réel » et par l’emprunt des méthodes documentaires et d’enquête.
L’approche culturaliste de la sexualité, de la maladie, de l’exclusion sociale, etc., comme autant de « lieux de l’art » révèle une extension de la pratique topographique. Encore sous l’influence minimaliste, chez Robert Smithson à la fin des années 1960 ou dans l’exposition photographique New Topographics (New York, 1975), c’est le relevé géologique ou l’altération du paysage sous la pression du « mode de vie » américain qui faisaient l’objet d’explorations topographiques, mais pas tant le relevé sociologique ou l’anthropologique. En ce dernier cas en revanche, la pratique documentaire elle-même est souvent politiquement détournée, comme dans la critique institutionnelle de Hans Haacke qui instaure le recueil de statistique sociale dans la salle d’exposition (Visitors’ Profile, 1971), ou bien interrogée dans sa prétention et son autorité, comme dans les photomontages de Martha Rosler relatifs à l’objectivation du corps féminin dans la vie quotidienne ou dans ses archives visuelles sur la représentation de la détresse des sans-abri (The Bowery in two inadequate descriptive systems, 1975).
Foster mentionne aussi la radiographie de la mondialisation économique de l’espace maritime par Allan Sekula dans Fish Story (1995), montage documentaire-fleuve alternant sans lien apparent récits fictionnels, paysages portuaires conteneurisés, portraits d’équipages, scènes de bidonvilles ou de chantiers navals sud-coréens :
Les marins et les dockers sont en mesure de voir les grandes lignes de l’intrigue qui se hourdit dans les détails banals du commerce[21].
Notons que cette œuvre de « réalisme critique » clôt un triptyque consacré aux géographies imaginaires et matérielles du dernier capitalisme : Sketch for a Geography Lesson (1983) mettait en relation l’espace pictural du romantisme allemand et l’espace frontalier de la Guerre froide ; et Canadian Notes (1986) reliait le paysage des industries extractives, l’architecture bancaire et l’iconographie du billet de banque.
La collecte à prétention ethnographique, jusqu’à la mise en œuvre d’une archive[22] ou d’une muséographie critique, est une méthode régulièrement employée dans l’art participatif, comme dans le cas de Project Unité (1993), œuvre collective (une quarantaine d’artistes dont Mark Dion et Christian Philip Müller) de commande réalisée dans l’Unité d’habitation corbuséenne de Firminy :
Le projet [de Firminy] dérive d’une collaboration vers une forme de remodelage de soi, de la prise de distance avec l’artiste en tant qu’autorité culturelle vers une reconduction de l’autre sous un déguisement néoprimitiviste[23].
La pratique topographique n’est alors pas sans rencontrer les mêmes travers que le proletkult dénoncé par Walter Benjamin. Est-ce parce que les œuvres mentionnées par Foster sont essentiellement provoquées par des commandes institutionnelles ? Est-ce parce que la force politique initiale des interventions site-specific, lorsqu’elles sont réussies, s’étiole en devenant vitrines de promotion culturelle, l’artiste devenant, à son tour, ethnographié ?
Convoquant de trop nombreux exemples pour être tous ici mentionnés, la critique de Hal Foster débouche sur une leçon. Pour sortir de l’aporie de la « doublure » à laquelle nous nous trouvons toujours confrontés vingt ans plus tard, Foster conclut à la nécessité d’un décadrage ou dédoublement des coordonnées depuis lesquelles l’artiste travaille « en ethnographe », afin qu’à l’itinéraire synchronique qui se déplace horizontalement d’une analyse discursive à l’autre, tant dans les cultural studies qu’en art contemporain, s’ajoute une perspective diachronique et verticale, témoignant d’une réflexivité sur l’historicité des topiques et des cadres de représentation du réel ethnographié. Ce souci de la « parallaxe », travail d’accommodation du regard et de mise en profondeur des informations recueillies, préserverait ainsi de la sur-identification victimaire ou romantique de l’autre.
Figure 1 : Le chemin de fer visuel proposé par Hal Foster pour l’accompagnement de son chapitre dans la publication américaine de The Return of the Real (1996), absent des traductions françaises. Dans l’ordre, de gauche à droite et de bas en haut : Renée Green, Robert Smithson, Dan Graham, Martha Rosler, Allan Sekula, Mary Kelly, Sylvia Kolbowski, Lothar Baumgarten, Fred Wilson, Jimmie Durham, Edgar Heap of Birds, le Mouvement surréaliste.(montage graphique Matthieu Duperrex d’après MIT Press 1996).
Notons un cheminement annexe qui jusqu’à présent n’a fait l’objet d’aucun commentaire de la part des lecteurs du « Portrait de l’artiste en ethnographe ». Dans le choix des visuels qui accompagnent son article dans sa version américaine originale (fig. 1), Hal Foster se fait plus explicite encore à propos de l’appareil stylistique lié au tournant ethnographique en art.
Tout d’abord, la série d’illustrations (au nombre de douze) aboutit à un témoignage historique féroce, à savoir une photographie de la contre-exposition que produisirent les Surréalistes à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de 1931, insurgés vis-à-vis de l’entreprise de « brigandage » qu’est le colonialisme dont ils dénoncent la crue « vérité » tout en engageant le public à déserter le « Luna-Park de Vincennes ». Cette contre-exposition prenant place dans deux ou trois pièces de la Maison des syndicats à Paris mettait notamment en scène des « fétiches européens » placés sous la bannière d’une citation de Karl Marx. L’inversion de la propagande coloniale n’est pas pour autant une authentique « anthropologie symétrique », les Surréalistes restant suspendus entre leur militantisme socialiste et leur goût élitiste pour la collection des objets d’art africains.
Toutefois, avec cette image conclusive, Foster fournit une clé de lecture des autres œuvres. On trouve ainsi la même radicalité politique lorsque Fred Wilson intervient dans les collections muséales de la Maryland Historical Society (Mining the Museum, 1992[24]) pour y révéler une volonté d’invisibiliser l’esclavage et le pouvoir colonial (une tunique du Ku Klux Klan dans une poussette, des fers d’esclaves à côté d’aiguières d’argent richement ouvragées…), ou bien lorsque Lothar Baumgarten couvre la spirale du Guggenheim Museum des noms des peuples natifs amérindiens (America Invention, 1993), ou encore quand l’artiste cheyenne Edgar Heap of Birds imite la signalétique des lieux publics pour y inscrire le nom des tribus natives amérindiennes qui y vivaient autrefois, fantômes qui alors « offrent l’hospitalité » à l’usager contemporain (Native Hosts, 1988). Jimmie Durham travaille pour sa part dans ses sculptures et ses installations mixtes une narration contrariée de ses supposées origines amérindiennes (nation Cherokee), au risque de la « fraude ethnique ». Les interrelations critiques entre les documents, notamment les livres comme archives d’une culture font l’objet des installations conceptuelles de Renée Green (Import/Export Funk Office, 1992), de Mary Kelly (Historia, 1989) ou de Silvia Kolbowski (Enlarged from the catalogue : The United States of America, 1987).
Enfin, outre Fish Story d’Allan Sekula et The Bowery in two inadequate descriptive systems de Martha Rosler, œuvres déjà mentionnées plus haut, sur les douze images présentes, deux illustrations empruntées à Robert Smithson et à Dan Graham se distinguent par leur registre (et aussi par leur antécédence vis-à-vis des autres références).
Dans Homes for America (1966), Dan Graham documente par la photographie couleur et par le texte l’architecture sérielle des lotissements de banlieues américaines. Si le cadrage des images rappelle le parti pris de neutralité minimaliste de Robert Adams, les textes présentent la matrice de variation typologique que les industriels américains de l’habitat pavillonnaire ont mise au point. Il ressort nettement de cette radiographie une critique de l’individualisme dans sa relation à la construction du suburb américain. Par là, Homes for America adopte tant un statut de document critique que d’œuvre anti-manifeste de l’idéal américain.
Six Stops on a Section (1968) de Robert Smithson analyse pour sa part en six étapes un parcours géologique dans le New Jersey où un dessin de coupe stratigraphique est associé à des photographies légendées et à une sculpture « non-site », un conteneur empli de roches prélevées, pour la première des six étapes, dans la carrière désaffectée de Lauren Hill. Robert Smithson établit ainsi un réseau de correspondances entre trois stratégies de référence à un territoire, depuis la plus abstraite jusqu’à la plus concrète avec les prélèvements de sol, la superposition des médias dans l’espace d’exposition impliquant une lecture suivie complexe d’un quasi-paysage horizontal.
Pourquoi Foster a-t-il tenu à faire figurer ces deux références dans son chemin de fer visuel alors qu’elles semblent assez éloignées du cœur de son propos ? Si le travail de Dan Graham possède à la rigueur une dimension d’anthropologie des classes moyennes (qui ne résume pas l’intérêt de cette œuvre), celui de Robert Smithson répugne à toute tentative d’universalisation de ce genre pour s’inscrire résolument dans la pratique de terrain, et le fait de baptiser ses photographies « Dog Tracks » en témoigne. Invité par Konrad Fischer en 1968 à Dusseldorf, Smithson reproduira la même méthode, guidé par Bernd et Hilla Becher, dans un site industriel abandonné de la Rhur (Nonsite, Oberhausen, Germany, 1968, fig. 2). En plaçant ce travail en illustration de son « Portrait de l’artiste en ethnographe », Hal Foster souhaite sans doute le rattacher à l’école de l’American New Topographics, mais l’enquête de Smithson, plutôt que de se caractériser par la mise sous tension ethnographique du champ de la création artistique, vise une autre construction spéculaire, celle qui apparaît entre le « site » et le « non-site » à partir de la volonté de sortir de l’espace de la galerie d’art. Dans une conversation avec Denis Oppenheim en décembre 1968, Robert Smithson formule la définition suivante :
Le site est le lieu où ce qui devrait être n’est pas. Ce qui devrait s’y trouver est désormais ailleurs, généralement dans une pièce. En réalité, tout ce qui a quelque importance se passe en dehors de la pièce. Mais la pièce nous ramène aux limites de notre condition[25].
S’il y a ethnographie dans ce cas, et en supposant que l’attraction centripète vers l’autre y ait une signification, c’est une introspection de la représentation occidentale de la nature « qui fait paysage ». Lors du Symposium sur le Earth Art (Cornell University, 6 février 1969), Smithson développe l’image des « Dog Tracks » en en faisant une puissante métaphore du processus artistique :
En fait, prenez des empreintes de n’importe quel type, vous découvrirez que vous pouvez utiliser des empreintes comme un médium. Vous pouvez même utiliser les animaux comme un médium. Vous pourriez prendre un scarabée, par exemple, nettoyer une surface de sable et le laisser marcher dessus, alors vous seriez surpris de voir le sillon qu’il laisse. Ou sinon un crotale, ou bien un oiseau ou quelque chose comme ça. Et ces empreintes se rapportent, je pense, à la manière dont l’artiste pense – un peu comme un chien qui inspecte un endroit (a dog scanning over a site). Vous êtes en quelque sorte immergé dans le site que vous inspectez. Vous ramassez la matière première et il y a toutes ces différentes possibilités qui se présentent à vous. Par exemple, il est possible de louer un troupeau de buffles et de suivre ensuite leurs empreintes. C’est une langue des signes, dans un sens. C’est une chose situationnelle : vous pouvez enregistrer ces empreintes en tant que signes. C’est très spécifique et a tendance à se disposer dans une sorte d’ordre aléatoire. Ces empreintes autour d’une flaque d’eau que j’ai photographiées expliquent en quelque sorte ma façon de parcourir les sentiers et de développer un réseau, puis de construire ce réseau dans des limites assignées. Mes non-sites sont dans un sens comme de grandes cartes abstraites faites en trois dimensions. Vous êtes téléportés sur le site[26].
L’artiste ethnographe est ici devenu pisteur, interprète du « chant des pistes » décrit par Bruce Chatwin, ouvrant à une cosmologie inscrite dans les lieux, dans la géologie des sols, et « réveillée » par des réseaux de mémoire relatant les événements du « Temps du Rêve[27] ».
Figure 2 : Robert Smithson, Non-site (slag), Oberhausen, 1968 (Robert Smithson and Nancy Holt papers, 1905-1987, bulk 1952-1987. Archives of American Art, Smithsonian Institution).
Aussi, une fois admises les réserves de Foster sur la translation disciplinaire de l’artiste « comme » ethnographe, il y a quelque réduction à insister seulement sur l’aspect documentaire de l’art ethnographique et de l’art en général, surtout opposé à une pratique « expressive[28] » ou subjective. D’abord parce que la proximité méthodologique avec les sciences sociales constitue un dénominateur commun faiblement instructif sur les motifs des artistes et leurs stratégies, et ensuite parce que l’aspect relationnel instauré entre des corpus et des éléments hétérogènes est avant tout soumis à une esthétique critique des environnements traités – sociaux, politiques, économiques, culturels, techniques, naturels. On ne peut dès lors que déplorer que le « vieux tropisme moderniste selon lequel l’art se désigne lui-même[29] » maintienne trop souvent son emprise en dépit des efforts de débordement disciplinaire. Que l’art puisse encore être aujourd’hui présenté de façon anhistorique comme exempt de conflits majeurs liés aux processus de connaissance est à considérer comme un legs malheureux de la Modernité. C’est peut-être en tout cas ce qui motive, par opposition, un regain d’intérêt pour la recherche artistique et le souhait de définir cette dernière au travers d’innombrables journées d’études académiques.
Dans le chemin iconographique proposé par l’article de Hal Foster nous trouvons en tout cas le matériau d’une bifurcation de l’art contemporain en matière d’enquête artistique, deux voies que nous ne pouvons qu’esquisser ici.
La première voie, sans doute ouverte par Smithson, est celle de l’extradisciplinarité. Citant l’architecte théoricien Eyal Weizman dont le projet collectif Forensis (2014) élargit aujourd’hui l’analyse critique de l’appareil militaire israélien à d’autres territoires[30], le travail d’Ursula Biemann sur les 1750 kilomètres du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (Black Sea Files, 2005[31]) ou encore l’exposition « riche d’extradisciplinarités démocratiques » Making Things Public de Bruno Latour au ZKM de Karlsruhe (2005[32]), le critique d’art Brian Holmes souligne que :
L’ambition des artistes extradisciplinaires est d’enquêter rigoureusement sur des terrains aussi éloignés de l’art que peuvent l’être la biotechnologie, l’urbanisme, la psychiatrie, le spectre électromagnétique, le voyage spatial et ainsi de suite, d’y faire éclore le “libre jeu des facultés” et l’expérimentation intersubjective qui caractérisent l’art moderne et contemporain, mais aussi d’identifier, sur chaque terrain d’enquête, les applications instrumentales ou spectaculaires de procédés ou d’inventions artistiques, afin de critiquer la discipline d’origine et de contribuer à sa transformation[33].
Ainsi que le souligne Isabelle Graw, la méthode d’un artiste tel que Mark Dion, héritier de la génération des Hans Haacke, Martha Rosler, Dan Graham, Joseph Kosuth ou Robert Smithson, implique une collecte massive de sources et une démarche quasi déductive, la recherche signifiant la construction d’une réalité dans laquelle « les problèmes imaginaires en tant que problèmes de l’imaginaire peuvent servir de modèles soumis à un traitement expérimental[34] », le spectateur étant invité à entrer dans le détail des objets de recherche mais pouvant aussi se satisfaire de la forme esthétique de l’ensemble. Dans une exposition telle que Reset Modernity!, conçue par Bruno Latour (2016), le spectateur doit travailler pour assimiler la proposition qui lui est faite et il avance guidé par un « Field Book » et des documentations tierces (fig. 3).
La seconde voie, où l’on reconnaît davantage l’artiste « en ethnographe », est celle de la métacritique culturaliste. Au début des années 2000, des commissaires d’art tels que Catherine David, Okwui Enwezor, ou Ute Meta Bauer ont promu une idée de l’art comme producteur de connaissances, notamment par la critique institutionnelle[35] et le post-colonialisme. La onzième édition de la Documenta de Kassel (8 juin-15 septembre 2002[36]), placée sous le mot d’ordre “Art Is the Production of Knowledge”, avait particulièrement consacré ce geste, en insistant, grâce à des « plateformes critiques » préalables à l’exposition, sur les thématiques de la justice et de la réconciliation, sur la créolité et le déni de légitimité construit par l’exotisme occidental, sur la démocratie inachevée… Okwui Enwezor y affirmait son désir d’offrir au public « des constellations de domaines discursifs, des circuits de production artistique et de connaissance, des modules de recherche[37]. »
La globalisation et la critique de l’hégémonie culturelle occidentale avaient bien sûr fait au préalable l’objet d’expositions retentissantes, telles que les Magiciens de la terre au Centre Pompidou (1989, Jean-Hubert Martin) ou la Documenta X (1997, avec la première femme commissaire d’art pour cette manifestation, en la personne de la française Catherine David), mais les formats documentaires sont ici à présent plébiscités pour contredire « la prétendue pureté et autonomie de l’objet d’art[38] ». Enwezor prolonge ici ce qu’il avait expérimenté à la Seconde Biennale de Johannesburg (Trade Routes: History and Geography, 1997), faire de l’exposition « une sorte de réseau ouvert d’échanges » où la pratique artistique est un moyen d’explorer les processus politiques et sociaux et d’en tracer des « cartographies » innovantes[39]. Enwezor revendique pratiquer sa recherche curatoriale comme un anthropologue pratique son terrain, avec les contingences de son parcours physique et de ses informateurs locaux[40].
Pour conclure, on devine que les occasions de réactiver le soupçon de Hal Foster ne manquent pas, et c’est faire effort de salubrité que de se demander si telle ou telle proposition fait l’économie d’un travail de parallaxe ou si elle se repaît sans le savoir des dualismes de la Modernité. Par exemple, intitulant « Viewers as Producers » (les spectateurs comme producteurs) son introduction à une anthologie de l’art participatif[41], Claire Bishop souligne principalement l’ambition politique de l’art tout en se défiant de la naïveté d’une production simplement activiste, la part de l’interprétation du spectateur demeurant essentielle à la relation esthétique. Toutefois, l’emprunt par Bishop de la rhétorique de l’émancipation chère à Rancière l’incite à valoriser une tension entre le monde de l’art et le monde social, considérant que la portée politique de l’art participatif réside justement dans cette suspension de toute transitivité entre les deux mondes : « l’art et le social n’ont pas à être réconciliés, mais suspendus dans une continuelle tension[42]. »
Bishop en vient à occuper une posture théorique problématique, que l’on pourrait reformuler en termes deweyens. N’y aurait-il pas en effet, dans la volonté de “suspendre” et d’opacifier les rapports instrumentaux possibles entre art et vie sociale, une forme de privation des ressources possibles offertes par l’enquête ? N’est-ce pas un prix trop lourd à payer que de celui de vouloir réassurer l’autonomie de l’art, même lorsque son médium est fait intégralement d’échanges sociaux[43] ?
La leçon de Foster appelle la modestie que font leur les enquêteurs pragmatiques[44]. Cette posture consiste à privilégier l’enquête sur le résultat, l’assertabilité (« ce qui marche ») sur la vérité. Les états lacunaires et de désaccords ne sont pas escamotés de la recherche, les croyances n’y sont pas discréditées sous l’accusation de subjectivisme et la notion de communauté préside à la quête de certitude et de garantie. Pour sortir du jeu spéculaire de la « doublure » de l’artiste chercheur, il est plus que jamais nécessaire de décrire plus précisément le patron de l’enquête que l’on prétend adopter.
[1] Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Bibliothèque des Sciences humaines. Paris: Gallimard, 1986 [1ère éd. 1966], p. 338 (nous soulignons).
[2] « Froides, “les sciences” ? Rigoureuses ? Inhumaines ? Objectives ? Ennuyeuses ? Apolitiques ? Modernes ? Ces qualités inaccessibles ne leur ont été données que par leurs ennemis qui croyaient ainsi les flétrir. Non, chaudes, désordonnées, violentes, anthropomorphiques, intéressées, sauvages, mythiques. Non, même pas cela. Rares et fragiles, rares surtout. Signe particulier : néant. » (Latour, Bruno. Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions. Paris: La Découverte, 2001, p. 344)
[3] Holert, Tom. « Artistic Research: Anatomy of an Ascent ». Texte zur Kunst, 2011, no82, p. 50 (nous traduisons).
[4] Cavell, Stanley, Leon Cooper, Samuel Y. Edgerton et Victor F. Weisskopf. « Observations on Art and Science ». Daedalus, 1986, vol. 115, no3, p. 177 (nous traduisons).
[5] Delacourt, Sandra, Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, éd. Le chercheur et ses doubles. Paris: B42, 2015, p. 158
[6] Ces deux exemples sont mentionnés par Tom Holert in « Artistic Research: Anatomy of an Ascent », op. cit., p. 40.
[7] Cf. Bijvoet, Marga. Art as Inquiry. Toward New Collaborations Between Art, Science, and Technology. American University Studies, v. 32. New York: Peter Lang, 1997, 283 p.
[8] Cf. Moulier Boutang, Yann. Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation. Multitudes-idées. Paris: Éditions Amsterdam, 2007, 245 p. Le capitalisme cognitif aiguise particulièrement la libido sciendi car « l’activité humaine innovante de la coopération des cerveaux à l’ère numérique produit dans la science, dans l’art, dans les formes collectives du lien social des gisements nouveaux et impressionnants d’externalités positives pour les entreprises, c’est-à-dire de travail gratuit incorporable dans des nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme. » (p. 111)
[9] Outre les mentions précédentes, voir par exemple Dautrey Jehanne (éd.). La recherche en art(s). Paris : Éditions MF, 2010.
[10] Foster, Hal. « The Artist as Ethnographer », in The Return of the Real. The Avant-Garde at the End of the Century. Cambridge: MIT Press, 1996, p. 171-204. Nous suivons la traduction française qui est reproduite dans le catalogue d’exposition dirigé par Okwui Enwezor, Intense proximité. Une anthologie du proche et du lointain. Paris: Centre national des arts plastiques, 2012, p. 346-360.
[11] Godelier, Maurice. Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Bibliothèque des idées. Paris: Albin Michel, 2007, p. 11.
[12] Cf. Whiles, Virginia. « Art et ethnographie ». Traduit par Claire Fagnart. Marges, 2007, no06, p. 50-58.
[13] Il semble à l’examen que Benjamin ait un peu caricaturé la théorie des avant-gardes russes. Cf. Gough, Maria. The Artist as Producer. Russian Constructivism in Revolution. Berkeley: University of California Press, 2005, 257 p.
[14] Fabian, Johannes. Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. Traduit par Estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller. Toulouse: Anacharsis, 2006 [éd. originale en américain, 1983], 313 p.
[15] Note 10 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). On sait que ce texte réjouissait Lévi-Strauss. Qui voyage ?, se demande Rousseau. Marins, marchands, soldats et missionnaires, mais « il semble que la philosophie ne voyage point ». Qu’on lise les relations de voyage : elles sont creuses ; les descriptions étonnent, tant les observateurs « n’ont su apercevoir à l’autre bout du monde que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer sans sortir de leur rue ».
[18] Lévi-Strauss avait mentionné ce risque de retour holographique du sujet en dépit de sa dissolution : « En mettant à la place du moi, d’une part un autre anonyme, d’autre part un désir individualisé, on ne réussirait pas à cacher qu’il suffirait de les recoller l’un à l’autre et de retourner le tout pour reconnaître à l’envers ce moi dont, à grand fracas, on aurait proclamé l’abolition. » (Lévi-Strauss, Claude. Mythologiques. L’homme nu. Paris: Plon, 1971, p. 563)
[20] Cf. Clifford, James et Georges E. Marcus, éd. Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Experiments in contemporary anthropology. Berkeley: University of California Press, 2008 [1ère éd. 1986], 305 p. Cet ouvrage marque une crise de la représentation en anthropologie, dont les conventions littéraires sont interrogées pour leur charge de domination sur l’autre qu’on fait parler en son absence. Clifford y écrit notamment : « I argue, finally, that the very activity of ethnographic writing—seen as inscription or textualization—enacts a redemptive Western allegory. » (p. 99) Rappelons qu’Edward Saïd avait déjà publié son Orientalism (1978), texte fondateur des postcolonial studies.)
[21] Sekula, Allan, éd. Fish Story. Allan Sekula. Düsseldorf: Richter, 2002 [1ère éd. 1995], p. 32 (nous traduisons).
[22] La portée politique de l’archive est assez souvent revendiquée par les artistes contemporains, la connexion des fragments étant une façon d’embrayer des visions politiques, des luttes, des dénonciations… Dans un article ultérieur, Hal Foster soutient que l’obsession postmoderne d’une opposition entre allégorique et symbolique relève du passé en art, et que désormais un souci de l’archive caractériserait davantage le travail d’artistes préoccupés par la mise en connexion du fragmentaire (Foster cite notamment les vidéos de Tacita Dean et les installations de Thomas Hirschhorn), avec le sentiment néanmoins d’une totalité impossible à recouvrer, ce qui distingue l’œuvre archivistique ainsi comprise d’une base de données ou d’un musée. Cf. Foster, Hal. « An Archival Impulse ». October, 2004, n°110, p. 3‑22. Foster conclue : « La dimension paranoïaque de l’art archivistique est peut-être l’envers de son ambition utopique – son désir de transformer la vétusté en devenir, de récupérer les visions manquées de l’art, de la littérature, de la philosophie et de la vie quotidienne en scénarios possibles de relations sociales alternatives, de transformer le non-lieu de l’archive en non-lieu d’une utopie. Cette récupération partielle de la demande utopique est inattendue : il n’y a pas si longtemps, c’était l’aspect le plus méprisé du projet modern-e–iste, condamné à droite comme goulag totalitaire et à gauche comme tabula rasa capitaliste. Cette démarche visant à transformer des “sites d’excavation” en “sites de construction” est également bienvenue, parce qu’elle suggère l’abandon d’une culture mélancolique qui considérait surtout l’histoire sous son versant traumatique. » (p. 22, nous traduisons)
[23] Foster, Hal. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 357.
[24] Cf. Wilson, Fred et Howard Halle. « Mining the Museum ». Grand Street, 1993, no44, p. 151-172.
[25] « Discussions with Heizer, Oppenheim, Smithson », in Smithson, Robert. Robert Smithson. The Collected Writings. Édité par Jack D. Flam. The documents of twentieth-century art. Berkeley: University of California Press, 1996, p. 249.
[26] Robert Smithson in Sharp, Willoughby, éd. Earth Art. Ithaca: Andrew Dickson White Museum of Art, 1969, p. 71 (nous traduisons).
[27] Cf. Chatwin, Bruce. Œuvres complètes. Traduit par Jacques Chabert. Paris: Grasset, 2012, p. 603-918.
[28] Cf. Fagnart, Claire. « Art et ethnographie ». Marges, 2007, no06, p. 8-18.
[30]Forensis vient du latin « forum » et désigne ce qui appartient au forum, c’est-à-dire à l’assemblée qui arbitre de la chose publique. Cf. Weizman, Eyal, Susan Schuppli, Shela Sheikh, Francesco Sebregondi, Thomas Keenan et Anselm Franke, éd. Forensis. The Architecture of Public Truth. Berlin: Sternberg Press, 2014, 763 p. « L’objectif ici est d’apporter de nouvelles sensibilités matérielles et esthétiques aux conséquences juridiques et politiques de la violence de l’État, des conflits armés et du changement climatique. Mais plutôt que de se limiter à une présentation circonscrite au seul domaine juridique, forensis cherche à performer au travers d’une multiplicité de forums : politiques et juridiques, institutionnels et informels. » (p. 9, nous traduisons)
[31] Holmes, Brian. « Géographie différentielle. B-Zone : devenir-Europe et au-delà ». Multitudes, 2007, vol. 28, no1, p. 109-115.
[32] Cf. Latour, Bruno et Peter Weibel, éd. Making Things Public. Atmospheres of Democracy. 2005, op. cit.
[35] La critique institutionnelle de l’art, entamée par des figures telles que Robert Smithson (avec le texte théorique « Cultural Confinement », 1972), Marcel Broodthaers, Hans Haacke ou Daniel Buren, a été prolongée à partir des années 1980 notamment par Andrée Green, Andrea Fraser et Christian Philipp Müller qui insistent sur la conscience de l’implication de l’artiste dans les jeux de représentation et de domination.
[36] Pour un commentaire de cette édition, voir Green, Charles et Anthony Gardner. Biennials, Triennials, and Documenta. The Exhibitions that Created Contemporary Art. Malden: Wiley Blackwell, 2016, p. 183 sq.
[41] Bishop, Claire, éd. Participation. Documents of contemporary art. Londres: Whitechapel Gallery, 2006, 382 p.
[42] Bishop, Claire. Artificial Hells. Participatory Art and the Politics of Spectatorship. Londres: Verso, 2012, p. 278 (nous traduisons).
[43] Quintyn, Olivier. « De quelques usages critiques de Dewey », in Cometti, Jean-Pierre et Giovanni Matteucci, éd. Après l’art comme expérience. Esthétique et politique aujourd’hui à la lumière de John Dewey. Saggio Casino. Paris: Questions théoriques, 2017, p. 191.
[44] Cf. Dewey, John. Logique. La théorie de l’enquête. Traduit par Gérard Deledalle. Paris: Presses universitaires de France, 1967, 696 p.
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WHILES, Virginia. « Art et ethnographie ». Traduit par Claire Fagnart. Marges, 2007, no06, p. 50-58. https://doi.org/10.4000/marges.629.
Martin Ringot est doctorant en troisième année en études romanes à l’université d’Aix-Marseille (CAER). Sa thèse s’intéresse aux rapports entre littérature et jeux vidéo. En proposant une lecture ludologique d’Italo Calvino, il entend montrer comment l’auteur italien a su cristalliser la mutation d’une littérature face à la cybernétique
et la combinatoire. Il compte ainsi distinguer les différents points où se rencontrent littérature et activité (vidéo)ludique.
Alors que l’enquête rappelle la promenade inférentielle à laquelle s’adonne le
lecteur en parcourant un texte, elle rappelle la « quête », ou la « mission », ces unités
d’organisation présentes dans les jeux de rôle et jeux d’aventure sur support numérique. Or, quête et enquête
ne peuvent être assimilées en ce qu’elles participent d’une acception différente du jeu. Mais quel est le
rapport entre l’enquête et le récit développé par le jeu vidéo ? L’enquête n’est-elle qu’un nouveau
vecteur pour transmettre un récit au passé, ou peut-elle constituer un récit en soi, qui raconte quelque chose
d’autre au récepteur ?
Mots-clés : récit – jeu video – game studies –
narratologie
Abstract
While the investigation recalls the inferential walk that the reader takes when
reading a text, it recalls the « quest », or « mission », these organizational units present in digital
role-playing and adventure games. However, quest and investigation cannot be assimilated in that they are part
of a different meaning of the game. But what is the relationship between the investigation and the story
developed by the video game? Is the investigation only a new way of transmitting a story to the past, or can it
be a story in itself, which tells something else to the receiver ?
Keywords : narrative – videogame – game
studies – narratology
Dans Lector in fabula, Umberto Eco montre comment s’instaure un rapport de
coopération interprétative entre le texte et le lecteur. Ce dernier opère ce qui est appelé une « promenade
inférentielle »1,
c’est-à-dire une lecture active pendant laquelle des hypothèses sont émises afin de deviner, selon les indices
qui sont laissés par le texte, la suite des événements. De cette manière, la lecture peut être vue comme une
enquête dans la mesure où le lecteur ou la lectrice, avec les éléments mis à disposition, opère un travail de
déduction.
Mais ce processus semble avoir été systématisé dans les mondes vidéoludiques, qu’il
s’agisse de jeux de rôle ou de jeux d’aventure. En incarnant un personnage dans l’espace de jeu, c’est le
joueur ou la joueuse qui semble mener directement l’enquête, sans attendre les directions imposées par le
texte. Ainsi, alors que le lecteur était dans un état d’observation face à une enquête qui se faisait sans lui,
et qu’il vivait comme une histoire qu’on lui racontait, le joueur est impliqué directement dans l’enquête. Mais
qu’en est-il de l’expérience narrative ? Une fabula lui est-elle toujours transmise, maintenant qu’il
en est l’acteur ? Autrement dit, l’enquête constitue-t-elle un vecteur narratif dans le jeu vidéo ? peut-elle
se traduire, dans une situation ludique, par une expérience narrative ? En quoi le joueur ou la joueuse
sont-ils les destinataires d’un message narratif lorsqu’ils mènent l’enquête ?
Avant cela, il convient de savoir de quoi on parle lorsqu’on parle d’enquête dans le
jeu vidéo. Quel élément de gameplay peut correspondre à l’enquête ? Ce qui vient à l’esprit, ce sont
ces tâches que le joueur doit accomplir pour rendre service à un personnage-non-joueur qui leur remettra une
récompense, autrement dit la quête, appelée aussi une mission. Nous verrons que la quête et l’enquête sont deux
éléments différents qui ne recouvrent pas la même expérience de jeu, mais qui peuvent fonctionner de manière
complémentaire. C’est en établissant ces distinctions qu’il nous sera possible de voir quelle forme de récit
peut émerger de l’enquête vidéoludique.
Selon le Trésor de la Langue Française, l’enquête est, dans sa première et
plus fréquente acception, la « recherche systématique de sa vérité par l’interrogation de témoins et la réunion
d’éléments d’information ». Une enquête suppose donc une réponse cachée, cette « vérité », que le sujet est
censé retrouver en recollant des morceaux de réponse. Autrement dit, l’enquête consiste à répondre à une
énigme, dans son sens large, telle que l’entend Luc Boltanski :
L’énigme est suscitée par un événement, quelle qu’en soit apparemment
l’importance, qui fait saillance en se détachant sur un fond – pour reprendre des termes empruntés à
la psychologie de la forme –, ou par les traces qu’un événement passé, dont le narrateur n’a pas été le témoin,
a imprimées dans la texture des états de choses. […] L’énigme est donc une singularité (puisque tout événement
est singulier) mais une singularité ayant un caractère que l’on peut qualifier d’anormal, qui tranche
avec la façon dont se présentent dans des conditions supposées normales, en sorte que l’esprit ne
parvient pas à inscrire cette inquiétante étrangeté dans le champ de la réalité. En ce sens […], on peut dire
que l’énigme est le résultat d’une irruption du monde au sein de la réalité.2
L’énigme est donc la marque d’un événement passé dans un espace donné dont on
n’aurait pas été témoin (ce sont les traces que laisse un événement « dans la texture des états de choses ») ;
et la seule manière pour quelqu’un qui n’a pas été témoin d’un événement d’en percer le mystère, c’est
justement de mener l’enquête. Alors que le roman policier classique fonctionne de cette manière – le mort est
découvert, et il appartiendra à l’enquêteur ou à l’enquêtrice de reconstituer la scène et de retrouver le
responsable –, cette dynamique a trouvé sa place dans différentes formes ludiques : il suffit de penser au Cluedo3, dont le principe repose
sur la reconstitution d’une phrase simple qui fait office de récit (tel personnage a tué le Docteur Lenoir dans
un lieu spécifique et avec une certaine arme). Le jeu tourne autour de la déduction de cette histoire minimale
à partir des indices qui sont laissés dans l’espace ludique, en l’occurrence les différentes salles du manoir.
Mais en sortant du contexte de l’enquête policière, c’est la mise en place d’un
espace ludique qui semble mettre les mécanismes de l’enquête au centre du dispositif narratif dans le jeu
vidéo, comme propose de le faire presque systématiquement le récent genre du Walking simulator. Issu
de la scène indépendante, le « simulateur de marche », appelé ainsi tout d’abord dans une visée dépréciative,
est devenu un type de jeu à part entière qui propose au joueur ou à la joueuse d’évoluer dans un espace avec un
nombre restreint d’interactions possibles. Comme il est impossible de courir dans ces jeux, une importance
accrue est conférée à l’observation de l’environnement, à ses détails, à ses objets, et comme le jeu se déroule
le plus souvent à la première personne, l’expérience ludique accentue la fonction de prise directe4 sur le monde fictionnel, même si on sait qu’on
est en train de contrôler un personnage bien défini. Le joueur évolue dans la plupart des cas dans un espace
déserté. Le jeu Firewatch5permet de jouer le rôle d’un homme qui passe son un été à faire du volontariat dans un parc naturel pour
surveiller les incendies. Le parc naturel, vide, devient le terrain de jeu, où différents documents pourront
être trouvés pour comprendre ce qu’il a pu se passer l’année où un enfant a disparu. Les rares interactions
avec d’autres personnages sont ponctuelles et sont dans la plupart des cas remplacées par des intermédiaires,
comme des messages écrit ou audio. À part la responsable du protagoniste, avec qui il communique via un
talkie-walkie, le protagoniste est seul, et ne peut comprendre l’action qu’a posteriori. Il ne peut
avoir de prise que sur une action passée.
De la même manière, dans Gone Home6, le joueur contrôle Kaitlin, une jeune femme qui rentre d’une année
passée en Europe et trouve le manoir familial vide, avec pour seul indice, sur la porte d’entrée, un mot de la
part de son frère lui disant de ne pas s’inquiéter. Le but du jeu sera alors de comprendre ce qu’il s’est passé
en fouillant chaque pièce, en lisant les lettres, en écoutant les cassettes audios, en évoquant des souvenirs
chez la protagoniste à la vue de certains objets. Il s’agit donc bien de répondre à une énigme – en
l’occurrence, « il s’est passé quelque chose » – en réunissant des éléments d’information, faute de témoins à
interroger, pour comprendre la raison de la disparition des membres de sa famille.
Ce qu’on remarque, c’est la manière dont l’enquête repose sur la mobilisation
d’éléments indiciels mis à la disposition du joueur ou de la joueuse pour reconstruire un événement passé,
qu’il s’agisse d’objets à trouver et de documents à consulter ou bien de personnes à interroger. Et ces
éléments indiciels ne servent pas seulement à résoudre des enquêtes policières, comme c’est le cas avec L.A.
Noire7, où l’on
contrôle un policier de la ville de Los Angeles qui peut faire passer des interrogatoires et fouiller les lieux
d’un crime, mais ils permettent aussi, plus simplement, d’avancer dans l’histoire. Par exemple, dans Grim
Fandango8, un jeu
de type « pointer-et-cliquer »9 qui
suit l’aventure de Manny Calavera, un agent du monde des morts qui dévoile une affaire de détournement, la
recherche d’éléments indiciels par la récolte d’objets ou par le dialogue avec d’autres personnages permet de
débloquer des situations fixes et de passer d’un chapitre à l’autre de l’histoire.
L’enquête prend donc la forme, dans le jeu vidéo, d’une attitude ludique que le
joueur doit adopter pour accomplir une mission, qu’on peut aussi appeler une quête.
La quête est, toujours selon le TLFi, la « recherche obstinée de quelqu’un, de
quelque chose. » La quête la plus connue, dans le domaine littéraire, est sans doute la Quête du Graal dans la
Légende arthurienne, et il n’est pas absurde d’avoir vu migrer le terme issu de la chanson de geste vers le jeu
de rôle papier – notamment les jeux qui s’inspirent des univers de fantasy, à commencer par Donjons
& Dragons10 inspiré de
l’œuvre de Tolkien – puis le jeu vidéo de rôle. Suivant un schéma qui sera repris à l’identique dans les jeux
comportant des quêtes, la quête du Graal suppose un donneur de quête (Dieu), un objet de recherche (le Graal),
un sujet (Arthur), des adjuvants (les chevaliers de la Table ronde) et des opposants (les différents ennemis
que rencontrent Arthur et ses adjuvants). Comme on le voit, la quête recoupe assez bien dans sa structure le
schéma actanciel de Greimas11et présente l’avantage, dans un monde ludique ouvert, d’organiser pour le joueur ou la joueuse les
conditions de son exploration.
L’autre terme pour la quête est la mission. Et la mission consiste bien en le fait
d’envoyer quelqu’un quelque part pour accomplir quelque chose12. De nombreux jeux vidéo sont organisés autour d’un certain nombre
de quêtes, qui sont les éléments permettant de structurer l’expérience ludique. Ce qu’on remarque, c’est que la
quête est devenue ce que Ian Bogost a appelé une « unit operation »13, autrement dit un élément systémique
autonome capable dans le même temps de s’associer à d’autres éléments, similaires ou non, pour créer un tout
cohérent. Ce que montre Bogost, c’est que la « unit operation » est le résultat de la systématisation
d’un élément unique, qui s’inscrit dès lors dans un artefact procédural. L’exemple qu’il donne, c’est celui de
la rencontre fortuite dans l’espace urbain, présente dans la poésie comme thème14, comme phénomène observé, et qui est
devenu, dans un jeu comme les Sims, une mécanique ludique qui fonctionne en corrélation avec d’autres
mécaniques ludiques : la construction d’une maison, la recherche d’un emploi et la poursuite d’une carrière, la
fondation d’une famille, les différentes activités servant à se cultiver ou faire de l’exercice, etc. De la
même manière, la quête, qui était un élément unique dans la légende arthurienne (il fallait avant tout trouver
le Graal), est devenu un procédé systématique d’organisation de l’action dans le jeu vidéo.
La quête s’inscrit pleinement dans l’économie procédurale d’un jeu. Elle est liée
aux personnages-non-joueurs (destinateurs ou destinataires, adjuvants ou opposants), au système d’objets et de
déplacement dans un espace, à l’éventuel arbre de compétences du protagoniste et à sa progression personnelle.
La quête peut revêtir des degrés d’importance différents et il n’est pas rare de voir la distinction entre
quête principale et quête secondaire, ou par exemple dans des jeux comme The Legend of Zelda: Breath of the
Wild15 ou The
Elder Scrolls V: Skyrim16où
des événements anecdotiques (un conflit entre deux personnes, un objet à retrouver) viennent côtoyer des
missions plus décisives, comme le fait de lever une malédiction ou, tout simplement, de sauver le monde.
Dès lors, la quête a plus de sens au sein d’un monde dit ouvert, où le joueur et la
joueuse bénéficient d’une certaine liberté de mouvement et d’action, contrairement à des mondes ludiques à
niveaux17. Dans ce
contexte de jeu, la quête permet de diriger cette liberté, de la cadrer pour lui donner un sens et, ce faisant,
de structurer l’expérience de jeu. Justement, la plupart des jeux de rôle construits autour de quêtes se
déroulent dans un monde ouvert.
Quelle différence peut-on constater entre les deux notions ? Ce qui frappe d’emblée,
c’est que la quête et l’enquête ne recouvrent pas les mêmes éléments ludiques, bien qu’ils ne soient pas
incompatibles. On a vu que l’enquête suppose une attitude de la part du joueur ou de la joueuse, tandis que la
quête a plus de sens en ce qu’elle contribue à structurer le jeu, à définir le cadre de l’expérience ludique.
Il est donc tentant de reprendre ici les deux grandes catégories de Roger Caillois18, le ludus (le jeu en tant que
règle, structure) et la paidia (la pulsion ludique, la disposition à jouer, qui souvent précède tout
établissement de règles) pour les associer aux notions que nous avons explorées. Et si la quête procède du ludus
en ce qu’elle structure et règle le jeu, l’enquête, qui vient du sujet, participerait plutôt de la paidia.
Par conséquent, ce qui diffère d’un terme à l’autre est aussi une approche
différente de l’espace ludique. L’enquête requiert que le joueur traverse un espace sans ordre ni direction
préétablie – même si, le plus souvent, les développeurs n’hésitent pas à baliser leur monde pour influencer les
déplacements et les décisions des joueurs et des joueuses. Quoi qu’il en soit, l’enquête relève de
l’exploration d’un espace inconnu, d’une « pratique incertaine de l’espace »19. Dans le cas d’une méconnaissance de l’espace ludique à explorer,
il n’y a pas d’autre hiérarchie entre les lieux à explorer que celle que la curiosité du joueur ou de la
joueuse pourra établir20.
Le rapport du joueur à l’espace, dans le cas de l’enquête, est un rapport rhizomique comme le définissent
Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Le rhizome est cet ensemble de radicelles qui
relient différentes plantes, que les deux auteurs opposent à l’arbre, organisation hiérarchique et verticale.
Dès lors, la particularité du rhizome est l’horizontalité de ses éléments :
Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les
choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement
d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». Il y
a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? d’où
partez-vous ? où voulez-vous en venir ? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir
à zéro, chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement
(méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique…).21
Ainsi, la quête est ce qui permettra de souligner la présence de « nœuds
d’arborescences dans les rhizomes »22,
c’est-à-dire de donner une direction aux déplacements erratiques, un objectif, une chose, une personne, un lieu
à trouver. La présence d’un marqueur de quête sur la carte du monde ne présente plus le monde ludique comme un
ensemble neutre où le joueur peut porter son intérêt indifféremment : l’expérience de l’espace s’en trouve
aiguillée. La quête et sa dimension directive impliquent un rapport arborescent, autoritaire, de l’espace.
Ainsi, au-delà de la distinction ludique que quête et enquête imposent, c’est une différence dans l’approche
qui peut être faite de l’espace de jeu. Mais cette expérience ludique, qu’elle soit relativement libre ou
dirigée, implique-t-elle forcément la construction d’un récit ?
Quel rapport peut-on établir ente la quête, l’enquête et le récit vidéoludique ? On
a vu, notamment à travers l’exemple du walking simulator, que l’enquête peut être un processus de
reconstruction narrative de quelque chose qui a été. Dans un monde statique, l’enquête consiste à comprendre
comment on en est arrivé là, à partir d’éléments indiciels, reprenant ainsi le paradigme indiciaire énoncé par
Carlo Ginzburg23.
Certains jeux utilisent ainsi l’enquête comme enrobage narratif d’une quête. Dans
The Witcher III : Wild Hunt24,
le joueur contrôle la plupart du temps Geralt, un sorceleur, c’est-à-dire une sorte de mercenaire maniant la
magie et l’alchimie, spécialisé dans la chasse aux monstres. En traversant un continent en guerre, Geralt ne
suit qu’un objectif : retrouver sa fille adoptive, Cirilla, et comprendre ce qu’elle fuit. Chaque fois que le
protagoniste retrouve un témoin du passage de cette dernière qui lui raconte son souvenir, s’active une phase
de jeu où c’est Cirilla – et non plus Geralt – qui est contrôlée. Alors que c’est une quête unique qui
structure tout le jeu – chaque quête principale, du moins jusqu’à un certain stade de l’aventure, gravite
autour de la recherche de la jeune fille –, un grand nombre d’interactions dans le monde narratif se font selon
le thème de l’enquête. En effet, il est souvent demandé à Geralt de retrouver quelqu’un ou quelque chose, pour
le sauver, le ramener, et/ou l’éliminer. Le studio CD Projekt a voulu donner à ces quêtes une saveur d’enquête
: le protagoniste est capable de suivre des traces de pas ou des odeurs pour pister quelqu’un, peut poser des
questions à des personnages non-joueurs pour recueillir plus d’indices et ainsi reconstruire le déroulement
d’événements dont il ne reste que des signes épars (un cadavre, une charrette détruite, une maison saccagée).
Pendant l’enquête, Geralt commente ses découvertes en reconstruisant petit à petit le déroulement des
événements. Cela étant, ce n’est pas tant le joueur ou la joueuse qui, littéralement, mènent l’enquête, que le
personnage. L’enquête, en tant qu’attitude ludique, est neutralisée par la quête, intrusive au point d’indiquer
au joueur le chemin à suivre sur la mini-carte sur le coin de l’écran. Le joueur n’a que peu d’initiative, si
ce n’est exécuter les consignes de quête qui s’affichent à l’écran. Quoi qu’il en soit, c’est l’enquête menée
par le personnage qui est génératrice de récit, et cela est illustré dès la scène d’introduction, un film
d’animation qui montre Cirilla en pleine fuite et Geralt, quelques jours après, retrouvant des indices du
passage de celle-ci. On comprend dès lors sa capacité à reconstituer les événements à partir d’objets trouvés,
parfois en mauvais état. Cette scène introductive semble aussi faire comprendre au joueur que le moment de
l’enquête lui appartient moins qu’au personnage qui la mène, et que le rôle du joueur ressemblera plus à celui
d’un actant qu’à celui d’un enquêteur ou d’une enquêtrice.25
C’est un parti pris différent qu’a suivi le studio Eidos Montréal en développant Deus
Ex: Human Revolution26et en nous mettant dans la peau d’Adam Jensen, un cyborg vivant dans une société futuriste. Selon Simon
Bréan27, ce jeu laisse
au joueur une possibilité d’agir en fonction de ses découvertes, et de faire des choix motivés ou axiologiques.
Par exemple, lorsque Adam Jensen reçoit un contrat pour éliminer une personne considérée comme une terroriste,
il est possible, mais pas obligatoire, de consulter des articles à propos de cette personne pour en apprendre
plus sur son passé, et de prendre les bonnes décisions. Le jeu récompense donc l’engagement du joueur qui prend
en compte les artefacts et les éléments indiciels. Dans ce cas, le moment de l’enquête est partagé entre le
joueur et le personnage fictionnel qui reprend un rôle de prothèse vidéoludique28permettant au joueur d’avoir accès au monde
vidéoludique.
Jusqu’à maintenant, on a vu que l’enquête, qu’elle soit portée par un personnage ou
à l’initiative de celui ou celle qui a la manette, permet de retrouver un récit passé, révolu. Le problème,
c’est que cela poserait le jeu vidéo comme simple simulation d’une situation d’énonciation, rendant impossible
un rapport narratif à l’action en cours. Ce qui frappe, c’est de voir que le récit ne peut être qu’antérieur au
moment de la quête ou de l’enquête. Il n’est demandé au personnage-joueur que de reconstituer les éléments d’un
récit accompli et on peut se demander si le moment où le joueur recherche les informations, ou qu’il voit son
avatar le faire à sa place, ne constitue pas aussi une situation narrative. Autrement dit, de l’enquête d’un
récit peut-il naître le récit d’une enquête ?
À première vue, c’est compliqué : l’enquête est une situation de jeu, de «
faire-semblant », de « simulacre », qui plonge le sujet dans une situation fictive dont il ne peut pas être le
destinataire. Lorsque, dans The Witcher III, on voit Geralt de Riv énoncer ses hypothèses, nous
emmener d’un indice à l’autre, on est en quelque sorte spectateur ou spectatrice (bien qu’actif) d’une enquête.
Mais lorsque c’est le joueur qui mène cette enquête, lorsqu’il est plongé dans l’examen d’artefacts et
d’éléments indiciels, en tant que sujet agissant, il devient difficile pour lui d’être le destinataire narratif
de ce qui se joue à l’écran, selon la distinction établie par Olivier Caïra dans son étude sur le jeu de rôle :
« la quête est de l’ordre de l’action, le récit de l’ordre de la contemplation »29. Et l’enquête est un moment d’action qui ne
laisse guère de place à la contemplation d’un récit : alors que l’enquête permet de reconstruire ce qui a été,
elle peut difficilement être mise, elle, en récit.
Renée Bourassa va jusqu’à considérer le jeu vidéo comme une alternance entre des
phases performatives et des phases narratives. Quand le joueur n’est pas en train d’accomplir une action, il
peut être dans un état réceptif pour un message narratif :
Le jeu interactif ne constitue donc pas une forme narrative à l’état pur, mais il
croise plutôt deux stratégies organisationnelles. Le mode narratif de ce type d’univers fictionnel s’accompagne
d’un mode interactif/expérientiel qui modifie en profondeur les modalités expressives du récit.30
Le rapport entre récit, quête et enquête semble donner lieu à une aporie : le récit
et le message narratif impliquent une suspension de l’attitude ludique donnant lieu à l’enquête, et si
l’enquête devient l’objet du récit, c’est qu’elle ne participe plus de l’expérience ludique et n’y contribue
plus. Le moment de la quête devient un moment de suspension du récit. Mais il est difficile de croire que le
jeu vidéo, et encore plus le jeu de rôle ou de quête qu’on a exploré ici, soit une expérience ludique n’ayant
aucun message narratif à l’adresse du joueur ou de la joueuse.
Cela dépend du sens que l’on se fait du récit et de la narration vidéoludique. Le
récit est vu comme un discours relatant une série d’événements dont on a rétabli l’agencement. En somme, il
garde une dimension discursive et séquentielle qui sied plutôt mal au caractère rhizomique de l’enquête et de
la traversée d’un espace fictionnel non soumise à des directions claires. Et les différents modèles d’analyse
narrative des jeux vidéo semblent ne pas sortir de cette dimension discursive, à l’instar de ce qu’Ivan Fulco
propose lorsqu’il parle de « récit ludique »31,
une combinaison entre les éléments ayant trait au jeu et les éléments ayant trait à l’univers diégétique. Ce
récit ludique est le récit de la partie en cours, le compte rendu des événements, des situations de
déséquilibre et le rétablissement de l’équilibre. Ivan Fulco prend comme exemple Tetris pour montrer
de quelle manière il peut être analysé selon le schéma du récit ludique, schéma qui ressemble au schéma
narratif de Greimas.
Mais on reste dans une logique de co-production discursive : autrement dit, le
joueur ne peut pas être à la fois (co-)narrateurs et destinataires. De même dans le schéma proposé par Rémi
Cayatte sur la narration par l’oscillation32.
Partant de l’interaction humain/machine, il montre comment cette boucle interactive donne lieu à une
oscillation entre deux pôles, l’expérience-cadre (c’est-à-dire tout ce qui est prévu par les concepteurs et
conceptrices, des informations sur le monde fictionnel aux règles du jeu, en passant par le paratexte, comme
les guides officiels) et la procédure (toutes les actions performatives et interprétatives du joueur ou de la
joueuse), oscillation qui est à l’origine de la narration vidéoludique. Mais, encore une fois, si le joueur
participe à cette narration par l’oscillation dont il
est l’actant, comment peut-il en être le destinataire ? Comment le récit vidéoludique peut-il s’adresser à lui
?
Ce qu’on a vu en tentant de définir l’enquête au sein d’une expérience
vidéoludique, c’est que l’enquête implique le fait de traverser et de parcourir un espace. Cet espace est
concrètement identifiable dans le cadre du jeu vidéo qui demande de concevoir un monde ludique dans lequel
l’avatar puisse se déplacer, là où c’est par une médiation filmique ou textuelle qu’on y a accès en tant
que spectateur ou lectrice. La particularité du jeu vidéo est la possibilité pour le joueur de se déplacer
dans cet espace fictionnel pour pouvoir le découvrir, ce qui a contribué à mettre en évidence l’importance
de cet élément33.
Par ailleurs, le développement du transmédia, c’est-à-dire le fait de développer un monde fictionnel à
travers différents media et de manière concertée – Henri Jenkins prend l’exemple de la série Matrix34– a contribué à
mettre en avant le sujet élaboré par les différents discours narratifs. Il y a donc une certaine rupture
entre le texte, le discours narratif, et le monde qui le sous-tend. C’est Marie-Laure Ryan, entre autres,
qui met au jour cette rupture :
La notion de monde n’annule pas celle de texte, puisqu’il faut un texte pour
projeter un monde, mais elle met fin à ce culte du signifiant et de l’essence sacrée du langage littéraire.
Contrairement à la conception du texte de la critique poststructuraliste, elle ne dirige pas l’attention
vers une texture interne, mais vers une réalité dont le lecteur imagine l’existence, ou plutôt fait
semblant de l’imaginer, comme indépendante du langage.35
Et ce renversement change beaucoup de choses, notamment le fait que la narration
ne passe plus tant, dans le cadre du jeu vidéo, par un discours produit ou reproduit, que par
l’appropriation, par le joueur ou la joueuse, d’un monde fictionnel dont la découverte dépend pleinement de
l’expérience de jeu. En fait, au-delà des quêtes qui proposent, à l’occasion, une situation d’enquête pour
reconstruire un récit passé, c’est l’expérience ludique, du moins dans le cadre du jeu d’aventure et du jeu
de rôle, qui constitue elle-même une enquête que le joueur mène constamment : celle de découvrir et de
comprendre le monde fictionnel dans lequel il ou elle évolue. Dans cette optique, la narration et le jeu
sont intimement liés dans ce que Fanny Barnabé a pu appeler la « ludiégèse »36 : chaque élément, objet environnement
ou personnage, informe le joueur à la fois sur les règles du jeu et sur le monde fictionnel. Une nouvelle
épée, par exemple, apporte de nouvelles informations ludiques et actualise la connaissance de l’univers
comme appartenant à la fantasy. Et l’enquête dure aussi longtemps que dure l’expérience ludique.
Dans The Legend of Zelda: Breath of the Wild37,
le joueur contrôle un personnage (Link) qui se réveille après
avoir dormi cent ans, et découvre le royaume d’Hyrule en ruines. L’exploration des lieux dévastés par la
guerre, les conversations avec les personnages les plus âgés, permettent d’en savoir plus sur ce qu’il
s’est passé. Mais l’évolution dans le monde d’Hyrule raconte quelque chose en elle-même, elle transmet un
sentiment diffus de nostalgie et d’incompréhension face à un monde en ruine que la nature a déjà commencé à
engloutir. C’est l’expérience de ce deuil tardif que le jeu raconte au joueur ou à la joueuse et qui, par
le processus de l’enquête, renforce la conscience de tout ce que le monde a pu perdre.
Pour déterminer le rôle de l’enquête dans la construction narrative au sein du
jeu d’aventure, il convenait de distinguer l’enquête de la quête à proprement parler. La première est une
approche arborescente et dirigiste d’un espace pour accomplir une action donnée, alors que la seconde
s’inscrit dans un rapport rhizomique à l’espace dont l’exploration permet de recoller les morceaux d’un
récit passé. Par ailleurs, on a vu que si l’enquête participe plus de l’expérience de jeu, de la paidia,
la quête, elle, s’est constituée en mécanique de jeu et tient plus du ludus.
Leur rapport à la narration et au récit est contradictoire : la quête semble
annuler la possibilité d’un récit qui prétend du sujet un état de réceptivité et de contemplation, tandis
que l’enquête ne semble pas pouvoir se mettre elle-même en récit. C’est donc en nous demandant si la
narration ne pourrait pas résulter de l’expérience qu’on se fait d’un espace fictionnel donné, et en
invoquant la notion de monde, qu’une solution a été proposée. Là où le monde se narrait par le biais du
récit, c’est bien par sa propre exploration, par sa mise en enquête, qu’il se raconte à son joueur et à sa
joueuse. La narration vidéoludique passe donc par l’enquête dans la mesure où l’enquête est un processus
d’actualisation de ce qui est à travers un sujet sensible. Dans cette optique, la quête fonctionne comme
une boussole, permettant de donner un certain sens à cette actualisation et une certaine direction au
processus exploratoire.
1 –
ECO, Umberto. Lector in fabula. La cooperazione interpretativa nei testi narrativi. [2016].
Milan : Bompiani, 1979.
2 –
BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012,
p. 2122.
3 –
PRATT, Anthony Ernest et PRATT, Elva. Cluedo. [S. l.] : Miro Company, 1949.
4 –
Contrairement aux jeux de plateforme où le monde fictionnel remplit une fonction précise (celle de fournir
au joueur ou à la joueuse
un certain nombre d’obstacles à surmonter) qui s’accompagne d’un certain détachement narratif, le walking
simulator, du fait aussi de la vue subjective qu’il adopte, investit chaque élément (objet ou
lieu) d’une charge narrative. La « prise directe » vient donc non seulement de la vue subjective qui
confère à l’action une impression d’in medias res, mais aussi au fait que les éléments disposés
dans l’espace ludique ne remplissent pas tant une fonction stratégique ou logique (résoudre un puzzle,
battre un adversaire) qu’une fonction narrative et cognitive (accroître sa connaissance d’un monde
fictionnel dans lequel le joueur ou la joueuse est plongé·e). Autrement dit, et pour reprendre Fanny
Barnabé, l’accent est moins mis sur la ludiégèse que sur la diégèse.
5 –
CAMPO SANTO. Firewatch. [S. l.] : Campo Santo, 2016.
6 –
THE FULLBRIGHT COMPANY. Gone Home. [S. l.] : The Fullbright Company, 2013.
9 –
Le « pointer-et-cliquer » est un genre issu du jeu d’aventure graphique. Les jeux d’aventure
étaient dans les années soixante-dix sous forme textuelle : un texte descriptif s’affichait et le
joueur pouvait écrire une commande simple (« prendre bouteille », « utiliser clé ») pour progresser.
L’exemple le plus connu reste Zork (INFOCOM. Zork. [S. l.] : Activision, 1980.),
inspiré de Colossal Cave Adventure (CROWTHER, William et WOODS, Don. Colossal Cave
Adventure. [S. l.] : [s. n.], 1976. [Consulté le 29 août 2018]. Disponible à l’adresse :
https://www.amc.com/shows/halt-and-catch-fire/exclusives/colossal-cave-adventure.). Lorsque les outils
de développement se sont améliorés et que l’interface graphique s’est imposée, cette modalité
interactive a dû évoluer : aux mots écrits ou sélectionnés s’est ajouté le fait de cliquer sur
l’endroit où se rendre au lieu d’entrer des commandes du type « go west », d’où le nom du genre, point
and click ou « pointer-et-cliquer » en français. Dans ce genre de jeu, on passe d’un tableau à
un autre en cliquant vers l’endroit désiré, et en utilisant des objets de la même manière pour résoudre
des énigmes. Le studio Lucasfilm Games, appelé par la suite Lucasarts, est connu pour ces jeux, parmi
lesquels The Secret of Monkey Island (LUCASFILM GAMES. The Secret of Monkey Island.
[S. l.] : Lucasfilm, 1990.), mais c’est surtout grâce à Myst (CYAN WORLDS. Myst. [S.
l.] : Brøderbund Software, 1993.) que le genre se fera connaître du grand public.
10 –
GYGAX, Gary et ARNESON, Dave. Dungeons and Dragons. Lake Geneva : Tactical Studies Rules,
1974.
11 –
Voir GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris : Presses
Universitaires de France, 1986. Dans son chapitre « Réflexion sur les modèles actantiels », Algirdas
Julien Greimas propose le schéma actantiel en partant d’observations faites par Propp et par d’autres
structuralistes. Il construit ce schéma en proposant un certain nombre d’opposition entre « actants »,
c’est-à-dire des éléments qui remplissent une fonction (alors que les « acteurs » sont une forme plus
spécifique d’un actant), comme le Sujet et l’Objet, le Destinateur et le Destinataire, l’Adjuvant et
l’Opposant, etc. Greimas utiliser justement l’exemple de la quête du Graal pour tester son schéma, en
identifiant le Héros comme sujet, le Graal comme objet, Dieu comme destinateur, l’Humanité comme
destinataire, etc.
12 –
Ce que l’étymologie du terme semble confirmer, « mission » étant dérivé du participe passé du verbe
latin MITTO, IS, ERE, MISI, MISSUM, ayant pour sens « envoyer ».
13 –
BOGOST, Ian. Unit Operations. An Approach to Videogame Criticism.
Cambridge : The MIT Press, 2006.
14
– Ian Bogost utilise comme exemple « À une passante » de Baudelaire et « A Woman in the
Street » de Bukowski. Il remarque que la similarité entre les deux poèmes n’est pas anodine, en ce
que le poème de Bukowski, paru un siècle après celui de Baudelaire, montre que la figure de la
rencontre fortuite s’est figée en unit operation.
15
– NINTENDO. The Legend of Zelda: Breath of the Wild. [S. l.] : Nintendo, 2017.
16
– BETHESDA GAME STUDIOS. The Elder Scrolls V: Skyrim. [S. l.] : Bethesda
Softworks, 2011.
17
– Nous faisons ici la distinction entre les mondes ludiques dits « ouverts », où le joueur
peut se déplacer d’un endroit à un autre sans aucun changement ni temps de chargement, donnant une
impression cohérence et d’unicité, et les mondes ludiques « à niveau », où, comme dans les jeux de
plateforme, l’expérience ludique est structurée en différents niveaux, accessibles via un menu ou
un « hub », un monde donnant accès à ces différentes épreuves.
18
– CAILLOIS, Roger. Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Paris :
Gallimard, 1967.
19
– GRANDJEAN, Guillaume. Quel lieu pour l’exploration ? Approche formelle d’une
incertitude spatialisée [en ligne]. Liège, 27 octobre 2018. [Consulté le 2 mai 2019].
Disponible à l’adresse :
http://www.expressivegame.com/quel-lieu-pour-lexploration-approche-formelle-dune-incertitude-spatialisee-g-grandjean/.
20
– Encore une fois, il faut souligner que cette curiosité peut être influencée par le
développeur : placer des édifices aux couleurs vives et brillant dans la nuit est une bonne manière
de suggérer au joueur de s’y rendre.
21
– DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux.
Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 36. ISBN 978-2-7073-0307-3.
22
– DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux.
Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 30. ISBN 978-2-7073-0307-3.
23
– Voir GINZBURG, Carlo. Mythes, emblèmes, traces : Morphologie et histoire.
Paris : Verdier, 2010, et notamment le chapitre « Traces. Racine d’un paradigme
indiciaire ».
24
– CD PROJEKT RED. The Witcher III: Wild Hunt. [S. l.] : Bandai Namco, 2015.
25
– On peut discuter cette affirmation : certaines quêtes comportant des choix décisifs
supposent de la part du joueur ou de la joueuse un travail d’investigation que le personnage ne
fera pas. Par exemple, il appartient au joueur de libérer un esprit d’un arbre où il est enfermé ou
de le tuer, et ce choix peut être documenté par des textes à l’intérieur du jeu. Ainsi, lire que
cet esprit a été enfermé pour protéger les habitants du village proche pourrait inciter le joueur à
l’éliminer plutôt que le libérer, ce qui causerait la destruction du village en question.
26
– EIDOS MONTRÉAL. Deus Ex: Human Revolution. [S. l.] : Square Enix, 2011.
27
– BRÉAN, Simon. Le chœur révélateur: stratégies indicielles en régime d’enchâssement
polyphonique dans les fictions médiatiques de science-fiction. Paris, 2018.
28
– FRASCHINI, Bruno. Videogiochi & New Media. Dans : BITTANTI, Matteo (dir.), Per
una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. [2004]. Milan : Unicopli,
2002, p. 110111.
29
– CAÏRA, Olivier. Jeux de rôle. Les forges de la fiction. Paris : CNRS Éditions,
2007, p. 59.
30
– BOURASSA, Renée. Les Fictions hypermédiatiques. Mondes fictionnels et espaces
ludiques. Montréal : Le Quartanier, 2010, p. 156. ISBN 978-2-923400-78-5.
31
– Voir FULCO, Ivan. Lo zero ludico. Decostruzione del videogioco. Dans : BITTANTI, Matteo,
Per una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. 2e éd.
Milan : Unicopli, 2002, p. 5798.
32
– Voir CAYATTE, Rémi. Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment
le jeu vidéo raconte ? Sciences du jeu [en ligne]. 2018, no 9. [Consulté
le 21 juin 2018]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/sdj/936.
33
– Renée Bourassa montrait par ailleurs l’existence de cette idée de monde fictionnel dans
d’autres media.
34
– Voir JENKINS, Henry. La culture de la convergence. Des médias au transmédia.
Paris : Armand Colin, 2013.
35
– RYAN, Marie-Laure. Mondialité, médialité. Dans : BESSON, Anne, PRINCE, Nathalie et BAZIN,
Laurent (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles. Adolescence et culture
médiatique. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 22.
36
– BARNABÉ, Fanny. Narration et jeu vidéo : Pour une exploration des univers fictionnels.
[2018]. Liège : Presses Universitaires de Liège, 2014. [Consulté le 21 juin 2018]. ISBN
979-10-365-1236-0. Disponible à l’adresse : http://books.openedition.org/pulg/2613.
37
– NINTENDO. The Legend of Zelda: Breath of the Wild. [S. l.] : Nintendo, 2017.
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Née à Montréal en 1981, Sandrine de Pas est photographe et étudiante à l’Université Aix-Marseille en Arts plastiques. Son mémoire de recherche et création (photographies/textes) porte sur les questions de représentations du corps sexuel des hommes lié au désir des femmes (sous la direction de Christine Buignet). Elle est également certifiée de l’Université de Cergy-Pontoise en écriture créative et langages artistiques.
Pour citer cet article : De Pas, Sandrine, « Bandés. Corps d’hommes. Désirs de femmes. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentation du désir féminin, entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur <permalien>.
Si le désir sexuel des femmes se trouve au centre de nombreuses recherches scientifiques, peu d’entre elles s’intéressent au lien qu’entretient celui-ci avec le corps des hommes. Plus problématique, instable et émotionnel, le désir des femmes est souvent traité comme une composante mystérieuse de la sexualité de celles-ci, éloigné de toute considération visuelle. En s’inscrivant dans une (dé)construction des genres sociaux liés aux sexes biologiques, la présente recherche/création propose, par une juxtaposition de textes et d’images, un certain renversement de contenu lié aux représentations de la sexualité des femmes. Des photographies d’hommes sexualisés associées à des paroles, des textes et des témoignages pour reconstruire, progressivement, une plus juste réalité.
Mots-clés : Corps d’hommes – art visuel – désir sexuel – féminisme – érotisme – texte/image.
Abstract
While women’s sexual desire is the center of many scientific research, few of them seem interested in its relation to men’s bodies. More problematic, unstable and emotional, women’s desire is often treated as a mysterious component of their sexuality, far from any visual consideration. By taking part in a large deconstruction of gender relations related to biological sexes, this research/creation proposes, through a juxtaposition of texts and images, a certain reversal of content related to women’s sexuality. Photographs of sexualized men combined with words, texts and record to gradually rebuild a more accurate reality.
Keywords: Men’s Bodies – Visual Art – Women’s Desire – Feminism – Erotism – Text and image relation.
L’association d’images et de textes autour du désir des femmes est au centre de la recherche-création que je mène actuellement pour le Master Arts plastiques d’Aix Marseille Université et dont je présente un extrait ci-joint. Pour aborder la réflexion et le processus de création au cœur de ce projet, je m’attarderai ici sur quelques points : d’abord la raison de la recherche-création pour ce sujet, ensuite quelques-unes des pistes de recherches abordées, puis certaines modalités plus concrètes du projet artistique.
L’idée de construire des images d’hommes accompagnées d’une réflexion autour du désir sexuel – celui de femmes pour des hommes – est née de ma rencontre avec mon compagnon. Sa nuque, ses bras, ses épaules, son ventre, son dos, ses fesses, son sexe me ravissaient, m’excitaient intensément. Et la conscience aiguë de son corps semblait me détacher de moi-même ; je n’étais plus préoccupée par ma propre désirabilité.
Ainsi, malgré l’énorme fardeau de l’apparence posé sur le corps des femmes et qu’elles s’occupent à porter dès le plus jeune âge, elles auraient la possibilité de s’en alléger (osons rêver !) par un moyen simple : regarder plutôt qu’être vue, être désirantes, et pas seulement désirables. Si comme l’écrit Muriel Plana « celui qui regarde domine celui qui est vu[1] », une partie de l’équation entourant les enjeux de pouvoir entre les hommes et les femmes, cette fois dans la sphère de l’intimité, pourrait être résolue. En 2018, dans une sorte d’écho, l’écrivaine Belinda Cannone écrivait dans le journal LeMonde : « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies[2] ».
Mais comment les femmes expriment-elles ce désir sexuel pour les hommes ? Comment cette question est-elle traitée socialement et artistiquement ? Des images d’hommes sexualisés peuvent-elles réussir à témoigner de ce désir ? Et peuvent-elles, contrairement aux stéréotypes entourant la réponse sexuelle des femmes (connues pour être moins sensibles aux représentations visuelles), provoquer un certain émoi ?
Toutes ces questions ont fait apparaître l’envie d’y répondre par le biais d’une recherche approfondie, allant bien au-delà de ma propre expérience. L’approche de recherche-création est ainsi devenue une réponse théorique et plastique évidente. Comme l’expliquent Izabella Pluta et Mireille Losco-Lena dans leur article Pour une topographie de la recherche-création :
La définition minimale que l’on peut donner à la recherche-création est qu’il s’agit d’un travail artistique qui n’a pas une simple finalité esthétique […]. Il y a recherche-création dès lors que d’autres praticiens, appartenant au champ de l’art comme à d’autres champs, tels ceux du savoir et des techniques, peuvent puiser dans les œuvres produites et les processus qui les ont façonnées des éléments susceptibles d’alimenter leurs propres activités[3].
Ainsi, « l’expérience esthétique n’est certes pas nécessairement évacuée, mais elle se double de dynamiques d’intéressements collectifs délibérés et explicités comme tels[4] ». Ici, l’envie modeste de travailler un sujet favorable à une plus grande libération sexuelle des femmes, certes en marge des violences au cœur de l’actualité et des préoccupations sociales, mais dans une même direction : celle du rééquilibrage des pouvoirs liés à la sexualité.
La recherche et la création permettent ce tissage de liens, de références, de réflexions circulant habituellement de manière parallèle et que l’on croise soudainement pour faire apparaître de nouvelles perspectives. Dans Langages de l’art, l’esthéticien Nelson Goodman explique cette possibilité d’ouverture :
Que, pour un spectateur, une image fasse presque, mais pas tout à fait, référence au mobilier banal du monde quotidien ; qu’elle s’inscrive dans une espèce courante d’image et s’en écarte toutefois ; elle pourra mettre à jour des ressemblances et des différences négligées, susciter des associations inaccoutumées, et jusqu’à un certain point refaire notre monde[5].
L’ambition de cette recherche-création n’est pas de « refaire notre monde », mais de travailler sur ce « mobilier banal » du désir, ces images érotiques courantes, ces « associations inaccoutumées » entre images d’hommes et points de vue de femmes – susceptibles de proposer une certaine mise à jour du monde.
L’histoire de la femme est l’histoire de l’homme car l’homme a défini l’image de la femme auprès des hommes et auprès des femmes […]. Les hommes ont imposé leur image de la femme dans les médias, ils ont construit une femme qui correspond à ces modèles médiatiques et les femmes se sont construites de la même façon. Si la réalité est la construction sociale et les hommes ses ingénieurs, nous sommes donc face à une réalité masculine. […] La femme doit donc s’emparer de tous les médias, moyens de lutte et de progrès social, afin de libérer la culture des valeurs mâles. Elle le fera également dans le domaine de l’art. Les hommes ont réussi pendant des millénaires à exprimer leurs idées sur l’érotisme, le sexe, la beauté, leur mythologie du pouvoir, de la force et la sévérité dans des sculptures, des peintures, des romans, des films, des pièces de théâtre, des dessins, etc. et ont ainsi influencé nos consciences[6]. VALIE EXPORT
Cet extrait du manifeste de l’exposition « MAGNA » (ayant eu lieu à Vienne en 1972) figure trente-sept ans plus tard dans le catalogue de l’exposition elles@centrepompidou[7] et apparait comme un texte essentiel de l’Histoire de l’art des femmes. Artiste aux pratiques multiples, célèbre pour ses performances (dont la mythique Génitalpanik[8]),Valie Export pointait dans ce discours le fondement même de la structure sociale encore pérenne aujourd’hui : la prédominance du regard des hommes. Cinquante ans plus tard bien des choses ont changé, des droits ont été gagnés, mais le regard sur la sexualité et l’imagerie qui lui est dédiée semblent s’être peu modifiés. L’expression du désir des hommes, dans l’art et ailleurs, est restée la norme et continue « d’influencer nos consciences ». En 2014, pour preuve plus récente, le Musée d’Orsay organisait à Paris l’exposition Masculin / Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Cette rétrospective proposait de lever le tabou sur la nudité des hommes « [t]andis que le corps féminin s’expose ad nauseam sans réserve[9]». L’idée paraissait séduisante et aurait pu être l’occasion de renverser la norme en donnant cette fois la parole (ou le regard) aux femmes sur leur propre objet de désir. Or, sur les cent quarante-huit artistes exposés, elles étaient seulement cinq. Il s’agissait en fait de lever le voile sur la sensualité du nu masculin… d’un point de vue masculin. Ici encore, le regard des hommes prévalait sur celui des femmes.
Cette responsabilité serait toutefois à partager. Bien sûr, le musée d’Orsay aurait pu trouver plusieurs femmes artistes ayant représentés des hommes nus au moins depuis le début du XXe siècle. Or, ce sont des femmes qui figurent sur la majorité des images de corps réalisées par des femmes et connues de l’histoire de l’art. Dans le livre L’art et le corps[10]paru chez Phaidon en 2016, sur les quatre cent cinquante œuvres recensées, à peine 3% font figurer des hommes représentés par des femmes (alors qu’elles sont les créatrices d’environ 20% des œuvres reproduites[11]). On retrouve le même ratio dans une étude québécoise portant sur la représentation de la sexualité chez les femmes artistes de 1999 à 2009. Le recensement effectué sur une dizaine de magazines internationaux d’art contemporain portait sur cinq cents œuvres. Sur ce groupe d’images représentant des corps nus ou sexuels, 17% étaient des images d’hommes[12]. Même au XXIe siècle, à peine plus d’un sixième des représentations faites par des artistes femmes (diffusées dans le milieu de l’art contemporain) et traitant de sexualité impliquent des hommes.
Ainsi, Valie Export souhaitait avant tout dans les années soixante transformer l’image des femmes et leur objectivation récurrente (au cinéma, dans la publicité etc.) – sujet également abordé par beaucoup d’artistes féministes de l’après-guerre. L’idée était de replacer les femmes au centre des performances et des images non plus comme seul corps désirable, soumis aux regards masculins, mais comme être entier, comme sujet, construit par elles-mêmes[13]. Malgré cette prise de parole et de pouvoir nécessaire et émancipatrice, il n’en reste pas moins que le corps des femmes est resté central (et le seul à être regardé) dans les représentations de ces artistes. Si certaines, comme la peintre Sylvia Sleigh, ont toutefois joué d’un certain renversement en proposant des nus masculins, parfois lascifs, elles n’ont pas été nombreuses à placer les hommes en tant qu’objets de désir. Difficulté de diffusion ? Pudeur ? Les questions entourant la représentation du désir des femmes sont nombreuses et font encore débat aujourd’hui.
Paru en 2018, l’ouvrage collectif pluridisciplinaire Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences[14], montre à quel point il est difficile socialement d’aborder le désir des femmes d’un point de vue positif et émancipateur. Si l’ouvrage n’est pas explicitement orienté sur les dysfonctionnements sexuels, plus de la moitié des dix-sept articles de recherches abordent en effet la perte du désir. Il n’est presque jamais question de plaisir, de stimulations sensorielles, ou du rapport aux corps des partenaires. Pourtant, les intentions de départ semblaient différentes :
Partir du désir, c’est porter l’attention sur les normes et les formatages, mais aussi ouvrir une fenêtre sur l’utopie, sur la perspective d’une véritable « libération sexuelle ». À quelles conditions le désir peut-il représenter une force motrice, un véritable pouvoir entre les mains des femmes, un outil d’émancipation et d’autoréalisation[15].
Questionner le désir sexuel des femmes, et donc sa capacité à être écrit, dit ou représenté, pour en proposer de nouvelles lectures stimulantes : telles étaient également les ambitions de l’ouvrage Femmes désirantes. Art, littératures, représentations[16]. Questionnant cette fois la création artistique, les chercheuses ont eu des difficultés à aborder le sujet sans qu’il ne soit encore exclusivement question du corps des femmes – jusqu’au choix d’illustration de la couverture. Elles témoignent :
Que l’on inscrive « désir féminin » ou « désir masculin », les résultats demeurent sensiblement les mêmes. Ainsi obtiendrons-nous invariablement les images de ces corps de femmes dénudés […]. En aucun cas, nous semble-t-il, nous est-il possible d’entrevoir ce que les femmes regardent lorsqu’elles désirent. À l’inverse, la femme est plutôt destinée à incarner le désir, l’objet suprême du désir […], fonction qui traduit irrémédiablement la posture androcentrée du sujet désirant[17].
La différence sociale entourant le désir, porté quasi exclusivement par le corps des femmes, fait en effet partie des inégalités encore tenaces. Il est en effet fréquent de lire, cette fois dans des ouvrages grands publics traitant du désir des femmes, des encouragements à « prendre soin d’elles », à « se faire belles » pour retrouver de l’appétit sexuel lorsque celui-ci vient à manquer[18]. Ainsi, le désir serait inévitablement lié aux corps des femmes, seul véritable support de toutes les projections érotiques. Mais il serait également lié – par une sorte d’obligation morale et sociale – à celui des hommes, toujours considéré comme plus grand, plus impétueux. Le sociologue Michel Bozon parle en ce sens du désir des femmes comme d’un désir subalterne. En référence aux travaux d’Isabelle Clair, il explique :
Il ne s’agit pas d’une simple différence, mais bien d’une hiérarchie qui ne place pas à égalité les partenaires d’une relation hétérosexuelle ; l’inégalité des désirs peut être vue comme l’une des conditions du maintien de l’ordre hétérosexuel[19].
Le fait de considérer le désir des hommes comme nécessairement plus important que celui des femmes, et pour lequel des iniquités permanentes (des violences sexuelles, à l’offre sexuelle marchande, en passant par la surreprésentation des femmes sexualisées dans la sphère médiatique) sont justifiées, ne serait donc qu’une construction sociale – dont les enjeux restent le pouvoir. Michel Bozon développe ainsi :
Nous nous sommes habitués à penser que beaucoup de nos comportements ordinaires s’expliquaient par un inconscient sexuel, alors qu’il conviendrait d’abord d’identifier l’inconscient social et culturel à l’œuvre dans notre activité sexuelle. Ainsi le primat persistant du désir des hommes et la tendance à minorer celui des femmes, à qui on ne prête souvent que des intérêts affectifs, ne découlent pas d’une logique intrinsèque de la sphère sexuelle, mais sont des aspects d’une socialisation de genre inégalitaire, qui n’affecte pas seulement la sexualité[20].
Or c’est précisément cette minoration du désir des femmes, et la difficulté à lui donner représentativité, que je souhaite questionner.
Mon projet de recherche-création Bandés se construit par une alliance de photographies d’hommes et de textes extraits soit de témoignages de femmes que j’ai recueillis, soit d’ouvrages littéraires ou théoriques. Le choix de l’image photographique est d’abord lié à ma propre pratique, mais il apparaît spécifiquement adapté pour ce type de représentation. Susan Sontag, essayiste américaine ayant travaillé dans les années soixante-dix sur notre rapport à la photographie, propose en effet qu’ « [e]n nous enseignant un nouveau code visuel, les photographies modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que nous avons le droit d’observer[21] ». Ainsi, les photographies, en tant que preuves du « réel » (comme l’est également la vidéo), peuvent servir à élaborer une réalité plus ample – non pas le monde tel que nous le voyons, mais comme nous pourrions le voir.
Des photographies d’hommes sexualisés – dans un contexte artistique – peuvent-elles alors participer à élargir notre vision des corps désirables, méritant d’être regardés ? Comme nous l’avons vu, le corps de l’homme étant socialement moins considéré et jugé comme tel, le projet suppose de construire des images sensuelles et sexuelles évidentes, brouillant parfois les limites entre « l’érotisme » et la « pornographie »[22]. Une manière également pour les femmes de se réapproprier des images explicitement sexuelles – les images suggestives étant les seules à leur être conventionnellement rattachées.
La mise en scène des sujets (leurs postures, notamment), lieux et accessoires permettent notamment l’exploration de ces lignes souvent diffuses liées aux catégories d’images sexuelles, pour mettre en lumière certaines interrogations. Christine Buignet, chercheuse en art, explique :
Ainsi la photographie mise en scène peut-elle être vue comme lieu d’une hétérogenèse, suggérant des configurations nouvelles, amenant le récepteur à éprouver paradoxalement à la fois sa singularité et l’oubli momentané de l’individuation – irruption d’un corps partageable dans une faille des codes[23].
Nous avons été sensible à cette idée de failles, d’anomalie ou de manque qui provoque de nouvelles significations. Cette analyse est également présente dans les écrits du philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la création artistique :
Il y a signification lorsque nous soumettons les données du monde à une déformation cohérente. Il suffit que, dans le plein des choses nous ménagions certains creux, certaines fissures […] pour faire venir au monde cela même qui lui est le plus étranger : un sens. Il y a style (et de là signification) dès qu’il y a des figures et des fonds, une norme et une déviation, un haut et un bas, c’est-à-dire dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions selon lesquelles désormais nous mesurons tout le reste, par rapport auxquelles nous indiquons tout le reste[24].
Comme pour Nelson Goodman, c’est encore l’écart entre le banal et le « presque » banal, la norme et la déviation qui fait prendre son sens à la proposition artistique. Dans la thématique qui nous occupe, le corps des femmes et leur multiples représentations prennent valeur de référence et de norme du « désir », selon lesquelles nous mesurons le reste ; les images d’hommes sexualisés par le regard (désirant) d’une femme deviennent alors par défaut une déviation.
Ainsi, la dimension plastique de Bandés se construit depuis plus d’un an sur ces quelques invariables : des photographies mises en scènes sur lesquelles figurent exclusivement des hommes ; des lieux variés évoquant l’idée d’intimité ou de fantasmes ; des corps sexualisés de manière plus ou moins évidente, susceptibles, pour certaines, de faire émerger physiquement la question de l’excitation et du désir.
La difficulté à trouver des modèles masculins a certes limité la diversité des corps photographiés, mais la préoccupation d’avoir en images des corps et des sexes variés, pour ne pas les ancrer dans une représentation trop stéréotypée, deviendra plus importante. Il s’agit en effet de travailler sur une certaine quotidienneté. Cet aspect de l’élaboration des images est primordial – et explique le choix d’utiliser des éclairages naturels, plutôt qu’artificiels, ainsi que des modèles « normaux » plutôt que professionnels. C’est également pour cela que les clichés sont réalisés hors studio, dans des espaces habituels, conformes à leur configuration originale. Une part d’improvisation importante s’ajoute à ces critères.
S’est ensuite posée la question de l’érotisation des corps et des facteurs pouvant l’influencer. Si l’on se réfère aux images de femmes, les vêtements et les postures sont les principaux vecteurs de désirabilité (lingerie, talons hauts, positions allongées ou assises, souvent jambes écartées, voir relevées, mise en valeur des fesses, de la poitrine ou de l’entre-jambe). Cet ajout est moins évident sur les hommes ; étant traditionnellement ceux qui regardent et non objets du regard, les normes d’érotisation de leur corps par des vêtements ou des positions sont moindres. Pourtant, selon Paul Ardenne, cette mise en scène des corps ne serait pas anodine dans l’image sexuelle : elle « (ferait) l’image érotique, (elle) en serait même le principal vecteur [25]». La construction de nos images se fait donc en collaboration avec les modèles, ainsi qu’en relation à certains témoignages de femmes recueillis en amont. Une tension peut être créée (autant dans la séance de prise de vue que dans la proposition plastique), par des photographies en « étape » et en progression, en partant d’un corps partiellement habillé, jusqu’à un corps nu, puis en érection. Les photographies sont tantôt suggérées, tantôt explicites – le sexe en érection restant la façon la plus évidente de sexualiser le corps masculin.
Or, si comme l’écrit Bernard Darras « le sens d’une chose est dans les habitudes qu’elle implique[26]», il est possible que ces images seules soient analysées de manière inappropriées. Mais de quelle habitude pouvons-nous certifier dans la consommation d’images, à part (peut-être) celles dans l’espace médiatique et publicitaire ? De quelle(s) habitude(s) peuvent parler des images d’hommes nus ?
Jacques Aumont explique cette relation entre connaissance et capacité d’interprétation :
Si l’image contient du sens, celui-ci est donc à « lire » par son destinataire, par son spectateur. C’est tout le problème de l’interprétation de l’image. Chacun sait, par expérience directe, que les images ne sont pas visibles de manière unique, entièrement déterminée par l’appareil perceptif, et que nous n’y voyons, au sens plein du terme, que ce que nous sommes capables de comprendre. Les images produites dans un contexte spatial ou temporel éloigné du nôtre sont ainsi celles qui nécessitent le plus d’interprétation[27].
Pour le philosophe Dominic Lopes également, une « tentative erronée d’interprétation[28]» survient lorsque l’on analyse une image avec le mauvais système de lecture – mais elle peut être résolue par un apport d’information, donné de manière verbale ou par écrit. Plusieurs artistes ont ainsi accompagné leurs œuvres de légendes, citations ou commentaires écrits afin de diminuer l’écart entre leurs intentions et la réception de leurs œuvres. L’artiste et critique d’art Sally Bonn en propose l’analyse dans Les mots et les œuvres :
Chez Buren, mais aussi chez Pistoletto ou Moris, les textes occasionnent ce que Hans Robert Jauss nomme « une perception guidée », c’est-à-dire une perception « qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux que l’on peut découvrir », plus ou moins directement associé aux œuvres. Ils ne constituent pas un ensemble cohérent qui prédispose à une compréhension unifiée, linéaire et évolutive, mais développent une pratique de la lecture, fragmentaire et active, qui modifie autant la lisibilité des textes que la perception des œuvres[29].
Au-delà de la réception sensible et spontanée de leurs travaux, ces artistes ont donc choisi d’utiliser des textes pour en faciliter la lecture – et construire un processus de réflexion par des allers-retours analytiques entre les deux médiums. Les textes n’expliquent pas nécessairement les œuvres, mais étayent la réflexion, pour amener peut-être à voir et comprendre les représentations autrement.
Les artistes veulent renverser le primat du visuel, remettre en cause ce que Morris nomme la tyrannie de l’optique. Il n’est plus seulement question de rendre visible mais d’étendre cette visibilité, de l’augmenter, de l’élargir. Soit du côté de la perception, soit de manière discursive. Ne pas réduire à l’œil, comme l’écrit Buren, et faire de l’œuvre d’art l’occasion d’une expérience corporelle et d’une expérience cognitive[30].
Bien que l’art conceptuel ou minimal des années soixante ne soit pas mon objet d’étude ni ma source d’inspiration, il me semble que l’enjeu de mon travail nécessite de guider l’interprétation des images en proposant un aller-retour de lecture entre textes et photographies.
Regarder ces photographies à l’aune de témoignages de femmes qui parlent de leur désir, de ce qui les anime ou de la relation qu’elles entretiennent au corps d’un homme, permet en effet d’orienter la réception. Sous forme d’enregistrements audio proposés à l’écoute ou de retranscriptions narratives, la parole de femmes est ainsi restituée ; d’objets de regard, les femmes deviennent sujets du discours : ce n’est pas leur image qui est pour une fois utilisée, mais leurs analyses et leurs expériences. De plus, les textes viennent à la fois révéler l’expression de désirs réels de femmes, preuve de cet appétit sexuel commun, tourné vers l’autre, commun à tous les genres – et par là-même rappeler que l’expression de ce désir est historiquement invisibilisé. Les photographies sont alors réalisées pour illustrer les témoignages, mais surtout, comme un questionnement, pour engendrer la réflexion et proposer aux femmes de s’approprier leur propre regard désirant.
Cette recherche-création sera poursuivie encore quelques années, guidée toujours par une analyse sociologique, féministe et artistique questionnant l’iniquité dans la représentativité du désir. Concernant la présentation plastique du projet, plusieurs voies sont envisagées : exposition avec des tirages grands formats, livre d’artiste, montage vidéo. Ce qui est présenté ici est une des formes possibles de la création, encore en construction. Par une approche du texte plus narratif et littéraire, juxtaposé aux images, je tente un mélange des genres : le frottement entre des images à la fois mises en scène et documentaires, entre des corps d’hommes et des voix de femmes, entre des expériences réelles et fabriquées.
[1] PLANA, Muriel. « ‘L’instant juste avant le meurtre’ : la séquence du ‘tableau vivant’ dans Généalogies d’un crime de Raoul Ruiz. » In BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. Pau : Figures de l’art, Puppa, 2012.
[2] CANNONCE Belinda. 09/01/2018. « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies », Le Monde. Consulté sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/le-jour-ou-les-femmes-se-sentiront-autorisees-a-exprimer-leur-desir-elles-ne-seront-plus-des-proies_5239102_3232.html.
[3] PLUTA, Izabella et LOSCO-LENA, Mireille. « Pour une topographie de la recherche-création ». Ligeia. 2015/1 (N° 137-140), p. 39-46. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-ligeia-2015-1-page-39.htm.
[5] GOODMAN, Nelson. Langages de l’art. Paris : Hachette, 1990, p. 58.
[6] EXPORT, Valie. « ‘Woman’s Art’ (1972). Manifeste de l’exposition « MAGNA ». Vienne : 1972. » In elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du musée national d’art moderne, centre de création industrielle, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, 2009, p. 355.
[7] Exposition organisée en 2009 au Centre Pompidou, entièrement dédiée aux artistes femmes présentes dans les collections du musée.
[8]Voir à ce propos l’article très complet de Rose-Anne Gush, « VALIE EXPORT : Image et espace du corps » InArchives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 6 novembre 2017, consulté le 3 mai 2019. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/valie-export-image-espace-corps/.
[9]Masculin / masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay. Paris : Flammarion, 2013.
[10]L’Art et le corps. Paris : Phaidon, 2016, 439 p.
[11] Les chiffres sont donnés à titre indicatif. Les images ont été comptabilisées et séparées par genre selon les auteur·es et les corps représentés, sachant que plusieurs corps de sexes différents sont parfois présents sur une même image et que plusieurs œuvres sont d’artistes inconnu·es.
[12] LAVIGNE, Julie, LAURIN Audrey et MAIORANO Sabrina. « Images du désir des femmes : agentivité sexuelle par la subversion de la norme érotique ou pornographique objectivante ». In Femmes désirantes. Art, littérature et représentations, BOISCLAIR, Isabelle et DUSSAULT FRENETTE, Catherine (dir). Montréal : éditions du Remue-ménage, 2013, p.35-55.
[13] Pour plus de détails sur l’art féministe anglais et américain, voir : RECKITT, Helena et PHELAN, Peggy (dir.). Art et féminisme. Londres : Phaidon, 2005, 204 p.
[14]Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, GARDEY, Delphine et VUILLE, Marilène (dir.). Paris : Le bord de l’Eau, 2018, 334 p.
[15] GARDEY, Delphine. « Savoirs du sexe, politiques du désir. Les sciences, la médecine et la sexualité des femmes (XIXe-XXIe siècles) ». In Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.
[18] Le livre Les Femmes, le sexe et l’amour. 3 000 femmes témoignent de Philippe Brenot est un bon exemple. Pour dresser un portrait de la sexualité des femmes aujourd’hui, l’auteur a recueilli trois mille témoignages par écrit. Son livre est une compilation de ces réponses fermées et ouvertes accompagnées d’analyses. Dans la section Désir du questionnaire (consultable à la fin du livre), la première question est « Vous trouvez-vous belle ? ».
[19] BOZON, Michel. « Ni trop ni trop peu. Médecine, âge et désir des femmes » in Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.
[20] BOZON, Michel. Sociologie de la sexualité, 2e édition. Paris : Armand Colin, 2009, p.8.
[21] SONTAG, Susan. Sur la photographie. Paris : Ed. Christian Bourgeois, 2008, 280 p.
[22] De nombreux auteurs ont tenté de faire la distinction entre érotisme et pornographie dans l’art, dont Dominique Baqué, Paul Ardenne, Ramon Tio Bellido, Patrick Baudry etc. Il semble que le sens et l’usage des mots se soient transformés avec les époques. Le mot pornographie se serait en quelque sorte substitué au mot érotisme, beaucoup plus sulfureux au début du XXe siècle. L’analyse de l’historienne de l’art Julie Lavigne, qui ne les sépare pas mais inclut plutôt la pornographie comme un sous-ensemble restreint de l’érotisme, me semble la plus pertinente.
[23] BUIGNET, Christine. « Irréels réalisés, réalités exacerbées ? La photographie mise en scène comme dispositif de détournement ». In BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. op. cit. p. 251.
[24] MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde. Paris : Gallimard, 1969, p.85-86.
[25] ARDENNE, Paul. L’Image Corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 2010, 507 p.
[26] Cité in, BEYAERT-GESLIN, Anne. « Faire la différence. » In L’Image entre sens et signification. Paris : Publications de la Sorbonne, 2006.
[27] AUMONT, Jacques. L’Image. Paris : Armand Colin, 3e édition, 2011, p.236.
[28] MCIVER LOPES, Dominic. Comprendre les images, une théorie de la représentation iconique. Rennes : Presse universitaire de Rennes, 2014, 298 p.
[29] BONN, Sally. Les Mots et les œuvres. Paris : Fiction et Cie, Le Seuil, 2017, p.51.
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