SOMMAIRE
- Regards croisés
- Les ingrédients d’une recette explosive
- L’alchimie des sons : une saveur unique
- Une cuisine entre tradition et modernité
- Épices et condiments de l’harmonie musicale
- Modes de cuisson
Pulcinella : l’interview
Une interview de Ferdinand Doumerc, Corentin Restif, Maria Mazzota – préparée et réalisée par Vanessa Bellas, Daniel Portales, Amaury Chevallier, Sylvain Domingos, Basile March, et Lyna Mokhtari
Regards croisés
“Grifone”, titre de l’album sorti le 25/06/2021, chez L’Autre Distribution, restitue la rencontre musicale de Maria Mazzotta, une des voix les plus emblématiques des Pouilles (région de l’extrême sud-est italien) et Pulcinella, quartet toulousain aux influences multiples, réuni depuis une quinzaine d’années, produisant une musique métissée, aux frontières du funk, jazz, rock progressif, musique des Balkans, électro, musette. Pulcinella, avec plus de 600 dates au compteur et une vingtaine de pays visités (Jazz in Marciac, au Festival Radio France, Rio Loco, Jazz sous les Pommiers, le London Jazz Festival, Festival d’Odessa) n’en est pas à sa première collaboration (Émile Parisien, Leïla Martial, Andreas Schaerer, Hervé Suhubiette, La Perla…). Le groupe révèle un goût prononcé pour « faire communiquer » les arts : accompagnement de pièces de théâtre, de danse, de cirque et de lectures par exemple. Cela vaut également pour les styles, comme dans Le Grand Déballage, sorte de bal du futur où se côtoient mazurka, afrobeat, valse et autres merengue en 2017. La rencontre avec Maria Mazzotta se fait en juin 2019 à l’occasion du festival Toulouse d’Eté.
Maria Mazzotta avec sa solide formation musicale, conservatoire de piano et de harpe, techniques de chant d’opéra, se passionne très tôt pour les musiques traditionnelles. Elle pratique le chant ethnique, le chant traditionnel du Salento, puis étudie la musique des Balkans. Elle rejoint l’orchestre de La Notte della Taranta, pour faire partie des solistes. Elle se produira, entre autres, avec Bobby Mc Ferrin pour le Bari in Jazz 2008. Sa connaissance des répertoires traditionnels italiens du sud et balkaniques lui permet d’avoir une grande aisance interprétative et de « naviguer » librement entre les deux. Cette versatilité, doublée d’une expressivité intense font de Maria Mazzotta une référence dans le domaine des musiques traditionnelles actuelles.
Les neuf titres de Grifone revisitent ces répertoires traditionnels pimentés par les arrangements de Pulcinella. Le fil conducteur entre les titres semble être la pizzica, transe du sud italien, inventée par les femmes pour guérir des piqûres de tarentule – et s’émanciper de l’oppression de la société patriarcale. On rencontrera donc dans cet opus éclectique des tarentelles, des valses endiablées, des sonorités albanaises, savamment ponctuées de touches de jazz et de rock.
Les ingrédients d’une recette explosive
Maria Mazzotta (chant, tamburello) est accompagnée sur cet album de l’équipe de Pulcinella, composée de Ferdinand Doumerc (saxophones -tenor, alto, sopranino-, flûtes, métallophone, clavier Armon, monotron, chœurs), Florian Demonsant (accordéon, orgue Elka, chœurs), Jean-Marc Serpin (contrebasse, choeurs) et Pierre Pollet (batterie, choeurs).
Ce qui frappe d’abord à l’écoute de cet album est semble-t’il, la sincérité de l’interprétation, la puissance de la voix de Maria Mazzotta, qui nous cueille et nous emporte, du pianissimo au triple forte, de la sérénade à la pizzica, nuances générant chez l’auditeur une large palette d’émotions. La voix est donc mise en avant, véritable fil d’Ariane de chaque morceau. Versatile, elle peut exprimer un certain pathos, comme dans le morceau « Bella ci dormi », mais aussi faire preuve d’une technique vocale virtuose dans des morceaux plus entraînants, où elle est utilisée comme un instrument à part entière (Nazzu nazzu, Diavoletto indiavolato, Avanti). Le chant prend donc légèrement le dessus sur les instruments, qui peuvent toutefois, avoir le rôle de lead, comme le saxophone et l’accordéon. Son traitement est assez sobre et naturel, on ne trouve pas d’effets démesurés appliqués à celle-ci; on notera l’ajout de reverb et quelques effets de mixage, comme le doublage à l’unisson sur Cosa Resta. Les langues employées sont le salentino (dialecte du Salento), le français, l’albanais et l’italien. Cette diversité témoigne des origines culturelles variées qui se rencontrent dans cet opus.
Des chœurs d’hommes à l’octave inférieur du lead féminin viennent soutenir la voix pour renforcer la ligne mélodique ou certaines parties importantes des morceaux (Nazzu Nazzu, Avanti..). Les instruments comme le saxophone, l’accordéon ou encore le clavier Armon, jouent aussi ce rôle par moments. On remarque dans cet album la présence et la combinaison d’instruments qui cohabitent peu d’ordinaire (nombreux saxophones, flûte traversière, monotron, métallophone, accordéon, orgue Elka et Armon) créant une association de timbres assez inédite et des sonorités inattendues. Son 1
Grifone est un album qui cuisine véritablement des musiques traditionnelles, à l’exception de Cosa Resta, Avanti et La Foule, qui sont respectivement des compositions et une reprise. En termes d’arrangement, on notera dans la plupart des morceaux, hormis La Foule, la présence d’une partie contrastante sous la forme d’un pont instrumental, d’un solo avec changement de style tendant vers le rock progressif et induisant des variations harmoniques et rythmiques: des modulations et augmentations de débit ou tempo. Son 2 Lule te bukarra. Ces parties explosives permettent de dynamiser l’écoute et signent, en quelques sortes, l’identité de l’album. On retrouve des riffs structurants (flûte/voix ou orgue sur Avanti) mais cette musique semble plutôt s’organiser autour de patterns mélodico-rythmiques, comme par exemple le saxophone sur le chorus d’accordéon dans La Foule, ou de « ritournelles » dans de nombreux morceaux. Son 3 Pizzicarella
On relève aussi une attention particulière portée aux modes de jeu: la contrebasse par exemple, qui joue à l’archet alors qu’elle accompagne habituellement en pizzicato (Pizzicarella), la caisse claire jouant exclusivement sur le rimshot par moments. Ces variations sont gérées avec brio, renforçant le son du groupe. Une place de choix est réservée à l’improvisation: solos de saxophones, d’accordéon, de batterie, interactions avec la partie chantée (Cosa Resta).
Le son d’ensemble de Grifone est assez sobre quant à l’utilisation d’effets sonores. La reverb est justement dosée, n’intervenant que ponctuellement avec l’arrivée des instruments électroniques (orgues). Cela facilite la transition entre l’univers traditionnel des morceaux et celui de rock progressif qu’elle souligne (ou introduit).
Tous les morceaux témoignent donc d’un important travail d’arrangement, réalisé collectivement. Le groupe parvient dans cet opus à renouveler des matériaux existant de longue date, à rafraîchir des musiques traditionnelles à la sauce Pulcinella.
L’alchimie des sons : une saveur unique
Nous avons analysé les paramètres phonographiques de Grifone selon trois notions : la panoramisation, les plages de fréquences et la présence :
On remarque des tendances récurrentes dans la répartition des instruments sur le plan sonore. On trouve au centre, la voix lead, le sax alto et la contrebasse. Les deux voix de chœurs d’hommes sont placées à droite et à gauche de la voix principale sur deux pistes différentes, un peu en retrait. La batterie quant à elle, est répartie de gauche à droite, avec la ride et la charleston à gauche, le kick au milieu et les cymbales ainsi que la caisse claire à droite. Le reste des instruments viennent se glisser dans les espaces disponibles. L’accordéon se place à gauche, assez proche du centre, l’orgue Elka tantôt à droite, à gauche, et en même temps des deux côtés sur (ce qui semble être) deux pistes différentes. Enfin, le synthé se balade sur le spectre sonore à droite et à gauche, de façon plus ou moins large en fonction de la réverbération et du delay qui lui sont appliqués. La panoramisation de cet album joue sur une superposition d’éléments placés quasiment sur le même plan, assez proche de nous, avec une légère réverbération, rajoutant un peu de profondeur.
Les fréquences de cet album se trouvent généralement dans le medium, avec une légère compression appliquée à chaque instrument afin de faire entendre tous les éléments. On ne perçoit que peu les souffles de la voix ou de l’accordéon, qui ont pu être filtrés après enregistrement. Dans les fréquences graves, on retrouve la contrebasse avec un son très rond, ainsi que les voix d’hommes. De l’autre côté à l’aigu, il y a le sopranino, avec un son très pincé, et le métallophone. Le reste des instruments se range davantage dans le medium. Les sons paraissent bruts, et traités non pas selon leur son et leur timbre, mais plutôt selon leurs fréquences naturelles et leur volumes/compression. Cette tendance vers les fréquences medium, couplée à la superposition des éléments sonores parfois les uns sur les autres, traduit une ambiance de studio, de pièce relativement petite et intimiste.
L’album se déploie sur environ quatre niveaux sonores assez proches de nous en fonction des morceaux et de leur densité instrumentale. Avec la notion de présence, nous reprenons le principe de superposition d’éléments sonores et de prise de son « sèche », c’est à dire que les micros sont placés assez proches de chaque instrument mais pas trop, de sorte à ne pas entendre les sons « parasites ». Ce phénomène rend parfois la distinction difficile, notamment entre les claviers et l’accordéon par exemple (qui participent à lier tous les instruments entre eux en installant une masse sonore intense et volumineuse). Certains éléments ressortent du mix, pour mettre en valeur une mélodie, comme avec les claviers auxquels on a ajouté de la réverbération et du delay. Les instruments principaux (la voix, le saxophone, la basse et la batterie) se trouvent alors au premier plan. En arrière plan se trouvent l’accordéon et la flûte traversière, le métallophone, l’accordéon, l’orgue Elka, et le clavier Armon.
Une cuisine entre tradition et modernité
Au-delà de la singularité de chaque titre, les morceaux de Grifone semblent néanmoins présenter des similitudes structurelles que nous allons essayer de mettre en lumière.
Si les morceaux sont assez longs (entre 6 et 8 minutes en moyenne), les introductions sont, quant à elles, plutôt brèves. Elles préparent véritablement l’arrivée du thème, en proposant des harmonies et mélodies qui en dérivent. On peut aussi remarquer que l’effectif instrumental y est souvent réduit (un ou deux instruments). On peut relever des récurrences, avec notamment l’usage d’entrées différées (Avanti, Bella ci dormi, Cosa Resta) ou de sonorités qui se font écho (son de l’orgue Elka sur motifs rythmiques et harmoniques sur Avanti, La Foule). L’usage du « bourdon » est également présent (Pizzicarella, Nazzu nazzu ), tout comme « le fade in, fade out » que le le groupe Pulcinella exécute avec efficacité en live (Avanti, Diavoletto endivolato).
L’exposition des thèmes est souvent structurée de la même manière, inspirée des musiques traditionnelles dont ils sont issus. Les couplets (un ou deux enchaînés en général) sont très souvent liés aux refrains, interprétés par Maria Mazzotta; on pourrait presque ne pas remarquer l’arrivée du refrain si l’on n’y prête pas attention car il n’y a pas de « respiration » entre couplet et refrain (la distinction de ces parties n’est parfois pas simple à faire, n’étant pas aussi nette que dans les musiques actuelles « courantes »). A ces couplets/refrains chantés, répondent des parties strictement instrumentales qui reprennent le thème principal, à la façon des musiques traditionnelles. On trouve environ deux à trois ensembles « couplet(s)/refrain//réponse du groupe » par morceau. On notera que l’accompagnement y varie (changement d’instrumentation…).
Comme évoqué pour l’arrangement, presque tous les morceaux comptent aussi un pont (instrumental la plupart du temps), qui contraste très fortement avec le reste: changement de tempo, de caractère, de style (on passe souvent par du rock progressif teinté de jazz au niveau des harmonies), modulations…Ces éléments de rupture pourraient être vus comme une des « signatures musicales » du groupe sur cet album.
On retrouve également des solos (souvent au sax), qui permettent de rattacher Grifone à l’héritage du jazz notamment.
Le thème (couplet/refrain) est généralement repris après le pont ou solo, dans son « style » initial, avec quelques changements dans l’accompagnement.
Enfin les outros sont plutôt courtes et restent dans l’ « esprit » de ce qui précède; elles se terminent souvent par des mises en places collectives (Diavoletto Indiavolato par exemple).
Épices et condiments de l’harmonie musicale
L’écoute de cet album révèle une musique d’une grande richesse harmonique, puisant allègrement dans les échelles musicales traditionnelles, pop-rock ou jazz.
La plupart des morceaux sont dans une tonalité mineure (7 sur 9) et utilisent un large panel d’échelles harmoniques. Souvent introduit par un bourdon, le mineur naturel, largement employé dans l’album, flirte avec le mineur harmonique , le mode dorien ou phrygien comme dans Pizzicarella. Le mode mineur mélodique n’est pas en reste, alternant avec le mineur naturel dans Cosa resta.
Le morceau traditionnel albanais (Lule tê Bukurra ka Tirana/ La Griffure) nous dévoile des modes moins représentés dans les musiques actuelles, tel que le Phrygien dominant, le dorien b2 ou le locrien bécarre 6, ces modes étant plus fréquemment utilisés dans les pays de l’est de l’Europe.
Les parties contrastantes sont sujettes à modulation, souvent dans la tonalité relative majeure (Avanti, Bella ci dormi), enrichies parfois d’emprunts dans une tonalité voisine (Cosa resta), ou de modulation au ton homonyme (Pizzicarella) .
Le mode Lydien est utilisé dans les tonalités majeures, se transformant parfois en Ionien (Nazzu Nazzu) ou en mode Lydien b7 appelé également « Bartok » (solo d’accordéon de Pizzicarella ). Le mode Mixolydien est utilisé exclusivement dans les parties instrumentales (solo sur Pizzicarella, pont instrumental sur Nazzu Nazzu).
La musique de Pulcinella oscille entre tonalité et modalité et les enchaînements harmoniques sont variés.
On retrouve bien sûr :
- les cadences IV-I, V- I où VII-I, qui se dessinent en filigrane tout au long de l’album
- des enchaînement plus complexes sur un pont instrumental IV-I-V-I-I7-IV-III-(V/V)-V-I (rock progressif) ou la quasi totalité des degrés sur La Foule I-VI-IV-VII-III-V-I-VI-V-I (valse)
- Des substitutions harmoniques VI-I-IImaj-IV-III7 sur la partie contrastante de Bella ci dormi (semant le doute tonalité principale / tonalité relative)
- Le IIème degré est peu utilisé, il est notable surtout dans la ballade Cosa resta avec l’enchainement I-II (parfois IV)-V-I-IV-V-I (pop)
Au final, les harmonies jazz qui peuvent émaner de la musique de Pulcinella se traduisent moins par des enchaînements typiques de cette musique, que par des enrichissement de la superstructure harmonique (Cosa resta) pouvant conduire à des ajouts d’altérations (Grifone suite).
Modes de cuisson
Les morceaux de Grifone sont presque tous des arrangements de musiques traditionnelles du sud de l’Italie et des Balkans, que Maria a proposé au groupe. Avanti et Cosa Resta sont respectivement des compositions de Florian et Ferdinand, La Foule est un arrangement du titre éponyme originaire d’Amérique Latine (ré-adapté par Edith Piaf).
Les arrangements sont mis au point de manière collective, comme nous le confiait Corentin dans notre interview : si un membre du groupe n’aime pas un arrangement ou un morceau, « on ne le fait pas » ou on cherche pourquoi, « on est tout gardiens de la braise ». Le processus d’arrangement a lieu en répétition, et, même si un membre arrive avec un morceau « tout fait », il faut que tous le « valident ». L’idée de collectif est cruciale dans cette formation où la notion d’écoute, intérieure (vis-à-vis de soi-même) et extérieure (vis-à-vis des autres) est capitale : une authenticité, humaine et musicale, scelle les liens des membres entre eux, « on ne va pas faire semblant ».
L’enregistrement s’est fait en quelques jours au studio Elixir (Toulouse) en Juin 2020. Le répertoire avait déjà été joué en live (5-6 dates) et une résidence est venue compléter la finalisation des morceaux). Le format « disque » a requis quelques mises au point des arrangements, pensés au départ pour du live. Les captations ont été faites en « one shot » (tous les musiciens jouent en même temps dans des box séparés), quelques chorus ont été refaits séparément et quelques pistes additionnelles ont également été enregistrées par Ferdinand à son domicile.
Comme l’exprime justement Maria Mazzotta, cette musique aux accents métissés n’est pas vouée à un « virtuosisme », elle permet plutôt de faire « bouger quelque chose dedans », de l’ordre des émotions et des énergies communes à toutes les cultures.