Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands.

François CHANTELOUP

François Chanteloup prépare actuellement une thèse sur l’œuvre de Gustave Roud, qu’il soumettra aux prochains concours doctoraux du laboratoire ICD (Interactions Culturelles et Discursives) de l’Université de Tours. Après avoir réalisé deux mémoires de recherche portant sur l’œuvre de Jean Giono, il travaille à présent sur celle du poète suisse romand Gustave Roud, à travers une approche écopoétique.

Pour citer cet article : CHANTELOUP François, « Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/06/le-temps-quil-fait-le-temps-qui-passe-dire-le-temps-le-subir-lapprivoiser-une-correspondance-entre-deux-poetes-romands/

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Résumés

La correspondance entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), en plus d’offrir un document historique précieux rendant compte des nombreuses activités culturelles de la Suisse romande au milieu du XXe siècle, est également le lieu d’un échange durable entre deux amis aux sensibilités proches et singulières. Pour Roud et Nicole, ce dialogue est notamment l’occasion d’un échange enthousiaste autour des fleurs, à travers lesquelles se lit l’avancée du temps – entre floraisons domestiques, grêles destructrices et observations montagnardes. Néanmoins, l’écriture épistolaire contribue parfois à une suspension du temps, de sorte que la correspondance entre les deux poètes devient à l’occasion un lieu de refuge contre le siècle et son actualité dévorante. Dès lors, l’écriture épistolaire se fait lutte contre le temporel, et lieu de recherche ou d’expression poétique.

D’autre part, et plus simplement, la forme même de la correspondance inclut un rapport au temps tout à fait particulier : régulières, les lettres échangées par Nicole et Roud scandent leurs recherches poétiques comme elles scandent, plus prosaïquement, leurs rythmes de vie. Enfin, le temps à l’œuvre impose également sa griffe sur le corps des deux hommes. Et tandis que la mort, présente en sourdine tout au long de leur vaste échange, obsède les deux locuteurs, la lettre se présente comme un espace permettant d’exprimer le deuil. Ainsi, entre observations phénologiques et conscience du vieillissement, la correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole est un poste d’observation privilégié permettant de saisir les flux temporels qui agissent au cœur même de la vie des deux écrivains, mortels avant tout, mais mortels ayant cherché à pénétrer cet autre espace, où le temps s’abolirait, pour laisser place à quelques profondes vérités, si humbles soient-elles.

 The correspondence between Georges Nicole (1898-1959) and Gustave Roud (1897-1976) is a precious historical document about the different manifestations of culture in the French-speaking Switzerland in the middle of the 20th century, but it’s also a lasting exchange between two friends with common sensibilities. For Roud and Nicole, this dialogue is an occasion to talk with enthusiasm about flowers, in which fleeting time is visible – in the domestic blossoming, the ravaging hail, the mountain’s observations. Nevertheless, the epistolary writing enables, occasionally, a suspension of time. In this way, the correspondence between the two poets becomes sometimes a refuge against the social world and its consuming current affairs. Therefore, epistolary writing struggles against the temporal, and represents a space of research and poetic expression.

Furthermore, the form of the correspondence includes a specific relation with time: the letters exchanged by Roud and Nicole chant their poetical researches, but also, more prosaically, their pace of life. Finally, time’s work also imposes its signature on the bodies. Death obsesses the two speakers, and the epistolary writing becomes a way to express the mourning. Thus, the correspondence between Roud and Nicole is an interesting observation post, which enables us to grasp the flow of time. Indeed, the two writers, despite their mortal condition, were continually trying to reach the other space, where time can be abolished, to move on to some humble but deep truths.

Mots-clés :

littérature – correspondance – Suisse romande – Gustave Roud – Georges Nicole – temps phénologique – mort – nature

literature – correspondence – French-speaking Switzerland – Gustave Roud – Georges Nicole – phenology – nature


Sommaire

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps
1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons
2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons
3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel
4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu
Conclusion – L’éternel et l’instant
Notes
Bibliographie

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps

Bénéficiant d’un rapport au temps nécessairement étroit, l’écriture épistolaire se présente comme un poste d’observation fécond permettant d’étudier le temps à l’œuvre – ce « temps qui passe » que les correspondants essayent d’apprivoiser, avec plus ou moins de réussite, ou auquel ils choisissent de s’abandonner, consentants ou contraints. Plus encore, une des grandes vertus de la correspondance est qu’elle permet de représenter le « temps long » : les locuteurs s’y meuvent directement, tandis que les lecteurs, rétrospectivement, accompagnent le déroulement du quotidien des deux subjectivités qui se donnent à lire. Ainsi, le vaste échange épistolaire entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), publié en 2009 chez Infolio par les soins de Stéphane Pétermann, offre un large parcours temporel, entraînant le lecteur au sein d’une relation amicale durable et profonde, débutant en 1920 et s’achevant près de 40 ans plus tard à la mort de Nicole.

Les lettres échangées par Roud et Nicole témoignent donc à leur manière du passage du temps. C’est pourquoi, à travers elles, quelques résonnances historiques ne peuvent manquer d’émerger. Cependant, c’est bien davantage d’un temps intime qu’il est question. En effet, la nature de la relation entre les deux poètes et critiques romands que sont Roud et Nicole est bien plus qu’une simple fréquentation intellectuelle : les deux hommes, se sentant de profondes affinités poétiques et sensibles, écrivent souvent sur le ton de la confidence, et donnent toujours le sentiment de se livrer à une âme sœur, qui seule pourrait recevoir de telles paroles.

Cette situation entraîne par conséquent un échange où le personnel acquiert une place fondamentale : le quotidien le plus prosaïque et le plus immédiat côtoie ainsi les vues les plus vastes. Et la nature épistolaire de ces écrits nous rappelle leur vocation d’adresse, la lettre étant définie depuis l’antiquité comme une « conversation entre amis absents1 ». Ce contexte d’énonciation, qui implique le croisement de deux subjectivités, permet alors de confronter deux perceptions différentes du temps, qui parfois se rejoignent, et parfois s’éloignent, dans la mesure où, comme on le sait depuis Bergson, le temps de la conscience diverge selon les individus et selon les moments de leur existence2.

Ainsi, nous entendons aborder la correspondance comme un miroir que l’on promène le long du temps, reprenant à notre compte la fameuse formule s’attachant à décrire le roman, que Stendhal attribue, dans Le Rouge et le Noir, à Saint-Réal. Pour le dire autrement, la correspondance serait une forme privilégiée de témoignage temporel, en ce qu’elle marcherait à la même vitesse que le temps, ne pouvant pas plus le ralentir que l’accélérer, à l’inverse des pouvoirs que permet la fiction. Néanmoins ce temps vécu, autobiographique, non-fictionnel, bénéficie en lui-même de ses propres délimitations, de ses propres lois – et de sa propre horloge. Fréquemment, l’un des deux destinateurs s’excuse de son silence prolongé, et de ses manquements épistolaires. Ainsi de Roud, commençant de la manière suivante sa lettre du 20 décembre 1943 : « Me voici affreusement en retard avec toi » (R., 20/12/43, p. 7903).

Plus encore, le commerce épistolaire, que Roud nomme son « épistolat », demande une gestion du temps éminemment subtile et rigoureuse, au risque de crouler sous le courrier en attente. Les lettres reçues et envoyées par Roud sont légion, ses correspondants pléthoriques. Aussi, le fait d’accorder plus ou moins de temps à son destinataire est un enjeu majeur des diverses correspondances de Roud. Celle qu’il entretient avec Nicole n’échappe pas à la règle : sans cesse le poète romand, qui acquiert au fur et à mesure des années une gloire et une importance toujours plus grandes dans le milieu littéraire suisse, se montre pressé par le temps. Souvent il écrit sous le couperet que symbolise le passage du tram-courrier : la lettre qu’il rédige, affirme-t-il alors, ne saurait souffrir de plus amples développements si elle veut partir sans retard vers sa destination. L’ethos de Roud se construit alors comme celui d’un prisonnier enchaîné à son travail ; et « [c]e grignotement quotidien est parfois insupportable. » (R., 23/07/49, p. 1025)

Cependant, Nicole n’est pas en reste. En vertu de son intense activité de critique, lui aussi vit sous le joug des dates butoirs concernant les textes à livrer. Et régulièrement, le professorat lui apparaît comme une activité nécessaire (financièrement et psychologiquement) mais exceptionnellement chronophage. C’est ainsi que, retenu à Nyon par les cours à donner, il identifie Carrouge, le lieu où vit Roud, comme un espace soustrait à l’« actualité » et au superflu de la vie séculaire, citadine :

Et ne trouves-tu pas souvent bien difficile de protéger les zones de silence contre le bruit de « l’actualité » ? Il faut souvent de la peine pour opposer un « Ce n’est pas l’essentiel » à tant de faits qui trouvent un écho en vous. Que je t’envie « Carrouge » ! Non comme un refuge, qu’il n’est du reste pas pour toi, mais comme un lieu d’où apparaissent plus clairement que d’ailleurs les limites du temporel et du spirituel. N’est-ce pas un peu cela ? (N., 17/02/34, p. 136)

En somme, la correspondance entre Roud et Nicole présente de nombreuses accroches temporelles. Nous entendons, pour notre part, l’aborder à l’aune du « temps qu’il fait », c’est-à-dire à l’aune des cycles naturels rythmant la vie biologique des êtres vivants : le temps phénologique, pour le dire plus brièvement – la phénologie étant la « science qui étudie l’influence des variations climatiques sur certains phénomènes périodiques de la vie des plantes (germination, floraison) et des animaux (migration, hibernation)4 ». Comme nous le verrons, les deux hommes se montrent particulièrement attentifs à leur environnement naturel, et à la progression des saisons, tantôt presque imperceptible, tantôt évidente. Cette sensibilité de poète, dont découlent de belles pages sur l’arrivée du printemps ou sur la persistance de l’hiver, est loin cependant de se cantonner aux seules floraisons et aux seules moissons.

En effet, le temps qui passe est également celui qui mène à la dégradation, à la fanaison, à la mort. En d’autres termes, non seulement le temps comme force altérante n’est pas occulté, mais il acquiert même une place toute particulière quand, au périssement des fleurs ou à celui de l’été, se noue la mort humaine. Dès lors, celle-ci rejoint ces instants de grâce récoltés au milieu des saisons, pour mener l’être endeuillé vers un absolu perçu comme dépassement du temps phénoménal. La poésie, qui infuse chacune des pages de leur correspondance, est bien, pour Roud comme pour Nicole, ce qui permet d’aborder un autre espace, fait d’abandon paisible et intemporel.

1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons

Néanmoins, si le deuil ou l’observation des saisons mènent à une intuition de l’absolu et d’un autre monde, c’est bien dans celui-ci que vivent les gestes contemplés, et que sont éprouvées les joies et les tristesses. La poésie de Roud, tout entière tournée vers un lieu, vers un pays – le Jorat – n’est pas pour autant une poésie où l’humain se perd dans une nature qui ne le signifie pas, et d’où il est parfaitement exclu. De même, si cette poésie accorde une place indéniablement conséquente aux éléments naturels et ruraux, il faut tout de suite préciser que la conception roudienne de la campagne et du monde agricole n’a rien de réactionnaire, comme l’affirme Peter Schnyder : « Dans un monde qui a déprécié le sens de l’idylle (et donc une conception du paradis dans ce qu’il a d’archaïque et de naïf), Roud évite constamment de glisser vers une idylle passéiste, tout comme il évite de se faire le chantre de la nostalgie d’un monde rural à jamais perdu.5 »

Ainsi, les notations phénologiques contenues dans sa correspondance avec Nicole vivent toujours sur fond de présent immédiat. Ce qu’observe Roud, ce sont bien les travaux et les jours, mais sans qu’aucune nuance nostalgique ne vienne accompagner ces relevés factuels du temps qui passe. Malgré tout, saisons après saisons, c’est bien la fin du monde paysan qu’il lui est donné d’observer – ou tout au moins sa transformation, sa mécanisation. Mais cet aspect historique demeure constamment secondaire, quand bien même il arrive fréquemment au marcheur carrougeois de s’indigner de la disparition des haies ou de la bétonisation excessive. Ce qui importe bien plus à Roud, comme à Nicole, ce sont les signes fugaces d’une nature toujours à l’œuvre, que cette nature soit domestiquée et travaillée par l’homme, ou qu’elle soit laissée à elle-même.

Pour les deux poètes romands, l’enjeu est avant tout de voir les saisons. Autrement dit, il s’agit de décanter son regard pour l’élever au-dessus des diverses pressions quotidiennes et ainsi le rendre réceptif aux floraisons comme aux signes des premières neiges. Pris par nos occupations, il arrive que l’on ne voie pas même l’automne passer, parce que le temps nous manque pour le regarder. Sous le joug de ses travaux de traduction, Nicole confie par exemple : « Cela m’a éloigné de toute autre occupation, et comme toi, j’ai laissé passer cet automne magnifique presque sans le voir, cueillant pourtant dans la ville des lumières, et des feuillages débordants des murs, qui faisaient allusion à ce monde de l’automne que j’aime tant. » (N., 02/11/43, p. 788) Roud, de même, regrette de ne pas voir les moissons. Occupé lui par des impératifs horticulaires qui ne peuvent être remis, il n’a accès qu’à de brefs tableaux lointains et partiels : « De plus en plus je suis dévoré par ce domaine : jardins, vergers, ‘‘plantage’’. Vers le 20 août, je cueillais encore les cerises et je n’ai guère vu des moissons que ces pans de collines soudain mis à nu par une branche que j’abaissais au flanc des cerisiers. » (R., 09/10/44, p. 829)

Ces lignes, issues des années 1943 et 1944, semblent ainsi en tout point consacrées à des observations naturalistes tranchant nettement avec le contexte historique prégnant. Ce n’est plus seulement le lieu (Carrouge, et plus largement la Suisse neutre), qui constitue l’équivalent d’une de ces « zones de silence » appelées de ses vœux par Nicole, mais la correspondance même entre les deux poètes. De sorte que l’échange épistolaire devient un espace de respiration, permettant la construction d’une réalité autre que guerrière ou militaire. Car si les lettres que nous lisons paraissent parfaitement détachées du conflit mondial, il n’en va pas de même dans le journal de Roud : « souvent brèves, les notations sont nombreuses qui évoquent le conflit, ses développements internationaux, la participation des amis paysans à la mobilisation, la garde locale dont il est chargé.6 » Plus encore, dans le domaine poétique, le recueil Air de la solitude qui paraîtra en 1945, et dont la majeure partie des textes est écrite dans les années de guerre, est intensément informé par l’Histoire, à tel point que Claire Jaquier peut affirmer : « La guerre constitue un thème organisateur aussi important que le déroulement des saisons.7» Ainsi, même au cœur des plus grands troubles historiques, les saisons offrent une réalité connue et souhaitable, à quoi se rattacher, et par laquelle il est possible de supporter l’insupportable. S’attacher à voir les saisons peut ainsi devenir une forme de consolation.

Par ailleurs, et bien qu’ils subissent fréquemment un même aveuglement involontaire, Roud et Nicole vivent deux expériences nettement divergentes. En effet, retenu la plupart du temps en ville, à Nyon, où il vit avec sa famille et où il donne ses cours, Nicole est un peu plus en retrait de la vie naturelle, et ses observations sont bien plus fugaces que celles de Roud. Souvent, ses notations phénologiques concernent son jardin, ou bien les marches montagnardes qu’il ne manque pas de faire dès que son corps le lui permet. Ainsi, le 1er décembre 1949, il écrit à Roud, après une excursion au Marchairuz, un col jurassien : « Trouvé, encore fleuries, quelques potentilles (j’espérais des gentianes), et des feuilles de géranium rouge sang, dans une herbe qui appelait déjà les crocus. » (N., 01/12/58, p. 1220)

Toutefois, les chroniques saisonnières sont principalement du ressort de Roud, dont le lieu d’habitation, sur les hauteurs de Lausanne, lui permet une fréquentation journalière d’espaces où s’expriment pleinement les diverses manières d’être vivant. Dès lors, se crée spontanément une opposition entre la ville, lieu de Nicole, et la campagne, lieu de Roud. Carrouge devient ainsi pour Nicole le lieu lui permettant de s’élever au-dessus de la mêlée, en rejoignant l’amitié et les saisons. Fréquemment, Roud l’encourage, en lui donnant la force nécessaire pour surmonter ses lourdes obligations professionnelles :

Je sais, il va y avoir ces vacances, et nous nous en réjouissons autant que toi, puisqu’elles te permettront de monter enfin à Carrouge ! Quand tu viendras les rebuses auront pris fin, j’espère. Elles attristent un peu ce début de mai, gênent les floraisons et les abeilles – mais c’est parfois assez beau, ce ciel bas et gris qui joue avec les cerisiers presque défleuris et les pommiers presque épanouis. (R., 05/05/47, p. 926)

On le voit, Roud offre à Nicole de véritables chroniques du monde naturel ; et Nicole ne manque pas de lui confier combien de tels propos lui offrent une respiration opportune : « Comme je te remercie de tes deux derniers messages, si amicaux, si bienvenus dans un ‘‘quotidien’’ que j’avais tant de peine à surmonter, ces jours derniers. » (N., 07/02/43, p. 745) Ainsi, à leur façon et selon les spectacles qui s’offrent à leurs yeux, les deux épistoliers font chacun preuve d’une grande habileté à voir les saisons. Et, comme nous allons le montrer, une telle capacité est loin de se limiter à une seule visée esthétique. Bien que cette dernière soit souvent présente, l’observation naturelle est également une source de respiration, ainsi qu’une force secrète agissant directement sur ceux qui ne se contentent pas de regarder, mais vivent véritablement la saison.

2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons

« Garde le rythme, observe les heures de l’univers, et non celle des trains.8 » Voici ce qu’écrit Henry David Thoreau en manière d’exhortation, dans son Journal, le 28 décembre 1852. Et, d’un journal l’autre, voici ce que Roud lui-même consigne dans le sien, à la date du mardi 27 mai 1924 : « Le rythme de ma pensée est celui des saisons ; inutile de chercher en elle-même sa ligne conductrice, elle est ailleurs, hors d’elle. Monstre sans précédent je suis soumis aux astres, au monde, moi qui cet hiver encore croyais à ma délivrance.9 » Avec un ton pouvant rappeler celui qui ouvre les Confessions de Rousseau, Roud affirme un lien entre sa « pensée » et les « saisons », toutes se mouvant sur un même rythme. Ce qui est certain, c’est que l’existence de Roud est entièrement scandée par l’alternance des saisons, entre hiver difficilement supportable, automne aimé, et printemps enivrant.

Pour commencer par ce qui est peut-être le plus évident, nous pouvons d’ores et déjà nous arrêter un instant sur la saison hivernale, conçue comme un point bas, une période moralement dure à supporter et qu’il convient de traverser avec le plus de vaillance possible. Le 2 février 1938, Roud écrit ainsi à Nicole :

J’ai éprouvé si souvent moi-même cette vertigineuse angoisse (au réveil surtout) de ne savoir à qui, à quoi me ‘‘raccrocher’’ durant cette traversée de l’hiver, le sentiment qu’aucun contact réel n’était possible avec qui ou quoi que ce fût, que je partage amicalement ton souci. Mais je m’assure – avec d’autant plus de certitude – que ce malaise né de la saison va se dissiper avec elle. Et déjà ce matin, une autre lumière – tellement d’avant-printemps ! – t’apportera peut-être, à toi aussi, quelque allégeance. (R., 05/02/38, p. 380)

On le voit, la « traversée de l’hiver » est pour Roud une véritable épreuve, dans la mesure où elle entraîne comme une atrophie dans son échange avec le monde. Saison morte, ou tout au moins douée de peu de vie, l’hiver devient une puissance empêchante, qui renvoie douloureusement le sujet à lui-même, l’enfermant dans un intérieur peu amène, et lui faisant subir une paralysie presque maladive. Rendant les rencontres avec ses amis paysans comme celles avec la faune et la flore plus rares, plus intermittentes et moins consistantes, l’hiver condamne Roud à un défaut de contact avec le monde sensible. C’est en ce sens que l’arrivée du printemps, via le chant du merle ou le bourdonnement des abeilles, lui offre quelque espoir de sortie d’une période aride voire apathique : « Hier, le merle pour la première fois – et des abeilles. Je sais que comme moi tu accueilles avidement ces signes plus précieux que tout, comme un viatique au long du pénible chemin de février et de mars. » (R., 29/01/43, p. 739)

Un mois plus tard, Roud se montre toujours aussi enthousiaste et toujours aussi reconnaissant envers les merles, qui peuplent ses réveils d’une promesse printanière :

As-tu des réveils comme les nôtres, tous ces merles depuis quelques jours, et cette lumière un peu amortie si fraternelle ? Il y a aussi mille alouettes sur chaque colline et l’autre jour déjà, le fils d’Olivier me montrait des étourneaux sur chaque vieux poirier de son verger. Que cette approche d’avril doit t’être, à toi aussi, quelque chose d’enivrant ! (R., 26/02/43, p. 751)

Enfin, quelques jours après ces mots, Roud écrit encore à Nicole : « Ma tante a rapporté de Vucherens, hier, les premières violettes avec des pulmonaires et des pâquerettes. Et samedi, sous la neige, j’ai cueilli dans notre verger les premières nivéoles. Ne trouves-tu pas que cette année la moindre fleur devient d’un prix infini ? » (R., 09/03/43, p. 759-760)

En somme, Roud quête inlassablement les signes d’une sortie de l’hiver, transperçant la neige pour percevoir et toucher de vivants témoignages du printemps. Et quand celui-ci arrive pour de bon, c’est avec une franche joie qu’il est reçu : « Quelle joie de deviner ce que peut être pour toi, pour vous, ce vivant mois de mai, si beau avec ses explosions soudaines de fleurs, de feuillages, et aussi ces espèces de crispations grelottantes – une suite de surprises inépuisables ! » (R., 08/05/52, p. 1108) Nicole également vit le printemps comme une importante force de renouvellement et comme l’occasion d’un nouveau regard porté sur le monde : « Ce printemps se passe pour moi je ne sais comment. Il me paraît que c’est l’un des plus beaux que j’aie vus, lent, délicat, changeant, tantôt brumeux, tantôt limpide jusqu’à faire exister chaque objet pour lui-même, tantôt bousculé par la bise. » (N., 08/04/45, p. 849)

Et après un été passé à courir la campagne (pour Roud) ou la montagne (pour Nicole), vient immanquablement la fin des moissons, transition vers l’automne : « ce retombement d’après est toujours mélancolique et on dirait que le pays lui-même s’en attriste. » (R., 23/07/49, p. 1024) Le terme « retombement », comme celui de « renversement », dit bien la perception cyclique du temps qui est celle de Roud. Pour autant, ce n’est pas parce qu’elle est perçue, que cette approche cyclique est véritablement vécue. Preuve en est la difficulté avec laquelle Roud se débat lorsqu’un passage un peu trop brusque d’une saison à l’autre vient comme perturber l’alternance classique des signes :

Ce quelque chose que tu sens en toi de douloureusement prisonnier me semble très proche de la presque impossibilité que j’éprouve à m’abandonner à cet extraordinaire « renversement » de la saison qui nous jette, à peine exhumés de la neige, dans ce suspens temporel d’entre-saison où les choses cessent d’être signe pour devenir présence – mais une présence stricte, sans rayonnement, et comme retirée en soi : les couleurs ne chantent pas encore, elles sont murmurées comme une gamme, énumérées, faudrait-il dire. (R., 19/02/45, p. 844)

Dans cette dernière phrase, c’est bien d’une « impossibilité » dont il est question : celle de s’« abandonner » à un univers de présences, lesquelles ne sont plus prioritairement signifiantes, mais seulement manifestes, comme si elles n’émergeaient que pour elles seules, indépendamment du regard humain qui les contemple.

Car l’enjeu est bien de faire corps avec les saisons : non pas comme une volonté préétablie, mais plutôt comme une fatalité qu’il incombe au poète de réaliser. Cependant, à quelques moments de disgrâce intérieure, celui qui devrait y être lié quitte le rythme des saisons, instaurant bien malgré lui un décalage entre son propre rythme et celui du dehors. C’est par exemple le cas en mai 1950, lorsque Roud, se sentant « instable, divisé », confie à Nicole : « Un tel trouble m’interdit de rien refléter de ce riche printemps, d’être vraiment touché par ces consolations inouïes que sont pourtant le vent dans les feuilles nouvelles et ces merles, ces fauvettes infatigables au cœur même des plus vives averses ! » (R., 22/05/50, p. 1051) Tandis que les chants d’oiseaux ou le bruit du vent dans les arbres pourraient agir comme des « consolations » apaisant la douleur de vivre, une certaine forme de détresse psychologique empêche de tels contacts avec le réel.

Treize ans plus tôt, Roud utilisait déjà l’adjectif « divisée » pour caractériser sa vie intérieure, qu’il opposait alors aux certitudes pleines d’une fin d’été harmonieuse : « Tu ne saurais croire quelle vie divisée et incohérente je mène au milieu d’une saison si sûre d’elle-même et si belle. Le contraste est douloureux. » (R., 08/09/37, p. 349) Ainsi, l’influence des saisons peut autant être bénéfique que négative, et peut être plus ou moins forte selon les dispositions intérieures du sujet. Dans tous les cas, le rythme des saisons, s’il peuple l’univers poétique de Roud comme les lettres de Nicole, est également un facteur puissant de métamorphose temporelle : c’est en effet au creux des plus évidents comme des plus humbles signes naturels, par eux et grâce à eux, que peuvent émerger l’intuition de l’intemporel et sa réalisation inouïe.

3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel

Effectivement, c’est au sein même du quotidien le plus prosaïque que s’ouvre le passage vers l’intemporel. Dans Le sacré et la profane, l’historien des religions Mircea Eliade oppose frontalement deux temporalités, le Temps sacré et le Temps profane :

Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d’autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes dénués de signification religieuse.10

Pour Gustave Roud en revanche, la distinction entre ces deux formes de temps est nettement moins bien définie. En s’appuyant sur les travaux de Claire Jaquier, nous pouvons, de fait, définir deux espaces roudiens, chacun étant relié à une temporalité spécifique : il y a d’abord l’espace de la communion, de la sociabilité, relié à un bref temps de rencontre et de partage spirituel ou relationnel (c’est la halte, au coin d’un champ ou dans le lieu clos d’une auberge) ; et il y a la route ouverte, celle par laquelle le vagabond est renvoyé à sa solitude, marquée par une reprise de l’écoulement temporel et par une forme de liberté retrouvée. Difficile, alors, de dire quel espace et quel temps recouvriraient ceux qu’Eliade définit comme « sacrés », et quels autres ressortiraient au domaine du « profane ».

À première vue, il serait tentant d’assimiler la halte et le moment de repos à des formes d’existences prosaïques, et la route à une expérience du sacré – dans la mesure où elle permet précisément l’ouverture à de mystérieuses correspondances. Néanmoins, les « instants de grâce » peuvent surgir de l’un ou l’autre espace, indistinctement. De sorte que, s’il est une opposition valable, dans l’optique qui est la nôtre, c’est plutôt celle que met en place Nathalie J. Ferrand, entre « succession des instants » et « lumière de l’éternel » : « D’un côté se trouvent les apparences, l’illusion, la succession des instants et des fragments, l’opacité, de l’autre le tout, la lumière de l’éternel, le monde réel, où s’abolissent les catégories usuelles de la pensée.11 »

Ainsi, la quête poétique de Roud passe par une sorte de colligation visant à rassembler les morceaux épars d’un paradis terrestre disséminé sous la forme, notamment, d’« instants de grâce ». Cette dernière expression est utilisée par Nicole lui-même, le jour où il rend compte de « Différence », un texte poétique que lui a envoyé Roud, et qui rejoindra le recueil Air de la solitude en 1945 : « Je l’ai lu avec l’émotion et l’admiration que tu devines, songeant combien ton art si sûr et si riche te permet de saisir désormais de près les instants de grâce. » (N., 12/01/44, p. 796) Saisir les instants de grâce : c’est bien, en effet, ce que s’attache à faire Roud, lequel s’efforce alors d’être sensible à ces brefs moments de réception totale qui représentent précisément ces passages vers ce que Nicole, de nouveau, appelle « les portes de l’intemporel ». À propos cette fois-ci d’« Appel d’hiver », un poème de Pour un moissonneur, le critique écrit à son ami : « jamais, depuis Adieu, tu n’as proféré des incantations si justes, si pressantes, pour que s’ouvrent les portes de l’intemporel, et qu’apparaisse le monde où l’on ne vit plus, où l’on contemple seulement. » (N., 19/04/41, p. 585)

Pour autant, il ne suffit pas de rester sur le pas de la porte, au risque de ne faire que « côtoyer éternellement le bord de l’éternité », comme le redoute le narrateur du Manuscrit trouvé dans une bouteille : « Nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.12 » Pour ne pas demeurer ainsi comme rejeté par l’éternité, il convient alors non seulement de « [lire] à même la nature les signes les plus solennels de l’éternité13 », mais également de savoir s’immiscer dans ces signes, de manière à sentir réellement cette émotion cosmique, prélude à une ouverture sans retenue du sujet lyrique. Une telle expérience trouve certainement un équivalent dans ce que Romain Rolland désignait du nom de « sentiment océanique » : « En parlant de ‘‘sentiment océanique’’, Romain Rolland a voulu exprimer une nuance très particulière, l’impression d’être une vague dans un océan sans limites, d’être une partie d’une réalité mystérieuse et infinie.14 »

Dès lors, devant l’étrangeté et la difficulté de concevoir une telle expérience, les mots pour la dire arrivent péniblement. Lord Chandos de même concédait l’impossible mise en mots de « ce quelque chose qui ne possède aucun nom » :

Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée.15

Peut-être que, tout compte fait, l’illustration la plus simple d’une ouverture à l’intemporel est donnée par Nicole lui-même. Convalescent, et immobilisé dans un chalet de haute montagne, celui-ci goûte l’abandon paisible que lui permet la compagnie de telle lumière ou celle de tel oiseau :

Oui, c’est peut-être ce que j’attends le plus du soleil, plus encore que la santé, ces heures de non-vigilance, de non-révolte, de non-angoisse, où un choucas qui s’arrête sur l’air avant de se poser sur un toit, la visite d’un pinson, une lumière un peu plus claire vers le Saint-Bernard, c’est-à-dire l’Italie, le bruit du torrent, un cri d’enfant suffisent à maintenir en vous le sentiment de l’existence – une existence que l’on sent alors sans commencement ni fin. (N., 20/04/52, p. 1105)

Ne plus sentir les bornes temporelles d’une vie humaine soucieuse de passé et d’avenir c’est, en somme, plus encore que de se consacrer au seul présent, se lancer dans l’Ouvert tel que Rilke le définit dans sa huitième élégie de Duino, dans laquelle l’animal agit comme un modèle de perception cosmique : « Et là où nous voyons de l’avenir, lui voit tout / et lui-même dans tout et sauvé pour toujours.16 »

4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu

Entrecoupé de quelques instants privilégiés, le quotidien n’en demeure pas moins le lieu d’un mouvement incoercible, jetant sur toutes choses comme un voile d’altération. C’est ainsi que Nicole, dans une « Étude sur Gustave Roud » publiée en 1951, rend compte de l’expérience qu’a faite jadis son ami de la dégradation permanente du monde : « Il a appris peu à peu, dès l’adolescence, que tout y meurt et s’y corrompt. Il a vu le bûcheron abattre les arbres aimés, le chevreuil inquiet périr par le chasseur, la fleur être coupée, et s’altérer les beaux dimanches et les fêtes d’autrefois.17 » Cette empreinte de la mort dans le monde sensible incarne parfaitement la façon dont Roud conçoit l’écoulement temporel : force de transformation et d’altération, le temps consiste en une fuite angoissante à laquelle il convient de s’abandonner, tant le combat est inégal.

Nicole également se montre persécuté par l’épreuve du temps, qui entraîne en lui, en plus de ses souffrances physiques, une forte souffrance morale : « Je donnerais combien d’années de ma vie pour un matin de la seizième année à revivre, ou à retrouver intact dans la mémoire. Je me sens souvent l’objet d’une telle dégradation ! » (N., 27/01/46, p. 878) Chez Roud au contraire, nulle nostalgie. À la suite d’une rencontre d’anciens bacheliers à laquelle il vient de se rendre, il confie ainsi à Nicole : « Samedi j’ai vu Paul à un dîner d’anciens bacheliers de 1915, où j’avais fort hésité à descendre, car ces involontaires hommages à la toute-puissance du temps peuvent être presque tragiques. Mais non : tous, je crois, y ont pris plaisir, avec l’envie d’une récidive… » (R., 09/07/45, p. 858)

La toute-puissance du temps : une telle expression représente bien la manière dont Roud perçoit le temps. Celui-ci, doté d’une majuscule, apparaît même parfois comme proprement insupportable ; ainsi de ces attentes interminables qui semblent étirer les jours, quand les nouvelles d’un ami malade tardent à venir : « Le Temps, par simple grossissement, peut devenir quelque chose d’intolérable. » (R., 19/02/45, p. 845) Et la mort, alors, est une séparation, mais une séparation qui n’est que corporelle. Au moment où la mère de Nicole meurt, en février 1947, Roud a déjà perdu la sienne depuis près de quinze ans. Sous le coup d’une telle nouvelle, il adresse à son ami les lignes suivantes : « Ah je puis te le dire, ce n’est pas une privation d’amour que ces heures te préparent, c’est une présence éternelle qui va naître pour toi de cette absence, un regard éternel de ces yeux clos, un appel éternel de ces lèvres fermées. Crois-moi, je le sais. » (R., 19/02/47, p. 913)

Deux jours plus tard, Roud reprend la même idée, augmentée d’une nouvelle image : « C’est comme deux êtres longtemps confondus dans l’échange de leurs cœurs – qui s’écartent pour un moment l’un de l’autre afin de mieux se voir dans le rayonnement de leur amour, et bientôt les voici rapprochés qui reprennent leur dialogue à voix basse pendant l’éternité. » (R., 21/02/47, p. 915) Ainsi, on le voit, le temps est pour la première fois contourné. Son emprise fatale est renversée, puisque ce qui pourrait être une perte totale devient en réalité la possibilité d’un surcroît de présence. Pour le dire autrement, le temps et son cortège funéraire permettent, dans quelques cas bien particuliers, une inversion de la dichotomie présence/absence, ou perte/gain. À la présence corporelle se substitue non pas seulement une absence de même type, mais aussi et surtout une présence spirituelle détachée des contraintes temporelles et vouée à une activité sans relâche.

De plus, la « présence éternelle » dont parle Roud n’est pas assimilable à une simple pensée unilatérale : au contraire, il y a bien échange, car « dialogue ». Et ce dialogue, impulsé par un « appel », revêt toutes les caractéristiques d’un échange inouï visant à réparer tant bien que mal les entailles que le temps a créées. En 1967, la parution de Requiem marquera, pour Roud, une étape décisive de cet échange ; comme le dit si bien Philippe Jaccottet : « Le Requiem est tout entier tourné vers la mère perdue dont le poète veut à tout prix ressaisir l’appel, entendu miraculeusement un jour, dans l’espoir presque fou que la blessure de la séparation, qui est aussi celle du Temps, guérisse enfin à jamais.18 » Ainsi, le temps, facteur d’altération, devient également facteur d’absolu, dans la mesure où il peut devenir l’occasion d’une autre forme de rapport à l’autre et au monde, par-delà la sora nostra morte corporale19.

Conclusion – L’éternel et l’instant

La correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole, en plus d’offrir un témoignage vivant sur le temps qui passe, via l’alternance rituelle des saisons, est également le lieu d’un questionnement sans cesse renouvelé sur les marques visibles et invisibles que laisse le temps de son passage. Attentifs aux manifestations météorologiques les plus immédiates, Roud et Nicole se montrent aussi tendus vers une expérience élargie du temps, comme s’il s’agissait de voir derrière, ou plus loin que le seul quotidien. Peut-être la meilleure imbrication de ces deux formes temporelles (l’une limitée aux seules vues présentes ; l’autre étendue à un absolu par définition sans bornes) est-elle proposée par Albert Béguin.

Commentant en juin 1941 Pour un moissonneur, qui vient de paraître deux mois plus tôt, Béguin relie en effet « l’éternel » à « l’instant », à tel point qu’il fait du second la source du premier : « Celui qui est allé jusqu’au fond de la nuit et qui a eu la témérité de renoncer à vivre, obtient cette récompense inespérée : de voir se lever l’aube sur les prairies terrestres et de recommencer à vivre, sachant bien maintenant qu’il n’est d’accession à l’éternel que dans l’instant, – de présence sensible du surnaturel que dans le temporel.20 » Ces mots, qui seront en outre approuvés sans réserve par Roud lui-même, disent suffisamment que l’éternité dont parlent à plusieurs reprises les deux correspondants n’a rien d’éthérée, mais qu’elle prend au contraire racine dans le monde sensible et dans l’épaisseur du temps la plus palpable. De sorte que c’est en disant l’instant que naît l’éternité, et en effleurant du doigt l’intemporel qu’émerge pleinement le temporel.


Notes

1 L’expression est une traduction du latin de Cicéron : « amicorum colloquia absentium » (Philippiques, 4, 7). Cité par Élisabeth Gavoille et François Guillaumont, « Introduction », Conflits et polémiques dans l’épistolaire [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 [consulté le 02 novembre 2022], URL : http://books.openedition.org/pufr/10877.

2 À l’entame de l’« Avant-propos » qui ouvre le quatrième et dernier volume de ses Études sur le temps humain, Georges Poulet lance ainsi l’appel suivant : « Il faudrait inventer une mesure de l’instant. Car ses dimensions varient. » (Georges Poulet, Études sur le temps humain, t. IV, Paris, Plon, 1964, p. 9) À l’autre extrémité du même avant-propos, Poulet conclut : « L’instant a toutes les mesures et les démesures. Qui saura jamais concevoir une mesure de l’instant ? » (id., p. 13).

3 Les citations de la correspondance Gustave Roud/Georges Nicole, nécessairement nombreuses, seront présentées dans le corps du texte pour ne pas alourdir les notes de fin. Elles prendront la forme suivante : l’initiale du locuteur sera suivie de la date d’envoi de la lettre, puis du numéro de page (voir bibliographie finale pour les références complètes).

4 Trésor de la langue française [en ligne], entrée « phénologie ».

5 Peter Schnyder, « Pour saluer Gustave Roud », dans Peter Schnyder (sous la direction de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 16.

6 Claire Jaquier, « Introduction à Air de la solitude », in Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 1, Œuvres poétiques, Genève, Zoé, 2022, p. 762.

7 Ibid., p. 763.

8 Henry David Thoreau, Journal, trad. Brice Matthieussent, Marseille, Le mot et le reste, 2018, p. 222.

9 Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 3, Journal 1916-1976, Genève, Zoé, 2022, p. 209.

10 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1988, p. 63.

11 Nathalie J. Ferrand, « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis » [en ligne], paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007 [consulté le 14 octobre 2022], URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.

12 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 178.

13 Georges Nicole, « Gustave Roud », article publié dans Horizon, n° 74, février 1946, p. 106, en traduction anglaise, sous le titre « Biography », et reproduit p. 1229 de la correspondance Roud/Nicole.

14 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 27.

15 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, p. 81.

16 Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, Élégies de Duino, « La Huitième Élégie », trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 549.

17 Georges Nicole, « Étude sur Gustave Roud », article publié dans Vie Art Cité, n°1, 1951, et reproduit p. 1232 de la correspondance Roud/Nicole.

18 Gustave Roud, Air de la solitude et autres écrits, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2002, p. 15.

19 Cette expression, tirée du Cantique de frère soleil, ou Cantique des créatures, de saint François d’Assise, et que l’on peut traduire par « notre sœur la mort corporelle », est régulièrement citée par Roud, notamment dans la première page d’Adieu, son premier recueil, publié en 1927.

20 Albert Béguin, « Pour un moissonneur », article publié dans Suisse contemporaine, juin 1941, et reproduit dans Gustave Roud et Albert Béguin, Lettres sur le romantisme allemand, Lausanne, Les Études de Lettres, 1974, p. 199.


Bibliographie

ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1988, 185 p.

FERRAND Nathalie J., « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis » [en ligne], paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007 [consulté le 14 octobre 2022], URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.

GAVOILLE Élisabeth, GUILLAUMONT François, « Introduction », Conflits et polémiques dans l’épistolaire [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 [consulté le 02 novembre 2022], URL : http://books.openedition.org/pufr/10877.

HADOT Pierre, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, 281 p.

HOFMANNSTHAL Hugo von, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, 452 p.

JAQUIER Claire, « Gustave Roud, une poésie en quête de lieux », dans SCHNYDER Peter (sous la dir. de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 37-51.

MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, 324 p.

POE Edgar Allan, Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, 1165 p.

POULET Georges, Études sur le temps humain, t. IV, « Mesure de l’instant », Paris, Plon, 1964, 398 p.

RILKE Rainer Maria, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, 1894 p.

ROUD Gustave, BÉGUIN Albert, Lettres sur le romantisme allemand, Lausanne, Les Études de Lettres, 1974, 215 p.

ROUD Gustave, Air de la solitude et autres écrits, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2002, 229 p.

ROUD Gustave, NICOLE Georges, Correspondance, 1920-1959, éd. de Stéphane Pétermann, Gollion, Infolio, 2009, 1283 p.

ROUD Gustave, Œuvres complètes, sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti, Genève, Zoé, 2022, 4 t.

SCHNYDER Peter, « Pour saluer Gustave Roud », dans SCHNYDER Peter (sous la direction de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 7-19.

THOREAU Henry David, Journal, trad. Brice Matthieussent, Marseille, Le mot et le reste, 2018, 784 p.

Gamètes de Rébecca Déraspe (Québec) : la maternité-comme-travail au confluent du temps dramatique et du temps social.

Marie-Claude GARNEAU

Marie-Claude Garneau est docteure en littérature de l’Université d’Ottawa, autrice, chargée de cours à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM et co-directrice littéraire de la collection de théâtre féministe « La Nef », aux éditions du Remue-ménage. Elle a co-dirigé, avec Nicholas Dawson, l’ouvrage Savoir les marges : écritures politiques en recherche-création (Remue-ménage, 2022) et est aussi co-autrice, avec Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent, de l’essai indiscipliné La Coalition de la Robe (Remue-ménage, 2017). On retrouve de ses textes critiques, savants ou de création dans les ouvrages Self-care (Hamac, 2021), QuébeQueer (PUM, 2020), dans Génération(s) au féminin et nouvelles perspectives féministes (Codicille, 2017), ainsi que dans plusieurs revues savantes et culturelles.

Pour citer cet article : Garneau Marie-Claude, « Gamètes de Rébecca Déraspe (Québec) : la maternité-comme-travail au confluent du temps dramatique et du temps social », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/06/gametes-de-rebecca-deraspe-quebec-la-maternite-comme-travail-au-confluent-du-temps-dramatique-et-du-temps-social/

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Ce texte est tiré en partie de la thèse de doctorat de l’autrice, intitulée Néolibéralisme, postféminisme et militantisme : la liberté de choix dans la dramaturgie des femmes au Québec (2015-2019), Université d’Ottawa, Ottawa, ON, 2023, en ligne : https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/44635

Résumés :

Cette contribution porte sur l’enjeu de la maternité-comme-travail (Robert, 2017; Toupin, 1996), dans la pièce Gamètes (2017) de l’autrice québécoise Rébecca Déraspe, et sur la manière dont celui-ci se noue à la notion de temps, dans ses déclinaisons dramatique et sociologique. Divers jeux temporels sont utilisés, principalement des retours en arrière, mais aussi une parole anticipatrice ainsi qu’un temps du présent qui s’appuie sur l’argumentation, pour éclairer les temps sociaux hétérogènes et multiformes (Haicault, 2000) que traverse principalement le personnage d’Aude, enceinte d’un enfant trisomique. C’est donc par la friction entre le temps comme unité dramatique et le temps comme enjeu féministe que s’élabore, dans la pièce de R. Déraspe, la maternité-comme-travail et plus largement la question du choix des femmes d’avoir ou non un enfant.

This contribution focuses on the topic of motherhood-as-work [la maternité-comme-travail] (Robert, 2017; Toupin, 1996), in the play Gamètes (2017) by French-Canadian playwright Rébecca Déraspe, and more specifically on how this topic is embedded in the notion of time, in its dramatic and sociological declinations. Various temporal strategies are used, such as flashbacks, but also anticipatory speech and dynamic exchanges such as arguments between the characters, to shed light on the social times at work, that the character of Aude, who is pregnant with a Down’s syndrome child, mainly experiences. Thus, it is by the friction between the time as a dramaturgical element and the time as a feminist stake, that the maternity-as-work and more widely, the issue of women’s choice to have or not to have a child, are elaborated in Déraspe’s play.

 Mots-clés : personnages féminins – temps dramatique – temps social – dramaturgie québécoise – théâtre québécois – écriture dramatique – féminisme – maternité.

Keywords: female characters – dramatic time – social time – French-Canadian dramaturgy – Quebec drama – playwriting – feminism – motherhood.

 


Sommaire

Le présent de la joute verbale
De la rétrospection pour se consolider soi-même
Dans l’anticipation, la charge mentale
Gamètes : les angles morts de l’accomplissement de soi
Notes
Bibliographie

Publiée au Québec par la maison d’édition Atelier 10 en 2017, la pièce Gamètes de Rébecca Déraspe a été créée sur la scène de la Petite Licorne, à Montréal, la même année, dans une mise en scène de Sophie Cadieux. La pièce met en scène Lou et Aude, deux trentenaires, amies depuis toujours. Aude, ingénieure civile, annonce un soir à Lou, journaliste féministe, qu’elle est enceinte d’un enfant trisomique. Alors que son amie l’implore de se faire avorter, Aude tente de réfléchir à ce que ressemblera sa vie si elle donne naissance à cet enfant. À lire ce qu’en dit elle-même Rébecca Déraspe dans son « mot de l’auteure » en ouverture de la publication, la pièce aurait d’abord eu comme visée de parler de « l’accomplissement au féminin », mais aurait fini par devenir « un texte sur l’amitié1 ». Pourtant, l’accomplissement au féminin demeure présent dans Gamètes et il s’appréhende par l’entremise du thème de la maternité-comme-travail2. La question de la maternité est ici envisagée comme « activité de travail3 » et non comme une définition ou une expérience biologique. Offrir un point de vue dramaturgique sur la question de la maternité demeure nécessaire et vise, dans le cadre de cette analyse, à comprendre comment la fiction théâtrale arrive à traiter formellement cet enjeu, du point de vue du travail.

Dans Gamètes, le sujet de la maternité-comme-travail se noue à la notion de temps et l’autrice utilise divers jeux temporels, principalement des retours en arrière, mais aussi une parole anticipatrice, pour structurer la situation dramatique et proposer différents points de vue sur l’enjeu de la maternité-comme-travail. Comme le rappellent Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert : « La simultanéité, l’apparition et le développement d’un temps multiple, où les répliques et les évènements s’entrecroisent, sont désormais des constantes majeures des “façons de raconter”4 ». C’est par une déconstruction du temps dramatique, c’est-à-dire le temps « des événements rapportés5 » dans la fiction, qu’apparaissent les temps sociaux hétérogènes et multiformes que traversent les femmes6. C’est par la friction entre les deux, le temps comme unité dramatique et le temps comme enjeu féministe, que s’élabore plus largement dans la pièce de R. Déraspe la question du choix des femmes d’avoir ou non un enfant7.

Le temps présent de la situation dramatique s’élabore en premier lieu par des échanges dynamiques de l’ordre de l’argumentaire entre les deux personnages, à travers lesquels se font et se défont des stéréotypes liés à la maternité. Ceux-ci sont étroitement liés au pouvoir que détiennent les deux protagonistes féminines de faire des choix concernant leur situation en dehors de l’espace privé. Le présent agit alors comme un lieu de négociation entre Aude et Lou, un lieu où se joue l’ambivalence entre sphère privée et sphère publique. C’est dans ce temps de la négociation qu’on constate la mise en fiction du scénario culturel genré du « You Can’t Have it All8 », c’est-à-dire une représentation attendue des femmes dans l’espace social9 qui renvoie ici à l’obligation pour celles-ci de choisir entre la maternité ou le travail. Dans Gamètes, ce scénario genré empêche Aude et Lou d’articuler un espace-temps alternatif entre sphères privée et publique. En second lieu, quelques retours en arrière significatifs permettent de revisiter les événements et les préjugés qui ont mené Aude à devenir ingénieure civile. Ce travail de la « rétrospection10 » nous transporte dans un temps distancé plus ou moins récent, dont la portée laisse présager la façon dont Aude a pu intérioriser certains stéréotypes. C’est de cette manière, entre autres, que se développe un dialogisme entre les paroles dites dans le temps passé et les répercussions de ces discours dans le temps présent. Dans son étude sur la poétique de Dostoïevski, Bakhtine parle du dialogisme comme d’un rapport entre les différents points de vue des personnages :

Chaque émotion, chaque pensée du personnage est intérieurement dialogique, teintée de polémique, pleine de résistance ou au contraire, ouverte à l’influence d’autrui, mais en tout cas jamais concentrée exclusivement sur son propre objet; toutes s’accompagnent d’un regard perpétuel sur autrui11.

Dans Gamètes, le dialogisme ouvre donc sur des points de vue différents sur le travail des femmes. En troisième et dernier lieu, la charge mentale12 de s’occuper d’un enfant trisomique, les prédictions et les peurs qui sont mises en texte relèvent de l’anticipation. Dans Gamètes, l’anticipation comme temps dramatique sert de structure formelle pour examiner justement le temps social que représente la charge mentale. Temps, espace, argent et corps13 sont ainsi les modalités dont les deux personnages féminins se servent pour tenter de prévoir ce que pourrait être la vie future avec un enfant lourdement handicapé.

Le présent de la joute verbale

C’est dans le temps initial qu’est le présent, celui où tout débute, que Aude et Lou discutent dans l’appartement de cette dernière et argumentent d’abord au sujet de l’accomplissement de soi. Les échanges entre elles font intervenir la question du choix de manière détournée, sous celle plus frontale de l’accomplissement des femmes :

LOU. C’est pas la féministe qui parle. C’est l’amie. Pis l’amie, elle dit que tu vas gâcher ta vie.

AUDE. Ça veut dire quoi “gâcher sa vie”?

LOU. Ça veut dire “gâcher ses chances de s’accomplir”.

AUDE. Ça veut dire quoi “s’accomplir”?

LOU. Toute. Ça veut dire toute.

AUDE. Toute?

LOU. Ça veut dire des affaires.

AUDE. Des affaires?

LOU. Tu comprends ce que ça veut dire.

AUDE. Absolument pas.

LOU. Ça veut dire être fière de ce qu’on fait pis se coucher le soir en se disant “yep yep”.

AUDE. Pis pourquoi je pourrais pas être “yep yep” en élevant un enfant handicapé?

LOU. Y’a pas grand-chose de gratifiant là-dedans14.

L’accomplissement au féminin tel que le présente Lou renvoie à une vision qui exclut, on le comprend par omission, tout travail de reproduction, principalement ici l’éducation d’un enfant trisomique. « S’accomplir » pour Lou signifie gagner sa vie sur le marché du travail, se réaliser en dehors de la maternité. Elle divise même sa propre personne entre la féministe et l’amie, supposant que « l’amie » est celle qui comprend ce qui se passe dans la sphère privée. Pour Aude, la perspective qu’elle mette au monde un enfant handicapé qui requerra d’elle toute son attention lui offre la possibilité de remettre en question ses propres façons de s’accomplir. En effet, toutes les questions – par les répétitions et les interrogations – qu’elle dirige vers Lou attestent du fait qu’elle doute du point de vue de son amie et elle cherche ainsi à obtenir des précisions sur ce que Lou entend par « accomplissement ». Les réponses vagues, les hésitations et les détournements de sens dans les termes employés par cette dernière dénotent l’ambivalence qui l’habite, ambivalence quant à la pertinence même de cet échange avec Aude. Par la manière dont l’échange se termine – « Y’a pas grand-chose de gratifiant là-dedans » – elle insinue qu’il est préférable de valoriser la carrière professionnelle plutôt que celle de mère à temps plein. Or, c’est justement dans cette manière binaire d’envisager le travail d’être mère, c’est-à-dire celui qui consiste à laisser complètement de côté la carrière professionnelle, que la position de Lou prolonge le discours du « You Can’t Have it All15 ». Du dialogue entre Lou et Aude se dégage, en filigrane, l’idée selon laquelle le choix de ne pas garder un enfant trisomique serait le seul geste adéquat à poser, si Aude souhaite se réaliser sur le plan professionnel.

Dans ses nombreux arguments pour tenter de convaincre Aude d’avorter, Lou s’appuie aussi sur des considérations écologiques et sociales qui suggèrent de s’occuper du déjà là, plutôt que de continuer à avoir des enfants :

LOU. J’ai une question

AUDE. …

LOU. As-tu pensé à l’environnement?

AUDE. What?

LOU. Le réchauffement climatique?

AUDE. What?

LOU. Tsé qu’y a des enfants affamés en Afrique? Des petites filles abandonnées en Chine? Des bébés haïtiens couchés dans des paniers de nattes?

AUDE. What?

LOU. Mettre un enfant au monde, c’est mettre un consommateur de plus sur terre. Imagines-tu ta trisomique? Elle va porter des couches toute sa vie. Sais-tu ce que ça fait une couche à la couche d’ozone?

AUDE. Avant de dire qu’un trisomique de trente ans porte des couches, peux-tu faire des recherches?

LOU. Ok. Je veux bien.

AUDE. Tu serais la première à condamner ton discours s’il venait pas de toi16.

De nouveau, la question collective, liée également à la sphère publique, pèse de son poids sur la décision d’Aude. Les arguments soulevés par Lou ne font que renforcer le sentiment de culpabilité qui habite souvent les femmes quand vient le moment de décider ou non d’avoir des enfants. Le discours social et moral autour de la maternité est d’autant plus important qu’il circule beaucoup dans Gamètes, agissant tel une injonction constante à prendre la décision la plus éclairée. Chez Lou, le refus d’avoir un enfant pour protéger la planète se pose en contradiction avec son premier argument, selon lequel l’accomplissement des femmes devait passer par des choix individuels. Or, à travers toutes ses tergiversations et ses opinions contradictoires, la raison pour laquelle Lou souhaite qu’Aude avorte, c’est parce qu’elle préfère voir son amie continuer de se réaliser dans son emploi.

Alors que Lou utilise l’argument planétaire et collectif pour jouer sur le sentiment de culpabilité de son amie, Aude, de son côté, alimente les préjugés positifs envers les mères : « Une mère, c’est heureux. Point. Final […]17 », dit-elle pour s’encourager dans sa prise de décision. Dans la poursuite de leur échange, Lou y va d’un nouvel argument à teneur sociale pour solidifier sa position : « Ça profite à la société de dire que “toutes les mères sont heureuses”. Comme ça, y a personne qui se préoccupe du fait que les femmes ont pas de postes de pouvoir. Ben non. De toute façon, les femmes, elles sont ben contentes, elles ont des enfants18 ». Encore une fois, les arguments soutenus par Lou traduisent une certaine inquiétude de sa part face au fait que les femmes pourraient préférer avoir des enfants plutôt que de se réaliser professionnellement. À l’inverse, Aude essaie de penser autrement l’idée d’élever un enfant trisomique, en le voyant comme un défi : « C’est pas tout le monde qui a ma chance. Tu le sais, j’ai toujours aimé ça, relever des défis19. » La construction dialoguée rythmée de l’argumentaire sert bien la réflexion féministe qui, malgré son manichéisme, porte sur la question du travail des femmes. Ces allers-retours de commentaires et d’opinions entre Aude et Lou rappellent ce que Bakhtine soulevait à propos du dialogisme, c’est-à-dire que « les rapports contradictoires n’étaient pas des chemins ascendants ou descendants de la personnalité, mais un état de la société20 ». La parole entre les personnage, les idées défendues par chacun dans l’intimité de la discussion, ouvrent ainsi plus largement sur certains présupposés sociaux qui circulent autour des femmes et de la maternité-comme-travail. De plus, avec les tensions et les rapports paradoxaux dont sont empreints leurs échanges, les personnages contredisent dans une certaine mesure l’idée selon laquelle il y aurait une « absence de débats sur le travail de reproduction21 ». Lou, dans la position qu’elle occupe, montre la difficulté d’aborder cette question, elle qui n’a de cesse de diriger la réflexion vers l’accomplissement au féminin. Or, les hésitations de Aude et ses remises en question soulignent qu’elle cherche peut-être à « réhabilite[r] théoriquement le travail domestique comme travail22 » et donc, à envisager les soins et l’attention donnés à son futur enfant comme un travail tout aussi gratifiant que celui d’ingénieure. Le temps du présent, comme unité dramatique au sein de la pièce, met ainsi en lumière la diversité et la multiplicité des propos tenus par les personnages, dont les échanges argumentés permettent la construction d’une réflexion critique plus globale au sujet de la maternité-comme-travail.

De la rétrospection pour se consolider soi-même

Les personnages de Gamètes naviguent, au fil de leur joute verbale, sur les souvenirs de leur adolescence, souvenirs qui nous permettent de saisir l’évolution de leur position argumentative respective. Ces jeux d’aller-retours entre le présent et le passé sont signifiés par l’usage de l’italique pour marquer les segments qui se déroulent dans le passé, italiques qui ne sont pas sans rappeler la forme didascalique. Son usage circonscrit les souvenirs de Lou et Aude, tout en faisant en sorte que « la structure temporelle [soit] comme fondue dans le discours [des] personnages23 ». Les retours en arrière spécifiques à Aude renvoient surtout aux effets pervers des stéréotypes de genre et à leur influence sur son choix de carrière. Le temps du passé nous la montre face à un professeur sexiste ou encore à une conseillère en orientation qui soutient que « les femmes optent davantage pour un métier qui fait appel à leur intelligence émotive […]24 ». De manière plus générale, les retours en arrière provoquent une réflexion sur les injonctions sociales qui reposent sur les jeunes femmes à devoir se réaliser professionnellement, encouragées qu’elles sont par la rationalité néolibérale, c’est-à-dire par « une certaine norme de vie25 » qui s’immisce partout.

L’usage de ce recul temporel explicite les nombreuses barrières qui se dressent devant Aude avant qu’elle puisse devenir ingénieure, ce qui explique en partie pourquoi, dans le présent de la situation dramatique, Lou ne peut envisager que son amie délaisse ce métier pour choisir d’élever un enfant handicapé. Cet acte de la « rétrospection26 » crée ainsi du dialogisme entre les points de vue passés et présents. Les paroles du passé traduisent des injonctions, voire des préjugés auxquels fait face Aude. Un exemple tiré d’un souvenir qui se déroule dans l’environnement de travail d’Aude et qu’on présume avoir eu lieu quelques semaines plus tôt, éclaire les comportements et les commentaires sexistes d’un collègue – ni plus ni moins qu’un « champion en rhétorique » – au sujet de la place des femmes dans la sphère de l’ingénierie27 :

AUDE, souvent. Je pense qu’il faudrait prendre le problème par un autre angle

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. C’est pas une question d’angle, ma belle/ C’est un question de trouver une solution/

AUDE, souvent. Ce que je veux dire, c’est que si on regarde les bases de données qu’on a/ On se rend compte de l’importance de prendre en considération les marges de sécurité et les réactions d’appuis

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Mathieu/Tu disais quoi avant?

AUDE, souvent. Non, mais c’est vrai/La résistance à la flexion de notre matériau de base/Est pas tout à fait cohérente avec l’idée générale

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Oui oui/C’est bien gentil là/Mais

[…]

AUDE, souvent. Tu fais-tu exprès?

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Voyons faut pas prendre ça comme ça/C’est un combat d’idées/Faut mettre nos sensibilités à l’extérieur de ça/T’es trop émotive pour débattre/Tu devrais le savoir/Veux-tu aller te reposer aujourd’hui?/J’imagine que t’as tes règles?28

Aude en conclut, après avoir relaté ce souvenir, que « [sa] fille [handicapée] aurait pas à vivre ça29 ». On peut lire deux idées derrière les interrogations et les craintes d’Aude, derrière l’emploi du « ça » : la peur que son enfant subisse le sexisme dans le monde du travail, mais aussi le doute sur la légitimité des femmes dans ces environnements de travail. La récurrence de l’adverbe « souvent » lié à ses répliques marque aussi formellement la lutte quotidienne d’Aude contre le sexisme de son collègue et on devine qu’elle voudrait soustraire sa fille à cette constante réitération.

Alors que Lou lui pose la question suivante : « Faque toi, tu penses que c’est plus facile d’être trisomique que d’être une femme30? » Aude lui répond : « [d]es fois je me demande31 » sous-estimant tout à coup la place des femmes dans des métiers moins traditionnels tels que l’ingénierie. On peut aussi se demander si, en ressassant ce souvenir, Aude ne tente pas de défier Lou, qui n’a de cesse de magnifier et de célébrer le métier d’ingénieure de son amie, en lui rappelant les difficultés et les préjugés qui y sont rattachés. Muriel Plana souligne que « l’œuvre dramatique politique idéale, soutenue par la fiction, traversée par le dialogisme, déchirée par les divisions, s’efforce de montrer et d’affronter les conflits. Elle se pousse de la sorte elle-même dans ses propres retranchements32 ». Ainsi, R. Déraspe nous montre le dialogisme interne d’Aude, aux prises avec des questionnements sur ce qu’il faudrait accomplir au nom de la libération des femmes (la liberté d’être sur le marché du travail) et sur les façons de s’occuper d’un enfant trisomique, sans reproduire les clichés associés à la mère au foyer (victimisation, dépendance économique, etc.) Ce dialogisme permet une réflexion plus générale sur « la valeur » des emplois occupés par les femmes et force à s’interroger sur ce que signifie réellement pour celles-ci s’accomplir en dehors de la sphère domestique.

Un autre exemple se présente plus loin, quand Aude commence sérieusement à se demander si le projet d’avoir cet enfant trisomique ne serait pas une autre manière détournée de se réaliser, d’être heureuse. C’est à nouveau avec un souvenir d’adolescence que le sujet s’impose. Face à un professeur à qui elle demande de « refai[re] [son] calcul33 », ce dernier, insulté, lui répond : « Ça sert pas à grand-chose de faire la plus fine/ T’es encore jeune/ Mais bientôt tu vas comprendre que les filles deviennent secrétaires/ Pas ingénieures/ Donc prends des notes à la place d’essayer de révolutionner mon cours34. » Tout de suite après cette réplique, Lou, nous ramenant au présent, répond, interloquée : « Des dizaines d’années d’études, juste pour envoyer chier une personne35? » On comprend donc qu’Aude a décidé de devenir ingénieure pour faire mentir ce professeur sexiste. Ce serait donc en termes de défis relevés que les accomplissements des femmes seraient plus légitimes et valorisés et c’est suivant ce même raisonnement que l’on comprend que pour Aude, élever un enfant trisomique représente aussi un défi. En isolant les souvenirs associés à la manière dont cette dernière est devenue ingénieure, en faisant du passé une temporalité rétrospective qui permet de voir le chemin parcouru de ce personnage, ces segments de Gamètes éclairent l’idée selon laquelle les femmes doivent se réaliser en dehors de la sphère domestique, dans une logique de dépassement de soi, et que les efforts demandés seront toujours plus grands pour elles.

Dans l’anticipation, la charge mentale

Les jeux temporels multiplient ainsi les voix qui traversent la discussion entre les deux personnages, en viennent à influencer leurs propres positions et à faire pencher leurs arguments d’un côté ou de l’autre. C’est donc par l’anticipation – surtout celle que produit Lou à partir de la situation d’Aude – que l’on est amené·e à imaginer ce que pourrait être l’emploi du temps de la mère d’un enfant trisomique. Tel qu’exposé précédemment, ni l’un ni l’autre des personnages ne pense la question de la maternité autrement que par le « thème du double », ou encore du mode de la « vie en deux36 ». C’est en ce sens que la question du choix, d’être mère ou d’avoir une carrière professionnelle, fait figure de pivot dramaturgique. Puisque c’est Lou qui tente de convaincre Aude du bien fondé d’un avortement pour sa carrière, les répliques d’anticipation qui servent ici d’exemples révèlent, à partir du point de vue de Lou, les obstacles auxquels elle croit qu’Aude devra faire face si elle choisit de garder l’enfant.

La notion de charge mentale se déploie donc sous diverses formes, à partir des répliques de Lou, pour nourrir la situation dramatique. Pour Monique Haicault, la charge mentale relève de « l’imbrication de temps sociaux multiples, d’activités diversifiées dans une pluralité de lieux dispersés autour de l’espace domestique37». Pour le dire autrement, il s’agit en quelque sorte d’une action mentale, celle de consolider pensées et gestes, temps requis et déplacement entre les lieux, pour que chaque activité de la vie se déroule le plus efficacement possible. C’est ce que font Lou et Aude quand elles simulent en pensée ce qui va peut-être se produire si Aude amène la grossesse à son terme. Les deux personnages sont donc déjà dans la charge mentale en essayant de voir venir les événements. Apparaissent dans le temps dramatique de l’anticipation des « modes de gestion des espaces-temps38 » réinscrits, répétés et maintenus, en raison de ce que Haicault nomme « l’idéologie des “rôles sexuels” qui alimente les imaginaires sociaux39 ». Dans Gamètes, cet imaginaire des modes de gestion se manifeste dans l’anticipation des tâches à accomplir et dans la manière dont elles vont modifier la présence d’Aude sur le marché du travail :

LOU. Non mais c’est vrai, Aude. Tu vas te suicider en dessous de ta trisomique à essayer d’y apprendre à s’essuyer comme y faut. Tu vas te pendre avec des listes à pus finir de rendez-vous avec des spécialistes. […] Tu vas arrêter de travailler. Tu vas scraper ton avenir pour un enfant qui en aura même pas. Non Aude. Juste non, Aude. T’es ingénieure. Mon amie est ingénieure civile. Si tu savais comme ça me rend fière, ça40.

Lou crée un effet de gradation avec les différentes activités, pour démontrer la lourdeur des tâches qui finiront par accaparer le temps de vie d’Aude. Elle lui donne d’abord en exemple un geste en apparence simple, « apprendre à s’essuyer », et c’est en sous-entendant la répétition de ce geste tout au long de la vie qu’elle imagine l’exaspération complète d’Aude par la figure choc « tu vas te suicider ». La seconde situation apparaît aussi sans issue – à nouveau, la métaphore de la mort, cette fois-ci, par pendaison – alors que se dessine sans difficulté toute la charge mentale derrière « les listes à pus finir ». Finalement, Lou arrive à la seule conclusion possible selon elle, c’est-à-dire celle où son amie va « arrêter de travailler » et donc, surtout, « scraper [son] avenir ». Spécifier qu’elle devra quitter son emploi nous ramène à la notion de maternité-comme-travail et au fait qu’il apparaît impossible d’avoir un enfant trisomique et d’occuper un emploi en dehors de la sphère domestique. Le côté étouffant, anxiogène de la charge mentale se construit ici dans une forme de synecdoque, au sens où le regard totalisant que porte Lou sur la situation rend pratiquement impossible d’isoler chacune des actions particulières et d’en diminuer les possibles effets sur le quotidien d’Aude. Dans le rapport d’accumulation, de répétition, et au cul-de-sac que l’on voit se profiler, la charge mentale apparaît tel un vertige qu’il faut contrer. En répétant deux fois le termes « ingénieure » à la fin de son plaidoyer, Lou s’assure qu’Aude n’oublie pas cette donnée, qui vient jeter une lumière plus ambitieuse et positive sur les actions dites suicidaires.

Dans l’anticipation du pire, Lou ne manque pas de pointer la solitude qui finira inévitablement par s’abattre sur Aude si elle concrétise son projet d’enfanter :

LOU. Un gars qui joue aux jeux vidéos au lieu de faire la vaisselle, c’est un gars qui laisse sa blonde enceinte affronter le médecin toute seule. Qui la laisse crever de peine pendant que lui “y avait tellement de travail, tu comprends”. Ça va être beau cette vie-là! David va se gratter la fourche en buvant du gin pendant que toi, tu vas crever dans le vomi de ton handicapée. Mais en même temps, c’est pas étonnant, tsé. Ça le concerne pas que votre enfant soit trisomique. Ben non, voyons. Les tâches domestiques sont encore majoritairement assumées par des femmes41.

Cette fois-ci encore, Lou utilise des effets d’amplification et d’accumulation pour convaincre Aude. Le terme « crever » est utilisé deux fois, ce qui contribue à associer le travail de reproduction à une charge trop lourde pour être même dépassée, une charge pour laquelle les femmes meurent, littéralement. David, le conjoint d’Aude, est dépeint comme un adolescent égocentrique et immature alors que l’enfant à venir est constamment caractérisé par son inaction et ses déjections. De son point de vue qui laisse entrevoir certains préjugés, Lou met en garde Aude contre une maternité qui relève de certains stéréotypes, mais dans le but de l’amener à réfléchir à la nécessité de se réaliser en dehors de la sphère domestique, puisque celle-ci semble la condamner inévitablement à l’isolement.

 Finalement, Lou utilise l’argument du rejet et du départ de David pour alimenter la peur chez Aude :

LOU. Pis David, y va te tromper. La bouche sur un autre vagin. Pis un matin, y va te dire : je suis désolé, je pense que je suis plus amoureux. Pis y va s’en aller avec ta dignité. Avec ce qui te restait de vie. Pis tu vas te retrouver toute seule avec la garde d’un enfant dysfonctionnel. Pis un moment donné, tu vas prendre la décision de la placer en centre spécialisé parce que ça va faire quatre cent vingt et un jours que tu te demandes comment faire pour pas aller étouffer ton enfant pendant son sommeil […]42.

Après avoir montré que son amie ne sera capable ni de s’accomplir professionnellement ni de s’occuper adéquatement de son enfant, en dernière instance, Lou évoque d’une part, le spectre de la rupture amoureuse comme conséquence de la maternité et d’autre part, la prise en charge de l’enfant par une instance publique. Les réflexions autour de la charge mentale culminent dans une peur quasi irrationnelle, où même la mort de l’enfant devient souhaitable. Ce troisième exemple d’anticipation dénote la circularité des arguments de Lou, la charge mentale étant représentée telle une boucle qui se referme sur elle-même et dans laquelle le pire est prédit, c’est-à-dire la mort de l’enfant. Monique Haicault soutient, à nouveau :

[l]a charge mentale est faite de ces perpétuels ajustements, de la viscosité du temps qui n’est que rarement rythme et beaucoup plus souvent immanence, où se perd le corps, où se tue la tête, à calculer l’incalculable, à rattraper sur du temps et avec du temps, le temps perdu à faire, à gérer43.

C’est ce que prévoit Lou, dans l’exemple précédent; la perte du corps dans la perte de la dignité, perte du « reste de vie »; perte de la tête, ne plus y voir clair et « calculer l’incalculable » en choisissant de « placer » l’enfant. Plus généralement, c’est bien cette « viscosité du temps » qui perdure, au fil des exemples d’anticipation, dans l’usage répété de ce « tu vas » récurrent (scraper ta vie, arrêter de travailler, te pendre, te suicider, …), dans une actualisation toujours immédiate du pire. La charge mentale, telle qu’imaginée grâce à ces divers « tu vas » (et nourrie par les actions attribuées à David) exemplifie ce qui a été mentionné précédemment à la suite d’Haicault, à savoir, « l’idéologie des “rôles sexuels”44 ». Le discours de Lou concernant la maternité et son anticipation rejoint ce que Nicole-Claude Mathieu appelle « la limitation de la “conscience propre” chez les femmes45», c’est-à-dire que la liberté de choix des femmes s’avère, dès le départ, un chemin parsemé d’embûches, quand on sait à quel point les actions des femmes dans la maternité-comme-travail, « sont orienté[e]s en fonction des autruis […]46 ». C’est cette trajectoire laborieuse que Lou tente de dessiner pour Aude. Les exemples sont certes exagérés par la peur de Lou mais cette orchestration de l’amplification, à travers le jeu temporel de l’anticipation, donne sa dimension théâtrale à la question de la charge mentale telle que R. Déraspe l’aborde dans sa pièce.

Gamètes : les angles morts de l’accomplissement de soi

Monique Haicault explique que dans le contexte du travail, « [les femmes] jouent avec les temps et sur les temps, car le temps est une donnée qui varie selon les espaces et les places occupées47 ». Une analyse combinée du temps dramatique et du temps social mis en texte dans Gamètes fait ressortir les charges sociale et mentale de l’activité productrice attribuée à la maternité-comme-travail. Le rythme des échanges et la construction argumentative serrée qui structurent le temps présent de la situation dramatique traduisent les injonctions néolibérales de l’accomplissement au féminin, celles d’être à la fois femme de carrière et mère. Pour comprendre comment Aude est devenue ingénieure civile et expliciter les défis associés à ce métier non-traditionnel pour les femmes, quelques retours en arrière sont particulièrement efficaces. Enfin, c’est surtout par l’anticipation que l’on voit apparaître la charge mentale associée à la maternité-comme-travail et c’est grâce à ces incursions dans un avenir imaginé que fonctionne le discours théâtral sur la question.

L’imbrication des divers temps dramatiques stimule, en somme, une réflexion plurielle, alors qu’en passant par la question de la maternité-comme-travail, la pièce de R. Déraspe tente de détourner les fondements traditionnels et les stéréotypes associés à la famille nucléaire. Malgré tout, c’est le chum d’Aude, David, qui semble être la solution à la situation à la fin de la pièce. C’est lui finalement qui accepte de quitter son emploi pour s’occuper de l’enfant à naître et c’est en envisageant ainsi la suite que Lou croit que David et Aude tenteront de « changer le paradigme48 ». En ce sens, ce que la pièce suggère à travers le discours féministe tenu par Lou, c’est que la liberté de choix des femmes demeure subordonnée à l’engagement des hommes. Au plus creux des enjeux soulevés par Gamètes, c’est l’hétérosexualité comme régime politique et social49 qui devient aussi un défi à relever.


Notes

1 Déraspe Rébecca, Gamètes, Montréal, QC, Atelier 10, collection « Pièces », 2017, p. 10.

2 J’emprunte l’expression à Camille Robert (2017), qui elle-même la reprend de Louise Toupin (1996). Toutes deux ont analysé cette question d’un point de vue historique.

3 Robert Camille. « Toutes les femmes sont d’abord ménagères » : discours et mobilisations des féministes québécoises autour du travail ménager (1968-1985), Mémoire de maîtrise, Montréal, QC, Université du Québec à Montréal, 2017, p. 43.

4 Ryngaert Jean-Pierre & Sermon Julie, Théâtres du xxie siècle : commencements, Paris, France, Armand Collin, 2012, p. 21.

5 Pavis Patrice, L’Analyse des spectacles, Paris, France, Armand Collin, 2016, p. 167

6 Haicault Monique, L’Expérience sociale du quotidien. Corps, espace, temps, Préface de Marie-Blanche Tahon, Ottawa, ON, Les Presses de l’Université d’Ottawa, collection Science sociales, 2000.

7 Selon Pavis, le temps comme composante dramaturgique ne peut être analysé sans prendre en considération son rapport à l’espace. Pavis, id. Il est intéressant de souligner que Haicault constate la même chose, d’un point de vue féministe et sociologique : « Le temps, l’espace et le corps agissent comme des facteurs puissants dans la construction quotidienne de l’expérience sociale » (id., p. 30). Sans vouloir délaisser complètement une analyse de l’espace, je me concentrerai surtout sur les effets des jeux temporels sur les propos des personnages.

8 McCarver Virginia, The Rhetoric of Choice and 21st-Century Feminism: Online Conversations about Work, Family, and Sarah Palin, Women’s Studies in Communication, 34, 2011, p. 29.

9 Voir à ce sujet Julie Lavigne, Anne-Marie Auger, Joseph Josy Lévy, Kim Engler et Mylène Fernet, Les scripts sexuels des femmes de carrière célibataires dans les téléséries québécoises. Études de cas : Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A.1. Recherches féministes 261, 2013, p. 185–202.

10 Sarrazac Jean-Pierre, Poétique du drame moderne. De Henrick Ibsen à Bernard-Marie Koltès, Paris, France, Seuil, 2012, p. 67.

11 Bakhtine Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, présentation de Julia Kristeva. Paris, France, éditions du Seuil, 1970, [1963], p. 66.

12 Haicault Monique, op. cit., p. 30

13 Ibid.

14 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 30

15 McCarver Virginia, op. cit., p. 29

16 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 43

17 Ibid., p. 60

18 Ibidem.

19 Ibid., p. 61

20 Bakhtine Mikhaïl, op.cit., p. 60. L’italique est dans le texte.

21 Seery Annabelle, « Les jeunes féministes et la valorisation du travail de reproduction : quelques réflexions sur le mouvement des femmes au Québec », Recherches féministes, 28(1), 2015, p. 157.

22 Galerand Elsa & Kergoat Danielle, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles Questions Féministes, 27(2), 2008, p. 76.

23 Ryngaert Jean-Pierre, Écritures dramatiques contemporaines, 2e édition, Paris, France, Armand Collin, 2011, p. 124.

24 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 35

25 Dardot Pierre & Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, France, La Découverte, 2009, p. 5

26 Sarrazac Jean-Pierre, op. cit., p. 67

27 La barre oblique dans cette série de répliques indique un saut à la ligne dans le texte.

28 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 63-64. L’italique est dans le texte.

29 Ibid., p. 65

30 Ibidem.

31 Ibidem.

32 Plana, Muriel, Théâtre et politique, pour un théâtre politique contemporain, Paris, France, Orizons, 2015, p. 114.

33 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 82

34 Ibidem. L’italique est dans le texte.

35 Ibidem. L’italique est dans le texte.

36 Haicault Monique, op. cit., p. 83

37 Ibid., p. 15.

38 Ibid., p. 86.

39 Ibid., p. 85.

40 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 32-33. L’italique est dans le texte.

41 Ibid., p. 36-37.

42 Ibid., p. 68.

43 Haicault Monique, op. cit., p. 92.

44 Ibid., p. 85.

45 Mathieu Nicole-Claude, L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe [1991], Donnemarie-Dontilly, France, éditions iXe, 2013, p. 176.

46 Mathieu Nicole-Claude, ibid.

47 Haicault Monique, op. cit., p. 87.

48 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 85.

49Wittig Monique, La pensée straight [2001, 2007], Paris, France, Amsterdam, 2013.


Bibliographie

Pièce de théâtre

Déraspe Rébecca, Gamètes, Montréal, QC, Atelier 10, collection « Pièces », 2017, 120 p.

Ouvrages théoriques

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Dardot Pierre & Laval Christian, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, France, éditions La Découverte, coll. Poche, 2009, 504 p.

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Articles

Galerand Elsa. & Kergoat Danielle, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles Questions Féministes, 2008, 27(2), p. 67-82.

Julie Lavigne, Anne-Marie Auger, Joseph Josy Lévy, Kim Engler et Mylène Fernet, « Les scripts sexuels des femmes de carrière célibataires dans les téléséries québécoises. Études de cas : Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A.1 », Recherches féministes 261, 2013, p. 185–202.

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Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle

Lola Marcault-Derouard

Lola Marcault-Derouard est doctorante contractuelle en littérature française et études théâtrales sous la direction de Florence Lotterie et Muriel Plana, à l’Université de Paris Cité. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, elle est agrégée de lettres modernes. Ses recherches portent sur la représentation du vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle.

Pour citer cet article : MARCAULT-DEROUARD  Lola, « Fiction et « retour d’âge » : la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/20/fiction-et-retour-dage-la-difficile-mesure-de-la-vieillesse-feminine-dans-les-comedies-du-premier-xviiie-siecle/

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Sommaire

Introduction
1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique
2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu
Bibliographie

Résumé

Cet article se propose de montrer, à partir de l’étude du motif comique du calcul et de la contestation de l’âge des femmes dans une dizaine de comédies de Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps et Fagan, que ces pièces mobilisent les degrés des âges établis par la littérature médicale pour les interroger. La dynamisation de l’âge par la relation et le dispositif dramatiques le réduit à une construction discursive proprement mouvante qui permet à la scène comique du premier XVIIIe siècle de problématiser son expression chiffrée et de donner ainsi à voir non pas tant la vieillesse que l’expérience du vieillir, à travers la tension entre temps et durée.

Abstract

This article, based on a corpus of ten comedies written by Quinault, Thomas Corneille, Dancourt, Regnard, Destouches, Legrand, Godard de Beauchamps and Fagan, intends to show that these plays employ the medical stages of female aging in order to question them. Dramatic mechanism and characters relationships spur aging on stage, reducing it to a discursive and ever-changing object. This allows comedies of the early 18th century to problematize the quantitative expression of the age and to stage not so much old age as the experience of aging, through the tension between time and duration.

Mots-clés

Littérature – Théâtre – Comédie – XVIIIe siècle – Âge – Vieillesse – Vieillissement – Femmes

Key-words

Literature – Theatre – Comedy – 18th Century – Age – Old Age – Ageing – Women

Introduction

Alors que le dénombrement des populations va croissant depuis la Réforme1, les comédies du premier XVIIIe siècle se saisissent de l’âge des « baptistaires2 » et mettent en scène sa négociation. Aussi trouve-t-on dans les textes dramatiques de cette période de nombreuses occurrences d’âges mesurés en années, dont l’inventaire permet de formuler plusieurs hypothèses. D’abord, ces âges sont abondamment et, semble-t-il3, prioritairement attribués à des personnages de femmes4. Ensuite, la multiplication de leurs mentions ne s’assortit pas, loin s’en faut, d’une délimitation chiffrée et fixe de ce que peut être la vieillesse ou l’âge vieux des femmes au théâtre. Bien au contraire, la précision mathématique de l’âge semble aller de pair avec un assouplissement des frontières entre les classes d’âge et un réaménagement des catégories dramatiques auxquelles elles correspondaient, qui n’est sans doute pas sans lien avec l’irruption massive, sur la scène comique, de personnages féminins d’âge intermédiaire5. Enfin, la mesure de l’âge en années fait l’objet de négociations et plusieurs âges contradictoires sont souvent attribués aux mêmes personnages, ce qui en fait une donnée problématique, sujette à caution, voire polémique.

Nous nous proposons d’étudier les motifs comiques du calcul et de la contestation de l’âge des femmes vieillissantes et vieilles à partir d’un corpus d’une dizaine de pièces qui sont autant de coups de sonde dans le paysage dramatique du premier XVIIIe siècle6 : La Mère coquette de Quinault (1665), Le Baron d’Albikrac de T. Corneille (1667), Les Fonds perdus (1686) et L’Opérateur Barry (1702) de Dancourt, Les Ménechmes de Regnard (1705), L’Irrésolu (1713) de Destouches, Le Triomphe du temps (1713) et L’Aveugle clairvoyant de Legrand (1715), La Mère rivale de Godard de Beauchamps (1729) et Le Ridicule supposé de Fagan (1741). L’enjeu de cet article n’est pas d’établir de manière exhaustive l’ensemble des outils mobilisés par ces comédies pour dire et représenter la vieillesse féminine, qui est loin d’être une catégorie homogène. Nous tenterons plutôt de montrer que la problématisation du retour d’âge7 et de son expression en nombre d’années, dans « l’ici-maintenant de la représentation8 », constitue l’un des signes mobilisés par les dramaturges pour dire le cours du temps et son caractère relatif en donnant à voir non plus tant la vieillesse que l’expérience féminine du vieillir.

1. Chiffrer la vieillesse ou définir son seuil : la circulation des degrés des âges de la littérature médicale à la fiction dramatique

Les âges mentionnés par les comédies rappellent ceux enregistrés par les traités médicaux et les dictionnaires9 : ces intervalles nettement délimités attestent une « culture des âges » ancrée dans l’imaginaire du temps, qui distingue trois âges de la vie.

Les ingénues du corpus de cette étude ont, conformément à ce qui s’observe dans l’ensemble des comédies de la période, entre quinze et dix-sept ans. L’Angélique du Baron d’Albikrac [IV, 4 ; 414, 1244] et la jeune Léonor de L’Aveugle clairvoyant [5 ; 9] ont quinze ans, l’Isabelle de La Mère coquette [II, 2 ; 23] et l’Henriette de La Mère rivale [I, 3 ; 17] en ont seize, et Dancourt fait dire à l’Isabelle de L’Opérateur Barry dans le divertissement final :

Jeune fillette à quinze ans
Doit savoir plus d’un langage.
Pour tromper les surveillants
On peut tout mettre en usage
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

L’ingénue est donc inscrite dans une catégorie peu ou prou homogène orientée vers le mariage : elle est caractérisée par ce que Furetière10 nomme l’« âge de raison » ou « âge nubile » qui coïncide, à en croire les traités médicaux, avec celui des premières règles. Jean Liebault – qui traduit en fait les conclusions de l’Italien Marinello – écrit ainsi au trentième chapitre de son deuxième livre consacré aux « maladies des femmes » :

[…] ce sang menstruel ne commence à s’apparaître aux femmes, que lorsqu’elles sont capables d’être mariées et porter enfants, qui est en l’âge de quatorze, quinze à seize ans […] et ce sang superflu cesse en elles quand elles approchent l’âge de quarante-cinq à cinquante ans.11

Il précise néanmoins plus loin que la puberté « est définie aux femelles à douze ans et aux mâles à quatorze ». Aussi les médecins hésitent-ils eux-mêmes quant à la borne liminaire de cette catégorie de jeunes filles nubiles. La comédie se saisit de ce jeu autour du début de la puberté, mettant en scène des ingénues de plus en plus précoces. Cette précocité est thématisée dans la dernière scène du Triomphe du Temps futur, dans laquelle Lolotte, déjà engagée auprès du « petit Clitandre », se décrit comme une « morveuse » pour dégoûter le baron qui veut l’épouser. Elle est aussi signalée par la Tante du Baron d’Albikrac :

LA TANTE
Mais il semble qu’Oronte et ma nièce…
LISETTE
Madame.
LA TANTE
Tout de bon, à l’oreille il aime à lui parler.
LISETTE
Croyez qu’il ne lui dit que des contes en l’air.
Elle est si jeune encor…
LA TANTE
Défions-nous de l’âge,
Il en est dès douze ans que la fleurette engage,
Et le cœur… [I, 5, 226 ; 341 ; nous soulignons]

La scène comique mobilise ainsi des âges qui ne semblent pas attribués au hasard mais qui circulent au contraire, de la littérature médicale à la fiction dramatique12. Il en va de même à l’extrémité de cette destinée féminine inaugurée par les jeunes filles nubiles, pour les femmes ménopausées ou en passe de l’être. Les Ménechmes de Regnard assortissent ainsi la mention des « cinquante ans » d’Araminte à son incapacité à avoir des enfants :

ARAMINTE
[…]
L’âge, comme je crois, peut encor me permettre
D’aspirer à l’Hymen, et d’avoir des enfants.
DÉMOPHON
Vous moquez-vous, ma sœur ? Vous avez cinquante ans. [I, 5, 553-555 ; 423]

L’âge fait état, à première vue, d’une réalité physiologique à laquelle le personnage féminin ne pourrait échapper et sanctionne son incapacité à procréer. L’adverbe « encor », dans la réplique d’Araminte, construit bien la cinquantaine comme un seuil qui, une fois dépassé, entraîne l’exclusion de la femme vieille du dispositif d’alliance13 : il s’agit d’être « en âge de » ou « hors d’âge » de se marier et de procréer. Sans doute est-ce ce même seuil que matérialise l’expression « sur le retour », utilisée par Démophon quelques vers auparavant [ibid., v. 546], qui se dit, d’après Furetière, d’une femme qui a quarante ans, et qui signifie, d’après le dictionnaire de l’Académie de 1694, « commencer à déchoir, à vieillir, à décliner, à perdre de sa vigueur, de son éclat ». À cet égard la métaphore reprend l’image de la courbe des degrés des âges14, et matérialise bien le palier à partir duquel commence le déclin que constitue la vieillesse.

Le seuil de la nubilité, de la jeunesse, du bel âge ou de la fleur de l’âge, met plus ou moins d’accord médecins, lexicographes et dramaturges. Tous s’accordent également à faire coïncider le seuil de la vieillesse, qui s’étend elle-même de la verte vieillesse à la caducité puis à la décrépitude, avec la ménopause, c’est-à-dire à le placer entre quarante et cinquante ans. Ces âges, entre douze et dix-sept ans et entre quarante et cinquante ans, fonctionnent comme des balises physiologiques et morales des normes sexuelles de la société d’Ancien Régime. Entre chacune de ces bornes, la comédie se saisit d’un troisième seuil, qui sépare le « bel âge » de l’« âge mûr » ou « viril », placé entre trente et trente-cinq ans. Aussi trouve-t-on dans les pièces du corpus des mentions des âges de trente [MC, I, 2, 388 ; 570 et MR, I, 3 ; 16], trente-deux [MR, ibidem], trente-six ans [MR,I, 1 ; 8], et quarante ans [I, II, 6, 606 ; 498]. Zerbinette, « une petite vieille Italienne [qui] en sait beaucoup » [OB, 3 ; 6], chante dans le divertissement final à la suite du couplet attribué à Isabelle :

Au sortir de son printemps
Femme de joli visage,
Quoiqu’elle ait passé trente ans
Est encore dans le bel âge,
Pour le mariage, bon,
Pour le badinage, non. [p. 45]

La concessive introduite par « quoique » trouble la fonction de démarcation attribuée au seuil et invite à penser que cet âge intermédiaire, entre trente et quarante ans, est moins nettement circonscrit que celui des ingénues et des femmes vieilles.

Le couplet reprend néanmoins une formule topique qui associe au verbe passer un âge chiffré construit comme point de bascule, plaçant ainsi le personnage féminin toujours en amont ou en aval d’un seuil identifié comme tel dans l’imaginaire du public. L’âge n’est plus une donnée mathématique absolue puisqu’il renvoie à l’âge que le personnage n’a plus, et donc à autre chose qu’à lui-même. Lysimon déplore ainsi au cinquième acte de L’Irrésolu l’extravagant projet de son fils qui « osait […]/Épouser une folle à cinquante ans passés ! » [V, 13, 1933 ; 13] La Tante du Baron d’Albikrac dresse quant à elle le portrait in absentia d’une Marquise construite comme son double puisqu’il s’agit d’« une sempiternelle/Qui passe soixante ans et fait encor la belle » [I, 8, 338-339 ; 351]. L’expression n’est pas propre aux textes dramatiques : on la trouve par exemple chez Marivaux, dans La Vie de Marianne, dont la narratrice avoue au début du roman avoir « cinquante ans passés15 » et dans la dix-septième feuille du Spectateur français – présentant les mémoires d’une dame âgée qui déclare au début de son récit : « J’ai soixante et quatorze ans passés quand j’écris ceci16 ». Le verbe passer apparaît également au deuxième acte de La Mère coquette, lorsqu’Ismène évoque « la beauté naturelle » de sa fille, « qui vient de la jeunesse, et qui passe avec elle » [II, 2 ; 23 ; nous soulignons]. Cette dernière occurrence rappelle la polysémie du verbe et le lien étroit qu’il entretient avec l’expression de la temporalité. La formule qui associe l’âge au verbe passer a en effet ceci d’intéressant qu’elle exploite l’idée du passage dans son double sens, de franchissement d’une part – d’un seuil qui fractionne le cours de la vie en différents âges – et d’écoulement – du temps – d’autre part. L’expression attire finalement moins l’attention du public sur la donnée chiffrée à proprement parler que sur le fait d’avoir passé un âge, donc franchi un seuil identifié et construit comme significatif.

À première vue, la fonction des mentions de l’âge en nombre d’années pourrait se réduire à la médiatisation de trois seuils qui séparent en principe l’enfance de la jeunesse d’abord, la jeunesse de l’âge mûr ou viril ensuite, l’âge mûr de la vieillesse enfin. La comédie mobilise certes ces seuils, précisément délimités par les écrits médicaux et les dictionnaires du temps, mais elle s’en empare surtout pour les confronter et mettre en question le caractère absolu de la donnée chiffrée. En attribuant à un même individu fictif plusieurs âges contradictoires, elle invite en effet à se demander qui détermine l’âge ou la vieillesse d’un personnage, dont l’évaluation chiffrée est rendue suspecte par la confrontation des discours. Le motif de la contestation des âges civils ou calendaires, qui renvoient à une donnée biologique construite comme véritable ou naturelle, invite de fait le public à questionner la légitimité et la valeur de cette mesure du temps.

2. De la représentation de la vieillesse à celle du vieillir : tension entre temps vécu et temps perçu

Les comédies du corpus mettent toutes en scène le motif de la négociation de l’âge, fondé sur la discordance entre l’âge déclaré, prétendu, par la femme vieillissante ou vieille et celui qui lui est attribué. Le Baron d’Albikrac joue particulièrement avec ce topos en faisant de l’âge de la Tante, à trois reprises, un objet de discussion et de contestation. Philippin, valet d’Oronte, fâché que la Tante fasse obstacle à l’amour de son maître pour sa nièce, l’évoque en ces termes au début de la pièce : « À soixante et dix ans ! L’agréable mignonne ! » Il est immédiatement contredit par Lisette – « Dis soixante. » – à qui il rétorque : « Et bien soit, la différence est bonne. » [I, 3, 53-54 ; 330] Le portrait in praesentia supposé présenter d’emblée la Tante comme un caractère – une coquette extravagante dont la vieillesse n’est pas sujette à caution – obéit lui-même à un mouvement de correction : l’âge gonflé que Philipin lui prête est rétabli par Lisette. Cette « différence » entre une première hypothèse de l’âge de la femme vieille et sa rectification est reprise, dans une symétrie inversée, lors du dialogue entre la Tante et Léandre, chargé de la distraire et de la flatter pour que les jeunes premiers puissent s’entretenir en sa présence :

LA TANTE, à Léandre
Quel âge croyez-vous qu’on me puisse donner ?
LÉANDRE
Vous n’êtes qu’une fille, et sans votre veuvage
Je vous croirais trop jeune encor pour le ménage.
Vingt et un an au plus.
LISETTE, bas
Où les va-t-il chercher ?
LA TANTE
Non, j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher.
LÉANDRE
Quoi, trente, et dans cet âge un brillant de jeunesse… [I, 7, 284-289 ; 347]

L’exagération n’est plus de l’ordre du vieillissement de la femme vieille, qui passait de soixante à soixante-dix ans, mais de son rajeunissement, puisqu’elle s’attribue trente ans au lieu des vingt-et-un que Léandre lui prêtait. Cet échange, en présence de la Tante cette fois, modifie le contexte d’attribution de l’âge et la nature de sa dénégation. La fonction d’exposition du dialogue entre les domestiques éclaire cette scène, puisque les âges qui y apparaissent ne coïncident pas avec ceux d’abord attribués au personnage. Le comique naît du mouvement qui remplace, entre la réplique de Léandre et celle de la Tante, une hyperbole par une autre, donnant ainsi au mensonge « j’en puis avoir Trente, et n’en veut point cacher » la valeur d’un démenti. Il est renforcé par le dispositif à trois voix qui confronte celle du flatteur Léandre, de la coquette Tante, et de la raisonnable Lisette, dont l’aparté construit une communauté complice entre la domestique et le public pour tourner la femme vieille en ridicule et exhiber l’écart entre âge véritable et âge prétendu. Ces scènes de contradiction ne sont absolument comiques que si l’on postule qu’au personnage de la femme vieille est attribué, dans la fiction, un âge « vrai », de référence, à partir duquel l’écart peut être évalué, et dont Lisette se ferait ici la garante. Sa fonction de caution de l’âge civil de la Tante est néanmoins brouillée par une ultime confrontation, qui oppose cette fois la servante à La Montagne, valet de Léandre travesti en baron d’Albikrac pour séduire la vieille coquette. Après que cette dernière a refusé ses avances car elle espère épouser Oronte – qualifié de « mignon » dans l’échange ci-dessous –, le faux baron l’invective ainsi :

LA MONTAGNE
Ah, la laide Guenon qui jase à soixante ans.
LA TANTE
Quoi joindre impudemment le mensonge à l’injure,
Soixante ans !
LA MONTAGNE
Oui, soixante, à fort bonne mesure,
Et je le maintiendrai devant votre mignon,
Je le connais.
LISETTE
Voyez le joli compagnon
Qui nous donne des ans, elle n’en a pas trente. [IV, 7, 1520-1525 ; 433]

La domestique prend elle-même en charge le démenti des soixante ans que le valet travesti prête à la Tante, à travers une énallage de personne d’autant plus comique qu’elle postule une solidarité entre elle et sa maîtresse, alors même que la servante ne cesse d’agir contre les intérêts de la femme vieille depuis le début de la comédie, conformément à sa fonction traditionnelle d’adjuvante de la quête amoureuse des jeunes gens. La contradiction entre le discours de la domestique et ses interventions précédentes invite à entendre sa dernière réplique comme une antiphrase. Peut-être l’usage du pronom « nous » construit-il néanmoins une communauté féminine unie par la singularité de son expérience du vieillir et du rapport aux seuils successifs qui jalonnent la durée de la vie. Que la servante, avertie de l’identité du faux baron, reprenne à son compte l’allégation de jeunesse trouble la répartition du personnel dramatique entre domestiques trompeurs et maîtresse dupée : le ridicule de la femme vieille est ainsi nuancé, et la voix de Lisette introduit une hésitation entre les âges contradictoires prêtés à la Tante. En semant le doute sur l’instance de détermination de l’âge véritable, naturel, biologique des baptistaires, puisque la domestique n’en est plus la garante infaillible, la comédie problématise ainsi l’articulation entre âge, vérité et mensonge et la difficile reconnaissance de la vieillesse et du temps écoulé. Le dispositif dramatique confronte en effet deux appréhensions discordantes du nombre d’années écoulées depuis la naissance de l’individu, ce que Beauvoir explicite dans son essai sur la vieillesse :

Toute parole dite sur nous peut être récusée au nom d’un jugement différent. En ce cas-ci, nulle contestation n’est permise ; les mots « un sexagénaire » traduisent pour tous un même fait. Ils correspondent à des phénomènes biologiques qu’un examen détecterait. Cependant, notre expérience personnelle ne nous indique pas le nombre de nos années. Aucune impression cénesthésique ne nous révèle les involutions de la sénescence. […] La vieillesse apparaît plus clairement aux autres qu’au sujet lui-même […].17

Dès lors, l’intérêt de ces scènes de contradiction est moins dans une supériorité informationnelle du public qui pourrait avec certitude définir l’âge véritable de la femme vieille, que dans la mise en scène du refus du vieillir – donné aussi à voir par la tension entre les discours et le corps de la comédienne incarnant la Tante18. Ce topos de la confrontation des âges refuse finalement à la vieillesse des frontières étanches, fixes et chiffrées pour mettre en question le « piège de la précision mathématique19 » qui ferait primer le seuil numérique de la vieillesse sur l’expérience du vieillir, à la fois biologique et sociale.

Le topos de la confrontation des âges, à deux ou à trois voix, permet à la scène théâtrale de distinguer la vieillesse physiologique de sa reconnaissance par le personnage de la femme vieille, et de se demander qui détermine ou diagnostique la vieillesse et quel est le degré de légitimité de cette instance d’évaluation. La contradiction des mentions chiffrées manifeste ainsi la dualité entre la perception subjective de la durée, par la femme devenue vieille, et le déroulement objectif et physique du temps20. Ce motif comique constitue l’un des signes permettant aux dramaturges de médiatiser le temps long au sein même de la représentation. Dans la première scène du Triomphe du temps passé, qui dresse le portrait in absentia de Madame Roquentin, la dialectique entre la durée et le temps s’articule à celle de l’être et du paraître, c’est-à-dire à la question de la manifestation ou de la dissimulation des effets du temps sur le corps.

ISABELLE : Mais à quoi songe ma mère, de vouloir se remarier à soixante et cinq ans, et, surtout, après le mauvais ménage qu’elle a fait avec mon père, et tous les chagrins qu’ils se sont donnés l’un à l’autre ? pour moi je t’avouerai que c’est ce qui m’a fait naître tant d’aversion pour le mariage.
DORINETTE : Il faut vous expliquer tout ceci, qu’elle m’avait caché jusqu’à présent, et qu’elle vient enfin de me découvrir : écoutez-moi. Il y a quarante ans que votre mère en avait vingt-cinq, et elle veut n’en avoir aujourd’hui que trente : on n’ a, dit-elle, que l’âge qu’on paraît. [sc. 1 ; 14 ; nous soulignons]

Le dévoiement du calcul mathématique du temps écoulé dans la réplique de Dorinette met en évidence l’inadéquation entre la vieillesse physiologique de Madame Roquentin et la jeunesse à laquelle elle n’a pas cessé de prétendre. Le glissement, du tour unipersonnel « il y a quarante ans » – qui traduit comme une donnée objective, observable, le temps du premier mariage de la veuve, dont la fille a été le témoin – au groupe verbal « elle veut », donne à la conjonction « et » une valeur d’opposition puisqu’elle confronte le temps historique, partagé par tous, à la perception personnelle de la durée, par définition individuelle. Le sens du verbe « vouloir » oscille entre conviction et désir, et peut traduire soit une forme d’illusion de la femme vieille persuadée de renvoyer l’image d’une trentenaire, soit sa résolution de se redonner artificiellement cette apparence. On retrouve cette polysémie dans L’Irrésolu, chez Madame Argante qui, comme la soixantenaire de la pièce de Legrand, est une veuve désireuse de se remarier à un jeune homme :

NÉRINE
En vain vous disputez contre le baptistaire
Par vos ajustements, par le désir de plaire,
[…]
MADAME ARGANTE
Nérine, je prétends
Être comme j’étais à l’âge de vingt ans.
NÉRINE
Voilà, je vous l’avoue, une belle vieillesse.
MADAME ARGANTE
Non, non, crois-moi, je suis encor dans ma jeunesse.
NÉRINE
Oui, par les actions, et par les sentiments ;
Mais cela suffit-il pour fasciner les gens ? [II, 6, 577-578 et 595-600 ; 496-497]

En distinguant le déclin physiologique – suggéré par la mention du « baptistaire » – des « actions » et « sentiments » de Madame Argante, Nérine devenue moraliste met au jour l’inadéquation entre vieillesse et coquetterie, c’est-à-dire la non-coïncidence entre l’âge calendaire et ce que les sociologues contemporains appellent l’âge statutaire. Le mouvement, dans les répliques de Madame Argante, du syntagme « je prétends être comme j’étais » à « je suis », distingue d’abord présent et passé avant de les superposer l’un à l’autre. Il traduit ainsi une difficulté à exprimer l’expérience de la durée et donne à voir le rapport problématique de la femme vieille à son propre vieillir. En n’invalidant pas absolument la prétention de la femme âgée à être au présent « comme » elle était dans sa jeunesse, cette scène et celle de la comédie de Legrand révèlent donc une forme d’originalité du traitement de la vieillesse féminine. En effet, tout en mobilisant le motif traditionnel du mariage mal assorti qui tend à faire de la vieille coquette un personnage comique fortement codifié, elles la dotent d’une épaisseur temporelle qui l’individualise et montrent sa difficulté à mesurer sa propre sénescence. Elles dramatisent, en somme, la stupéfaction de la découverte de la vieillesse que Beauvoir synthétise ainsi : « Que le déroulement du temps universel ait abouti à une métamorphose personnelle, voilà ce qui nous déconcerte.21 »

C’est finalement la représentation de l’appréhension double, universelle et singulière, du temps écoulé, qui met en scène la différence de l’évaluation et de la mesure du temps selon les âges. La suite de la scène de L’Irrésolu complète ainsi la déclaration de la veuve Madame Argante par la réplique de sa domestique :

MADAME ARGANTE
Sans ces friponnes-là,
Je n’aurais pas trente ans.
NÉRINE
Oh ! Je crois bien cela,
Mais malheureusement, on vous en croit cinquante.
Combien vous donnez-vous ?
MADAME ARGANTE
Je suis sur les quarante.
NÉRINE
Oui, mais depuis longtemps. [II, 6, 603-607 ; 498 ; nous soulignons]

Cet hyperbate comique de Nérine fait évidemment signe vers la temporalité longue, et inscrit la femme vieille dans un devenir qui n’est pas, ou pas encore, parvenu à sa conscience. On le retrouve dans La Mère rivale – « Lisette : […] on plaît sans y songer ; vous n’avez pas trente ans./Bélise : J’en ai trente-deux./Lisette : Et le reste. » [MR,I, 3 ; 16 ; nous soulignons] – et Le Baron d’Albikrac :

LÉANDRE
Au moins dans ce martyre
Grâce à sa prompte mort peu de temps s’écoula ?
LA TANTE
Quinze ans s’y sont passés.
LISETTE, bas
Et quinze par-delà.
LÉANDRE
Quel supplice ! Et vos yeux après quinze ans de larmes
Ont trouvé le secret de conserver leurs charmes ?
Que de jaloux débats vont causer vos attraits ! [I, 7, 294-299 ; 347-348 ; nous soulignons]

Ces scènes représentent l’âge ou la durée du mariage comme le produit d’une somme et répartissent les termes de cette somme entre plusieurs personnages. Le complément comique qui clôt les extraits cités allonge certes l’indication temporelle mais distingue surtout l’appréhension objective du temps écoulé par la domestique lucide et extérieure au processus de sénescence d’une part, de celle de la femme vieille, directement concernée et aliénée par le vieillissement d’autre part. Ce topos non seulement temporalise le vieillissement en inscrivant la femme vieille dans un devenir, mais il montre que l’évaluation du temps est variable. Peut-être le ridicule des vieilles coquettes est-il ainsi nuancé par la singularisation de leur rapport au passé, dont Beauvoir montre que « l’impression spontanée » est irréductible à un « calcul » :

Il y a plus d’une raison à ce changement que subit de la jeunesse à la vieillesse l’évaluation du temps. D’abord, il faut remarquer qu’on a toujours sa vie entière derrière soi, réduite, à tout âge, au même format ; en perspective, vingt années s’égalent à soixante, ce qui donne aux unités une dimension variable. Si l’année est égale au cinquième de notre âge, elle nous paraît dix fois plus longue que si elle ne représente que sa cinquantième partie22.

*

L’abondance des mentions chiffrées de l’âge de personnages féminins dans le corpus de cette étude s’insère finalement dans un dispositif de contestation de cette mesure de la durée de vie et du temps historique, qui nuance le ridicule de la femme vieille. La mobilisation, par la comédie, de ces valeurs numériques qui s’étendent de trente à soixante-cinq ans, loin de définir des bornes incontestables de la vieillesse considérée comme une catégorie fixe et codée, individualise les personnages féminins en donnant à voir une expérience singulière et personnelle du vieillir. La représentation théâtrale médiatise ainsi une temporalité longue qui hybride le rire suscité par les femmes vieilles : d’abord ridicules, elles sont, par la mise en scène d’une dialectique entre temps et durée, susceptibles d’inspirer une forme d’empathie.


Bibliographie

Corpus :

Corneille Thomas, Le Baron d’Albikrac [BA] [1667], éd. Catherine Dumas, dans Théâtre complet, t. v, Paris, Classiques Garnier, 2018, pp. 273-473

Dancourt, Les Fonds perdus [1686], sans lieu ni date, BnF, 52 p.

Dancourt, L’Opérateur Barry [OB], Paris, Pierre Ribou, 1702, 47 p.

Destouches Philippe Néricault, L’Irrésolu [I] [1713], éd. John Dunkley, dans Théâtre complet, t. I, Paris, Classiques Garnier, 2018, pp. 453-593

Fagan Barthélémy-Christophe, Le Ridicule supposé [RS] [1741], dans Théâtre de M. Fagan, t. iv, Paris, N.-B. Duchesne, 1760, pp. 73-156, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k82867k

Godard de Beauchamps Pierre-François, La Mère rivale [MR], Paris, Simart, 1729, 135 p.

Legrand Marc-Antoine, Le Triomphe du temps [TT] [1713], Paris, François Flahault, 1725, 112 p.

Legrand Marc-Antoine, L’Aveugle clairvoyant [AC] [1715], Paris, Pierre Ribou, 1716, 43 p.

Quinault Philippe, La Mère coquette [MC], Amsterdam, 1666, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k741417, 72 p.

Regnard Jean-François, Les Ménechmes [M] [1705], dans Théâtre français, t. ii, éd. établie et annotée par Sabine Chaouche, Noémie Courtès, Sylvie Requemora-Gros, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 365-506

Sources primaires :

Féraud Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, t. I, Marseille, Jean Mossy, 1787, 840 p.

Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, 939 p., disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273

Marivaux, La Vie de Marianne [1731-1742], Paris, Le Livre de Poche, 2007, 704 p.

Marivaux, Le Spectateur français, partie II « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, pp. 186-267

Piron Alexis, Le Fâcheux veuvage [1725], dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q

Sources secondaires :

Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », 816 p.

Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013, 340 p.

Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35

Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm

Le Goff Jacques et Schmitt Jean-Claude (dir.), Le Charivari, actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977), Paris, EHESS, 1981, 444 p.

Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, 442 p.

Rennes Juliette (sous la dir. de), Encyclopédie critique du genre, « Âge », La Découverte, 2021, pp. 47-59

Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, 605 p.

Schuster Cordone Caroline, Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, 304 p.

Troyansky David, Miroirs de la vieillesse…en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, 276 p.

Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, 237 p.

Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2014-1-page-323.htm


1 Minois Georges, Histoire de la vieillesse en Occident, Paris, Fayard, 1987, p. 389. Voir également Blois Jean-Pierre, « Observations sur l’histoire de la vieillesse médiévale et moderne », dans Gérontologie et société, 1989/2, vol. 12/n° 49, pp. 34-35.

2 Il s’agit du décompte des années qui se sont déroulées depuis que la naissance de l’individu a été enregistrée par l’extrait de baptême. Sur la multidimensionnalité de la variable de l’âge et la distinction entre âge civil, calendaire ou chronologique d’une part, et âge statutaire d’autre part, voir les travaux de Michel Bozon et de Juliette Rennes, qui signe l’article « Âge » de l’Encyclopédie critique du genre dans lequel elle définit ces deux concepts : « Alors que l’âge civil ou “calendaire” d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge statutaire renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une “tranche d’âge” dont la perception peut varier selon les situations. » (Paris, La Découverte, 2021, p. 48)

3 Nous nous devons de préciser qu’il ne s’agit là que d’un constat empirique, puisque nous n’avons pu procéder à une analyse quantitative de ces mentions à l’aide d’outils numériques de statistiques. Cela serait possible si l’ensemble des textes des comédies de notre corpus était disponible en version OCR, ce qui est évidemment loin d’être le cas. Aussi doit-on pour l’instant s’en tenir à notre relevé manuel, certes non exhaustif, de ces occurrences.

4 L’âge des personnages masculins n’est pas pour autant absent des pièces, et le motif topique du calcul mathématique de l’âge peut convoquer des barbons ou des vieillards, comme l’atteste la discussion entre le Cadi et Aboulifar dans la première scène du Fâcheux veuvage de Piron [1725], dans Œuvres complètes d’Alexis Piron, t. IV, Paris, M. Lambert, 1776, pp. 1-148, disponible en ligne : ark:/12148/bpt6k1510770q. Les âges des personnages masculins semblent toutefois moins fréquemment précisés et moins diversifiés que pour les personnages féminins, sans doute parce que les enjeux culturels, biologiques et moraux du vieillissement sont fortement genrés. Nous ne pouvons démontrer ici ce que nous identifions dans les pièces comme un vieillissement à deux vitesses – ou asynchrone – et avons choisi, dans le cadre de cette étude circonscrite du traitement comique de l’âge calendaire, de nous concentrer sur les mentions concernant des personnages féminins.

5 Il s’agit de celles qui ne sont ni ingénues, ni duègnes, quoique cette contextualisation rapide omette certains enjeux de la « féminisation » du personnel dramatique des comédies au tournant des XVII-XVIIIe siècles. Voir, sur cette question, Spielmann Guy, Le Jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, et Marcault-Derouard Lola, « Le vieillissement féminin dans les comédies du premier XVIIIe siècle : “destinée féminine” ou trouble du genre ? », dans Dix-huitième siècle, n° 55, 2023, pp. 245-267, disponible en ligne : https://www-cairn-info.acces.bibliotheque-diderot.fr/revue-dix-huitieme-siecle-2023-1-page-245.htm

6 Les éditions de chacune de ces pièces sont référencées dans la bibliographie. Nous y avons signalé entre crochets les dates de création lorsqu’elles diffèrent de l’année de publication. Nous indiquerons dans le corps du texte de cet article la localisation des citations dans les pièces en énumérant dans l’ordre, entre crochets, le titre abrégé (signalé dans la bibliographie entre crochets, après la mention du titre intégral), l’acte, la scène, le ou les vers lorsqu’ils sont numérotés dans l’édition, et la ou les pages dont elles sont extraites. Nous avons modernisé l’orthographe des éditions du XVIIIe siècle en conservant les majuscules et la ponctuation, susceptibles de jouer un rôle dans la prononciation des répliques.

7 Pour la définition du retour d’âge au XVIIIe siècle, voir infra.

8 Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, « Lettres Sup », 1996, p. 159.

9 Nous ne pouvons, faute de place, établir une typologie détaillée des âges de la vie proposés par chaque lexicographe. Pour une rapide synthèse du lexique propre à la vieillesse, voir Humbert Cédric, Puijalon Bernadette et Trincaz Jacqueline, « Dire la vieillesse et les vieux », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34/n° 138), pp. 113-126, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2011-3-page-113.htm.

10 Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, éd. de 1727 corrigée et augmentée par Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, La Haye, chez P. Husson et al.

11 Liebault Jean, Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes. Pris du latin de M. Jean Liebaut Docteur Médecin à Paris, et faits Français, livre II, chp. XXXII, « Suppression et diminution des mois », Lyon, Jean Veyrat, 1598, p. 321, disponible en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34273.

12 Pour une étude de la porosité entre médecine et littérature au XVIIIe siècle, voir Wenger Alexandre, « Médecine, littérature, histoire », Dix-huitième siècle, vol. 46, n° 1, 2014, pp. 323-336.

13 Les exemples proposés par Féraud pour illustrer l’expression « à l’âge de » sont à cet égard significatif : « À l’âge se dit de la mort : Il est mort à l’âge de 60 ans, ou de certains événements remarquables ; elle a eu un enfant à l’âge de 50. » (Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy, 1787, p. 61)

14 Voir l’étude, par Caroline Schuster Cordone, de la tradition iconographique des Degrés des âges, apparue au XVIe siècle, dans son ouvrage Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Fribourg, InFolio, 2009, pp. 25-39.

15 Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 74.

16 Marivaux, Le Spectateur français, partie II, « Dix-septième feuille » [1723], dans Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 207.

17 Beauvoir Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 400.

18 Bien que la distribution de la pièce soit inconnue, les rôles des caractères étaient traditionnellement attribués à des comédiennes vieillissantes, à partir de leurs quarante ans environ.

19 L’expression est de David Troyansky, dans son ouvrage Miroirs de la vieillesse… en France au siècle des Lumières, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Eshel, 1992, p. 19.

20 Sur la distinction entre temps objectif ou quantitatif, et temps subjectif ou qualitatif, c’est-à-dire, durée, voir Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013.

21 Beauvoir Simone de, op. cit., p. 399.

22 Idem, p. 530.

Édito du n°12

Ce numéro rassemble les actes de la journée d’études des doctorant.e.s du laboratoire LLA-CRÉATIS du 29 Octobre 2021, intitulée “Les personnages féminins dans les réécritures féministes : esthétique et politique des classiques à la scène”. Les chercheuses rassemblées pour cette journée se sont intéressées aux différents procédés (esthétiques, dramaturgiques et scéniques) permettant de ré(é)crire les pièces et spectacles « classiques » (européens et extra-européens) à partir de perspectives féministes. Définis comme des « données reconnues instituées en valeurs[1] » , lesquelles font consensus dans un contexte de réception spécifique, les classiques sont en effet des récits dominants qui peuvent légitimer un système patriarcal, lui-même fondé, entre autres, sur la normalisation du genre « féminin[2] ». La ré(é)criture[3] supposerait donc l’intention de produire de nouveaux discours – fondés ou non sur une matrice textuelle, dans sa capacité à décentrer, déconstruire, « dérégler[4] » et réinventer ces représentations.

Les ré(é)critures peuvent ainsi utiliser les mêmes « structures thématiques » que les classiques, et des récits culturels dominants que ces derniers peuvent reconduire, en y apportant toutefois « de nouveaux matériaux, de nouveaux contenus, de nouveaux personnages […], de nouvelles questions et de nouveaux thèmes tirés du monde contemporain et de ses aménagements sociaux[5] ». Une attention particulière est accordée à la manière dont les critères esthétiques et dramaturgiques (rôles, discours, action, occupation de l’espace scénique) sont corrélés aux normes politiques et sociales, que les classiques peuvent entériner ou reconduire. Dans cette perspective, la subversion de ces critères esthétiques peut aider à la formulation d’un contre-discours – afin de critiquer et de déconstruire les attributs, injonctions, et déterminations assignées aux personnages considérés comme « féminins ».

Dans la continuité des études esthétiques et des études de genre menées par le laboratoire LLA-CRÉATIS, ce numéro explore les stratégies esthétiques et dramaturgiques qui peuvent être convoquées pour remettre en cause la « légitimité » et « l’évidence » de ces normes sociales, pour s’affranchir des définitions qui cloisonnent les genres, et pour inventer ainsi de nouveaux « devenirs individuels et collectifs[6] ».

Différentes perspectives féministes sont mobilisées ici, le genre étant construit à l’intersection de différents rapports de domination (telle que « la race » et « la classe »), et parce que les outils de lutte et d’émancipation divergent selon les différentes situations et expériences. D’autre part, cette hétérogénéité des points de vue s’offre comme une richesse permettant d’éviter de circonscrire notre réflexion à un féminisme « blanc », aux portées universalisantes. Nous vous invitons donc à découvrir de quelle manière les autrices de ce numéro ont constitué cette hétérogénéité et nous vous souhaitons une bonne lecture.

Laurence Schnitzler, Lîlâ Bisiaux, Chloé Dubost, Andréa Leri, et Pauline Boschiero pour le Comité d’organisation de la Journée d’études “Les personnages féminins dans les réécritures féministes : esthétique et politique des classiques à la scène”.

Camille Migeon-Lambert, Sarah Conil, Lucie Dumas, Andréa Leri, et Pauline Boschiero pour le Comité de rédaction de Litter@ Incognita.

Notes

[1]Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1992, n° 1, p. 6-15. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1992-01-0006-001 ISSN 1292-8399.

[2] Le terme « féminin » est compris ici comme une construction sociale, et non dans un sens ontologique.

[3] Nous faisons le choix d’utiliser un concept défini issu du domaine de la stylistique, en l’appliquant aux domaines des Arts du spectacle. En effet, Anne-Claire Gignoux fait la distinction entre la réécriture, définie comme « la somme de préparations, de corrections et de ratures, de variantes successives d’un même texte que l’auteur écrit – et que, la plupart du temps, il ne montre pas au lecteur » – de la récriture qui, selon Georges Molinié, s’établit sur une « corrélation suivie entre deux éléments » : le premier est un « discours littéraire stable » ; le deuxième est « l’écriture d’un nouveau texte, ou la mise en exercice d’un nouveau style », qui fait intervenir des variantes. De plus, la récriture n’est pas une « simple allusion ou réminiscence » d’un autre texte, mais nécessite au contraire « tout un ensemble de marques matérielles, tangibles et probantes » qui « doivent former un ensemble s’étendant tout au long d’un texte ». À ce sujet, voir Anne-Claire Gignoux dans « De l’intertextualité à la récriture », Cahiers de Narratologie [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 25 septembre 2016, http://journals.openedition.org/narratologie/329

[4]Geneviève Fraisse, La Suite de l’Histoire – Actrices, créatrices, Paris, La Couleur des idées, 2019.

[5]Teresa De Lauretis, Théorie queer et Cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La dispute, 2007, p. 132. « J’entends […] par fantasmes publics les récits culturels dominants et les scénarios de l’imagination populaire qui s’expriment dans les mythes, ⟦…⟧ et d’autres formes de récits visuels, écrits et oraux qui racontent l’histoire d’un peuple, d’une nation ou de tout un chacun et qui en reconstruisent les origines, les luttes et les accomplissements. »

[6] Muriel Plana, « Introduction », dans Esthétique(s) queer dans la littérature et les arts. Sexualités et politiques du trouble, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2015.

Édition et rédaction du numéro 12

Pauline Boschiero, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Sarah Conil, docteure en Littérature comparée, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Lucie Dumas, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Andréa Leri, doctorante en Études théâtrales, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Camille Migeon-Lambert, doctorante en Littérature comparée, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Déconstruction d’Œdipe Roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien

Deconstruction of Oedipus Tyrannus and Construction of Identity: the Performative Speech of Michèle Fabien’s Jocasta

Présentation de l’autrice

Cassandre MARTIGNY

Cassandre Martigny est agrégée de Lettres classiques et doctorante contractuelle à Sorbonne Université en Littérature française et comparée (CRLC). Sa thèse, « Devenir Jocaste : naissances et renaissances du personnage, de l’Antiquité à nos jours », est codirigée par Véronique Gély et Marie-Pierre Noël.

cassandre.martigny@gmail.com

Pour citer cet article : Martigny, Cassandre, « Déconstruction d’Œdipe roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°12, « Les personnages féminins dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/26/deconstruction-doedipe-roi-et-construction-identitaire-la-parole-performative-de-la-jocaste-de-michele-fabien/

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Résumés

Le but de cet article est d’analyser la façon dont Jocaste, personnage dans l’ombre d’Œdipe dans la tragédie Œdipe roi de Sophocle, devient la protagoniste dans le monologue Jocaste de Michèle Fabien (1981). Ce changement de point de vue implique une relecture du texte antique et une réélaboration du mythe œdipien qui s’enrichit de nouvelles perspectives liées à la mutation des mentalités sur la condition féminine. Grâce à une parole performative, Jocaste déconstruit la tragédie antique pour s’affirmer en tant que sujet. Après avoir analysé les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude et des mouvements féministes, on montrera de quelle manière Jocaste remet en cause l’histoire véhiculée par Œdipe Roi et ses réécritures, en surmontant les épreuves qui ont marqué la destinée d’Œdipe. Sa quête identitaire fait advenir une Jocaste postmoderne qui affirme son désir et qui trouve dans le théâtre un espace de libération et de renouvellement.

The aim of this paper is to analyse in which way Jocasta, a character in the shadow of Oedipus in Sophocles’ tragedy Oedipus Tyrannus, becomes the protagonist in Michèle Fabien’s monologue Jocasta (1981). This change of viewpoint implies a rereading of the ancient text and a re-elaboration of the Oedipal myth, which is enriched by new prospects linked to the changing mentalities about women’s condition. Thanks to a performative speech, Jocasta deconstructs the ancient tragedy to assert herself as a subject. After analysing the issues at stake in Jocasta’s quest for identity in the age of Belgativity and feminist movements, we will show how Jocasta challenges the history conveyed by Oedipus Tyrannus and its rewritings, by overcoming the trials which left their mark on Oedipus’ destiny. Her quest for identity brings about a postmodern Jocasta who affirms her desire and finds in theatre a place for liberation and renewal.

Mots-clés

Littérature comparée – mythe – Jocaste – Œdipe Roi – réécriture – féminisme

Comparative Literature – Myth – Jocasta – Oedipus Tyrannus– Rewriting – Feminism


Sommaire

Introduction

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue
1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude
1.2 Sortir du silence : la quête de soi

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi
2.1 Le suicide pour renaître
2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir

Conclusion : Le théâtre comme utopie
Notes
Bibliographie

Introduction

Jocaste est longtemps restée muette, renvoyée au silence qui se referme sur elle à la fin de l’Œdipe Roi de Sophocle, tragédie représentée entre 429 et 425 avant notre ère. Sous l’impulsion des mouvements et critiques féministes qui s’épanouissent en France dans les années 1970-1980, elle devient la protagoniste d’œuvres qui remettent en cause les idées reçues sur l’histoire œdipienne et ses interprétations, véhiculées par la tradition littéraire et la psychanalyse[1]. C’est dans ce contexte que Michèle Fabien écrit sa première pièce, Jocaste, représentée le 29 septembre 1981 à Bruxelles par l’Ensemble Théâtral Mobile, dans une mise en scène de Marc Liebens.

Seul personnage de la pièce, Jocaste prend la parole dans un long monologue. La dramaturge explique ce choix :

[…] je n’ai jamais pu imaginer [Jocaste] en grande conversation avec qui que ce soit : il me semblait au contraire qu’ayant été lâchée par tout le monde, y compris les auteurs dramatiques qui après Sophocle ont écrit des Œdipe, mais pas des Jocaste, elle ne pouvait être que seule en scène[2].

Cette forme théâtrale, héritée des performances plasticiennes de militantes féministes, accompagne le renouvellement dramaturgique des années 1970-1980. Des femmes, se fondant sur le récit d’expériences singulières, s’approprient le monologue pour faire entendre des méditations intérieures et mettre en scène leur corps[3]. Ce faisant, elles cherchent à se redéfinir comme sujet en l’absence de l’autre. C’est également dans ce but que Jocaste doit se raconter : « le dialogue ne peut plus être qu’à l’intérieur d’elle-même, écrit Michèle Fabien, elle doit faire son théâtre à elle toute seule[4]. » En faisant d’elle l’unique protagoniste de la pièce, la dramaturge change de perspective par rapport aux autres réélaborations d’Œdipe Roi de Sophocle et propose ainsi une « révision » (« re-vision ») du texte antique[5] : elle réécrit la tragédie du point de vue du personnage féminin pour remettre en cause ses réinterprétations patriarcales[6]. Ce décentrement donne lieu à une relecture politique du mythe d’Œdipe.  « Jocaste se tait depuis si longtemps[7] » : cette exclamation du personnage dans la pièce est aussi celle de la dramaturge belge qui exprime la nécessité de redonner une voix à Jocaste, longtemps considérée « comme le symbole de la femme castratrice qui encourage Œdipe, le prototype de l’intellectuel, à abandonner sa quête de la vérité[8] ». En faisant entendre les voix de Jocaste, mais aussi de Déjanire ou de Cassandre dans ses pièces ultérieures[9], M. Fabien fait représenter d’autres versions possibles des mythes qui ne sont jamais figés mais qui se fabriquent et se réélaborent au sein des œuvres de fiction[10]. Le monologue de Jocaste réinterprète le mythe d’Œdipe pour réactualiser son sens et sa portée. Il se présente comme une véritable quête identitaire où le personnage affirme son existence. « Je m’appelle Jocaste[11] » : cette déclaration ouvre et referme la pièce. Entre-temps, le lectorat/public assiste à la transformation du personnage : « de l’antique à la moderne, de la mère à la femme, une autre Jocaste est advenue », selon M. Fabien[12]. La construction identitaire de Jocaste passe par une parole performative, une parole qui réalise une action par le fait même de son énonciation. En effet, la protagoniste, en s’appropriant Œdipe Roi, déconstruit les images véhiculées par la tragédie mais aussi par ses réécritures et réinterprétations, en littérature et en psychanalyse, pour faire advenir une Jocaste postmoderne, sujet de son désir et de sa destinée.

1. La tragédie du « je » fragmenté : à la recherche de l’identité perdue

« Qui est Jocaste[13] » : cette question sur laquelle s’ouvre le monologue de Jocaste constitue toute l’intrigue de la pièce. L’importance du nom révèle l’aliénation du personnage, dépossédé de lui-même par tous les discours qui ont forgé son identité. « Ni reine, ni veuve, ni épouse, ni mère[14] », Jocaste, qui ne peut au début de la pièce se penser que par la négative, tente de se redéfinir en dehors des images traditionnelles ou de ses statuts sociaux. Les notions d’altérité et d’identité sont au cœur de son discours et reflètent les problématiques contemporaines à la mise en scène de la pièce en 1981. Les années 1970-1980 sont marquées par les mouvements de la belgitude et de la libération des femmes, qui visent à faire entendre la voix des oublié(e)s de l’Histoire.

1.1 Les enjeux de la quête identitaire de Jocaste à l’heure de la belgitude

La question de l’« identité en creux » occupe une place importante dans la littérature belge qui, dès sa naissance, a vécu de manière problématique la confrontation avec le modèle français[15]. L’interrogation identitaire des Belges, conscients de participer et d’appartenir aux cultures européennes et de devoir sortir du monopole français, donne lieu au mouvement littéraire de la belgitude, proclamée par Pierre Mertens et Claude Javeau à la fin de l’année 1976. C’est dans l’écriture dramatique que s’exprime le plus cette volonté de trouver une identité propre[16]. Michèle Fabien joue un rôle majeur dans l’avènement d’un nouveau théâtre, à la croisée du littéraire et du politique, et entreprend un travail important d’adaptation d’œuvres[17]. Bien qu’elle ne propose pas une réflexion directe sur la situation politique de son pays dans son théâtre, elle pose la question de l’altérité. Sa pièce Jocaste répond aux enjeux de la belgitude, en montrant la nécessité de « dire le sujet barré par la tradition historique[18] » et de chercher des formes d’existence nouvelles.

1.2 Sortir du silence : la quête de soi

Comme le souligne Marc Quaghebeur, les problématiques identitaires auxquelles sont confrontés les autrices et auteurs de la belgitude rejoignent les revendications portées par les mouvements féministes[19]. Des femmes s’insurgent pour reprendre possession de leurs corps et devenir sujets de discours et d’actions[20]. Elles veulent parler en leur nom, de la même manière que Jocaste, dans le monologue de M. Fabien, cherche à retrouver celle qu’elle est en allant « chercher Jocaste qui n’est plus que son nom[21] ». La dissociation du « je » et du « elle », la fragmentation du « moi », est due aux nombreuses réélaborations de l’histoire antique qui ont dépossédé Jocaste de son être et de sa parole, en la maintenant dans l’ombre d’Œdipe ou en réinterprétant ses silences dans Œdipe Roi pour faire d’elle une figure monstrueuse[22] ou une énigme[23]. La protagoniste « étouffe dans ce silence[24] » auquel elle a longtemps été reléguée, en tant que personnage féminin uniquement pensé par des hommes. Or, elle est bien consciente du pouvoir performatif des mots : « il y a des mots qui tuent », pas seulement des mots mais aussi « des images qui sortent des mots, prennent des formes tortueuses, comme des goules[25] ». Jocaste subvertit ici une imaginaire masculin, celui de la goule, vampire féminin qui cristallise toutes les angoisses autour de la sexualité féminine et de la mort, pour mettre en exergue le caractère mortifère de la parole des hommes, une parole qui « tue », « enferme », et jamais « ne s’endigue[26] ». Après que Créon a révélé que la peste ne pouvait prendre fin qu’avec la vengeance du meurtre de Laïos, Jocaste, incapable de soutenir le discours du masculin, se tait : « une bouche se tord dont aucun cri ne s’échappe. La mienne[27] ». Le mutisme de la Jocaste antique entraîne une inaction que la Jocaste moderne ne comprend pas : « Que fait Jocaste[28] ». Elle porte alors un regard critique sur la Jocaste antique et questionne cette passivité imposée par l’histoire et le discours masculin. Marcelle Marini a montré le fondement patriarcal du mythe d’Œdipe dans son article « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent[29] ». Elle y dénonce la « métamorphose » systématique des femmes en mères[30] et les discours psychanalytiques de Freud et de Lacan qui ont entériné cette assignation[31]. « Le complexe d’Œdipe » renvoie Jocaste, l’épouse-mère, à ses liens au fils et au mari et nie le désir féminin. Jocaste « du temps du complexe tente de renouer avec la Jocaste d’avant le complexe[32] » à travers une parole performative qui déconstruise les interprétations présentes et passées qui ont forgé son histoire.

M. Fabien redonne alors une voix à celle qui s’est tue et qui meurt en silence pour qu’elle puisse directement interpeller les spectateurs et sans doute aussi les auteurs qui l’ont confinée à ses différents rôles : « Vas-y, maintenant, pose-la ta question » ; « Demande ! Aujourd’hui, Jocaste peut répondre[33] ».

2. La construction identitaire à travers la déconstruction d’Œdipe Roi

À travers un dialogue fictif avec le musicien sur scène, avec Œdipe, avec le public, mais aussi avec elle-même[34], Jocaste tente de se reconnaître. Elle fait référence à la longue tradition littéraire qui a forgé un mythe de Jocaste, dans un commentaire métalittéraire : « Viens, toi, viens près de moi, écoute, je suis Jocaste, je parle. Il m’a paru si long le chemin pour arriver ici, si difficile, aussi, pourtant je n’ai pas mal[35] ». « Écoute », « je parle » : ces deux verbes sont essentiels pour que Jocaste puisse affirmer un « je » qui témoigne de son emprise sur les événements. Il est significatif que sur les cinq scènes qui composent la pièce, quatre portent son nom : « 1- Jocaste la pendue », « 2- La peste de Jocaste », « 3- Jocaste : scène primitive et révélation », « 4- L’énigme de Jocaste ». Ces titres, dont on analysera la richesse sémantique, montrent que Jocaste se réapproprie les moments marquants de l’histoire d’Œdipe – la résolution de l’énigme de la Sphinx, la peste qui frappe le royaume de Thèbes et la révélation de son mariage incestueux – pour repenser sa propre histoire. Elle parcourt ainsi toutes les étapes de sa destinée pour s’affirmer en tant que sujet.

2.1 Le suicide pour renaître

À cause de la fatalité tragique, mais aussi de la tradition mythique, Jocaste est consciente qu’elle « doit se tuer[36] ». La familiarité populaire du titre de la première partie, « Jocaste la pendue », condamne le personnage au silence et le fige dans son destin tragique. C’est pourquoi, dans sa recherche d’elle-même, Jocaste commence paradoxalement par son suicide, comme Ophélie dans la pièce Die Hamletmaschine de l’écrivain allemand Heiner Müller, adaptée par M. Fabien en 1979 (Hamlet Machine), deux ans avant la mise en scène de Jocaste. Dans une lettre envoyée au critique théâtral Bernard Dort, elle propose de voir en Ophélie une figure paradigmatique du féminin, contrainte de lutter contre une représentation qui lui a été imposée au cours de l’Histoire[37]. Comme Ophélie, la Jocaste moderne ne peut plus jouer « la suicidée » et tente « de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer[38] ». Les paroles de Jocaste font écho à celles d’Ophélie[39] mais aussi à celles du messager d’Œdipe Roi de Sophocle. M. Fabien reprend la traduction de la tragédie attique par Robert Pignarre pour l’éditeur Garnier, tout en la modifiant pour ajouter un supplément de sens[40]. Par exemple, dans la traduction, l’apparition d’Œdipe fait oublier la mort de Jocaste parce que les spectateurs sont captivés par ses malheurs[41] ; dans le monologue de M. Fabien, c’est parce qu’Œdipe est un homme qu’il relègue dans l’ombre le personnage de l’épouse-mère. Jocaste se déclare alors « transparente […] pour cause d’apparition de Roi, de Mari, de Fils[42] ». Au moment de son énucléation, Œdipe « crie que ses yeux ne verront plus sa misère[43] » dans la traduction ; dans la réécriture de M. Fabien, c’est la mère que les prunelles du fils-époux ne veulent plus voir[44]. Par ce changement significatif, la dramaturge montre que la mère est annihilée par son fils. L’équivalence entre « misère » et « mère » fait également d’elle la responsable de tous les maux. Elle incarne les malheurs qui frappent Thèbes, la souillure qui doit être éradiquée, comme en témoigne le titre de la deuxième partie, « La peste de Jocaste ». « Transparente », la reine de Thèbes disparaît sans le regard d’autrui mais aussi dans cette image d’éternelle coupable. La voix et le corps de Jocaste, « refoulé[s][45] » par Œdipe, réapparaissent lorsqu’elle se regarde dans le miroir à la fin de la première partie. Rendue à elle-même, Jocaste se reconnaît comme sujet[46]. Elle prend alors le poignard, non pour renoncer à la vie mais pour renaître en anéantissant tout ce qui la définit :

Je vais tuer la reine de Thèbes.
Je vais tuer la mère qui exposa Œdipe.
Je vais tuer la Reine qui le fit Roi et père de ses sœurs, de ses frères[47].

À travers l’anaphore « je vais tuer », Jocaste vise la somme des réélaborations et réinterprétations d’Œdipe Roi qui ont fait d’elle l’éternelle mère coupable.

2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx

Afin de (re)trouver son identité, Jocaste se réapproprie le discours mythique et surmonte les mêmes épreuves qui ont jalonné la quête identitaire d’Œdipe. Elle tente de résoudre la question de la peste en s’offrant comme victime sacrificielle, comme pharmakos (φαρμακός), pour expulser de Thèbes la souillure mais aussi, métaphoriquement, chasser d’elle-même tout ce qui la caractérise. Dans Œdipe Roi, c’est Œdipe qui intériorise le mal Thèbes : à la fin de la tragédie, son corps et ses yeux ensanglantés exhibent le nosos (νόσος), la maladie qu’il porte en lui et qui contamine l’ensemble de la cité[48], tandis que Jocaste disparaît dans la chambre nuptiale. Dans le monologue de Michèle Fabien, c’est elle, la reine de Thèbes, qui, à l’image de la cité qu’elle gouverne, est un « gigantesque bubon qui éclate[49] ». Durant toute cette séquence, Jocaste recourt au lexique de l’expulsion et de la parturition pour arracher d’elle-même la « terreur » et l’« horreur »[50]. La dimension maternelle du corps féminin est privilégiée pour rappeler le crime commis par Jocaste, l’inceste, et montrer sa sexualité monstrueuse. Le ventre de Jocaste « se crispe » et « se relâche » afin de « vomir » ce qui la meurtrit, de rejeter précisément par la bouche tous les discours aliénants et destructeurs dont elle a été l’objet. Ce n’est plus Œdipe mais elle qui passe alors par tous les affres de l’anéantissement pour reprendre vie[51].

Dans la quatrième partie, Jocaste parachève sa construction identitaire en donnant sa propre réponse à l’énigme de la Sphinx. La reine de Thèbes qui est objet de l’épreuve dans le mythe, la récompense promise au vainqueur du monstre et remportée par Œdipe, en devient le sujet dans le monologue de M. Fabien. La rencontre avec la Sphinx ne consacre plus la victoire d’Œdipe le conquérant[52] mais devient pour Jocaste une étape essentielle à sa conquête d’elle-même. Dans l’un de ses manuscrits, la dramaturge explique que cette épreuve, qui permet au héros de se révéler comme tel n’est jamais donnée aux femmes. Elle ajoute que Jocaste, en accédant enfin à la parole doit elle aussi accéder au Sphinx mais relativement puisque le rôle de la « bête chanteuse[53] » est tenu par un musicien, un homme qui reste muet car, comme l’explique la dramaturge, « c’est bien là le problème de Jocaste : personne ne lui pose d’énigme, elle ne bénéficie pas, elle d’un “révélateur”[54] ». C’est donc à elle seule dans ce monologue de formuler l’énigme et sa réponse. Les deux figures, marquées par la même horreur absolue, se superposent : Œdipe s’aveugle lorsqu’il découvre le corps de Jocaste pendue et s’enfuit de la chambre en criant ; il hurle la réponse à l’énigme et détourne les yeux du cadavre de la Sphinx[55]. Il refuse à ces deux figures toute forme d’échange, les renvoyant ainsi à leur altérité. « L’énigme de Jocaste », qui donne son nom à cette section, c’est aussi celle construite par les discours psychanalytiques, notamment ceux de Freud, qui ont contribué à l’essentialisation du féminin en l’associant constamment à un « continent noir[56] » ou à une « énigme » (Rätsel) à résoudre[57]. Pour lutter contre cette aliénation et cet effacement, Jocaste force un allocutaire fictif – Œdipe mais peut-être aussi le public, témoin et complice de cet anéantissement du personnage, aussi bien dans Œdipe Roi que dans ses réinterprétations – à la regarder et à l’entendre, en se réappropriant l’énigme de la Sphinx :

Toi, le vainqueur de la Sphinx, toi qui as répondu à la question… Quel est l’animal qui… C’est l’homme !
Eh bien moi, je suis la femme, la femme, tu entends, la femme du ventre de laquelle tu es sorti[58].

« Je m’appelle Jocaste », affirme alors pour la seconde fois le personnage, comme pour signifier la fin de sa quête identitaire, marquée par sa renaissance en tant que femme. Ce cri d’affirmation de soi ne signifie cependant pas la fin de l’aliénation. En revendiquant son « ventre », Jocaste détourne le stigmate, se libère du poids de la culpabilité, tout en réaffirmant sa condition maternelle comme essentielle : elle ne parvient pas à se redéfinir en dehors de l’assimilation femme / mère forgée par les discours psychanalytiques. Pour mettre fin à un langage qui tue, Jocaste doit elle-même faire advenir une langue libératrice.

3. Faire advenir la Jocaste postmoderne : l’éclosion d’une parole de désir[59]

En devenant sujet du discours, Jocaste cherche à trouver son propre langage, celui qui abolit la rhétorique humaniste classique pour exposer l’intime et la sexualité, se faisant ainsi la porte-parole des réflexions portées par des féministes qui, dans les années 1970, s’interrogent sur le pouvoir des mots pour mieux subvertir l’écriture traditionnelle. On perçoit notamment dans le monologue l’influence des théories d’Hélène Cixous dont l’opéra Le Nom d’Œdipe. Chant du corps interdit (1978) constitue l’une des sources possibles de Jocaste[60]. Celle-ci soutient « sans équivoque qu’il existe des écritures marquées » et que « l’écriture masculine », la plus couramment répandue, a produit « le refoulement de la femme », sa mise à mort symbolique[61]. Dans La Jeune Née[62] puis Le Rire de la Méduse[63], elle revendique une « écriture féminine » grâce à laquelle les femmes puissent reconquérir dans un même mouvement l’écriture et le corps, dont elles se sont vues dépossédées[64]. Cette écriture est revendiquée par les tenantes d’une tendance du féminisme rétrospectivement qualifiée de « différentialiste » et accusée d’essentialisme par les représentantes d’un féminisme « matérialiste[65] ». Elle vise à renégocier l’héritage psychanalytique freudien[66] et à subvertir un « système phallocentrique » en travaillant dans la langue une « différence » : celle du rapport du sujet écrivant à l’écriture mais aussi du rapport de l’écriture au corps dans sa dimension sexuée[67].

Comme l’explique Dominique Ninanne, la pièce de M. Fabien « fait surgir un lien entre la mise à mort de Jocaste par le “tu” masculin et celle qui est l’œuvre des mots et des images – mise à mort par un langage phallique[68] ». Jocaste, qui « n’a pas d’image[69] », est en quête d’elle-même, en quête aussi d’un langage qui puisse lui redonner un corps. Longtemps occulté, caché dans les silences d’Œdipe Roi, celui-ci est exhibé dans sa nudité à la fin de la pièce. Jocaste retire sa robe et son écharpe, une manière de faire oublier l’image de « la pendue », mais aussi de revendiquer une démarche transgressive, héritée de la performance plasticienne et reprise dans le théâtre féministe des années 1970-1980[70]. Dans un dialogue entre le politique et le poétique, les femmes prennent leur corps comme outil premier de création pour le libérer des représentations réductrices, notamment celles qui l’associent à une matrice reproductrice, et imposer leur vision propre. Traditionnellement au théâtre le corps des femmes est obscène : sa représentation sur la scène contemporaine permet à l’objet de devenir sujet, de subvertir les rôles et de dénoncer la norme dans la supposée nature[71]. Le corps de Jocaste est d’autant plus frappé d’interdit qu’il incarne le tabou de l’inceste. La protagoniste outrepasse ainsi toute règle morale en montrant le corps de l’épouse-mère qu’Œdipe n’a pas voulu voir : « Mes mains descendent le long de mon corps nu, car je suis nue, Œdipe, n’oublie pas[72] ». La situation a changé par rapport à la première partie de la pièce où Jocaste, reprenant les mots du messager d’Œdipe Roi, laissait dans l’ombre son corps pour n’évoquer que le geste de mutilation d’Œdipe et ses cris. Le personnage contemporain donne enfin à voir celle qui représentait la souillure et l’horreur pour sortir de cette identification. L’exhibition du corps interdit passe aussi par un langage du désir qui se fait entendre dès le début du monologue :

Mes cheveux, tant de fois caressés.
Mes pommettes, rougies par le désir.
Mes bras, qui s’accrochèrent aux épaules de Laïos.
Mes mains, qui caressèrent ses cuisses.
Mes seins, qui se gonflèrent du désir de son corps.
Mon ventre, qui porta les enfants de mon fils.
Mes cuisses, qui s’ouvrirent aux hanches de mon fils[73]

Grâce aux déterminants possessifs, le personnage se réapproprie son corps, un corps sujet de l’action qui possède bien plus qu’il n’est possédé. C’est une différence notable par rapport au discours idéologique qui réduit le corps du personnage à son rôle de matrice, et donc à l’« antre », au « trou » ou au « ventre[74] ». Toutefois, les verbes choisis par la protagoniste relativisent quelque peu cet apparent triomphe, en soulignant aussi sa vulnérabilité, sa passivité par rapport à l’homme (« caressés ») ou aux émotions qu’elle ressent (« rougies »). De plus, à travers cette énumération, le corps de Jocaste apparaît comme fragmenté, morcelé, comme dans les blasons de la poésie amoureuse du xvie siècle. En consacrant ainsi l’autonomie des parties les plus sexuelles de son anatomie, Jocaste ne se départit pas d’une vision classique du corps féminin.

Le personnage explore son désir et son plaisir, étouffés dans les silences d’Œdipe Roi, à travers un langage qui reconduit aussi des représentations traditionnelles de la sexualité féminine. C’est très visible dans la manière dont Jocaste associe constamment corps de la femme et corps de la mère, révélant ainsi l’influence des théories du féminisme dit différentialiste qui lie la spécificité d’une « autre langue » à la spécificité du corps « féminin ». Lorsque le personnage affirme qu’« on ne regarde pas sa mère quand elle est une femme » et qu’« on ne regarde plus sa femme quand elle est sa mère[75] », il ne se réfère pas seulement au tabou de l’inceste : le chiasme et le pronom impersonnel « on » soulignent l’exclusion générale de la féminité par la maternité. Pour lutter contre cette inévitable dissociation, la protagoniste réaffirme sans cesse sa condition de mère comme preuve de sa féminité. Dans la citation donnée plus haut, le dernier vers est ambigu, pouvant tout aussi bien renvoyer à un coït qu’à un accouchement. En effet, Jocaste refuse de séparer le corps de la mère et celui l’amante, quitte à clamer haut et fort son désir scandaleux pour son fils à la fin de la pièce[76]. Ce faisant, elle reconduit aussi l’assimilation femme / mère, consacrée par le discours psychanalytique. Le personnage ne parvient donc pas totalement à s’émanciper des mots et du regard d’autrui : lorsqu’elle donne l’ordre à Œdipe mais aussi au public de la regarder, elle, la femme[77], elle revendique son existence, tout en se définissant comme objet et non comme sujet qui voit et regarde.

Conclusion : Le théâtre comme utopie

L’espace théâtral est un espace de libération et de renouvellement où tous ceux « qui ont été condamnés au silence ou à l’oubli par l’Histoire – peuvent prendre la parole[78] », un espace utopique, selon le titre de la dernière scène de Jocaste, « Utopie au théâtre », un « non lieu » ou plutôt un « espace vide » dans lequel tout est possible. Dans le contexte d’une crise identitaire généralisée, mise en évidence par le mouvement de la belgitude et les revendications féministes, l’héroïne du monologue de M. Fabien fait advenir la Jocaste postmoderne en retrouvant celle qui est derrière son nom, celle qui est perdue dans le labyrinthe de ses représentations. Entre les deux affirmations « Je m’appelle Jocaste », la protagoniste s’est affirmée comme sujet de sa propre enquête et quête : en recomposant Œdipe Roi et son passé, elle s’est délivrée du poids de la culpabilité et s’est redéfinie comme femme grâce à un langage du corps et du désir qui admette l’existence d’un « nous[79] », de mots qui rassemblent au lieu de diviser et de détruire. Elle a tenté de s’affranchir de la logique patriarcale mais n’y est cependant pas totalement parvenue. Bien qu’elle s’affirme comme sujet au théâtre en agissant véritablement par la parole, elle reste aussi objet, objet des regards et de discours aliénants dont elle ne parvient pas à s’émanciper, en témoigne la façon dont elle définit sa féminité par sa maternité.


Notes

[1] En psychanalyse, voir Olivier Christiane, Les Enfants de Jocaste, Paris, Denoël/Gonthier, 1980 ; en littérature, Cixous Hélène, Le Nom d’Œdipe, chant du corps interdit, Paris, Éditions des femmes, 1978.

[2] Fabien Michèle, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 45.

[3] Robert Lucie, « Dire ses propres mots : le monologue au féminin », dans Françoise Dubord, Françoise Heulot-Petit (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, [En ligne] https://books.openedition.org/pur/64917?lang=fr (consulté le 13/12/2022).

[4] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives théâtrales, n° 45, 1994, p. 57.

[5] On s’appuie sur la définition de « Re-Vision » de Rich Adrienne, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », College English, vol. 34, n° 1, 1972, p. 18 : « the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction » ; « le fait de regarder en arrière, de voir avec un regard neuf, d’entrer dans un texte ancien à partir d’une nouvelle perspective critique ».

[6] Nous reprenons la définition de « patriarcat » donnée par Bereni Laure, Chauvin Sébastien et alii, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012, p. 31 : « Système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille. Les féministes insistent en particulier sur les aspects politiques – et non naturels – de cette oppression ».

[7] M. Fabien, Jocaste, Bruxelles, Espace nord, 2018, p. 40. Édition de référence.

[8] Fabien Michèle et Diaz Claire, « Jocaste parle, Jocaste naît, enfin déculpabilisée », La Nouvelle Libre Culture, 29 septembre 1995.

[9] Leontaridou Dora, « Réécriture des mythes par Michèle Fabien : la valorisation de l’élément féminin », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 94, fasc. 3, 2016, p. 737-754.

[10] Gély Véronique, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Bibliothèque comparatiste (SFLGC), 2006.

[11] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 7 et 43.

[12] M. Fabien, « Il n’y a pas que les vampires qui ne se reflètent pas dans les glaces », Alternatives théâtres, n° 51, 1999, p. 23.

[13] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 10.

[14] Ibid., p. 7.

[15] Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », Interfrancophonies, n° 10, 2019.

[16] Quaghebeur Marc, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », dans Chikhi Beïda (sous la dir. de), Passerelles francophones : pour un nouvel espace d’interprétation. Vol. I, Europe et Québec, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2000, p. 68 : « L’écriture dramatique moderne constitue un lieu où actualiser par excellence la sensation d’illusion, de non-lieu ou de hors-lieu qu’éprouvent les Belges à l’égard de l’Histoire et de leur histoire. »

[17] Avec Marc Liebens, elle est à l’origine d’un premier événement essentiel de l’histoire théâtrale des années 1970 en Belgique francophone : la réécriture de Conversation en Wallonie de Jean Louvet. Elle adapte également les Bons Offices de Pierre Mertens, le co-inventeur de la belgitude, et met en scène Œdipe sur la route de Henry Bauchau.

[18] M. Quaghebeur, « À l’heure de la belgitude, Jocaste parle. L’invention de Michèle Fabien », op. cit., p. 75.

[19] M. Quaghebeur, « Au creuset du moderne, du politique et du soi : la belgitude », dans Quaghebeur Marc, Zbierska-Moscicka Judyta (sous la dir. de), Entre belgitude et postmodernité : textes, thèmes et styles, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 67 : « La position des femmes dans la société n’est pas, à différents égards, sans rapport métaphorique avec la situation littéraire francophone belge vis-à-vis de la France, à l’intériorisation d’un schéma de sujétion ou d’assimilation, mais aussi d’une autre façon d’inscrire et d’écrire l’Histoire. Les hommes de la génération de la belgitude durent à la fois la réinscrire et la démythifier à partir de leurs critères, là où les femmes partaient d’une autre perception initiale de cette Histoire qui les avait toujours marginalisées ».

[20] Voir par exemple Rochefort Florence, Histoire mondiale des féminismes, Paris, « Que sais-je ? », 2018 et Riot-Sarcey Michèle, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2008 [2002].

[21] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 11.

[22] On pense notamment aux représentations du personnage dans Œdipe de Sénèque (ier siècle), Oedipus: a Tragedy de John Dryden et Nathaniel Lee (1679) ou encore à Œdipe ou les Trois Fils de Jocaste de La Tournelle (1730).

[23] Pour le traitement psychanalytique du personnage, voir infra : « 2.2 La conquête de soi : les épreuves de la Peste et de la Sphinx ».

[24] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 21.

[25] Ibid., p. 19.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p.  23.

[29]Marini Marcelle, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », Didascalies, n° 1, Bruxelles, 1981, p. 54-62.

[30] Ibid., p. 61 : « Car ce n’est pas d’être la Jocaste du petit garçon qui nous glace. C’est le geste accompli par tout amant – tout homme – rencontré : quand, nous renvoyant, jeune femme amante, nouvelle Eurydice, dans le domaine des ombres, ils nous métamorphosent en leur mère. »

[31] Ibid., p.  61 : « Quel bénéfice inavoué reçoivent-ils de se faire éternels Œdipe ? Qu’est-ce qui pousse Freud à donner complaisamment la relation entre le fils et sa mère pour idéal de toute relation amoureuse et érotique ? et Lacan à affirmer, sans humour, que ‘‘la femme n’entre dans le rapport sexuel que quod matrem” ? »

[32] Ibid., p. 59.

[33] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[34] M. Fabien, « Le monologue et son double », Alternatives Théâtrales, n° 45, 1994, p. 47 : M. Fabien considère son texte comme un dialogue, entre un « elle », Jocaste l’antique, « celle qui autrefois s’est jugée avec les yeux du monde antique » et un « je », Jocaste la moderne, qui tente de « nommer en elle la femme et la mère ». Elle conclut que son texte est « une pièce à trois personnages : le protagoniste (Jocaste l’ancienne), l’antagoniste (Jocaste la nouvelle qui demande réconciliation) et le juge-témoin, le public ».

[35] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9-10.

[36] Ibid., p. 12 : « Je sais : Jocaste doit se tuer » ; p. 16 : « Maintenant, on attend qu’elle se tue. / Qui attend ? / Toi ?… »

[37] Dort Bernard et Fabien Michèle, « Tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? », Alternatives théâtrales, n° 3, 1980 ; cité par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », European Drama and Performance Studies, n° 10, 2018, p. 144.

[38] Propos tenus par Michèle Fabien dans le tapuscrit pour le programme de la création de Hamlet Machine par l’Ensemble Théâtral Mobile en novembre 1978 au Théâtre Élémentaire, inséré dans ETM 2 (périodique trimestriel, n° 1, 1978) : « Quelle est cette femme qui ne joue pas le jeu de la honte et de la souillure proposé par l’homme ? C’est une femme moderne qui ne peut plus jouer Ophélie, la suicidée, mais qui tente, aujourd’hui, de se libérer sur son propre terrain, celui du corps, celui du foyer ».

[39] Müller Heiner, Hamlet-Machine, épreuves d’imprimerie annotées par Michèle Fabien (collection Marc Quaghebeur), cité dans Quaghebeur Marc et Piemme Alice, « À la pointe d’un théâtre belge et européen de la fin du xxe siècle », art. cit., p. 69 : « Je suis Ophélie. Que la rivière n’a pas gardée. La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme à l’overdose sur les lèvres de la neige la femme à la tête dans la cuisinière à gaz. Hier j’ai cessé de me tuer. Je suis seule avec mes seins, mes cuisses, mon ventre. Je démolis les instruments de ma captivité, la chaise la table le lit ».

[40] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, Paris, Librairie Garnier frères, 1947, p. 246-335. Les lignes suivantes reprennent des arguments proposés par De Bonis Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau et de Michèle Fabien », art. cit., p. 131-147.

[41] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1252-1254, p. 321 : ὑφ᾽ οὗ / οὐκ ἦν τὸ κείνης ἐκθεάσασθαι κακόν, / ἀλλ᾽ εἰς ἐκεῖνον περιπολοῦντ᾽ ἐλεύσσομεν. « Ce n’est plus elle, dès lors, c’est lui dont le désespoir a captivé nos regards. »

[42] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 8.

[43] Sophocle, Œdipe Roi, Théâtre de Sophocle, Tome 1, traduction de Robert Pignarre, op. cit., v. 1271-1272, p. 321 : αὐδῶν τοιαῦθ᾽, ὁθούνεκ᾽ οὐκ ὄψοιντό νιν / οὔθ᾽ οἷ᾽ ἔπασχεν οὔθ᾽ ὁποῖ᾽ ἔδρα κακά « et il crie que ses yeux ne verront plus sa misère et ne verront plus son crime ».

[44] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 9 : « Et il crie que ses prunelles ne verront plus sa mère, et qu’elles ne verront plus son crime ».

[45] Bajomée Danielle, « La reine déchirée ou le dé-lire de l’origine », Didascalies, n° 1, 1981, p. 69 et sq.

[46] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 12 : « Je me regarde dans le miroir et je vois un visage que je ne connais pas, un corps neuf, jamais vu ».

[47] Ibid., p. 12.

[48] Sophocle, Œdipe Roi, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1997 [1958], v. 1293, p. 119, v. 1369-1415, p. 122-123.

[49] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 17 : « J’attends d’éclater, moi aussi. Que ma peau se couvre de pustules, petits cratères venimeux qui me marqueront à tout jamais. »

[50] Ibid., p. 14 : « Mon ventre se crispe… / Et maintenant il se relâche. / Et voilà que je ne peux plus retenir ce corps qui m’échappe. / Vomir…Vomir la terreur et l’horreur » ; p. 15 : « Que sorte de mes entrailles creuses cette horreur qui s’y colle, s’y enroule, s’y agrippe. »

[51] Ibid., p. 17-18 : « Dans la charrette, au fond, s’y étendre la première […]. / Un corps lourd, un choc, un cadavre roule, puis un autre, puis un autre encore, ils s’empilent les uns sur les autres, sur moi, moi seule, témoin de leur agonie. J’étouffe, je hoquète, / […] je ferme les yeux, je suis morte. / Non. / Je vis. »

[52] Delcourt Marie, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, E. Droz, 1944, que M. Fabien cite dans les notes préparatoires de Jocaste.

[53] L’expression est utilisée dans Œdipe Roi pour désigner la Sphinx, au vers 391 : ἡ ῥαψῳδὸς.

[54] Fabien Michèle, « Jocaste [: genèse] », manuscrit, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, MLT 05174 / 0002/003, ([s. d.]).

[55] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 32 : « – L’homme, hurle celui qui se délivre de ce qu’il veut. Meurt la sphinx. […] L’homme Œdipe ne jettera pas un regard sur le cadavre. Je le sais, il me l’a dit puisque c’était un monstre, elle le savait bien, elle, qui elle était, puisque c’était elle-même qui le lui avait dit, qu’elle n’était pas une femme, et donc que ce n’était pas difficile à deviner qu’elle était un monstre que c’était d’ailleurs le nom qu’elle s’était donné pendant tout le temps qu’elle s’était entretenue avec lui, dont elle s’était entretenue, plutôt, lui étant là les yeux fermés, alors, pourquoi les aurait-il rouverts au moment de l’horreur. »

[56] Freud Sigmund, Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine, Traduit de l’allemand par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1968 [1950], p. 133 : « nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. ».

[57] Freud Sigmund, « Die Weiblichkeit », Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1933), Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1979, p. 120.

[58] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 42-43.

[59] Ce titre fait référence à l’ouvrage de Ninanne Dominique, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, Bruxelles, Peter Lang, « Documents pour l’Histoire des Francophonies : Europe », 2015.

[60] Fabien Michèle, Fonds Michèle Fabien, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, ISAD 00005 : « des Jocaste, à ma connaissance, il n’y en a que deux : Herman Teirlink et Hélène Cixous ». Pour une comparaison entre les deux pièces, voir Martigny Cassandre, « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD!, n° 12, 2022, [En ligne] http://journals.openedition.org/glad/4275 (consulté le 18/07/2022).

[61] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Préface de Frédéric Regard, Paris, Galilée, 2010, p. 43.

[62] Cixous Hélène et Clément Catherine, La Jeune Née, Paris, UGE, 1975.

[63] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit.

[64] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 37 : « Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel ».

[65] Pour un aperçu synthétique des points de divergences entre « matérialistes » et « différentialistes », voir Tomiche Anne, « Littérature et études de genre : un champ (de) polémique(s) », dans Thouret Clotilde (sous la dir. de), Littérature et polémiques, Paris, SFLGC, 2021, p. 115‑130. Voir aussi Turbiau Aurore qui aborde la question des divergences entre « matérialistes » et « différentialistes » pendant les années 1970 à partir de leur pensée du positionnement théorique : « Théories littéraires féministes des années 1970 : situer et engager l’écrit », Fabula-LhT, n° 26, 2021, [En ligne] http://www.fabula.org/lht/26/turbiau.html (consulté le 19/12/2022).

[66] Le nom du collectif créé par Antoinette Fouque, « Psychanalyse et Politique », qui revendique cette forme d’écriture, témoigne de cet héritage psychanalytique.

[67] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 43 : « [l’écriture a été jusqu’à présent] un lieu qui a charrié grossièrement tous les signes de l’opposition sexuelle (et non de la différence) et où la femme n’a jamais eu sa parole, cela étant d’autant plus grave et impardonnable que justement l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures sociales et culturelles ».

[68] D. Ninanne, L’Éclosion d’une parole de théâtre : l’œuvre de Michèle Fabien, des origines à 1985, op. cit., p. 345.

[69] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 19.

[70] Voir par exemple Ausina Anne-Julie, « La performance comme force de combat dans le féminisme », Recherches féministes, vol. 27, n° 2, 2014, p. 81–96.

[71] Plana Muriel, « Mises en scène au féminin ou l’obscène au présent », Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, « écritures », 2012, p. 235-255.

[72] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 43.

[73] Ibid., p. 12.

[74] M. Marini, « Sommes-nous toutes des Jocaste qui s’ignorent ? », art. cit., p. 66-67.

[75] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41.

[76] Ibid., p. 43 : « Mais d’abord, laisse-moi te dire que mes seins sont ceux d’une femme, d’une femme amoureuse, je les prends dans mes mains et les pointes durcissent, je tremble, moi aussi, autant que toi, et tout mon corps se tend […] Mes mains ensemble sur mon sexe, humide et gonflé tu te souviens, ce sexe dont tu as aimé le goût et l’odeur. Tout cela reste, Œdipe, rien n’a changé. Tu peux encore tout reconnaître en moi. »

[77] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 41 : « Regarde, Œdipe, ta mère est une femme ».

[78] B. De Bonis, art. cit., p. 137.

[79] M. Fabien, Jocaste, op. cit., p. 36 : « nous pouvons aussi décider que les mots restent là, qu’ils nous entourent […] ».


Bibliographie

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Libérer les princesses : les réécritures féministes de contes de fées dans le théâtre contemporain

Ariane ISSARTEL

Ariane Issartel est normalienne et doctorante de l’Université de Strasbourg. Elle y travaille depuis 2018 avec Guy Ducrey en littérature comparée, autour de la présence des chansons dans les textes théâtraux contemporains depuis les années 1970. Parallèlement, Ariane est violoncelliste et dirige depuis 2015 la compagnie des Xylophages, qui mène des projets de théâtre musical.

Pour citer cet article : ISSARTEL Ariane, « Libérer les princesses : les réécritures féministes de contes de fées dans le théâtre contemporain », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°12 « Les personnages « féminins » dans les réécritures féministes : dramaturgie, esthétique et politique des classiques à la scène », saison automne 2022, mis en ligne le 30 janvier 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/11/08/liberer-les-princesses-les-reecritures-feministes-de-contes-de-fees-dans-le-theatre-contemporain/.

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Résumé

Le théâtre contemporain présente de nombreux cas de réécritures de contes de fées, qui semblent refléter un souci des dramaturges de relire les modèles « féminins » des contes originaux à travers le prisme de la théorie féministe : questionnement des rôles, fonctions et modèles prédéterminés par le conte, ainsi qu’autour des corporéités et des langages qui leur sont associés. Les contes de fées peuvent ainsi être considérés comme des « classiques », en ce qu’ils jouent le rôle de récits fondateurs d’un certain ordre de la société qui sert avant tout à légitimer le patriarcat et la différenciation des valeurs attribuées à chaque genre. En redistribuant ces valeurs (le courage, l’héroïsme, l’audace, la curiosité d’une part ; la prudence, la patience, la douceur de l’autre…), les réécritures dramatiques des contes permettent aux personnages féminins de se ressaisir du discours qui les maintenait dans le rôle d’objet pour devenir sujet de leur histoire et de leurs actions. En lisant en parallèle les écrits de Judith Butler et Monique Wittig sur la subversion des rapports homme-femme et la fiction construite de l’identité de genre, il s’agit ici de changer le conte par le conte, depuis sa matrice même, en exhibant son artificialité sous le prétendu « naturel » des codes culturels qu’il construit. 

Mots-clés : Contes de fées – réécriture – littérature comparée – Blanche Neige – théâtre contemporain – genre – féminisme 

Abstract

Contemporary theatre presents many cases of rewritten fairy tales, which seems to reflect a concern of playwrights to reread the “feminine” models of the original tales through the prism of feminist theory: they discuss the roles, functions and models predetermined by the tale, in terms of corporality and language. In this sense, fairy tales can be considered as “classics”, in that they play the role of foundational narratives of a certain order of society, which serves above all to legitimize patriarchy and the differentiation of values attributed to each genre. By redistributing these values (courage, heroism, audacity, curiosity on the one hand; caution, patience, gentleness on the other…), the dramatic rewriting of these tales allows the female characters to win back the discourse that kept them in the role of object to become the subject of their history and actions. In a parallel reading of Judith Butler and Monique Wittig on the subversion of male-female relationships and the falsehood of gender identity, it is a question here of changing the tale by the tale, from its very matrix, by exhibiting its artificiality under the so-called “natural” of the cultural codes it is building.

Keywords: Fairy tales – rewriting – comparative literature – Snow White – contemporary theatre – gender theory – feminism


Sommaire

Introduction
1. Un rapport direct aux figures d’autorité
2. Un renversement de rôles : rapport au corps et contre-modèles féminins
3. L’indépendance et la randonnée : à la conquête de nouveaux territoires
Conclusion
Notes

Bibliographie

Introduction

Lorsqu’on cherche à déconstruire les modèles d’une certaine normativité, il est intéressant de constater à quel point ceux-ci peuvent provenir de sources diverses qui, toutes, contribuent à installer un ordre de valeurs. En ce sens, on pourrait considérer les contes de fées comme une forme de source « classique », dans la mesure où les normes véhiculées par ces histoires contribuent à consolider et légitimer des modèles, des comportements, des rôles déterminés et un socle de valeurs communes au sein d’une société. Cela semble d’ailleurs d’autant plus vrai pour ces histoires qui proviennent d’une source moins localisée – transmission orale, multiplication des intermédiaires, transformation permanente de la matière – et qui, s’éloignant de la volonté unique d’un auteur, tendent à revêtir le costume de vérité générale et de savoir populaire, rendant d’autant plus difficile une remise en question. Dans le cas qui nous occupe, nous nous intéresserons aux réécritures des contes de Blanche-neige et du Petit chaperon rouge. Bien que rendus accessibles par les collecteurs de contes que furent en leur temps Charles Perrault en France (Contes de ma mère l’oye, 1696) et les frères Grimm en Allemagne (Contes de l’enfance et du foyer, 1812 et 1815), ces deux contes proviennent, comme l’intégralité de ces recueils, de collectages dans les villages auprès de conteuses, comme Dorothea Viehmann pour les frères Grimm, à la poursuite d’un « esprit national » (Volksgeist) détaché de tout sentiment auctorial. Selon Bruno Bettelheim, dont l’ouvrage sur la lecture et l’usage psychanalytique des contes de fées a fait date (Psychanalyse des contes de fées), ceux-ci permettent a priori de favoriser la croissance positive de l’enfant (sans précision de genre), et de se demander : « À qui ai-je envie de ressembler ? ». Bettelheim poursuit :

Le héros de conte de fées (l’enfant) ne peut se trouver qu’en explorant le monde extérieur ; et ce faisant, il découvrira “l’autre” avec qui il pourra ensuite vivre heureux, c’est-à-dire sans jamais avoir à connaître l’angoisse de la séparation. […] [Le conte] aide [l’enfant] à renoncer à ses désirs infantiles de dépendance et à parvenir à une existence indépendante plus satisfaisante1.

En se livrant à l’exercice d’une réécriture sur la matière des contes de fées, les auteur·ice·s nous permettent de réviser cette vision non genrée de Bettelheim et de re-questionner nos acquis en matière de modèles d’identification censément « positifs », intégrés dès la plus petite enfance, et sur les rôles possibles que peuvent endosser hommes et femmes dans le cadre d’une fiction. « Héroïne » n’est hélas pas souvent le féminin de « héros », notamment au niveau des valeurs associées à chacun de ces termes : quand le héros franchit les obstacles, terrasse le dragon et sauve la princesse, celle-ci se trouve bien souvent cantonnée à un rôle de passivité, prisonnière de sa maison, de sa tour voire même de son cercueil, aux prises avec un sommeil hautement symbolique (Blanche-Neige, la Belle au Bois dormant…). L’héroïne des contes, bien qu’elle donne son nom au titre, n’a souvent pas le droit à l’action directe. En cela, les héroïnes obéissent à cet « impératif de confinement » décrit par Camille Froidevaux-Metterie, qui est le lot des femmes depuis des siècles : « contraintes de façon immémoriale à rester à la maison et à ne sortir qu’accompagnées, il leur est toujours difficile d’investir le monde et de s’y engager physiquement2 ». Les contes ne font qu’entériner et consolider cet état de fait.

Réécrire un conte en se servant du théâtre constitue ainsi une manière de subvertir les contes de l’intérieur, par les modes propres à ce format : l’incarnation, la notion de personnage actif ou passif, l’accès à la parole, l’occupation de l’espace, mais aussi la façon de matérialiser théâtralement le discours véhicule de normes. L’espace théâtral peut alors se faire le lieu de représentation et de remise en question de la « performance » des rôles de genre, au sens théorisé par Judith Butler dans Trouble dans le genre :

Le genre est une sorte de jeu de rôle [impersonation] qui perdure et tient lieu de réalité. Sa performance déstabilise les distinctions mêmes entre le naturel et l’artificiel, le fond et la surface, l’intérieur et l’extérieur, sur lesquelles le langage du genre fonctionne presque toujours. […] Être du sexe féminin est-il un “fait naturel” ou une performance culturelle3 ?

Nous prendrons pour exemple quatre réécritures contemporaines de contes de fées pour le théâtre, s’appuyant sur deux matrices de conte. Tout d’abord, nous considérerons la réécriture du Petit Chaperon Rouge par Claudine Galea dans Au Bois4, qui inscrit son duo mère-fille dans une modernité périurbaine, où se pose principalement la question de la relation des filles à l’espace public. Ensuite, nous étudierons trois réécritures de Blanche-neige : la Blanche-neige d’Elfriede Jelinek5, qui fait dialoguer la jeune fille avec le Chasseur ; Le cas Blanche-neige de Howard Barker6, qui inverse complètement la dynamique de jalousie de la relation mère-fille initiale ; et enfin la Blanche-neige foutue forêt7 de Claudine Galea, où l’héroïne, lasse d’attendre un Prince timoré, se libère elle-même de son cercueil pour aller explorer le vaste monde. À travers ces réécritures, nous tenterons d’examiner comment les outils propres au théâtre permettent de subvertir la matière de ces contes, en mettant notamment en perspective les valeurs associées aux rôles « féminins ».

1. Un rapport direct aux figures d’autorité

Le théâtre permet tout d’abord de se confronter directement aux modèles d’autorité : il est frappant que dans de nombreuses réécritures, les dramaturges fassent le choix d’intégrer la matrice du conte et son discours sous la forme d’un personnage ou d’un dispositif scénique, auquel on peut alors s’adresser pour le contredire, voire même le dominer. Le plus souvent, il s’agit d’ailleurs de personnages assignés masculins. Chez Jelinek, cette figure d’autorité est  incarnée par le Chasseur ; dans Blanche-neige foutue forêt, un personnage appelé « le Conte » occupe une figure de narrateur/commentateur de l’action ; enfin dans Au Bois, la parole n’est pas distribuée entre les personnages, et les éléments du conte sont ainsi disséminés entre tous les personnages présents qui, chacun à leur tour, prennent en charge un élément de l’histoire originale et se font donc tour à tour narrateurs ou dépositaires du discours ambiant. L’interrogation générale qui se fait jour porte alors, dans ces trois cas, sur la vérité ou le mensonge du conte : qui a raison ou tort, et surtout qui est légitime pour exprimer sa perspective sur le conte ? En donnant au discours du conte un lieu d’expression déterminé – un personnage, un dispositif – on peut alors ouvrir un espace de discussion avec lui ou à son sujet, ce que le conte originel ne permet pas.

Ainsi, chez Jelinek, Blanche-neige se présente comme une chercheuse de vérité : « Longtemps j’ai rencontré beaucoup de succès grâce à mon apparence […] depuis, je suis une chercheuse de vérité, et en affaire de langue également8 ». Le Chasseur au contraire, se désigne comme « le géant-mensonge », et admet qu’il existe plusieurs vérités – plusieurs versions du conte, peut-être, dont une où Blanche-neige pourrait peut-être acquérir son indépendance. Il décrit la situation de la jeune femme comme une sorte de tragédie : Blanche-neige et la vérité sont à la recherche l’une de l’autre, mais Blanche-neige ne sait pas à quoi ressemble la vérité, car elle manque d’expérience. On assiste ici à un début d’émancipation inachevé, et cette nouvelle version possible de l’histoire demeure lettre morte, comme le décrit le Chasseur :

Puisque vous n’avez pas de pain bénit pour appâter la vérité ni d’expérience pour saisir vos proies, parce que proie vous êtes, la vérité, conformément à sa nature, s’enfuit à la première occasion. Votre version de l’histoire, je n’y crois tout simplement pas, mademoiselle9.

C’est la vérité du Chasseur qui s’impose donc encore une fois, et il décide de tuer à nouveau Blanche-neige. Le questionnement est le même chez Galea, dans Blanche-neige foutue forêt. Peut-il exister plusieurs points de vue sur une même histoire, et donc plusieurs vérités ? L’instance du conte, qui cherche à faire autorité, est ici personnifiée et clairement indentifiable : le Conte est un personnage en pourpoint, catogan et collants, un vrai troubadour de pacotille. Il interroge le Prince : « Qu’en est-il de la vérité de la Belle ?10 », notant par là que ce qui se donnait comme vérité générale avait en fait omis de prendre en compte toutes les vérités, à commencer par celle de l’héroïne car cette parole a été rendue invisible depuis le début. Le Conte est lui-même un personnage très méta-théâtral : conscient d’être lui-même dépositaire d’une parole sujette à débat, il parle de lui à la troisième personne et suggère que l’histoire pourrait être changée. Il  questionne sa symbolique et ses conséquences – « ce conte », dit-il, « est le plus cruel de tous les contes/ D’emblée tout y est mauvais/ La neige est rougie par le sang de l’enfant11 ».

Enfin, le processus d’interrogation de la « vérité » ou des différentes versions et points de vue possibles sur le conte trouve dans Au Bois de Galea un dispositif particulièrement intéressant dans cette écriture non distribuée de la parole. Le discours du conte est ainsi un acquis partagé par tous et toutes, et permet une confrontation dialogique incarnée par des entités interchangeables : Loup, Mère, Petite, et jusqu’à deux personnages étonnants, le Bois et la RumeurPublic. Assimilables au Conte de Blanche-neige foutue forêt, ils pourraient tous deux faire office de pseudo-narrateurs – l’un par son rôle de décor qui assiste à tous les événements, l’autre par son aspect choral, qui se fait l’écho d’une certaine forme de majorité, de bon sens commun. Il est alors encore plus difficile de lutter contre ce discours, puisqu’il est tellement intégré et assimilé par tous les personnages qu’il semble impossible de se dresser contre une seule figure d’autorité. Comment, dans ce cas, changer l’histoire ? Qui a le pouvoir de le faire, puisqu’il s’agit aussi de lutter en partie contre soi-même ? Les personnages de Galea semblent pourtant, à l’instar du Conte, assez conscients de figurer dans une histoire bien connue, ils sont touꞏteꞏs doté·e·s d’une conscience méta-théâtrale aiguë qui pourrait éviter la reproduction des mêmes schémas narratifs. Le Bois commente ainsi : « Et l’autre vient baguenauder Sans gilet Cherche le loup Ne le trouve pas LOUP Y ES-TU M’ENTENDS-TU QUE FAIS-TU Tire la langue Se prend pour Ferait bien de revoir ses classiques12 » ; tandis que la Petite, de son côté, « était une sacrée petite Une petite qui n’avait pas froid aux yeux Qui ne se racontait pas d’histoires Qui sait qu’un loup est un loup13 ». Malgré tout, cette conscience n’empêchera pas complètement que se répète la structure du conte originel, comme une malédiction.

Ces discours ne s’incarnent pas seulement dans des personnages, mais aussi dans certains dispositifs scéniques qui montrent alors de manière littérale l’aspect monolithique et immuable de cet ordre de valeurs. Jelinek note ainsi en didascalie initiale de Blanche-neige que ses personnages ne sont que des marionnettes empaillées, et que leurs paroles sont entendues par l’intermédiaire d’une voix off. Toute notion d’action possible est alors abolie pour Blanche-neige, littéralement prisonnière de sa position. Dans Blanche-neige foutue forêt, Claudine Galea utilise quant à elle le processus des écrans pour projeter des « phrases-image » issues du conte, qui cristallisent certains mots symboliques devenus un poids pour les personnages féminins. Le mot « sublime » notamment est rejeté en bloc par Blanche-neige, qui refuse d’être définie uniquement par ce vocable : « je ne veux plus être une princesse muette […] / Sage et idiote comme une image/ Et sublime14 ». Dans les deux cas, il s’agit de matérialiser le conte et son discours comme une réalité morte et figée, hermétique au changement, que cette réalité prenne la forme d’une marionnette ou d’une phrase toute faite ; seule la réécriture, en faisant de la matière originelle un simple élément dramaturgique parmi d’autres, permet d’isoler et de combattre un système global en mettant ses symboles à bas.

2. Un renversement de rôles : rapport au corps et contre-modèles féminins

Le problème central des contes pour les personnages « féminins » se situe souvent dans la question du rapport au corps, d’où cet agacement devant le mot de « sublime » : l’apparence et la compétition féminine dans Blanche-neige d’une part, et dans le Petit Chaperon rouge d’autre part, la relation du corps féminin à l’espace public, au danger probable auquel il pourrait être exposé, et à la question du viol que la rencontre avec le Loup aborde de manière symbolique. Dans les deux cas, le corps féminin est en jeu comme objet, de désir ou de violence – est-ce une fatalité ? Si Bettelheim n’y voit qu’un autre des défis qui se présentent aux enfants dans leur chemin vers l’âge adulte, et des conflits qui les agitent (le fait d’échapper au monde protégé de l’enfance symbolisé par les nains, et d’embrasser sa vie d’adulte sexué en croquant la pomme du désir), il semble glisser sur le fait que ce conflit se présente exclusivement aux personnages « féminins ». Comme l’écrit Camille Froidevaux-Metterie, le « féminin » semble se définir « comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps et qui est de ce fait déterminé par lui15 ». On peut penser ici à Monique Wittig, qui démontre dans La pensée straight que les femmes aux prises avec les normes hétérosexuelles sont la seule catégorie à être définies par leur sexe, c’est-à-dire par la différence que la nature de leur corps semble leur imposer vis-à-vis des sujets masculins :

La catégorie de sexe est la catégorie qui colle aux femmes parce qu’elles ne peuvent pas être conçues en dehors de cette catégorie. Il n’y a qu’elles qui ne sont que sexe, le sexe, et sexe elles ont été faites dans leur esprit, leur corps, leurs actes, leurs gestes ; même les meurtres dont elles font l’objet et les coups qu’elles subissent sont sexuels. […] La catégorie de sexe est une catégorie qui régit l’esclavage des femmes et elle opère très précisément grâce à une opération de réduction, comme pour les esclaves noirs, en prenant la partie pour le tout16.

Par opposition, le sujet masculin atteint une hauteur d’abstraction en se posant comme le « général », ou le « neutre », comme l’analyse Judith Butler en poursuivant la réflexion de Wittig : dans l’introduction de Bettelheim, « les enfants » ne sont ainsi pas déterminés comme « garçons » et « filles », comme si le traitement de leur genre était indifférencié dans les contes, ce qui n’est pas le cas. Butler évoque cette dichotomie entre sujet et corps, sujet abstrait et incarnation physique assignée au féminin :

Le sujet [masculin] est abstrait dans la mesure où il nie l’incarnation qui le marque socialement, et projette cette incarnation déniée et dénigrée sur la sphère féminine, assignant le corps au féminin. Cette association entre le corps et le féminin est prise dans des rapports magiques de réciprocité par quoi le féminin finit par se réduire à son corps, et le corps masculin, totalement nié, devient paradoxalement l’instrument incorporel d’une liberté prétendument absolue17.

Faut-il alors suivre Simone de Beauvoir, citée par Butler, quand elle « suggère que le féminin est la situation et l’instrument de la liberté des femmes, et non une propriété essentielle et réductrice18 » ? C’est en tout cas ce que semblent tenter ces réécritures : l’accès au rang de sujet semble passer précisément par la réappropriation de ce qui condamne les femmes au rôle d’objet, à savoir leur situation sexuée et le rapport à leur corps.

Le tabou principal de ces contes se cristallise autour de la figure de la femme mûre, qui ne peut décemment plus participer à la compétition féminine pour la séduction car son corps ne le lui permet plus. Dans le conte de Blanche-neige, la mère est forcément jalouse de sa fille dont la beauté va de pair avec la jeunesse, comme un acquis indiscutable. Ces réécritures tendent pourtant à mettre en scène ces corps honnis et honteux, marqués par le temps : les mères ont des rides, la peau flasque par endroits, leurs seins sont plissés, elles ont des cors aux pieds. Mais la mise en lumière de ces corps permet aussi de penser d’autres modèles de sexualité hors des normes qui façonnent l’hétérosexualité et les rapports hommes-femmes, notamment le schéma classique de la relation entre un homme plus âgé et une femme belle, jeune et plutôt inexpérimentée. Chez Barker notamment, on assiste à un renversement complet des dynamiques du conte original : la belle-mère n’est plus du tout une marâtre mais une femme fatale. Un échange entre Blanche-neige et son père en donne l’exemple :

BLANCHE-NEIGE – Et ses seins ont toutes ces petites / il ne faut pas que je sois rosse/ Ces petites lignes et ces petits plis/ Des creux/ Et/ Des plis

LE ROI – Comme si quelqu’un avait pris un crayon –

BLANCHE-NEIGE – Un crayon oui et qu’il les avait égratignés très profondément

LE ROI – Oui et pourtant19

Dans ce « et pourtant » se niche tout le renversement de valeurs de ce texte : c’est la maturité de la Reine qui la rend si désirable, et la jalousie change de camp.

Du côté des femmes jeunes, d’autres modèles de beauté et de féminité sont aussi proposés par ces textes, notamment sous la plume de Claudine Galea. Dans Au Bois, lorsque l’héroïne se fait agresser par le Loup, un groupe de femmes nommé le Chœur des Belettes surgit de la forêt pour lui venir en aide. Le texte célèbre alors la diversité des corps de ces femmes qui viennent soutenir la Petite dans un grand mouvement sororal : « Fluettes grosses petites dégingandées/ têtes rases ou chevelues/ en jeans jupes tennis talons aiguilles/ parfumées ou en sueur20 ». On peut aussi y voir une référence à la fameuse question « tu étais habillée comment21 ? », puisque toutes ces femmes représentent l’ensemble des victimes agressées par le Loup, dont l’évidente diversité démonte l’accusation de provocation ou de séduction dont sont accusées certaines femmes ayant subi un viol. Galea va encore plus loin dans Blanche-neige foutue forêt : les sept nains du conte original deviennent les Sept P., sept personnes transgenres qui viennent en aide à Blanche-neige dans la forêt. Cela est d’autant plus intéressant que la figure des nains est analysée par Bettelheim comme un groupe de personnages certes masculins mais incomplets, c’est-à-dire « des hommes dont la croissance a avorté […]. Leur méconnaissance de l’amour évoquent une existence pré-œdipienne, […] une forme immature et pré-individuelle d’existence que Blanche-neige doit transcender22 ». Galea transforme cette indétermination sexuée en choix volontaire de déconstruction des attentes liées au genre, pour penser l’exil volontaire de Blanche-neige non comme une phase qu’elle doit surmonter pour se re-déterminer dans son genre, mais comme une troisième voie possible hors du jeu de rôles qui semble construit pour elle dans la société.

Plus que par l’apparence du corps, c’est aussi par la sexualité que s’opère cette reconquête du corps comme sujet, et cela passe principalement par les personnages de mères, qui donnent l’exemple d’un désir assumé. Cette prise en compte des désirs du corps prend alors la forme d’un appétit insatiable, une faim inassouvie que la mère dans Au Bois manifeste par une énumération de mets luxueux, dans un abandon du corps bien loin de la retenue attendue du « féminin »: asperges, pigeons rôtis, caviar, foie gras, omelette à la truffe… Elle conclut : « c’est une faim sans raison/ sans saison/ une faim trans-générations23 ». Il n’y a pas d’âge ou de saison pour le désir, et c’est sans doute l’élément le plus tabou : le désir d’une femme de cinquante ans est montré comme monstrueux et ridicule, alors qu’il ne meurt pas avec la ménopause. La femme s’y trouve pourtant privée du droit à l’identité sociale et sexuelle qui semblait jusque là constituer toute son existence comme sujet. Comme le formule Camille Froidevaux-Metterie, « en même temps que les femmes quinquagénaires se voient dénier la position de sujet du désir, elles cessent d’être désirables socialement24 ». Chez la mère de Blanche-neige à l’inverse, et ce notamment dans la réécriture de Barker, ce rapport au corps ne se limite pas à l’affirmation du désir mais à une sexualité très active et sans entraves, ouvertement adultère, et d’autant plus libre que la Reine refuse l’assignation à son rôle de genre. Chez Barker, elle passe ainsi de marâtre à MILF : ce terme désigne les mères de famille sexuellement attirantes (l’acronyme valant pour « Mother I’d like to fuck », « une mère que j’aimerais baiser »), et renverse le schéma classique de l’homme mûr avec une femme jeune. La Reine de Barker tient d’ailleurs ce rôle de MILF sans même avoir besoin d’être une mère, puisqu’elle est stérile. On peut ainsi penser à la fameuse formule-choc de Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes », où le mot de « femmes » est à comprendre dans le sens du rôle assigné aux femmes dans le couple hétérosexuel au sein du système patriarcal où leur fonction est avant tout d’enfanter. En un sens, les femmes stériles et actives sexuellement ne sont pas non plus des « femmes », puisqu’elles refusent le rôle de mère qui seul rendrait acceptable la sexualité – bien qu’elles demeurent situées dans un rapport de désir aux hommes dont la lesbienne théorisée par Wittig s’affranchit alors complètement.

De la même manière, dans plusieurs réécritures, Blanche-neige voudrait prendre exemple sur sa mère et repousser le rôle de la sexy virgin25. Ce renversement passe aussi par une remise en question des couleurs symboliques propres au conte – la neige, le sang, l’ébène – comme une tension entre plusieurs éléments contradictoires (pureté et impureté, sexualité et virginité…) qui sont dès le début en germe chez l’héroïne. Chez Barker, Blanche-neige refuse cette association avec la blancheur morale et virginale, qui l’empêche d’accéder à son éducation sexuelle : « Blanche-Neige dont l’excellence est aveuglante/ oui/ Comme la neige est aveuglante/ J’ai vu des hommes détourner les yeux/ j’ai peur de ne pas être désirable26 ». Chez Galea, elle va même jusqu’à revendiquer la noirceur plutôt que la blancheur : « en vrai je suis noire/ mon cœur est noir mon sang est noir/ tout est impur en moi depuis le commencement/ impur et splendide et noir27 » ; et elle ajoute à l’adresse de son prétendant bien peu vaillant : « Vous Prince avez de noir les façons brutales/ Mais vous êtes un blanc-bec/ Un faussaire/ Un grossier imitateur […]/ La fin n’est pas blanche comme une robe de mariée […]/ Je me paye le conte/ et j’en noircis la fin28 ». Le blanc est rejeté en bloc avec l’hypocrisie de la robe de mariée soulignant la pureté de l’épousée, ou le sang sur le drap de la nuit de noces. Comme le recommande Beauvoir, cette Blanche-neige va encore plus loin dans la reconquête de son corps, en transformant sa « situation » en « instrument » : elle devient escort girl. On peut y voir un écho de la position de Virginie Despentes sur le sujet, et de l’analyse du phénomène de la prostitution qu’elle donne dans King Kong Théorie :

Difficile de ne pas penser que ce que les femmes respectables ne disent pas, quand elles se préoccupent du sort des putes, c’est qu’au fond elles en craignent la concurrence. Déloyale, car trop adéquate et directe. Si la prostituée exerce son commerce dans des conditions décentes, les mêmes que l’esthéticienne ou la psychiatre […], la position de femme mariée devient brusquement moins attrayante. Le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu’il est : un marché où la femme s’engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l’homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles29.

En récupérant la mainmise sur un devoir qui semble aller de soi dans le contrat tacite entre hommes et femmes, Blanche-neige ose le premier pas d’une liberté à construire. Elle assume d’être un objet de désir pour les hommes, et décide d’utiliser cet état de fait à son avantage en reproduisant, cette fois consciemment et à son profit, la « performance de genre » analysée par Butler, ou la « féminité » décrite par Despentes : « finalement, aucun besoin de connaître des secrets techniques insensés pour devenir une femme fatale… il suffisait de jouer le jeu. De la féminité30 » – mais cette fois, en connaissance de cause.

3. L’indépendance et la randonnée : à la conquête de nouveaux territoires

Une fois ce corps libéré de ces injonctions, il s’agit alors de le mettre en mouvement et de lui permettre de conquérir un espace jusqu’à présent interdit. Dans les contes, cet espace prend le plus souvent le visage de la forêt, qui représente l’inconnu, le danger ou l’obscur. Ces réécritures permettent aussi de libérer les héroïnes de la peur qui les musèle, et qui les empêche de  transgresser les limites des espaces qui leur sont attribués. C’est avant tout une histoire de territoires, et de conquête de territoires. Les rôles féminins sont intriqués avec les espaces qu’ils sont contraints d’occuper : la tour de la Belle au Bois dormant ou de Raiponce, le cercueil de Blanche-neige, ou la maison du Petit Chaperon rouge, dont il ne faut surtout pas sortir sous peine de se faire nécessairement agresser. La reconquête de nouvelles valeurs pour le « féminin » semble passer d’abord par l’exploration des espaces extérieurs réservés aux rôles dits masculins qui, eux, ont le droit de parcourir ces espaces et de s’attribuer d’autres valeurs : audace, témérité, etc.

Pour les personnages masculins dans les réécritures qui nous occupent, la forêt est une sorte de non-lieu : si elle est symbole de pouvoir – les forêts leur appartiennent comme le royaume leur appartient – ils ne la parcourent pas ; s’ils s’y rendent, c’est dans le but bien précis d’en ramener Blanche-neige. Ils n’ont aucune connaissance intime de la forêt et ne se confrontent pas à sa sauvagerie. Les héroïnes, elles, choisissent de se rendre spontanément dans la forêt, et n’y sont pas envoyées par une tierce personne, contrairement aux contes originaux où la Mère les y contraint (par la terreur dans Blanche-neige, par obligation familiale dans le Petit Chaperon rouge). Chez Barker, même le Prince souligne à contrecœur que Blanche-neige a « de son plein gré31 » quitté le palais pour aller vivre seule avec les nains, car la jalousie ayant changé de camp, toute tentative de meurtre de la Reine est complètement évacuée dans cette réécriture. Chez Galea et Jelinek, Blanche-neige se relève elle-même de son cercueil, sans attendre le baiser du prince. La Petite d’Au Bois, quant à elle, circule déjà partout à vélo, bien avant son agression par le Loup, et sa mère envie cette liberté : « tu te perdrais dans un dé à coudre disait ma grand-mère/ La petite ce n’est pas pareil/ La petite ne se perd jamais/ Elle serait déjà sortie de ce parc de cette forêt32 » – et la Petite elle-même, bien consciente que la maîtrise des espaces extérieurs va de pair avec le refus du rôle qu’on pourrait lui assigner, prononce un réquisitoire contre l’enfermement, littéral et symbolique :

PAS MOI n’auront pas le temps de m’avoir Ni gâteaux ni plats préparés Ni patronne ni mère Ni contes ni chansons Ne m’attraperont pas Ni faim Ni peur au ventre pas de pleurs pas de frissons PETITE DEPECHE-TOI LE TEMPS PRESSE ta mère va te fourrer les clefs de la maison33

La quête de l’indépendance se traduit ainsi à deux reprises par l’image de la randonnée. Tentative manquée chez Jelinek, où l’héroïne tient « sa carte de randonnée à l’envers34 », elle réussit mieux à la Blanche-neige de Galea, à peine relevée du cercueil : « Elle allonge à sa place un tronc d’arbre sur lequel elle pose une photographie de son visage. Elle enfile une doudoune qui lui descend jusqu’aux genoux, chausse des chaussures de randonnée. Et s’en va en envoyant un baiser de la main35 ». À l’image figée du conte de fées, Blanche-neige oppose une autre image de son corps : actif, pratique, prêt aux grandes explorations, et débarrassé des stigmates de la séduction féminine.

La forêt ou le bois deviennent alors des lieux de rencontre avec une autre forme de communauté  comme le Chœur des Belettes dans Au Bois, ou le groupe des Sept P. ; dans ces rencontres et cette réappropriation de l’espace, ce sont à la fois d’autres modèles féminins, voire androgynes, qui se présentent aux héroïnes, mais aussi d’autres modèles de sociabilité hors de l’économie du couple hétérosexuel, qui semblait jusque-là le seul horizon possible de développement – « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Ces modèles tiennent à la fois de la sororité, du matriarcat ou même de la vie en communauté au sens plus large, où les frontières tombent entre les genres et leurs rôles assignés.

Le dernier horizon possible de liberté, que certaines héroïnes appellent de leurs vœux en ultime recours, serait de sortir complètement de tout modèle social – modèle qui se confond pour les personnages « féminins » avec la situation imposée d’un corps marqué par une différence sexuée, pris dès le début dans une dynamique de désir avec le genre masculin. Ainsi, quand la Blanche-neige de Jelinek se questionne sur les raisons de sa survie après la tentative de meurtre de sa belle-mère, elle conclut : « À mon avis, c’est parce que je n’avais pas d’autre possibilité que simplement être, être pour moi seule36 ». Par là, elle aurait alors pleinement reconquis ce rôle de sujet abstrait dont parlait Butler, détaché de toute relation au corps et au sexe, aux diktats de l’apparence, du désir, du mariage ou de la maternité. Elle serait peut-être cette femme ménopausée, « qui échapperait enfin à sa position d’objet sexuel, [qui] ne serait plus assujettie au désir masculin, plus désirée, [qui] serait enfin totalement libre37 », selon la thèse défendue par Germaine Greer dans The Change. Women, Aging and Menopause (1993). La confrontation de femmes jeunes souffrant d’être des objets sexuels et de femmes mûres souffrant de n’en être plus, ou de l’être trop, semble aboutir à une aporie, ou à un troisième terme possible : la construction de l’identité de genre hors du sexe, et du jeu de rôles qu’il exige.

Conclusion

Ce que permet le théâtre dans ces réécritures se situe précisément à l’endroit de reconquête fixé par la théorie féministe radicale, c’est-à-dire à l’endroit du langage et de l’action. Deux défis se présentent à nos héroïnes pour défaire le monde binaire dans lequel elles ont été plongées : activité/passivité, courage/crainte, mobilité/attente – masculin/féminin. Le premier défi se situe dans l’espace du langage : élever la voix pour tenter de redéfinir d’autres rôles possibles pour les femmes de ces contes, en confrontant directement les discours. Et le second repose dans la réécriture littérale de son corps, intrinsèquement lié au motif de relégation des femmes : la différence de leur sexe. Par la réappropriation de ce corps, l’acte théâtral subvertit le lieu même de l’inégalité. Butler écrit ainsi :

Le genre se révèle performatif – c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être. Ainsi, le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précéderait ce faire. Repenser les catégories de genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans la Généalogie de la morale : à savoir qu’“il n’y a point d’être caché derrière l’acte, l’effet et le devenir ; l’acteur n’a été qu’ajouté à l’acte – l’acte est tout”38.

C’est dans l’acte, théâtral ou performatif, que se situe une possible transformation des rôles féminins, et par là peut-être, du « féminin » en lui-même – un territoire nouveau à redéfinir sans cesse par le langage et l’action, en chaussures de randonnée, sans peur du Loup qui rôde.


Notes

1 Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Éditions Robert Laffont, « Pluriel », 1976, p.25-27.

2 Froidevaux-Metterie Camille, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, Paris, Éditions Points, 2021, p.41.

3 Butler Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p.53.

4 Galea Claudine, Au Bois, Éditions Espaces 34, 2014.

5 Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006.

6 Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009.

7 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, Éditions Espaces 34, 2018.

8 Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006, p.11.

9 Ibid., p.12.

10 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.20.

11 Ibid., p.12.

12 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.31.

13 Ibid., p.63.

14 Claudine GALEA, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p. 27.

15 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.154.

16 Wittig Monique, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 50.

17 Butler Judith, op.cit., p.76.

18 Ibid.

19 Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009, p.121.

20 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.64.

21 Cette question recoupe plusieurs actions féministes menées dans le cadre de la sensibilisation aux violences sexuelles. L’exposition « What were you wearing ? » s’est tenue en septembre 2017 à l’Université du Kansas et exposait les tenues dans lesquelles les victimes avaient été agressées, accompagnées d’un court texte. En janvier 2020, le collectif des Sœurcières mène une action à Caen, où les membres du collectif défilent habillées dans les tenues de victimes de viol, avec une pancarte autour du cou pour contextualiser chaque histoire.

22 Bettelheim Bruno, op.cit., p.311.

23 Ibid., p.37.

24 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.108

25 Ce terme fait notamment référence au court-métrage Leading Lady Parts réalisé par Jessica Swale pour la BBC, où l’on assiste au casting fictif d’une nouvelle grosse production d’Hollywood. Toutes les comédiennes choisies ont un défaut qui ne va pas : trop grosse, pas assez féminine, trop âgée, trop noire… la vidéo culmine lorsque le jury tente une définition de la leading lady idéale : “we’re just asking you to be sexy and innocent. You know, sexy virgin, with boobs and hips […]. She’s never had sex, but she’s all about sex”.

26 Barker Howard, op.cit., p.138.

27 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.34.

28 Ibid., p.42.

29 Despentes Virginie, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p.59.

30 Ibid., p.64.

31 Barker Howard, op.cit., p.147.

32 Galea Claudine, Au Bois, op.cit., p.29.

33 Ibid., p.44.

34 Jelinek Elfriede, op.cit., p.25.

35 Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, op.cit., p.28.

36 Jelinek Elfriede, op.cit., p.19.

37 Froidevaux-Metterie Camille, op.cit., p.106.

38 Butler Judith, op.cit., p.96.


Bibliographie

Barker Howard, Le cas Blanche-neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles, trad. Cécile Menon, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2009.

Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Éditions Robert Laffont, « Pluriel », 1976.

Butler Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.

Despentes Virginie, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.

Froidevaux-Metterie Camille, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, Éditions Points, 2021.

Galea Claudine, Au Bois, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2014.

Galea Claudine, Blanche-neige foutue forêt, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2018.

Jelinek Elfriede, Blanche-neige, in Drames de princesses. La Jeune Fille et la Mort, trad. Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Paris, l’Arche, 2006.

Wittig Monique, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

Appel à contributions du Numéro 13 (printemps 2023)

Appel à contributions

Numéro 13 : “Temps à l’œuvre, temps des œuvres”

(printemps 2023)

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus », écrit saint Augustin dans ses Confessions[1]. Ainsi est le temps, impalpable et fugace, qui nous contient et nous contraint, nous échappe ou nous poursuit, voire nous effraie. Source de controverses philosophiques et de désaccords scientifiques, la notion de temps passionne autant qu’elle divise. Si, pour les sciences naturelles, le temps se mesure, certain·e·s, comme Henri Bergson, s’appliqueront à démontrer que le temps physique et le temps vécu ne désignent pas la même chose. Pour Bergson, il nous faut, pour penser le temps de l’humain, l’extraire de la donnée spatiale, dans laquelle la science physique a enfermé le temps. Son travail de conceptualisation du temps hors de la notion d’espace le conduit notamment à définir ce qu’il nomme la « durée », c’est-à-dire le temps intime, subjectif, celui de la conscience[2].

Si l’objet « temps » donne lieu à tant de postures différentes, voire radicalement opposées, c’est bien parce que, précisément, il n’est pas objectivable. Il est à la fois le contenant et le contenu – grande est la tentation de confondre le temps avec ce qu’il se passe dans le temps ou ce qui passe avec le temps. Il est la mesure et l’intime, l’indicible et l’évidence. Nous le passons, le tuons, le cherchons, le recherchons[3], nous en manquons parfois : notre langue regorge d’expressions, plus ou moins imagées, qui mettent en scène notre relation au temps. Infiltrant les jours et le langage, ces nombreuses métaphores prouvent à quel point l’humain est un être à cycles, à rythmes, à Histoire et à mémoire.

Le joug des jours qui passent – avec, en toile de fond, le spectre de la finitude – conduit à un désir de dépassement de cette contrainte implacable. Ainsi, naissent les fictions les plus troublantes qui tentent de dépasser ou de déformer la loi du temps. Certain·e·s se sont saisi·e·s de ces problématiques de manière frontale en abordant, par exemple, la question du voyage temporel. Si le roman de H.G. Wells[4] semble être une référence dans le domaine, les XIXe et XXe siècles ont vu fleurir de nombreuses fictions sur le sujet – jeux vidéo, bandes dessinées, séries et films, romans estampillés ou non « science-fiction », etc. D’autres, prenant la forme de paraboles, d’uchronies, de dystopies, voire d’utopies, abordent par le détour la question du temps.

Par ailleurs, l’époque que nous traversons pousse nécessairement à une réflexion sur la place du temps au sein d’un système capitaliste mondialisé. En effet, si « le temps, c’est de l’argent », c’est surtout du travail – la force de travail de chacun·e ne signifie pas seulement des compétences et des qualités, mais également du temps, « à vendre ». Il y a lieu, dans ce contexte qui incite à une logique productiviste, de s’interroger sur les conditions de création et sur notre lien à l’œuvre en tant que récepteur·trice·s soumis·e·s à l’œuvre du temps.

Au sein de ce prochain numéro, que nous souhaitons pluridisciplinaire, il s’agira donc de traverser, sinon le temps, du moins ses vertiges en termes de représentations temporelles, ainsi que d’interroger les contextes de leur création, mais également d’explorer les effets du temps sur le corps ou sur la matière.

Nous invitons les chercheur·se·s et jeunes chercheur·se·s de toute discipline à interroger le vaste sujet du temps à l’œuvre et du temps des œuvres. Nous proposons quelques axes de réflexion non exhaustifs afin de guider les contributeur·trice·s.

Axe 1 : Représenter le temps

            Nous faisons appel à des articles consacrés à la représentation du temps dans des œuvres appartenant à tous les moyens d’expression artistique : l’intérêt de ce numéro naîtra du dialogue qu’il entend instaurer entre ces derniers. 

En littérature et au cinéma, que ce soit dans la fiction ou dans l’œuvre (auto)biographique, nous nous intéressons au temps comme sujet : temps vécu, durée, relativité du temps, attente, silences, influence du temps sur les personnages, temps subi[5], motif de la fuite du temps…

De plus, l’étude des moyens artistiques qui permettent de matérialiser le temps dans les différents langages artistiques, voire le temps utilisé comme matière même de l’œuvre, nous intéressent particulièrement, qu’il s’agisse, selon l’expression d’Étienne Souriau, d’ « arts du temps[6] » : musique, danse (rythme, silence, tempo), littérature (divisions du temps, ellipses, analepses et prolepses, emploi des temps et autres moyens grammaticaux d’expression du temps, référentiel…) ; mais aussi, dans les « arts de l’espace » (arts plastiques, sculpture, photographie…), que l’on « embrasse d’un seul coup d’œil[7] », des moyens utilisés pour matérialiser le temps (vanités, symboles du memento mori…) et de l’utilisation même du facteur temps (art contemporain, installations[8]…).

Axe 2. Temps de l’œuvre et de l’artiste

            En décembre 1999, un collectif de chorégraphes rassemblé sous le nom des « Signataires du 20 août » lançait un cri d’alerte quant à leurs conditions de travail[9], et notamment quant à la manière dont le « Marché Institué de la Création » (MIC), si bien nommé par Muriel Plana[10], ôtait aux artistes leur statut décisionnaire sur un élément capital, le temps : celui de penser, de créer, de jouer, et de rester. 

Plus de vingt ans plus tard, force est de constater que les conditions de travail, et en particulier les contraintes liées à la temporalité, ne se sont pas véritablement améliorées, et ce dans toutes les disciplines de la création artistique. Ainsi, les relations entre temps et économie pourront faire l’objet d’études pour le présent numéro : comme le constatent et l’affirment plusieurs créateur·ice·s, la temporalité d’une œuvre – celle de son processus de création, des collaborations entre les artistes, ou encore de sa diffusion – agit directement sur ses paramètres esthétiques (sa durée, mais aussi sa mise en scène, sa dramaturgie pour les arts vivants; sa « longueur », son rythme, sa périodicité pour la littérature ; sa forme, son temps et son espace d’exposition pour les arts plastiques). La question du contexte de création et/ou de diffusion devient alors centrale : comment fait-on pour s’accommoder, voire transformer en facteur de créativité, des contraintes de temps imposées par les acteurs du marché de la création ? Et, si l’on refuse de telles conditions, comment parvient-on à produire aux marges de cet espace-temps « institutionnalisé » ? Enfin, quand les durées de représentations et de tournées, de diffusion et d’exposition, s’écourtent toujours davantage, comment gère-t-on les questionnements liés à la trace, à la mémoire, et à la reproductibilité[11] ?

Axe 3 : Temps et altération

Si le temps est un « processus insensible, infiniment lent qui échappe à la conscience » et « s’écoule sans aspérité, sans contraste[12] » il est toutefois le châtiment ordinaire qui altère fatalement les matières et les corps. Le temps travaille et malmène la Forme jusqu’à la dissoudre. « Fardeau qui déforme les êtres, [il] pèse sur les épaules, tord les échines, [et] couvre de mauvaise graisse les corps gloutons[13] ». Murielle Gagnebin établit un lien direct entre passage du temps, vieillissement et laideur : marques inéluctables et indélébiles de notre condition de mortels[14]. Si le temps, véritable puissance dissolvante, déforme, défigure, complique, violente et désagrège les Formes, nous pourrons nous demander dans ce numéro comment les arts prennent en charge cette altération, la subissent et/ou la mettent en scène. Formes fictionnelles (narratives, poétiques, dramatiques…), arts plastiques et arts vivants (mises en scène théâtrales, chorégraphies, performances…) pourront être interrogés selon différentes perspectives :

– Le vieillissement et l’usure des corps pris dans le temps de la fiction et/ou dans le temps de la représentation de l’œuvre. Comment représenter l’altération en cours des corps ? Comment marquer significativement le passage du temps sur eux ?
– Le corps de l’artiste mis à l’épreuve et éprouvé par le temps de la représentation. Comment le temps de la représentation marque-t-il les corps en jeu ?
– Enfin, nous pourrons aller jusqu’à nous demander comment la durée de la représentation (de ces représentations « monstres » comme les appelle Jean-Loup Rivière[15]) altère les spectateur·trice·s.


MODALITÉS DE SOUMISSION

Les propositions de contributions en français – titre et résumé de 500 mots maximum – accompagnées d’une brève notice biobibliographique (affiliation institutionnelle, axes de recherche, publications majeures) sont à envoyer à l’adresse électronique de la revue Litter@ Incognita : littera.incognita@gmail.com 

Les articles seront soumis de manière anonyme à l’évaluation d’un comité scientifique composé d’enseignants-chercheurs de l’Université Toulouse II Jean Jaurès.

Calendrier prévisionnel :

            Soumission des propositions avant le 20 septembre 2022.

       Annonce des résultats de la sélection des propositions : semaine du 27 septembre 2022.

Soumission des articles complets des auteurs sélectionnés aux fins d’évaluation : 07 novembre 2022.

            Publication des articles évalués : mars 2023.


BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

BENJAMIN Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Paris, Éditions Allia, 2013

BERGSON Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 1927

HARTOG François, Chronos, Paris, Gallimard, 2020

JANKELEVITCH Vladimir, La Mort, Paris, Flammarion, 1966

LE BRETON David, Anthropologie du corps et de la modernité, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2013

PLANA Muriel, Mondes à venir. L’art de l’anticipation au théâtre, Paris, Éditions Orizons, 2022

PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 2019

RICOEUR Paul, Temps et récit (I, II, III), Paris, Éditions du Seuil, 1983-1985

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1964

SOURIAU Étienne, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1969


[1]           SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion,1964, p. 264.

[2]           BERGSON Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 1927.

[3]           Songeons à l’œuvre de PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 2019.

[4]           Voir WELLS H.G., La machine à explorer le temps, Paris, Folio, 2016.

[5]           À titre d’exemples, nous songeons à la représentation du temps des travailleur·se·s, des ouvrier·e·s soumis·e·s à la pression productiviste et capitaliste (comme c’est le cas dans La journée d’une infirmière d’Armand Gatti) ou à la charge mentale des tâches domestiques (comme dans la pièce Modèles de Pauline Bureau, où Laure Calamy figure une mère prise dans un rythme de vie effréné, tout comme dans le récent film À plein temps d’Eric Gravel où elle tient le rôle principal).

[6]           SOURIAU Étienne, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1969, p. 28 : musique et littérature « ne se donn[ent] que déroulées, pour ainsi dire, en longueur de temps » tandis que dans les « arts de l’espace », l’œuvre « peut dire tout son être dans l’intuition d’un instant ».

[7]           Ibid., p. 28.

[8]           Tel est l’objet, par exemple, des « Melting Men » de Néle Azevedo ou de « Grow » de Daan Roosegaarde.

[9]         Voir GOURFINK Myriam, CHAPUIS Yvane, PERRIN Julie, Composer en danse. Un vocabulaire des opérations et des pratiques, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 161.

[10]         Voir PLANA Muriel, « Aux marges du Marché Institué de la Création : deux espaces pauvres de représentations féministes et queer », dans Courau T. et Palais M-T. (dir), Politique des représentations queer : performa(r)tivité identitaire et ar(t)chive, Sociocriticism, n°35-1, 2020 : « J’utilis[e] […] cet acronyme (qui calque de manière amusante le très technique MIC (modulation par impulsions et codée) pour désigner une réalité dominante d’organisation du marché de l’art (tous les arts, littérature comprise) en régime postmoderne (1980 à nos jours) ».

[11]         L’ouvrage de référence sur le sujet étant celui de BENJAMIN Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Paris, Éditions Allia, 2013.

[12]         LE BRETON David, Anthropologie du corps et de la modernité, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 2013, p. 213.

[13]         GAGNEBIN Murielle, Fascination de la laideur, Champ Vallon, L’or d’Atalante, Seyssel, 1994, p. 45.

[14]         JANKELEVITCH Vladimir, La Mort, Paris, Flammarion, 1966, p. 171.

[15]         RIVIERE Jean-Loup, « Monstres », Le monde en détails, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2015, p. 94-95.

Comité scientifique du n°10

  • Emmanuelle GARNIER – PR en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : le tragique au féminin ; Théâtre espagnol de femmes ; Dramaturgies postmodernes ; Baroque contemporain. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Euriell GOBBÉ-MÉVELLEC – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : littérature pour la jeunesse contemporaine en Espagne et en France (album, théâtre jeune public). IUFM Midi-Pyrénées, LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Claire GHEERARDYN – MCF en Littérature comparée. Thèmes de recherche : littérature et sculpture, anthropologie des représentations et réception des œuvres, dialogue des arts. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Aurélie HERBET – MCF en Arts plastiques. Thèmes de recherche : formes fictionnelles médiées par les dispositifs numériques et leurs différentes modalités de réception (engagement du corps, immersion sonore, rapport à l’espace tangible et numérique). LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès, Institut ACTE/PARIS 1.

  • Guy LARROUX – PR en Littérature française. Thèmes de recherche : littérature française des 19ème et 20ème siècles, mouvement réaliste-naturaliste, œuvres narratives contemporaines, critique et théorie littéraire. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Émilie LUMIÈRE – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : métahistoire, fictions métahistoriques, théâtre espagnol contemporain, intermédialité. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Muriel PLANA – PR en Études théâtrales. Thèmes de recherche : Relations théâtre-roman, théâtre-cinéma, théâtre-musique, dramaturgie et mise en scène du XXe siècle et du XXIe s, esthétique théâtrale, théâtre et politique, théâtre et féminin. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Sabyn SOULARD – PRAG en Arts Plastiques, Département Arts Plastiques – Design. Thèmes de recherche : L’archaïque comme (re)flux en interaction avec des dispositifs fictionnels de l’ordre de la mythobiographie (possible figure de résilience puisque transfiguration mythifiée de ce qui pourrait être appréhendé comme symptômes). – L’imaginaire anthropologique du corps envisagé comme reliques sensorielles porteuses de hantises et survivances, au creuset de pratiques magiques ou auspicieuses. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

  • Emma VIGUIER – MCF en Arts plastiques et Théories de l’art. Thèmes de recherche : philosophie et anthropologie du corps, le corps dans l’art, les pratiques corporelles ritualisées, les jeux d’identité, esthétique/érotique, écriture(s) et plasticités. LLA-Creatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Appel à contribution du Numéro 10 (été 2019)

Appel à contribution

Numéro 10 : “Représentation du désir féminin : entre texte et image”

(été 2019)

Trop souvent définie comme étant du côté des instincts et de la nature, la sexualité humaine est entourée de contraintes et d’interdits socialement construits. Trop souvent également, le désir sexuel exprimé et représenté est celui des hommes, principaux producteurs et premiers destinataires de ces écrits et de ces images. Le désir féminin a longtemps été construit en miroir par les hommes pour répondre à leurs propres fantasmes : le masochisme féminin faisant pendant au sadisme masculin ; l’exhibitionnisme féminin répondant au voyeurisme masculin ; le désir de violer, auquel correspondrait celui d’être violée, etc. La femme est ainsi traditionnellement un objet du désir et l’instrument de la jouissance masculine plutôt qu’un sujet qui parle, voit, agit et désire de façon autonome. En ce sens, le désir féminin semble d’une certaine manière invisibilisé, au mieux suggéré. Il resterait dans l’ombre non seulement de son pendant masculin, mais également des conventions sociales, littéraires, ou artistiques.

En 1975, Hélène Cixous écrit dans Le Rire de la Méduse : « [i]l faut que la femme s’écrive » (Cixous : p. 37). Pour elle, cet acte « marquera [entre autres] la Prise de la Parole par la femme, donc son entrée fracassante dans l’Histoire qui s’est toujours constituée sur son refoulement » (Cixous : p. 46). Mais qu’en est-il depuis cet appel lancé aux femmes à se « fraye[r] [leur] voie dans le symbolique » (Cixous : p. 59) ?

Le développement de nouvelles pratiques artistiques ainsi que l’essor des adaptations cinématographiques et télévisuelles de romans ces dernières décennies ont fait naître de nouvelles problématiques mais ont aussi permis l’émergence de nouveaux discours. Il nous semble ainsi intéressant de ne pas nous cantonner à l’écriture seule mais de l’articuler avec les images. Cette relation texte-image ne se limite pas au champ de la transmédialité ; elle est également au cœur de dynamiques intermédiales, si nous entendons l’intermédialité comme « l’ensemble des conditions qui rendent possibles les croisements et la concurrence des médias, l’ensemble possible des figures que les médias produisent en se croisant » (Marinielllo : p. 48). Il convient ainsi de se pencher sur des productions culturelles intermédiales et transmédiales qui déjouent les représentations textuelles, visuelles ou psychiques conventionnelles pour mieux interroger les modalités complexes de représentation du désir sexuel féminin. Il ne s’agit pas ici de mesurer ou de démontrer une hypothétique écriture féminine mais bien d’étudier ce que l’articulation entre le texte (écrit ou oral) et l’image (visuelle ou mentale) permet aux femmes dans la représentation et l’expression de leurs désirs sexuels.

Les modalités d’articulation entre les images et les textes ne relèvent pas uniquement d’un procédé réducteur de traduction “à la lettre” de l’image en texte, ou du texte en image. Les relations qui s’établissent entre ces deux éléments sont plus complexes, elles jouent fréquemment avec un écart volontaire entre ce que l’un et l’autre suggèrent. Ce décalage permet de fissurer la représentation, de créer des brèches à travers lesquels s’engouffre l’imagination du·de la lecteur·trice. Ce·tte dernier·ère se projette intimement dans ces failles qui ménagent un espace marginal, alternatif et ambigu, propice au développement du désir féminin. Nous nous intéresserons donc aux imbrications entre les textes et les images qui se répondent imparfaitement, se contredisent, s’opposent, créent des blancs et des silences, ménageant ainsi une multitude d’interstices désirants.


AXES DE RÉFLEXION

Nous invitons les chercheur·se·s et jeunes chercheur·se·s de toute discipline à interroger la relations entre l’articulation texte/image et le désir féminin. Nous proposons quelques axes de réflexion non exhaustifs afin de guider les contributeur·trice·s.

 

  • Adaptations cinématographiques et télévisuelles

Les adaptations de livres au cinéma ou à la télévision sont légion. Ainsi, plusieurs textes écrits par des femmes et mettant en scène leurs sexualités ont été adaptés à l’écran : on pense notamment aux séries Orange is the New Black ou My Mad Fat Diary mais aussi aux adaptations des romans de Nelly Arcan, Virginie Despentes ou encore Marguerite Duras. Quels changements le passage du texte à l’image opère-t-il sur la représentation de la sexualité et du désir des personnages et sur leurs effets sur le·a lecteur·rice et le·a spectateur·rice ? L’image en dit-elle plus ou moins que le texte ?

 

  • Tensions texte/image dans la bande dessinée, le roman graphique et l’album

La bande dessinée, le roman graphique et l’album se nourrissent de la tension entre l’image et le texte, sans cesser d’en réinventer les modalités. Ces trois supports, traditionnellement privilégiés par des artistes masculins, ont cependant été choisis par des artistes féminines, et souvent féministes, pour exprimer, crûment et/ou poétiquement, l’intime et le désir féminins, depuis les mouvements underground des années 1960-1970 (par exemple avec les anthologies d’autrices Wimmen’s Comix et Tits and Clits) jusqu’à nos jours (Le Bleu est une couleur chaude de Julie Marauch, Los Juncos de Sandra Uve, etc.). Leur revendication d’un regard féminin et féministe sur les corps, les désirs et les sexualités constitue également un contrepoint à une réification des corps et des personnages de femmes, habituelle dans certaines catégories de bandes dessinées sérielles (histoire, fantasy, science-fiction, etc.). Une réflexion sur la nature et l’évolution de l’intégration du texte à l’image, de la répartition graphique des éléments textuels et visuels sur la planche et de leurs rapports de force et de complémentarité dans ces œuvres d’autrices permettrait notamment d’analyser la déconstruction des représentations sexistes qu’elles opèrent.

 

  • Récits de fans : quand le désir des femmes fait désordre…

Parmi les formes d’expression du désir féminin les plus controversées, on compte le travail des fans. Les fanfictions, les fanarts ou encore le vidding sont des pratiques actives de la réception où les fans vont enrichir l’univers fictionnel d’un produit médiatique. Ces écrits et créations artistiques sont un terrain fertile de jeu et d’expression pour le désir sexuel d’une communauté très majoritairement jeune et féminine : ce sont donc des productions faites par et pour les femmes. La pudique romance hétérosexuelle est loin d’être toujours de rigueur : sadisme, masochisme, transsexualité, homosexualité, bisexualité, écriture et représentations explicites voire pornographiques, viols, etc. sont fréquemment au cœur de ces productions. La crudité de ces textes et images choque à l’extérieur (et parfois même à l’intérieur) de la communauté. Comment s’articulent alors les textes et les images de ces fans pour permettre l’expression de ce désir féminin parfois subversif et introduire du politique au sein de ces pratiques ?

 

La diversité des contextes dans lesquels la relation entre le désir féminin et l’articulation texte/image est susceptible d’apporter un éclairage invite à la discussion et à un renouvellement des questionnements scientifiques qui y sont attachés. Naturellement, la liste des pistes proposées et les domaines concernés ici sont non-exhaustifs et tout sujet qui se concentrerait sur des enjeux sous-jacents à la question posée sont bienvenus.


Bibliographie Indicative

BOURDAA Mélanie, ALESSANDRIN Arnaud (dir.),  Fan studies, gender studies. La rencontre, Paris, Théraèdre, 2017.

CARANI Marie, « Le désir au féminin », Recherches féministes, n°18, 2005, 9–37.

CIXOUS Hélène, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2010.

DESTAIS Alexandra, Éros au féminin, Paris, Klincksieck, 2014.

GRAMMEL Irene (dir.), Confessional Politics : Women’s Sexual Self-Representations in Life Writing and Popular Media, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1999.

Alice HUGHES et Kate INCE (dir.), French Erotic Fiction: Women’s Desiring Writing, 1880-1990, Oxford, Berg, 1996.

GRANOFF Wladimir et PERRIER François, Le désir et le féminin, Paris, Aubier Montaigne, 1979.

MACKINNON Kenneth, Uneasy Pleasure: The Male as Erotic Object, Londres/Cranbury, Cygnus Arts/Fairleigh  Dickinson University Press, 1997.

MARINIELLO Silvestra. Commencements. In : MÉCHOULAN Éric et al. (dir.). Naître [En ligne]. Montréal : Université de Montréal, Centre de Recherche Intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, 2003, Intermédialités, n°1, p. 47‑62.

POLLOCK Griselda, Differencing the Canon: Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres et New York, Routledge, 1999.


MODALITÉS DE SOUMISSION

Les propositions de contributions en français (titre et résumé de 500 mots maximum), accompagnées d’une brève notice biobibliographique (affiliation institutionnelle, axes de recherche, publications majeures) sont à envoyer à l’adresse électronique de la revue Litter@ Incognita : litterai@univ-tlse2.fr

Les articles sont soumis de manière anonyme à l’évaluation d’un comité scientifique composé d’enseignants-chercheurs de l’Université Toulouse Jean Jaurès.

Calendrier prévisionnel

  • Soumission des propositions avant le 19 novembre 2018
  • Annonce des résultats de la sélection des propositions : 1er décembre 2018
  • Soumission des articles complets retenus : 15 février 2019
  • Publication des articles évalués : juin 2019

 

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