Le marché près du Rialto et un étal d’épices.
Muscade, safran, coriandre : le Moyen-Âge, la Sérénissime et le monopole mondial des épices.
Qui dit épices dit Venise, et vice versa. Et il ne peut en être autrement : pendant des siècles, la République Sérénissime a bâti une partie de sa fortune sur le monopole du commerce des épices. Mais comme toute chose a une fin, la montée en puissance des Ottomans dans les Balkans, puis la découverte des routes des Indes par les Portugais, ont fragilisé fortement le monopole vénitien. Il n’en reste pas moins que la marque d’un temps long pendant lequel la Sérénissime fut maîtresse de ce commerce, et les milliers de tonnes de coriandre et de safran, de cannelle et de muscade et de clous de girofle qui furent déchargées des navires en provenance des pays du Levant – en quelque sorte un exemple de mondialisation ante litteram –, ne pouvaient que marquer de manière indélébile le rapport entre les épices et la ville.
Les épices étaient alors aussi appelées drogues, d’où les produits d’épicerie qui, à l’époque, étaient considérés comme un équivalent (ou presque) de l’or : extraordinairement précieux, ces produits voyageaient sous escorte dans des convois armés (le mude) et étaient entreposés dans des ports sûrs.
DES DÉCOUVERTES
Parce qu’elles venaient de lieux si lointains, mystérieux et inconnus, les Européens ont été amenés à croire qu’elles provenaient du Paradis terrestre et produisaient des miracles contre la maladie et la mort, avant de perdre rapidement leur attrait (et leur pouvoir économique) vers la fin des années 1500, lorsque les quantités massives arrivant du Portugal et les nouvelles découvertes médicales ont dépouillé les épices de l’aura de rareté, voire de sacralité, qui avait fait leur fortune pendant des siècles.
Elles étaient utilisées dans la cuisine mais aussi en médecine. Venise s’était spécialisée dans la production de triaca, une sorte de panacée pour tous les maux composée de soixante-deux ingrédients, en plus des épices et de la viande de vipère. Mais également dans la création de plats (évidemment destinés à l’aristocratie, étant donné les coûts exorbitants), dans la conservation des aliments pour couvrir les odeurs et les goûts rendus désagréables par une cuisson inadéquate, dans la création de parfums et de savons, dans la fabrication de vins épicés. Le tout a très vite, inévitablement, donné lieu à l’art des épiciers, répartis en épiciers pour le vrac (c’est-à-dire les épiciers et les confiseurs), et en épiciers pour la médecine (en pratique les ancêtres des pharmaciens d’aujourd’hui).
Parmi les épices redécouvertes de nos jours figurent le gingembre, le curcuma, la cannelle, le clou de girofle, l’anis étoilé, la coriandre et le safran (une épice principalement produite en Iran et en Turquie, et qui peut aussi être cultivée en Italie).
Les épices servaient aussi à la teinture des tissus, à la fabrication des couleurs de peinture et à la préparation des liqueurs.
UNE GASTRONOMIE
M’illumino di spezie (95 pages, paru aux éditions Grafiche Biesse, avec une couverture de Cristina Cortese et un titre en clin d’œil à un célèbre vers-poème de Giuseppe Ungaretti), le livre édité par Carla Coco, historienne de la gastronomie qui vit et travaille à Venise, est le premier ouvrage qui raconte ce monde, entre histoire, curiosités et anecdotes, depuis la naissance des célèbres sacchetti (mélange d’épices pour la viande, le poisson et d’autres usages) jusqu’à un large éventail de recettes, à commencer par les frittole au safran, à l’époque du Carnaval.
C’est précisément aux épices que l’on doit, à la fin du XIII° siècle, la naissance du premier livre de cuisine vénitien, le Liber de ferculis ed te condimentis, écrit par un médecin gourmet d’origine arabe, Giambonino, à qui Venise a conféré la citoyenneté en 1272.
M’illumino di spezie contient également des contributions des associations « Laguna nel Bicchiere » et « Goguide ». Il constitue un voyage intéressant, une sorte de guide, parmi les entreprises prestigieuses et historiques encore en activité qui ont bâti leur fortune sur les épices, et parmi les visages d’entrepreneurs éclairés et passionnés. Depuis le légendaire herboriste Varnelli jusqu’à l’entreprise de liqueurs « Carlotto » à Valdagno, la distillerie « Bonaventura Maschio » à Gaiarine (Tv), l’entreprise « Saliet » dans les Dolomites frioulanes. Et jusqu’à Claudia Scattolini, originaire de Bassano, diplômée en pharmacie et première créatrice de parfums italienne, avec ses parfums personnalisés – comme une robe de haute couture – à qui l’on doit la couverture très originale du volume, dotée d’un parfum de genévrier et de cannelle, créé spécialement pour accompagner les lecteurs.
L’article original, paru dans Il Gazzettino (8 février 2023)