Habiter son jardin (Focus n°2)

Les pratiques de jardinage ont été explorées au travers d’entretiens individuels et d’entretiens collectifs (ou focus groupes). Lors des entretiens individuels, les récits des habitant·es ont attiré l’attention des chercheur·ses du programme PRIOR sur la pratique du jardinage comme espace de mise en sens des contaminations du territoire aux métaux lourds et des enjeux de réparation des troubles générés par les pollutions, au prisme de l’habiter. Même constat lors des entretiens collectifs. Ces derniers prennent appui sur l’expérimentation « moutarde » qui a impliqué un collectif de jardinier·ères de Conques-sur-Orbiel et des chercheur·ses en sociologie et sciences du sol du programme PRIOR. Plus précisément, il s’agit d’une expérimentation « de terrain » au cours de laquelle les jardinier·ères sont accompagnés dans la plantation de moutarde brune, sa culture, sa coupe, son séchage, son analyse (des concentrations en métaux lourds) et dans l’interprétation des résultats des analyses. La moutarde brune ayant des capacités à concentrer les métaux présents dans les sols, elle devient alors un outil pour mieux comprendre les transferts sols-plantes. Cette expérimentation a été l’objet d’entretiens collectifs pour suivre cette expérimentation et comprendre la façon dont se configurent les trajectoires argumentatives des jardinier·ères au sujet de leur activité d’autoproduction alimentaire. Comment les habitant·es qui cultivent leurs légumes dans la vallée perçoivent ils·elles les situations de pollution et ses impacts potentiels sur l’environnement, la santé ?  Comment font-il·elles avec pour décider de faire ou de ne pas faire (arrêter le jardinage, le continuer sous certaines conditions, jardiner sans prendre de précaution spécifique) ? Comment parviennent-ils·elles à juger (ou pas) de la contamination de leur espace de jardinage ? Comment un ensemble de signes est-il interprété en indice de la pollution ? Quelles méthodes inventent-ils·elles pour se protéger de l’exposition aux métaux lourds dans le cadre de leur activité de production de légumes, fruits ou autres plantes potagères ? Comment évaluent-ils·elles l’efficacité de ces méthodes ?

Jardiner : une forme d’engagement pratique et d’expression d’un rapport à la consommation et à la santé

S’intéresser au jardinage en territoire pollué appelle tout d’abord le sociologue à porter le regard sur les processus sociaux par lesquels les jardinier·ères façonnent cette pratique, tout autant qu’elle les façonne. Les jardinier·ères sont experts de leur pratique : leur domestication du sol et leur maîtrise des conditions de production-conservation-préparation des aliments génèrent autant de liens à la pratique, au territoire, à leur milieu… autant de formes d’engagements au monde qui les environne. Ils·elles s’en saisissent comme un espace d’expression d’un rapport à la santé et à la consommation, parfois comme alternative aux systèmes productifs conventionnels ou mondialisés. Entre usages, investissements et bénéfices, le jardinage apparait comme un espace porteur de significations et d’attaches : une façon d’habiter. Jardiner c’est, en premier lieu, comprendre, connaitre et agir sur le sol. La terre argilo calcaire de la vallée est souvent citée comme difficile à cultiver, notamment parce qu’elle rend le sol imperméable. Gladys, Nael et André, par leurs pratiques culturales, en font une « terre […] améliorée » : amendements organiques, ajout de terre issue de la Montagne noire, paillage… autant d’expérimentations de pratiques culturales, parfois sur des temps longs (25 ans pour André), au gré d’essais-erreur, pour améliorer la structure du sol et ainsi faciliter le travail de la terre et la pousse des cultures.

« Le sol […] c’est des bêtises que je ne referai pas. Avant je faisais venir, de Conques, des tonnes de marc de raisin parce que la terre ici est argilo calcaire. Elle est assez dure. L’été elle sèche très vite et elle fendille même. Donc, vous arrosez et si vous ne faites rien, au début je faisais rien, elle a du mal à pénétrer. Donc les légumes poussent beaucoup moins. Et en hiver ou au printemps et à l’automne, elle est beaucoup plus souple parce qu’il y a de l’humidité etcetera. C’est mieux. Donc du coup, j’ai une fille qui est là et qui […] me donne des bons conseils. On ramène du fumier et de la paille. […] C’est important de produire mes propres légumes parce que j’y suis attachée. Déjà j’aime bien faire du jardin. Pourquoi c’est important ? Moi je suis quelqu’un de la terre. J’aime bien connaitre ma terre et ma mère le faisait. C’est important pour moi. J’y attache beaucoup d’importance. »

Gladys

« Et alors la terre de mon jardin ne vient pas de [ma commune de résidence], elle vient de la montagne noire. […] Oui parce qu’ici c’est la terre argileuse et c’est une catastrophe l’argile, parce que l’été ça sèche, ça fissure, donc quand on arrose on ne sait même pas ou passe l’eau. Et à travailler c’est une misère. Et dès qu’il pleut c’est étanche, donc c’est tout mou. C’est incultivable. »

Nael

« La terre n’est pas très bonne ici, c’est de la marne, c’est de l’argile. J’essaie de faire un potager depuis des années, et c’est difficile hein… […] Si on regarde bien là, c’est de la terre qui a été améliorée depuis quand même 25 ans et si on creuse bien on va vite trouver de la cochonnerie d’argile. Doit y avoir l’équivalent de cette épaisseur là à peu près. […] En fait je fais du terreau avec des légumes, avec des aiguilles de pins, pas trop parce que c’est acide. Mais après un ou deux sacs de terreau classique, du marc de café… »

André

Ce travail de connaissance du sol lie l’homme à la pratique, et participe à forger des affects : Gladys nous explique qu’elle « attache beaucoup d’importance » à la connaissance de « [sa] terre » , suivant l’exemple de sa mère, comme si ces savoirs l’enracinaient dans les lieux et dans la pratique, jusqu’à se qualifier d’être « quelqu’un de la terre » . L’investissement et l’attachement des jardinier·ères à cette activité se mesure aussi à leurs installations techniques au jardin. Les systèmes d’irrigation, qu’ils soient construits par les jardinier·ères ou hérités, nous sont souvent montrés en entretien et sont appréciés d’un point de vue esthétique et pratique.

Sami nous explique qu’il l’a aménagé : il a ajouté une citerne, creusé une tranchée pour la relier au puits et installé des asperseurs pour irriguer les arbres de sa parcelle. Souvent, ces systèmes sont l’objet d’une fierté.

« Là c’est des asperseurs pour arroser au pied des arbres. Je monte l’eau du puits. Le puits il était déjà existant. Et la citerne je l’ai ajoutée. Il y a une tranchée qui va du puits jusqu’à la citerne. Je monte l’eau et quand la cuve est pleine, j’ouvre. » 

Sami

Henry et Solange présentent leur système d’arrosage par gravité, un système non motorisé « inestimable » à leurs yeux, et Jean insiste sur la beauté perçue de son puits en forme de poire.

« [Solange] L’arrosage se fait par gravité. […] Donc le canal alimente un bassin commun, qui fait la surface de la pièce [où se déroule l’entretien]. Et de là des canalisations alimentent les jardins. […] Moi j’ai un bassin particulier : c’est un système de chasse d’eau, comme pour les WC vous savez. Il se remplit et il s’arrête tout seul. [Henry] Comme ça, nous n’avons pas à revenir, fermer, etc. […] [Solange] c’est inestimable le mode d’arrosage comme ça. […] Il y a des endroits où il faut un moteur électrique pour pomper, c’est des branchements et beaucoup plus de contraintes. Dès qu’il faut un moteur, un moteur thermique à essence il faut amener des polluants. Alors que là par gravité c’est formidable. » 

Henry et Solange

« J’ai un très beau puits en forme de poire. On peut nager au fond. C’est très, très beau, c’est creusé dans le schiste. » 

Jean

La maîtrise de la qualité de l’aliment : de la graine à l’assiette

Par la régie de leur espace domestique – celui du jardinage – les habitant·es opèrent un véritable contrôle de la production-transformation des légumes, des fruits, des aromates et autres plantes potagères : sélection des graines, choix des intrants chimiques à apporter (ou pas), observation sensible des plantes, conservation des aliments et préparation… Les jardinier·ères maîtrisent les aliments consommés, de la graine à l’assiette. Les graines utilisées pour les semis, ou les plants, font l’objet de choix motivés et parfois engagés. Il est important pour Gladys de récolter-réutiliser ses propres graines, notamment pour garantir l’adaptation des plantes au terroir local.

« Oui, tout est mes graines. Mes tomates c’est mes graines aussi. Je récupère les graines de courgette, tomate, butternut, courges et tout ça. Et après c’est tout. J’ai essayé le poireau mais ça n’a pas marché. Il faudra que je réessaie. On réussit pas tout. C’est à dire que c’est bien de garder ses graines parce que la graine vient d’un légume qui a connu le terroir, notre terre à nous. La graine après elle va pousser sur un terrain qu’elle connait déjà. Ça garde la mémoire. »

Gladys

Pour l’achat de graines, les jardinier·ères demeurent vigilant·es à leur sélection, parfois pour concorder avec des sensibilités environnementales et sociales. Agata, qui « s’essaie à la permaculture » , favorise les semences paysannes issues de l’agriculture biologique, achetées ou troquées avec d’autres particuliers. Ce n’est qu’après avoir épuisé cette option qu’elle se tourne vers les grandes surfaces.

« On s’essaie à la permaculture, donc justement, le paillage, la rotation des cultures, l’association des plantes pour limiter les dégâts. Les maladies, les ravageurs… Bon après, c’est compliqué… on fait attention à ce qu’on achète comme graines. […] On les trouve sur internet. Il y a des sites de vente aux particuliers. Des graines bio, fertiles. […] Après on peut faire des échanges. Quand on n’y arrive pas, tant pis, on va en grande surface et on achète des graines différentes pour sauvegarder un peu les récoltes de l’année [Rires]. »

Agata

Par ailleurs, la régie du jardin passe par la compréhension des besoins de la plante : remarquer son flétrissement ou des parasites sur ses feuilles par exemple, et y remédier en cherchant des solutions. Gladys observe avec attention ses légumes et va jusqu’à comparer leur système vivant à celui de l’Homme (les cheveux d’un Homme aux feuilles d’un pied d’haricots) pour formaliser son diagnostic : un manque d’eau.

« Mais hier soir ils avaient arrosé et ils avaient oublié deux rangs de haricots verts que j’ai arrosé ce matin. Parce que je vois déjà les feuilles qui commencent à se flétrir. C’est pas bon ça, les haricots verts il faut qu’il y ait de la flotte. Ça ne pousse pas sinon. Manque d’eau. Imaginez que vous ne buvez plus, vous n’allez pas développer des beaux cheveux : vous gardez l’eau pour votre cœur, votre cerveau. C’est d’abord la survie. »

Gladys

Pierre a été confronté aux parasites sur ses blettes et a débuté une micro-enquête pour trouver une solution : après une recherche sur internet, il trouve une recette à base de « savon noir et […] vinaigre » . La recette, mal dosée, entraine une brulure des feuilles mais il garde en mémoire cet essai-erreur pour être plus vigilant l’année prochaine, s’il est de nouveau confronté au problème. L’expérience du jardinage se construit alors dans l’expérimentation, l’observation sensible et dans des formes de pré-enquêtes.

« J’ai essayé parce qu’avant j’avais des poux [sur les légumes], je vous montrerai sur les blettes, on avait trouvé un truc sur l’ordi où il fallait du savon noir et du vinaigre, mais j’ai pas regardé les proportions, alors j’ai pris du vinaigre de vin que je fais moi-même, et un peu de savon noir. J’en ai bien mis et le lendemain, les poux ils y étaient plus ! Mais les feuilles étaient cramées [Rires] […] Après en général j’en mets pas, Voilà, c’était là, parce que je voulais chercher un truc naturel pour lutter contre les poux parce que je voulais pas acheter un produit qui va les tuer et pas foutre de la merde sur mes plantes et j’ai essayé ce mélange et qui a pas été une réussite ! La prochaine fois il faudra que j’aille plus loin dans mes recherches éventuellement, il doit y avoir des proportions à respecter quoi ! Si l’an prochain je replante des blettes et s’il y a des poux, je vais essayer de les combattre et de pas les cramer quoi. Après je mettrai pas ce qu’ils vendent, des produits… non ! Ça c’est terminé. »

Pierre

En outre, les jardinier·ères maîtrisent aussi la conservation et la préparation des produits du jardin. Mise en conserves, congélation… autant de moyens de bénéficier de ses « bons légumes » tout au long de l’année, par exemple pour Pierre, Peter et Gina. La préparation des repas avec ses légumes du jardin – de la soupe au ketchup – est aussi associée à un plaisir (Oscar) et parfois à la volonté d’éviter les produits transformés vendus en supermarché (Léo).

« À l’époque y a quelques années au début, on faisait des conserves et tout, maintenant on le fait pas. Y’ en a certains qui font des conserves et qui en profitent toute l’année quoi. On la met un peu au congélateur, maintenant on congèle plutôt que de faire en conserve. […] On fait des soupes, on fait des trucs, avec les courges, avec les potimarrons, les butternuts. »

Pierre

« C’est un peu des habitudes qu’on a gardées aussi, de se dire qu’on trouvera pas forcément de légumes, de bons légumes, en janvier, du coup on peut passer par le système de conserve pour se dire que pendant la période un peu plus compliquée, on peut quand même… »

Peter

« Là on a des aubergines, on a des courgettes, des tomates, de la salade. Mon père il a fait du choux fleur, du chou vert, des blettes. Il fait de tout mon père. Il fait de tout. On a des légumes autant pour l’hiver que pour l’été. »

Gina

« On cuisine, par contre on ne mange pas de produits manufacturés. Ou on limite au maximum ce qu’on peut faire. On utilise du ketchup ou quelques sodas ou quelques jus de fruits. Quoi que le ketchup elle a appris à le faire aussi. »

Léo

« Concernant les légumes donc je produisais… j’avais des légumes en quantité, moi j’aime bien cuisiner, j’adore ça. Et donc en fait on mangeait beaucoup de légumes différents, tomates etc., c’était la joie. Et puis avec des légumes de qualité. »

Oscar

Maîtriser les risques liés aux produits phytosanitaires est un argument très largement mobilisé par les jardiniers que nous avons rencontrés et demeure l’un des principaux points de vigilance du mode de production des légumes et autres plantes du jardin, un moyen de protéger sa santé et parfois l’environnement. Louise désapprouve l’utilisation de produits phytosanitaires en agriculture conventionnelle, mobilisant l’argument de la pollution de l’eau et des sols (par le traitement des vignes par exemple) et indirectement celui de la santé des consommateur·trices (culture de légumes hors sol avec ajout d’engrais chimiques). Dans son jardin, elle n’utilise pas de produits phytosanitaires, concrétisant ce faisant une alternative pratique au modèle agricole qu’elle critique.

« Oui la vigne ça attrape beaucoup de maladies et après forcément [avec les traitements] ça empoisonne le sol, l’eau enfin après… Je trouve ça catastrophique, tout comme les légumes qui poussent dans un sceau avec des engrais quoi… C’est… Enfin, j’adhère pas du tout quoi… Enfin je… En Espagne ils font ça quoi… […] Moi ça non, je peux pas concevoir ça. Moi j’ai mes tomates, il y en a qui ont le cul noir hein, bah tant pis. Je coupe et puis je mange ce qui n’est pas attaqué hein. »

Louise

Valérie a installé, aux abords de son jardin, des panneaux pour limiter les transports de « produits » des champs voisins jusqu’à ses cultures.

« Moi je fais la culture biologique, sans aucun produit. J’ai mis des parcours qui protègent du côté où il y a des champs. Mais c’est certainement pas suffisant. Et puis bon, j’ai pas une production extraordinaire, bon. C’est pas trop grave. »

Valérie

Pierre, Jeanne et Sami sont attentifs à utiliser peu de traitements sur leurs cultures, et choisissent des fongicides ou engrais qu’ils jugent « tolérés » en agriculture biologique. L’activité de jardinage et la qualité des produits consommés reste ici sous contrôle, souvent en opposition à la méfiance envers les produits cultivés par d’autres.

« [Jeanne] Maintenant tu sais ce que tu manges, tu sais que c’est pas traité.  [Pierre] Oui, on sait ce qu’on y met. Parce que les produits qu’on achète… […] Je mets absolument pas de traitement. Je mets des petits granulés bleus là. C’est comme de l’engrais. C’est de l’Ammonitrate, c’est entre guillemets, conseillé pour l’agriculture bio ou je sais pas quoi. »

Pierre et Jeanne

« La vigne, je traite très peu. Je mets la bouillie bordelaise ou le souffre c’est tout. […] Parce que la bouillie bordelaise c’est aussi recommandé, enfin toléré, accepté, en agriculture biologique. C’est du sulfate de cuivre pour lutter contre le mildiou. […] je fais nature quoi. Voilà. Le plus possible. »

Sami

En ce sens, André souligne qu’il se méfie du respect, par les petit·es producteur·trices, des dosages recommandés en produits phytosanitaires : il fait référence à l’anecdote d’un agriculteur qui aurait largement dépassé les doses de parathion sur ses cultures et aurait eu des troubles de santé de ce fait ; ainsi qu’à l’observation de « bidons de Round Up » dans des fossés en Vendée.

« Le petit jardinier qui vient vendre ses produits j’ai tendance à me méfier un peu… Parce que le petit jardinier on sait jamais comment il traite ses produits… J’ai un souvenir comme ça de mon père qui racontait qu’il […] avait un copain qui était paysan, agriculteur. Et un jour il vient le voir en lui disant « je sais pas comme ça se fait, je suis pas bien […] ça va plus avec ma femme… Je vais pas m’étendre là-dessus, disons que j’ai des pannes voilà. Et j’me sens vraiment pas bien. » Et mon père il dit « mais faut que t’ailles voir un médecin ! – Bwoaf non ! ». Et puis tout d’un coup, mon père lui dit « mais dis donc t’as traité tes arbres récemment ? – Ah oui, oui. – T’as traité avec quoi ? – J’ai traité avec du parathion. » […] Il dit « Combien tu mets de dose » et l’autre lui dit qu’il met carrément le flacon. Mon père lui dit « mais t’es malade ! […] c’est deux cent fois la dose que tu mets ! » Alors ça, plus des bidons qu’on trouvait parfois en Vendée ou ailleurs dans les fossés, des […] bidons de Round Up balancés dans les fossés. Ça, ça me met la puce à l’oreille un peu. C’est pas parce que c’est un petit jardinier qui cultive dans son petit jardin traditionnel avec des méthodes traditionnelles que je vais forcément me rassurer en me disant que lui met la dose de sulfate de cuivre correcte pour faire sa bouillie bordelaise, donc ça je m’en méfie. »

André

Pour les produits de la grande consommation, les labellisations biologiques ne semblent pas non plus garantir, aux yeux de certains jardinier·ères, l’absence de résidus de produits phytosanitaires dans les légumes. Pierre a « toujours des doutes » sur la qualité des produits étiquetés biologiques.

« C’est plus agréable de manger une salade ou une tomate de chez soi, […] c’est autre chose que ce qu’on achète dans la grande consommation. Parce que même dans les produits bio, on a beau nous dire, on a toujours des doutes. »

Pierre

Agata et Gianis en doutent également, au regard de la variation des cahiers des charges de l’agriculture biologique entre les pays et d’une enquête de l’UFC-Que choisir prouvant à leurs yeux la présence de résidus de produits phytosanitaires dans les légumes biologiques.

« [Agata] Les produits bio de l’étranger, on sait que c’est pas forcément bio. [Gianis] Les taux sont différents !  […] Oui, parce que y a beaucoup de mon âge, beaucoup de femmes de mon âge qui ont des soucis de tyroïde et qui disent « bah on sait bien que ça a pas dû nous faire du bien ». […] Quand on voit les associations par exemple, on est abonné à Que Choisir, quand ils font des enquêtes sur les produits bio et qu’on voit tout ce qu’ils retrouvent dans les produits bio, ça fait peur quand même ! Le bio qui est pas vraiment bio alors le non bio là… On voit plein de maladies qui apparaissent dans nos sociétés. Y a de plus en plus enfants autistes, y a plein de maladies auto-immunes… Quand on voit tous ces trucs-là, on se dit que finalement… c’est peut-être normal aussi… »

Agata et Gianis

Ces pollutions aux produits phytosanitaires participent à expliquer, pour Agata, l’émergence de problèmes de santé publique (problèmes thyroïdiens, autisme, maladies auto-immunes). Maîtriser les conditions de production d’un aliment biologique, le faire soi-même, est alors un moyen de préserver sa santé par la consommation d’une « nourriture la plus saine possible » , nous rappelle Agata. Au-delà de sa propre santé, le jardinage peut aussi être un moyen de changer de mode de vie, de mode de consommation et l’expression d’une sensibilité à l’environnement.

« À la maison on fait attention aux pollutions. Au jardin, […] j’utilise pas de produits : si ça pousse tant mieux, si ça pousse pas tant pis. Je vois pas l’intérêt de faire un jardin si c’est pour manger des produits avec des pesticides. […] On essaie d’avoir la nourriture la plus saine possible. On fait attention aux produits qu’on achète. Tous les produits chimiques, on essaie de réduire au maximum. Et puis voilà. […] Y en a pour qui le jardin c’est un passe-temps mais c’est plutôt les retraités en général, les gens actifs c’est justement par soucis de santé. Parce qu’on sait bien que les produits qu’on achète dans le commerce ils sont bourrés de cochonneries. De pesticides notamment. Et on veut au maximum ça [une bonne santé], donc on fait soi-même. »

Agata

C’est le cas de Marie qui a aménagé la partie haute de son jardin pour développer un projet permacole collectif, dans le but « de faire un pas de côté par rapport à la consommation et d’être plus en rapport avec la terre » alors même que ces valeurs ne sont pas familières dans son éducation familiale. Jardiner pour s’engager, face à un monde dont on remarque les faiblesses.

« Ensuite par rapport à la permaculture… Ça c’est les aspects positifs, donc on a fait rénover une autre partie qui est là-haut, là où on va accueillir nos locataires mais qui sont parties prenantes à un projet de permaculture. […] y avait aussi l’idée de faire un pas de côté par rapport à la consommation et d’être plus en rapport avec la terre. Et ça, c’est plus difficile, parce qu’on n’a pas forcément une histoire familiale qui fait que quelque part on a des connaissances etc. »

Marie

La maîtrise de la production des légumes jusqu’à leur conservation-transformation génère une satisfaction, un plaisir et une confiance dans le légume consommé. Gladys exprime très clairement qu’elle « aime voir cette évolution […] de la graine jusqu’au bout et qu’est-ce que j’en ai tiré » .

« J’aime voir cette évolution. Ce qui me plait c’est de voir de la graine jusqu’au bout et qu’est-ce que j’en ai tiré, et hop recommencer l’année d’après. »

Gladys

Pour Gina, Pierre et Gabriel, savoir ce que l’on mange est rassurant et génère une confiance forte dans la qualité sanitaire des légumes autoproduits, des légumes « plus naturels » que Pierre n’hésite pas à faire consommer à ses petits enfants lors de leur passage au jardin. Le jardinier·ère, au « corps à corps[1] » avec son légume (autrement dit, en contact direct avec celui-ci), perçoit et authentifie immédiatement la qualité de l’aliment par les sens. Cette activité évaluative passe principalement par le goût et l’observation visuelle.

« Si vous aimez les légumes, vous savez ce que vous mangez quoi ! Comme nous notre jardin, on sait ce qu’on mange. On met pas de produits, on met rien dessus, c’est bio chez nous ! […] ça nous rassure »

Gina

« Comme dit mon épouse [Jeanne], on sait au moins ce qu’on mange. Quand j’ai les petits enfants qui viennent avec les tomates cerises et tout ça : « Papy on va au jardin » voilà, je sais qu’ils peuvent le manger sans aucun risque quoi. […] J’ai l’impression quand même que c’est des produits beaucoup plus naturels. »

Pierre

« Au magasin, je ne sais pas si c’est du plastique ou de la vraie salade. Donc, quitte à y être, je préfère le faire chez moi. Au moins, je sais ce que je mange, mais j’ai toujours fonctionné comme ça. »

Gabriel

Robin, Pierre, Jeanne et Nael expliquent que l’on reconnait un produit du jardin à sa texture, à son gout et à sa saveur ; en somme à ce qui est bon pour les papilles gustatives.

« Oui, on mange beaucoup de tomates. J’en donne aussi. Mais les tomates, c’est du jardin. Pas celles de l’Intermarché. Ce n’est pas les mêmes, disons. Ça n’a pas le même goût, ça n’a rien à voir. Les seules que j’achète, c’est des petites tomates, des tomates cerises. J’aime bien. Après, le reste, ça ne vaut rien du tout. »

Robin

« [Jeanne] Et puis ça a du goût ! [Pierre] Voilà, c’est autre chose. C’est vrai que madame aussi les trouve meilleures. C’est différent, ça a davantage de gout… »

Pierre et Jeanne

« Oui, les tomates on ne mange que celles du jardin. On n’en achète jamais. Les tomates du commerce, espagnoles qui ne poussent même pas dans la terre, c’est pitoyable. C’est pas bon. C’est surtout ça. Si le procédé donnait de bons légumes, pourquoi pas. On va pas dire que c’est inmanageable, mais ça n’a aucun gout. Alors qu’ici c’est des tomates juteuses, savoureuses, qui ont du gout. »

Nael

A contrario, les produits vendus dans les grandes surfaces sont reconnus à l’absence de ces caractéristiques, trahissant leur origine (des tomates qui n’auraient pas poussé dans la terre, selon Nael). L’esthétique du légume du jardin est aussi évaluée et traduit son authenticité, sa qualité et de facto l’appréciation positive de l’aliment.

Pierre, André et Peter nous font part de l’aspect des fruits et légumes du jardin : biscornus, piqués par des oiseaux, ni « rutilant[s] » ni « magnifique[s] », d’une « forme particulière ». Ces aliments à l’esthétique imparfaite, pourtant volontiers reconnus comme jolis, mûrs ou meilleurs, sont ceux que les jardiniers aiment. Des aliments appréciés donc, en contrepoint de ceux trouvés en grande surface dont l’esthétique trop parfaite et parfois le suremballage (plastique) suggère presque que quelque chose ne va pas, qu’il faudrait certainement s’en méfier.

« Voilà, les tomates, vous allez voir, il y en a certaines qui sont un peu biscornues, truc comme ça, y a un oiseau qui l’a piquée et tout… Quand vous allez au supermarché, elles sont toutes belles, toutes magnifiques, les fruits c’est pareil. […] Les tomates et les salades comme ça. […] [les nôtres, elles sont] un peu abîmées. Mais c’est aussi parce que j’ai rien mis. C’est toujours pareil ! Après certaines sont jolies aussi mais elles sont pas parfaites, alors que celles que tu trouves dans le magasin… »

Pierre

« Et j’aime pas quand les tomates et les fruits sont trop jolis. On avait des arbres chez nous, on ramassait des fruits, je sais ce que c’est qu’un fruit mûr. C’est pas un fruit rutilant, magnifique… Tout à l’heure on parlait du Japon, où on vend la pomme à l’unité enveloppée dans du plastique. C’est sidérant ça quand même. Si vous voulez voir une bonne utilisation du plastique, allez faire un tour là-bas dans les grandes surfaces, vous allez être sidérés. Pour un peu ils mettraient chaque radis dans du plastique [Rires] »

André

« On sait que la tomate [du jardin] elle peut avoir une forme particulière, et c’est pas pour ça qu’on va la mettre à la poubelle, au contraire, elle sera peut-être meilleure que celle qui sera bien ronde qu’on verra arriver en janvier quoi… »

Peter

Pour Dimitri et Rosa, c’est aussi à la taille que l’on distingue un produit du jardin à un produit d’un magasin : ils nous montrent, en entretien, le poivron qu’ils ont récolté, bien plus petit que ceux des supermarchés. Nul doute que le produit du jardin ne se confond pas avec celui que l’on achète à des tiers : pas besoin de plus que cette authentification sensorielle pour apprécier la qualité du légume. Elle est d’autant plus évidente qu’elle est le résultat de la suite d’opérations de maîtrise de la production-conservation-préparation de l’aliment.

« [Dimitri] Les poivrons que l’on cultive sont petits mais voilà on en a eu et on n’a rien mis. Quand on va au magasin, ils sont plus gros. [Rosa] Au supermarché ils sont énormes. [Dimitri] Au supermarché on en voit des gros comme ça, mais là ils sont petits [les poivrons]. C’est pas des piments [rires]. »

Dimitri et Rosa

Incontestablement, manger ses propres légumes est associé au plaisir. Peter associe cette consommation à « une chance ».

« C’est à dire que les haricots verts que Mamie met dans une conserve n’ont rien à voir avec ceux qui parfois arrivent à la cantine avec… Voilà, vous voyez ! Faut en profiter, parce que c’est pas tout le monde qui a cette chance d’avoir ce genre de produits. »

Peter

Pour Louise, manger les légumes du jardin vaut « tout l’or du monde », traduisant l’incommensurabilité de cette pratique. Un plaisir qui s’enracine plus largement dans la pratique du jardinage dans son ensemble (du travail de la terre à la mise en bouche) : lorsque les jardinier·ères nous en font le récit, ils·elles nous livrent un attachement à la pratique.

« C’est trop bien, manger les tomates du jardin. Ça, ça vaut tout l’or du monde ! »

Louise

Quelques jardinier·ères mettent aussi en avant la fonction économique du jardinage, une alternative à l’achat et une limitation des dépenses de consommation alimentaire. Une petite partie des jardinier·ères rencontré·es soulignent la capacité de leur potager à couvrir les besoins alimentaires de la famille sur « 6 bons mois de l’année » (Gladys) et les économies financières réalisées de cette façon (estimées à 1000€ par Gina).

« Je produis l’équivalent de 6 bons mois de l’année ou je n’achète pas. Je fais ma sauce tomate, pour tout le monde. »

Gladys

« Oui, c’est ma production personnelle. J’achète pas les patates, les tomates, les courgettes tout ça, c’est une production à la maison. […] ça nous fait des économies. Parce que quand vous voyez le prix des légumes et tout. C’est une économie de peut-être 1000€ quoi ! »

Gina


[1] pour reprendre l’expression de C. Bessy et F. Chateauraynaud (2014).

Être au jardin : activité physique et bien être

Dépassant le cadre de la consommation, la pratique du jardinage est aussi perçue comme une activité physique saine et un moyen de garantir certaines formes de bien-être. Henry et Solange, un couple de retraités, expliquent que le jardinage est une occupation, une distraction, un espace de convivialité, une pratique sportive (que l’on préfère à la salle de sport), un moyen de passer du temps à l’air libre… D’autant plus que l’esthétique du lieu et ses alentours sont vivement appréciés (un cadre « magnifique » et « merveilleux ») : ils aiment passer du temps dans cet espace.

« [Henry] [tous ces gens] qui ont perdu la distraction, leur occupation, etc. C’est monstrueux. [Solange] C’est convivial le jardin. […] [Henry] C’est monstrueux les personnes qui ont perdu leur idée de se lever le matin et de se dire « je vais au jardin ». [Solange] Et le plaisir d’aller cueillir. [Henry] Et pour beaucoup c’est une activité très saine le jardinage. Quand on fait 2 heures de désherbage, comme on fait des fois le matin, vous avez vu tous ces liserons ? On n’en vient pas à bout ! […] On fait marcher les bras hein. Il vaut mieux ça qu’une heure en salle de sport. Nous ça nous plait beaucoup d’être en extérieur dès que les beaux jours arrivent, vers mars, avril… […] Parce que c’est joli, c’est un très beau coin. C’est dommage que ce soit abandonné. [Solange] C’est magnifique vous verrez. [Henry] C’est super, c’est une richesse pour la commune, pour les gens du village, etc. C’est dommage vraiment. […] [Solange] Ce n’est pas du tout le même cadre que les rives de l’Orbiel et les rives du Canal. Là où l’on est, c’est merveilleux. […] Puis là-bas [au jardin en bord de l’Orbiel] […] on s’y plait beaucoup, on y va, on entretient. On trouve que c’est dommage que ce soit à l’abandon comme ça tout le reste [des jardins]. […] [Nous sommes dans le jardin, face à la rive du Canal, un endroit arboré et vert. Solange m’indique] Regardez, prenez une photo de cette coulée verte. »

Henry et Solange

En témoigne l’incitation de Solange à porter le regard sur la « coulée verte » mitoyenne à leur espace de jardinage, et à la photographier (Photo 5). L’acte de cueillir est par ailleurs qualifié de « plaisir ». Leur rapport à la pratique est empreint d’une multitude d’évaluations positives : ils affectionnent tant l’espace que la pratique.

Les alentours d’un jardin potager, décrits comme verdoyants
Source : PRIOR, 2022

Pour un autre habitant retraité, Pierre, le jardinage est une façon de se mouvoir et d’entretenir sa forme, en opposition à des activités à l’intérieur, comme regarder la télévision, qu’il nous présente comme peu satisfaisantes.

« Voilà mon jardin alors. Il y a de quoi s’occuper hein ! Ça m’entretient la forme. […] le jardinage, je vais continuer encore quelques années, tant qu’on peut cultiver. Ça me maintient en forme aussi, ça fait un peu d’activité. J’ai pas envie de rester là, le cul sur une chaise, devant la télé, c’est pas trop mon truc.  »

Pierre

Si nous avons vu dans la sous partie précédente que le jardinage peut avoir une fonction économique, pour d’autres c’est uniquement le plaisir de jardiner qui motive la réalisation de la pratique ; comme c’est le cas pour Francis qui associe la pratique au plaisir plus qu’à une nécessité alimentaire. Il est à noter que tous les enquêté·es présenté·es dans ce dernier encadré, sont retraité·es : avoir arrêté son activité professionnelle semble ainsi participer à accentuer l’importance accordée au jardinage comme espace de maintien de son activité physique et de son bien-être.

« C’est pour dire qu’on va au jardin, on ramasse sa salade, ses tomates… C’est un plaisir ! C’est pas par nécessité ! »

Francis

Toutefois chez les actifs aussi, la pratique peut être associée au plaisir. Nael, un actif de 53 ans, jardinait parce que c’est un espace de sociabilité. Il jardinait en collectif, avec des amis à lui : « y aller ensemble […] le but c’était ça » nous dit-il. Une occasion de passer du temps avec ses amis donc, autour d’un repas ou d’un apéritif, ponctué d’un « petit méchoui » à la fin de l’année : une forme de maintien de la vie sociale que nous rattachons ici à une définition large de la santé[1].

« Partager un truc avec les copains. Faire un grand potager ensemble. Les propriétaires c’est que moi et ma femme, mais après on était avec des amis : 3 familles. C’est sympa, on se faisait un petit méchoui à la fin, avant la fête de la patate. […] Oh, pour gérer le jardin, pendant les vacances on alternait. Mais sinon on se débrouillait pour y aller ensemble parce que le but c’était ça. Une bonne grillade, un petit apéro et tout le monde rentrait content. C’était un moyen de passer du temps ensemble. »

Nael

Pour Robert aussi le jardinage était associé à la sociabilité : un espace de discussion dans lequel il fait bon vivre.

« Il y avait effectivement des jardins entretenus, voilà, c’était très joli à voir, hein. Chacun avait sa parcelle, comme un peu les jardins ouvriers, si vous voyez ce que je veux dire. Voilà, et toutes les petites parcelles étaient entretenues, voilà, il y avait de la sociabilisation, ça se finit avec des discussions, c’est très intéressant »

Robert

La pratique du jardinage nous renvoie à la notion d’attachement, qui peut « seulement être vécu, senti, expérimenté, […] il est à la fois une manière d’être et une manière de faire, [impliquant] à la fois le sentiment d’un lien et la participation à […] ce même lien » (Grenet et al., 2015[2] citant Hennion, 2010). L’activité de jardinage est alors un espace social de fabrique d’attachements : investissement et bénéfice, expression d’un rapport à la consommation, à la santé ou encore au bien commun… autant de liens entre l’homme et son milieu.


[1] L’OMS définissant la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »

[2] Marie Grenet, Élisabeth Rémy, Marine Canavèse et Nathalie Berthier, « Des jardiniers à l’épreuve du sol urbain », Projets de paysage [En ligne], 13 | 2015

Des prises individuelles pour cohabiter avec les métaux lourds

Jardiner sur un territoire que l’on sait ou que l’on suspecte d’être pollué aux métaux lourds peut suggérer une antinomie troublante et un risque de détachement de la pratique. Il faut préciser que l’attachement ne doit pas être conçu comme un précédent (quelque chose de pré-existant a priori), il est le fruit d’une fabrique : il se forge, se délite, se reconfigure par et dans les épreuves. L’attachement n’est pas strictement « positif », il se fabrique aussi en intégrant des troubles, des déséquilibres, des dérangements. En ce sens, penser que les légumes que l’on maîtrise puissent être pollués reconfigure les formes d’attachement à la pratique. Ces attachements peuvent se construire ou reconstruire[1] au gré de diagnostics (environnementaux et/ou sanitaires) et d’actions pratiques (modifier sa pratique, l’arrêter, la continuer en l’état).

La contamination des produits du jardin par les pollutions d’après-mine peut entrer en dissonance avec l’objectif, souvent énoncé par les jardinier·ères, de consommer des produits sains, notamment lorsqu’ils sont autoproduits, pour se prémunir des expositions aux produits phytosanitaires, dissonance affectant le rapport à la santé et à la consommation construit par les jardinier·ères au travers de leur activité. Dimitri et Lauranne expliquent que la pollution aux métaux lourds, par l’irrigation du potager en eau potentiellement polluée, pourrait mettre en échec leur pratique de culture biologique.

« Nos fruits et nos légumes, si finalement on essaie de faire, plus ou moins, du bio, de ne pas mettre d’engrais, de pas mettre de trucs ; s’il faut en arrosant avec le puits, on se pollue naturellement, avec ce qui est tombé quoi. »

Dimitri

« Donc ouais, mes parents sont contents parce qu’on a toujours mangé les produits du jardin, et que c’est bio, etcetera, mais bon si c’est arrosé avec de l’eau qui est polluée et plein de saloperies, ben… voilà. »

Lauranne

Le trouble généré par la pollution apparait aussi par la transformation des qualifications de l’espace de jardinage, des légumes et des sols, déséquilibrant le rapport esthétique aux objets et l’investissement des jardinier·ères à la maîtrise de leur activité. Les sols maîtrisés et amendés laissent place aux sols « impropres aux cultures » (Sylvie), les légumes savoureux deviennent « impropres à la consommation » (Gina), l’espace de jardinage verdoyant devient « ravagé » (Geneviève) « détruit » (Gina).

« C’était hors de question d’exploiter ce jardin-là. […] [un établissement public a] dû faire analyser les sols. Et ils étaient impropres aux cultures. »

Sylvie

« L’eau est venue de là et ça a détruit, enfin le jardin a été touché. On avait fait évaluer et y avait du cyanure, enfin y avait pas mal de métaux lourds donc du coup c’était impropre à la consommation quoi. »

Gina

« Et surtout après les inondations parce qu’après les inondations, les jardins ont été ravagés et puis on a commencé… Voilà, donc il y avait les jardiniers qui venaient constater la désolation. C’était à pleurer. »

Geneviève

Pour Henry et Solange, la terre limoneuse jugée « très fertile », une « bonne terre végétale », devient polluée à l’arsenic : l’objet naturel qu’est le limon – essentiel aux cultures et considéré comme un atout – devient objet problématique. Leur espace de jardinage, « merveilleux », « magnifique », auquel certain·es jardinier·ères sont très attaché·es devient « pollué », « abandonné » .

« [Henry] Quand il y a des inondations, l’eau est boueuse. Elle est chargée de boue et de terre. Cette terre s’appelle du limon. [Solange] On parle de la plaine fertile du Nil, parce que le Nil en Egypte quand il s’étale il laisse une partie de terre végétale qui est très fertile. Normalement c’est fertile, mais là c’était fertile avec de l’arsenic. Les jardins sont souvent en bordure de rivière pour ça [fertilité du sol]. [Henry] Quand la rivière se retire, elle laisse le limon. C’est bien connu avec le Nil qui pendant des milliers d’années a permis de fertiliser la terre. […] [Solange] Le limon pur c’est magnifique. [Henry] C’est de la bonne terre. [Solange] Mais le limon pollué avec de l’arsenic, des métaux lourds… [Henry] Du cobalt, tout [plein] de métaux lourds, du plomb… […] [Solange] on en redemande que ce soit irrigué, pas inondé comme avec des dégâts, mais qu’il y ait des dépôts de bonne terre végétale, de limon. C’est la pollution qui est le problème. […] [Henry] C’est tout à fait naturel de vouloir faire les analyses et dépolluer. [Solange] Notre seul patrimoine touché, qui n’est pas quand même le principal. On s’est dit on va quand même essayer de faire quelque chose. […] [Solange] Parce que c’est joli, c’est un très beau coin. C’est dommage que ce soit abandonné. [Henry] C’est magnifique vous verrez. [Solange] C’est super, c’est une richesse pour la commune, pour les gens du village, etc. C’est dommage vraiment. »

Henry et Solange

Le trouble généré par la contamination potentielle du jardin devient, pour certain·es, le moteur d’opérations sociales d’identification de l’état de pollution de l’espace de jardinage et parfois de recherche-mise en place de solutions pour les contourner, les éviter, y remédier. Comment les jardinier·ères s’y prennent-ils·elles pour faire cohabiter pollutions et jardinage ? Comment les jardinier·ères se réapproprient-ils·elles cette pratique, à laquelle ils·elles tiennent ?


[1] La reconstruction ne doit pas être entendue comme un retour à une situation mais comme une transformation de celle-ci.

Investiguer : la vigilance renforcée sur les paramètres environnementaux au jardin

C’est bien parce qu’il y a ces liens entre Homme et environnement, cette maîtrise et ce déséquilibre suggéré par les pollutions, que les jardinier·ères développent des expertises par des diagnostics environnementaux précis. En d’autres termes, les jardinier·ères sont à la recherche d’une qualification fine de la contamination de leur espace de jardinage : expertise accentuée, points de vigilance renforcés, recours fréquent à l’analyse chimique des sols…

Les jardinier·ères sont vigilant·es aux apports complémentaires en métaux lourds que peut suggérer l’irrigation de leur jardin (ou d’un espace de jardinage dont ils·elles ont consommé les légumes). L’arrosage des cultures avec l’eau de l’Orbiel ou ses affluents est la plus fréquemment questionnée : prise directe dans la rivière, puits, béal… autant de sources d’approvisionnement en eau qui font l’objet d’un diagnostic. Karine et Bastien ont consommé, sur des temps longs, les produits de jardins irrigués par prise d’eau directe dans l’Orbiel. Tous deux ont aujourd’hui des problèmes de santé et mettent en cause cette irrigation du jardin pour expliquer la contamination des légumes consommés et donc leur imprégnation aux métaux lourds.

« Et le jardin qui était irrigué par l’eau de l’Orbiel, il irriguait avec une pompe et du coup le jardin était irrigué avec de l’eau de l’Orbiel… Et nous on mangeait les légumes de là. Moi j’ai un problème de tyroïde, j’ai une tyroïde qui fonctionne plus […] et c’est vrai qu’on s’est demandé si ça venait pas de là aussi… »

Karine

« Mes parents, mes grands-parents, ont eu des jardins potagers dans la vallée de l’Orbiel, […], mais près de l’Orbiel et arrosé avec l’eau de l’Orbiel. Et donc j’ai pas mal de problèmes de santé aujourd’hui, et ça me préoccupe de savoir toute la pollution qu’on a eu, qu’on a pu absorber par rapport à cette consommation des légumes depuis 40 ans. Toute ma famille avait des jardins potagers sur la vallée de l’Orbiel, sur le lit de l’Orbiel même carrément. D’ailleurs, [un membre de ma famille] en a encore deux qu’il a arrêté d’exploiter depuis les dernières crues. »

Bastien

L’eau des puits fait aussi l’objet d’un diagnostic. Nael a estimé pour un temps que son puits, quand bien même il est situé à proximité de la rivière, n’était pas ou peu contaminé, appuyant son jugement sur la capacité de filtration des sédiments et éloignant ainsi les craintes de contamination des légumes (i.e. de santé). La situation d’entretien favorisant certainement la réflexivité, il revient néanmoins sur ce raisonnement : la distance entre le puits et l’Orbiel semble finalement trop faible pour exempter le puits d’une contamination. Le cheminement réflexif de Nael souligne la dimension évolutive et situationnelle des diagnostics environnementaux.

« Il y avait un puits. Là aussi, on pouvait se dire que bon le puits peut être qu’il était un peu moins impacté que l’Orbiel. […] on voulait bien croire, peut-être, que les sédiments avaient un pouvoir magique de filtration. [Rires] On est cons parfois hein à se persuader de certaines choses. […] Parce que si la rivière est polluée, forcément le puits qui est à 20m ne peut être que pollué. »

Nael

La question de la prise d’eau directe dans un affluent de l’Orbiel peut aussi questionner les jardinier·ères. Jean-Philippe s’inquiète de la contamination de son eau d’irrigation, provenant d’un béal dont une partie est puisée dans un affluent de l’Orbiel, et de la contamination des framboisiers qu’il a irrigués.

« […] Alors justement on vous parlait du béal […] Oui là actuellement, la problématique c’est pas le sol, enfin en tous cas qu’on se pose c’est pas le sol. […] Mais c’est, utiliser ou pas l’eau du béal, parce qu’il y a une prise d’eau sur un affluent de l’Orbiel, il y a une prise d’eau. Parce que l’été, le niveau d’eau diminue partiellement sur l’Orbiel donc […] le questionnement porte davantage sur l’utilisation de l’eau parce qu’on … […] Il faut arroser et tout mais moi la question serait surtout sur les framboisiers, parce que j’ai pu arroser les framboisiers avec cette eau quoi. »

Jean-Philippe

Hors des zones traversées par l’Orbiel, les jardinier·ères évoquent aussi leurs craintes. James et Karine s’interrogent sur l’odeur de soufre de l’eau de leur puits, à certains moments de l’année. Ils précisent que leur eau ne provient pas de « Salsigne » mais de la montagne noire, un élément rassurant. Ceci dit, James laisse ouverte la possibilité que le sol du territoire soit largement contaminé (au-delà de Salsigne, donc), atteignant son puits.

« [James] Il y a qu’un truc qui me… Pas qui me tracasse… Qui m’interpelle un peu… C’est au printemps : j’ai un puits, il tient pas l’année, et quand j’arrose avec, surtout avril, par là… Et bah l’eau j’ai l’impression, c’est plus qu’une impression, elle sent un peu le souffre. Ou les œufs pourris. Et l’eau elle vient de… [Karine] Elle vient de la montagne ! [James] Elle vient pas de Salsigne hein ! Alors est-ce que le sol il est vraiment imbibé, je sais pas. […] Quand y a de l’eau à l’automne ou à l’hiver tout ça… Quand je pompe, il n’y a pas cette odeur, il n’y a qu’à une période, au mois d’avril. Je sais pas pourquoi. »

James et Karine

Autre configuration pour Gabriel, qui questionne la source de l’eau de son puits. Il ne lui semble a priori pas relié à l’Orbiel, sans toutefois en être certain. Quoi qu’il en soit, les puits du village lui semblent non communicants, éloignant la crainte de contamination de son puits.

« Non, chez nous, non le jardin n’est pas au bord de l’Orbiel. C’est un ruisseau qui ramène… qui vient du lac de la Cavayère. C’est un très joli lac qui est à Carcassonne. C’est un petit ruisseau qui vient de là-bas. […] je ne sais pas si c’est en contact avec celui de l’Orbiel. Enfin, je ne le connais pas trop. Je ne sais pas, mais… Nous, en tout cas, nous, on ne se sert pas dans ce ruisseau. Nous, on a un puits. Je ne sais pas si c’est dû au ruisseau, si c’est dû à la pluie. Ce qu’on arrose, ça vient du puits. Et jusqu’à présent, ça fait cinq ans, je pense que l’eau du puits, elle est bonne. […] Et justement, comme je vous disais tout à l’heure, je ne sais pas s’ils sont communicatifs, les puits avec l’Orbiel. Il n’y a que ça qui serait dangereux. Après, si les puits sont séparés, chaque puits est séparé, je pense qu’il n’y a aucun souci »

Gabriel

Par ailleurs, la façon d’irriguer (arrosage au pied des plantes ou par asperseurs) et la capacité des plantes à capter l’arsenic semblent parfois s’entremêler, dans les logiques argumentatives, comme élément explicatif de la contamination des légumes. Pour James, le type d’arrosage est un point de vigilance au jardin, puisque les légumes auraient plus tendance à capter les métaux lourds par aspersion (arroser sous forme de pluie) que par leurs racines (arrosage au pied).

« Oui, parce que l’arsenic, c’est par arrosage que le légume absorbe l’arsenic, mais pas par la racine. […] C’est ce que j’ai lu, maintenant ! Par aspersion. »

James

Au-delà de la question de l’irrigation, les jardinier·ères sont vigilant·es aux capacités des plantes à aller puiser les métaux lourds dans le sol ou dans les ruisseaux, notamment grâce à leur système racinaire. Ainsi, suivant le récit de Bastien, il est fort probable que les cerises qu’il a mangées aient été contaminées puisque les fruitiers auraient des racines profondes et pourraient s’approvisionner en eau directement dans l’Orbiel.

« Donc quand on mangeait des fruits, des légumes, voilà on avait un cerisier, il était à 100 mètres de l’Orbiel et il y puisait l’eau. S’il y avait quelque chose [une pollution] dans l’eau qu’il puisait, ça se retrouvait dans les cerises. Au bout d’un moment, la pollution on l’a ingérée. »

Bastien

Un raisonnement aussi appliqué aux tomates par Thomas, en ajoutant une réflexion sur la capacité de cette plante à phyto-extraire les polluants (plus que d’autres).

« Sauf pour certaines plantes, notamment les plans de tomate qui font des racines qui descendent très profond, qui vont chercher à plus de 60 ou 80 cm, elles, elles vont taper dans l’arsenic de toute façon. Et en plus comme la tomate concentre l’arsenic, voilà. Vraiment ici, c’est pas un endroit de faire de la tomate, mais on devrait pouvoir faire autre chose. Avec des racines qui partent comme ça, et plus c’est amendé, moins y a de risques. »

Thomas

Thomas mais aussi Robert, Gladys, Mathéo, Nael ainsi qu’Henry et Solange mettent en avant la capacité différentielle des plantes à capter les métaux lourds : tomates, légumes feuilles comme la salade ou les épinards, certains fruits ou d’autres plantes potagères y seraient plus sensibles. Robert estime qu’il faut être vigilant à ne pas consommer en excès les épinards par exemple, pour éviter un « risque pour la santé ».

« Je pense notamment ce qui me revient à l’esprit c’est voilà on sait que les épinards absorbent si je puis dire facilement certains métaux lourds et donc à partir d’une consommation excessive bien évidemment ça avait un risque pour la santé. »

Robert

Pour appuyer leur propos, les jardiniers mobilisent des appuis différents : Gladys relate les conseils de l’expert venu réaliser des analyses de sols dans son jardin, Mathéo fait référence aux arrêtés préfectoraux énoncés dans la vallée, Henry et Solange évoquent les savoirs scientifiques et techniques des ingénieurs, Nael reste plus évasif en parlant « d’études » dont il ne cite pas la source. Cela montre la capacité des habitant·es à s’approprier des savoirs experts, scientifiques et techniques pour évaluer les légumes qui sont les « plus risqué[s] » à cultiver, pour reprendre les termes de Nael.

« L’équivalent de 6 bons mois de l’année ou je n’achète pas. Je fais ma sauce tomate pour tout le monde. D’ailleurs il me l’a dit [la personne qui est venue faire les analyses de sols] « fais attention parce que dans les tomates il y a souvent de l’arsenic ». Il y a des légumes qui pompent plus que d’autres. […] Et ben là oui, il m’a dit « j’ai vu que tu as mis beaucoup de tomates mais les tomates ça aime bien l’arsenic ». On savait pas. »

Gladys

« Ici nous on n’est pas concernés par le problème de l’irrigation. […] Après, il y a des légumes plus sensibles que d’autres à… enfin qui sont plus vecteurs que d’autres aux métaux lourds. Enfin ça vous, si vous avez cet arrêté préfectoral en main, je pense qu’ils l’évoquent ça. »

Mathéo

« [Henry] Il se trouve que suivant les plantes alimentaires, elles prennent plus ou moins la pollution, les métaux lourds. D’autres ne les pompent pas. [Solange] Elles captent plus ou moins l’arsenic. [Henry] Alors par exemple toutes les vignes du secteur, elles ont du limon et tout le monde s’en fout. Certainement à juste titre, parce que soi-disant, c’est dit par des ingénieurs, la vigne ne pompe pas l’arsenic. »

Henry et Solange

« Mon oncle souvent voulait me donner ses fruits et légumes. On a arrêté de lui en prendre, à partir des inondations. Et même bien avant, parce qu’on avait vu des études sur tout ce qui était légumes feuilles, [qui disaient] que c’était plus risqué que les autres légumes. Donc tout ce qui était salade, épinard, etc. on ne consommait plus ; même les fruits. »

Nael

Parfois le diagnostic sur les transferts sol-plante est poussé jusqu’à l’appropriation d’un outil de mesure d’habitude réservé aux experts : nous retrouvons ici Thomas, équipé d’un appareil de mesure, qui compare ses mesures des métaux lourds dans le sol à celles des fruits qui y poussent. Ainsi, il estime que les métaux lourds ne se transfèrent pas dans les fruits, les troncs des arbres permettant de les filtrer.

« C’est super intéressant de pouvoir mesurer les tomates, les carottes, pour voir si l’arsenic présent dans le sol se retrouve dans notre bouffe et si oui, en quelle proportion. On peut s’apercevoir par exemple que dans un sol qui contient plus de 1000 ppm d’arsenic, y a certains fruitiers où, dans les fruits, on retrouve rien. Tout se passe comme si les troncs filtraient cet arsenic. Ça c’est génial, c’est plutôt une bonne nouvelle. »

Thomas

Au-delà des plantes cultivées, les végétaux présents au jardin peuvent être des indicateurs de la pollution. Si peu de personnes relatent l’observation de végétaux qui prouveraient la présence-absence de pollutions au jardin, c’est certainement parce que ces observations s’opèrent en général dans les espaces extérieurs (les euphorbes lors de la ballade, etc.). Néanmoins, Karine et James, un couple de jardiniers nous explique que sur leur terrain il y a des lichens et que c’est le signe d’une absence de pollutions, d’un « terrain en bonne santé » selon les termes de James. Le lichen prend alors le rôle d’espèce végétale sentinelle : elle devient un intermédiaire entre l’homme et les pollutions, une forme de traduction, une alliance entre homme et végétal dans le diagnostic environnemental.

« [Karine] Mais on n’est pas pollué ici ! La preuve c’est que j’ai entendu dire que quand il y avait de la mousse, du lichen, y en a plein là, que c’était pas pollué. [James] Ca veut dire que le terrain est en bonne santé. »

Karine et James

La capillarité des pollutions est parfois questionnée. Bastien estime que les sols de surface aux alentours de l’Orbiel (et même si la proximité n’est pas immédiate, comme à 500 mètres de la rivière par exemple) sont contaminés. Le lit souterrain de la rivière est présenté comme plus large que la partie visible de la rivière en surface. L’eau contaminée située en profondeur dans le sol remonterait en surface par capillarité, en fonction de la porosité et de la perméabilité du sol. Bastien illustre ce phénomène par une expérimentation en direct, montrant la capillarité de l’eau sur une feuille de sopalin. Se fiant à ces phénomènes, la contamination des sols semble presque irrémédiable et dépasse largement la question de l’irrigation. Ces savoirs permettent à Bastien d’affirmer que les légumes qu’il a consommés pendant 40 ans étaient contaminés aux métaux lourds, puisque cultivés sur un sol pollué par capillarité.

« Je pense que même si on décape 50 cm de terre, la capillarité de la pollution fait qu’elle va remonter sur le terre neuve. […] La capillarité c’est… c’est la porosité, la transmissibilité. […] C’est comme un bout de sopalin, si vous mettez de l’eau là, dans 10 min vous l’aurez là l’eau. Elle sera remontée par capillarité, parce que le sopalin n’est ni étanche et à la fois ne laisse pas passer l’eau. […] La terre c’est pareil, il y a un degré de capillarité qui fait que quand vous avez quelque chose quelque part, les veines d’eau passent à travers la terre et finissent par faire des sources, des puits ou ce que vous voudrez. C’est pas un élément étanche, enfin il y a des terres qui le sont plus que d’autres, celles plus argileuses. Mais la terre est quand même pas un élément [étanche] : c’est un élément qui va laisser remonter. Et comme le lit d’une rivière, ça va être 2 à 3 fois, minimum, sa largeur en dessous. C’est à dire qu’il y a la partie qui s’écoule et celle qui s’écoule bien plus lentement sous la terre, par capillarité. Donc toute cette eau, elle traverse la terre, elle remonte. […] Donc voilà, s’il y a de la pollution dans l’eau, la pollution elle y est partout. Donc ce n’est pas de décaper sur 50 ou 60 cm de terre qui va empêcher qu’à un moment donné, cette humidité remonte à travers. […] Pour moi ça ne suffit pas. Après, je suis pas géologue. Mais donc c’est là que ça me vient à dire que, même au-delà de l’arrosage des terres, on a mangé des fruits, des légumes dont les racines trempaient dans une terre qui était polluée. […] De ce que je sais de la façon dont fonctionne une rivière : il y a le lit de la rivière et puis il y a son lit souterrain qui est nettement plus important que le lit de la rivière lui-même, avec les nappes phréatiques etcetera. Forcément, tous les dépôts, par capillarité, ne se limitent pas au lit de la rivière. Donc si vous avez une prise d’eau 500m plus loin, ça doit y arriver d’une manière ou d’une autre. »

Bastien

Suite aux inondations de jardins potagers, certain·es jardinier·ères se questionnent sur les dépôts de polluants sur leurs sols. Les jardinier·ères mobilisent alors leur observation de la crue (les dépôts visibles, les niveaux de l’eau et son temps de stagnation) et leur connaissance des sources de transfert des polluants (les sites de stockage ou de traitement des déchets miniers). Pour Dimitri, l’inondation a transporté les pollutions d’après-mine – ruisselant depuis les anciens sites miniers – et le temps long de stagnation sur la partie basse de sa parcelle (1 semaine) rend évidentes les infiltrations des métaux dans ce sol, polluant de façon pérenne son jardin.

«« Nous on a été inondés. […] C’est monté au ras du jardin si vous voulez. Donc bien sûr, si ça a été pollué, tout est remonté. […] Le truc c’est que dès qu’il pleut, ou qu’il y a des intempéries, toute la pollution qu’il y a sur la commune, là où il y a la mine et tout ça, tout descend en fait. Mais on nous dit rien. Tout a été laissé comme ça en fait, tout est à l’air libre. Ça contamine tout en fait. Donc bien sûr, on est contaminés aussi, ça c’est sûr. […] Et pendant les inondations, tout est remonté. Tout est remonté et quand ça remonte qu’est-ce que ça fait ? Et si c’est du cyanure, des produits très chimiques qui s’enlèvent jamais, et bien ils sont dans la terre. […] C’est simple : nous quand on a été inondé, l’eau elle est partie dans la journée pour moitié, même pas, [pour] les 3/4. Ça a coulé, ça a fait que passer. Il y a eu un sacré flux. Mais elle [le ¼ d’eau restante] est restée pendant au moins une semaine, stagnante. Donc qui dit stagner, dit infiltrations dans le sol. Jusqu’à combien de centimètre ? On ne sait pas. »

Dimitri

Nael aussi a observé les effets de la crue, dans son cas après le retrait des eaux. Il remarque de nombreuses traces de la force de la crue : plus d’un mètre de sédiments déposés sur sa parcelle, des taches d’hydrocarbure sur le jardin de son oncle, des cuves transportées par les eaux… Il met en lien ces observations, aujourd’hui, avec des observations passées : il a déjà remarqué, en cas d’intempérie, un déversement d’eau des bassins de décantation de la Combe du Saut vers les milieux. Il en garde la mémoire et il lui semble alors évident que la crue d’octobre 2018 a déposé des pollutions sur sa parcelle, dont des métaux lourds issus de l’activité minière.

« [Au sujet de son jardin après les inondations de 2018] On a découvert beaucoup de cailloux, de rochers, de sable, une hauteur de 1m10 ou 20 de sédiments. […] surtout que sur le jardin de mon oncle il y avait des taches d’hydrocarbure et tout ça. On s’est dit bon « c’est sûr qu’on fera plus le jardin ». Il y a des cuves des châteaux au-dessus, qui ont été transportées etc. Il y avait des nappes d’huile, hydrocarbures. C’était un conglomérat de saloperies. Les inondations ont ramené tout ça. [E : Et les inondations ça a pas ramené uniquement de l’arsenic alors ?] Non c’est l’ensemble. Et puis toujours par rapport à ces fameux bassins de décantation : parce que vu que l’entrée du village était une mer, forcément ça a dû laisser des taches un peu partout. […] Comme les bassins de décantation qui sont au pied de la mine, on s’est parfaitement rendu compte que chaque fois qu’il y a eu un orage, le niveau forcément augmente et tout se déverse dans l’Orbiel, sans qu’il y ait d’alarme ou quoi que ce soit. […] On a vu des débordements suite à des orages, des niveaux après d’un seul coup plus bas. […] j’ai envie de dire que forcément ça a dû augmenter vu tout ce qui a été charrié par l’eau. Et voilà quoi. Après, on n’a pas fait d’analyses personnellement. »

Nael

En dehors des inondations, les apports en polluants suggérés par les vents, hier comme aujourd’hui, semblent interroger Nicolas. Il se remémore avoir été sur le site d’extraction minière lors de son activité et y avoir observé de la poussière. Ces observations issues d’un passé lointain (son enfance) renforcent la probabilité que des polluants se soient déposés sur les sols, les contaminant de façon pérenne. Il réfléchit au sens des vents – le Cers, provenant du Nord-Ouest, et le Marin, provenant du Sud – et à la localisation de l’ancienne mine : des dépôts semblent alors probables, hier comme aujourd’hui.

« Ah bah là je me demande si les tomates qui poussent là-bas, est-ce qu’elles sont aussi bonnes que ça pour la santé ? J’arrose avec l’eau du puits. Moi ce qui m’inquiète, c’est le vent aussi. Les poussières, tout ça. […] Après est-ce qu’il y a pas eu plus de concentration avec tout ce qui s’est déposé avec le vent ? Moi c’est plus le vent qui m’inquiète, je sais pas pourquoi. C’est plus ça qui m’inquiète. […] ici t’as le Cers et le Marin dans les deux sens. Donc si je te dis pas de bêtise, c’est plutôt quand c’est Marin, ouais il me semble… La mine elle est plutôt par là-bas, donc là le Cers vient d’ici donc c’est plutôt quand c’est marin. Puis après ça a été une mine à ciel ouvert aussi… Moi j’y suis monté un jour, gamin, en haut, elle était en activité. Pour voir un petit peu… Et là tu vois toute la poussière ! Donc ouais, ça, ça m’inquiète »

Nicolas

Pour compléter leur diagnostic sur l’état de contamination du sol et en mesurer précisément la portée (taux, substances, …), les jardinier·ères commandent des analyses de sols ou s’appuient sur celles réalisées par d’autres. Ils·elles mobilisent alors leur expérience sensible autant qu’ils·elles s’approprient des connaissances habituellement réservées aux experts.

Ces évaluations, par le recours à l’analyse ou la mesure, révèlent les métaux lourds présents dans les sols (ici de l’arsenic mais aussi du cyanure ou du plomb) et leur concentration : plus de 250mg d’arsenic pour Patrick et Marie, un dépassement sur l’arsenic et sur le plomb pour Gladys, 134 mg d’arsenic par kilo pour Henry et Solange, « pas mal de métaux lourds » pour Gina, … Plus spécifiquement, pour Henry-Solange, Gina et Sylvie, l’analyse a vocation à mesurer les pollutions apportées par les inondations (contrairement à Patrick, Marie et Gladys qui testent la pollution diffuse en dehors de toute intempérie). Pour Henry et Solange la technique (analyse) a vocation à confirmer ce qui est su d’intuition.

« [Patrick] Tout ce qu’on entend, tout ce qu’on a vu, c’est que les taux d’arsenic dans le secteur sont deux fois supérieurs ou trois fois supérieurs à ceux de la terre du dessus. [Marie] On a fait une estimation du taux d’As quand le béal coulait. Donc c’est eau courante etc. on a fait une estimation des sédiments dans le béal. Là c’était vraiment… je me rappelle plus des taux… [Patrick] C’était au-dessus de 250… [Marie] C’était énorme ! […] Ça c’était avant les inondations… [Patrick] En 2017. [Marie] Oui parce qu’il y avait une jeune femme qui était venue […] qui a fait des carottages comme ça et des analyses dans le cadre de [ses études]. Ensuite on a quand même eu une estimation…. [Patrick] Y a eu comment il s’appelle… [M. X] qui a fait des prélèvements de carottages. [Marie] Ici et là-haut. [Patrick] Et de nouveau, y a le BRGM qui est venu là en juin. Deux chercheurs super sympas qui ont fait un carottage là, et là. »

Patrick et Marie

« Moi j’y étais pas quand il est venu. Ma fille m’a dit que c’est comme un spectromètre appliqué sur la terre et qui mesure le taux d’arsenic. Il n’y a pas besoin de prélèvements. […] Du coup j’ai fait venir un gars […] qui a fait des prélèvements ici un peu partout, une dizaine de prélèvements [des sols] […] pour voir le taux d’arsenic ; et qui dépasse ici aussi. […] On a eu l’idée de les faire parce qu’ils avaient été faits […] par ce couple là-bas, et donc ils m’ont donné l’adresse de cet homme et du coup on l’a fait venir. C’était durant le mois de juin. […] Et vous voyez le plomb il y en a aussi. […] Après, le plomb moi je vous dis, je le découvre avec vous, mais le plomb c’est rapporté ça [pas présent naturellement dans les sols]. […] Vous voyez, il y en a beaucoup à certains endroits et à d’autres il n’y en a pas beaucoup. C’est drôle hein. […] C’est à dire qu’il y en a là ou vraiment c’est décaissé, ou le fond de la roche, de la terre ; donc peut-être quand c’est en profondeur, je ne sais pas. […] Je pense qu’on doit récupérer quelques-uns [polluants] encore hein de l’activité minière, parce que ça ne s’élimine pas comme ça hein. Du plomb, la preuve il y en a encore. »

Gladys

« [Henry] Si vous voulez c’était [les analyses des sols] un indicateur, un état des lieux de voir un mois après l’inondation et puis ensuite un truc intermédiaire. On avait faire un truc intermédiaire, ça avait baissé. […] Il y avait 134mg/kg. […] On s’y attendait, c’était une confirmation écrite. On s’y attendait oui. […] on sait que chaque fois qu’il y a des crues de l’Orbiel il y a des cochonneries qui descendent de Salsigne. »

Henry et Solange

« J’avais un jardin, mes parents avaient un jardin, où on récoltait les légumes et maintenant on peut plus y aller. Il a été infecté, il est pollué et du coup ça fait 3 ans qu’on peut plus s’en servir. […] Quand la vague est passée lors des inondations, c’est à cause de Salsigne, l’eau est venue de là et ça a détruit, enfin le jardin a été touché. On avait fait évaluer et y avait du cyanure, enfin y avait pas mal de métaux lourds donc du coup c’était impropre à la consommation quoi. […] Les analyses ont été effectuées plusieurs fois et mes parents aussi ont fait des analyses. Ils ont demandé au laboratoire, ils ont fait des prélèvements de terre, et en fait jusqu’à maintenant c’était impropre. […] En fait, on a eu une réunion, mon père a eu une réunion en disant qu’il fallait pas qu’ils cultivent parce qu’ils avaient fait des prélèvements au niveau des sols. Donc ils leur ont interdit, le maire a interdit de cultiver la terre et après mon père pendant quelques mois après, régulièrement mon père il faisait des prélèvements de sol pour voir s’il pouvait cultiver en fait. »

Gina

« Les voies navigables ont dû faire analyser les sols [suite aux inondations]. Et ils étaient impropres aux cultures […] Mais lors des inondations [ma commune de résidence] a été concerné, mon père avait un jardin […] et y a des prélèvements qui ont été faits avec un taux d’arsenic qui était quand même pas négligeable, il y avait vraiment une pollution des sols. […] Là vraiment, on a vu des taux, y a eu des analyses de fait qu’on a pu voir. Voilà. »

Sylvie

Les jardinier·ères démultiplient parfois les résultats d’analyse mobilisés. Patrick et Marie recoupent leurs analyses avec celles réalisées par des tiers (des scientifiques ainsi que le BRGM venus faire des carottages de terre), renforçant ainsi leur propre diagnostic environnemental. Gladys a souhaité réaliser une dizaine de prélèvements, pour identifier précisément des variations dans les taux de polluants retrouvés à différents endroits du jardin. Gina relate les nombreuses analyses de sol réalisées par sa famille mais aussi par la mairie confirmant la stabilité de la contamination des sols de leur jardin.

Le résultat de l’analyse peut parfois mener à des investigations complémentaires. Gladys les réalise pour identifier la présence d’arsenic, mais c’est bien la présence de plomb qui l’interroge le plus. Elle investigue alors plus en détail les résultats d’analyse et détecte des variations des taux de plomb : les parties profondes du sol lui apparaissent les plus contaminées traduisant selon elle une pollution durable des sols de son jardin.Thomas pousse le diagnostic environnemental jusqu’à s’équiper d’un outil de mesure des concentrations de polluants dans les sols notamment. Son profil particulier (Thomas est retraité et « scientifique de formation ») participe certainement à expliquer son appropriation des outils et savoirs scientifiques. Il mène de nombreuses expérimentations avec cet outil et cela lui a permis d’évaluer précisément la contamination de son espace de jardinage (« 1000 fois au-dessus du fond géochimique ») et plus encore (légumes).

« Moi je suis scientifique de formation et je suis moi-même équipé [d’un appareil] pour faire des mesures notamment des mesures d’arsenic. […] Donc je sais très bien que le terrain sur lequel je vis, y a une pollution qui est à peu près 1000 fois au-dessus du fond géochimique. Donc on parle pas de rien, c’est juste énorme. […] Et puis de toute façon, il fallait que je m’équipe parce que vu que le fond géochimique est quand même assez élevé et que tout le monde fait son potager, on peut se dire « aller on s’en fout après tout, on peut se faire son potager », mais quand même c’est super intéressant de pouvoir mesurer les tomates, les carottes, pour voir si l’arsenic présent dans le sol se retrouve dans notre bouffe et si oui en quelle proportion. […] Aujourd’hui, je suis retraité. Je me contente de vivre simplement, ce qui me donne le temps d’ailleurs de me plonger dans les études scientifiques, de lire un peu toute la littérature, chose que j’avais pas le temps avant, de lire la littérature scientifique.  »

Thomas

Expérimenter l’adaptation des pratiques de jardinage au contexte de pollution

L’ambition de maîtrise – par et dans l’action – des pollutions au jardin est renforcée dans le cadre du jardinage, pour rendre cohérent niveau d’attachement à la pratique et risques de contamination des légumes du jardin aux métaux lourds (et risques de santé, potentiels ou certains, que génèreraient leur consommation). Les jardinier·ères modifient alors leurs pratiques de culture, un choix orienté par l’élaboration de diagnostics environnementaux. Entrons plus en détail dans les récits des jardinier·ères sur ces expérimentations, ces moyens de « faire avec » les pollutions. L’action des jardinier·ères porte en premier lieu sur la maîtrise des contaminations du sol du jardin, prenant la suite du travail qu’ils·elles ont déjà entrepris pour domestiquer leur sol (amendements, etc.) et de leurs diagnostics environnementaux détaillés (analyses, observations, etc.). Lorsque le diagnostic permet de localiser les lieux les plus pollués du jardin, des stratégies d’évitement-éloignement de ces zones spécifiques sont mises en œuvre. C’est le cas pour Pierre, Marie, Dimitri et Rosa. La définition géographique de la zone polluée, alors circonscrite, oriente la réorganisation spatiale des cultures, ici à distance des cours d’eau.

« [Marie] L’hectare en haut il est pas concerné par la pollution mais ici rien n’est possible [hectare du bas]… [Patrick] C’est le problème de l’As qui vraiment… Qui est là sans l’être ! Mais c’est difficile d’imaginer de faire un potager là-haut alors que la terre en bas est juste magnifique… [Marie] Voilà, c’est une terre limoneuse… [Patrick] C’est une terre alluvion, […] On a un terrain au-dessus qui n’est pas pollué, on a fait faire des analyses et tout, mais c’est de la vigne… [Marie] Ca n’a pas la même richesse, c’est une terre cailloux… [Patrick] Donc voilà, là-dessus on est moins en phase… [Marie] Oui, on s’adapte ! Mais c’est vrai que c’est pas… Si on voulait optimiser les choses, en fait, il faudrait planter plutôt ici que là-haut mais en bas c’est pas possible. […] [Patrick] C’est à dire que même honnêtement, des fois quand je vois comment la terre est dure à travailler là-haut et que j’ai envie de travailler la terre, j’me dis « pourquoi je demanderais pas à des mecs qui font des cultures de fruits sur l’Orbiel, au bord de l’Orbiel, qui ont calculé le taux d’As dans leurs fruits, et si le taux d’As dans le fruit, c’est montré de façon répétée que c’est faible, plutôt que de planter les fruitiers là-haut, pourquoi je les plante pas en bas quoi ? C’est juste la terre idéale… » Je réfléchis comme ça. […] »

Pierre et Marie

« [Dimitri] C’est pas… Au final on vit. On se protège au maximum. Comme on vous dit, le jardin on l’a mis au-dessus. [Rosa] Pour avoir un peu moins de risques. »

Dimitri et Rosa

Pour Pierre et Marie, l’abandon de la partie basse de leur jardin n’est pas sans regret : c’est une « terre limoneuse », a contrario de la « terre cailloux » présente sur la partie haute de leur parcelle. Si le choix d’abandon de la zone jugée la plus fertile et polluée génère un sentiment de maîtrise des risques de contamination des légumes du jardin, ce choix s’accompagne d’une forme de détachement (des liens se dénouent), le couple se considérant « moins en phase » avec la terre du haut. La maîtrise des risques d’exposition aux métaux lourds génère alors un nouveau trouble, relatif au travail du sol jugé plus ardu dans la nouvelle zone investie. Leur récit nous rappelle que les jardinier·ères opèrent des choix pour maîtriser les situations problématiques, dans un univers d’équilibrage constant entre attachements (à la pratique du jardinage), adaptations (ici la nécessaire modification des pratiques de culture) et détachement (des troubles de différentes natures qui surgissent et des déséquilibres ou dommages qu’ils suggèrent). Ces équilibres peuvent évoluer, se transformer, se reconfigurer. En effet, pour Pierre et Marie, si le diagnostic environnemental était approfondi (par l’accès aux résultats d’analyse d’autres jardiniers cultivant en bord d’Orbiel) la nécessité de l’adaptation et son bien-fondé pourraient être totalement révisés. Ce récit nous montre, ici encore, que les troubles, les diagnostics et les actions réparatrices sont fluides et situées.

Dans d’autres situations, la solution ne réside pas dans la sélectivité de la zone du jardin qui sera cultivée mais relève d’une action plus générale visant à s’exempter de tout contact avec le sol pollué : cultiver en bacs hors sol, excaver une partie du sol… autant de recours à la technique pour se tenir à distance du sol pollué, prévenir efficacement les risques de contamination des légumes et s’exempter d’une exposition aux métaux lourds. Geneviève construit un bac hors sol et le remplit de terre ne provenant pas de la vallée, une « bonne terre » nous dit-elle.

« Petite parenthèse par rapport aux bacs, c’est de la terre qu’on a ramené. […] Parce que… Ben un peu comme ce qui avait été dit à un jardinier que nous connaissons dont le jardin avait été contaminé par les inondations, qu’avec ce qui s’était passé il fallait réhausser de 30 cm. Donc en fait on a créé un bac et on a mis que du terreau, de la bonne terre, etc. […] [On a amené de la terre] pour pas cultiver à même le sol en fait. On ne sait jamais. Le principe de précaution. »

Geneviève

Henry et Solange ont fait excaver la terre de surface (les 15 premiers centimètres) de leur jardin, pour retirer les limons pollués déposés par la crue d’octobre 2018. Pour vérifier l’efficacité de leur adaptation et la mettre à l’épreuve, ils ont recours à une analyse chimique de leur sol, permettant la comparaison des taux de métaux dans les sols avant/après leur « dépollution ». Le résultat de l’analyse atteste, à leurs yeux, que leur action a bien permis de réduire les concentrations de polluants dans le sol du jardin (41 mg/kilo contre 134 mg/kilo avant l’action). Cette réduction des concentrations en métaux lourds est-elle suffisante à leurs yeux ? Pour répondre à cette question, Henry et Solange se réfèrent à un seuil : un « usage sensible » de « 37 », probablement en référence à la Valeur de Constat d’Impact (VCI[1]). Ils dépassent ce seuil mais trouvent un arrangement en négociant sa valeur référentielle : constatant une diminution de ce seuil dans le temps (de 50 mg/kilo à 37 mg/kilo aujourd’hui), ils choisissent de prendre comme référence la valeur la plus ancienne (la plus élevée donc). Ils jugent alors « limites » mais acceptables les taux d’arsenic dans leurs sols. Ainsi, ils choisissent les risques (réduits) auxquels ils acceptent de se soumettre. L’analyse chimique répond aux besoins individuels d’Henry et Solange (celui d’évaluer leur action) et acquiert également une valeur probatoire auprès d’autres jardiniers (dès lors qu’elle est conservée comme preuve que la zone peut techniquement être réhabilitée).

« [Henry] Moi j’ai dépollué. C’est à dire quand je dis dépollué, c’est un peu dans ma tête et un peu avec des précautions quand même. C’est à dire qu’à mes frais j’ai fait intervenir une pelle mécanique qui a passé une journée. [Solange] Gratter le limon pollué, le dépôt que l’Orbiel a déposé. Parce qu’il y a eu 80 cm d’eau sur le jardin. Ce qui a été inondé et qui était pollué, on l’a dépollué. […] [Henry] Alors ça m’a fichu la terre pas très bonne. [Solange] Oui on a enlevé le meilleur. [Henry] J’ai enlevé la terre végétale qui était la plus fertile… […] Vous voyez la partie blanche ? C’est mon décapage. [une trace blanche est visible sur un petit muret en béton encadrant une partie du jardin, à environ 15cm du niveau du sol actuel, laissant entrevoir le niveau de la terre avant sa dépollution et celui actuel]. […] On fait des analyses [du sol du jardin] avant la dépollution et des analyses après. […] Si vous voulez c’était [les analyses de sol réalisées au lendemain des inondation] un indicateur, un état des lieux de voir un mois après l’inondation et puis ensuite un truc intermédiaire. On avait fait un truc intermédiaire [avant la dépollution], ça avait baissé. Et [une troisième] après dépollution. […] Ah voilà la date d’édition, […] un mois et demi après les inondations. Là c’était 134. [Solange] Et après dépollution on est tombés à 41. […] [Henry] Et avec la deuxième analyse, après nettoyage, je suis dans une norme de pollution sur l’arsenic seul – parce que l’on ne peut pas tout faire – qui est limite. […] La dernière analyse que j’ai faite à mes frais, parce que ça commence à faire. C’est pas la seule [analyse que l’on a faite], et c’est une centaine d’euros, 80 ou 90€ l’analyse. J’en ai fait 3 ou 4. La dernière analyse après ma dépollution entre guillemets […] Donc actuellement, en As seul – le reste je ne sais pas, je m’intoxique peut-être – je suis à 41,09 milligrammes ou microgrammes, mg par kilo. […] Actuellement l’usage sensible, c’est à dire pour pouvoir cultiver c’est à 37. Je le prends sur moi, je cultive, je mange. […] Il y a 20 ou 30 ans, les normes telles qu’elles sont actuellement, elles ont été un peu plus serrées [le seuil a été baissé]. Je crois que c’était 40 ou 50mg/kl. [Solange] Oui c’était 50. [Henry] Alors si vous voulez je suis dans les normes d’il y a 30 ans et pas dans les normes actuelles, actualisées. […] Quand on a nettoyé le jardin, là on est à 41 alors que la norme c’est 37. Mais il faut savoir que cette norme elle a été revue à la baisse périodiquement, c’est pour ça que maintenant on est au-dessus. […] On peut recontrôler que ma dépollution est possible, et à peu de frais on peut rendre ces jardins dans un état convenable. […] Après l’inondation, j’ai dit aux gens ne mélangez pas, ne labourez pas cette terre. Grattez. Ne faites pas forcément avec une pelle mécanique comme moi je l’ai fait, mais je veux dire qu’on y arrive. C’est des jardins de 300m2, on arrive facilement à le faire. Bon il faut avoir la volonté. Personne ne m’a écouté. Personne ne m’a écouté. Je me suis engueulé avec des gens parce qu’au départ j’étais l’homme qui venait les empêcher de jardiner. Et maintenant les plus virulents contre moi, ils ne cultivent plus rien. [Solange] Pour les sauvegarder [les jardins] il ne faut surtout pas mélanger la pollution avec la terre. »

Henry et Solange

Plus généralement, si l’on porte le regard sur les dynamiques d’attachement-réparation-détachement à l’œuvre pour Henry et Solange, l’action de dépollution a pour finalité de réparer un mode d’habiter le territoire (jardiner redevient possible, avec tous les bienfaits perçus de cette activité qui y sont associés) en même temps qu’elle génère un déséquilibre de certaines interactions homme-nature (l’attachement associé à la présence de limons au jardin comme garantie de la fertilisation naturelle des sols cultivés). Pratique faisant, l’épreuve de la pollution surgit. L’action de réparation, de réduction de sa dimension problématique est alors susceptible d’engendrer de nouveaux troubles. C’est dans ce continuum d’attachements, de détachements et de réparations que s’inscrit l’adaptation des pratiques des jardinier·ères.

Au-delà de la maîtrise de la contamination du sol du jardin, la maîtrise des paramètres d’irrigation est un point de vigilance énoncé par les jardiniers. André, Thierry-Corinne et Léon arrosent tous·tes avec une eau qu’ils·elles jugent exempte de pollutions : l’eau courante ou l’eau de pluie. Si André a connaissance d’une contamination des nappes et des rivières aux métaux lourds, il s’estime à l’abri des contaminations de son jardin (n’utilisant pas ces ressources naturelles en eau pour irriguer).

« Tous ces terrains pleins de saleté, avec les eaux de ruissellement, peuvent affecter la nappe, les rivières et donc l’irrigation… je crois me souvenir d’ailleurs qu’après les inondations il y avait eu la recommandation de ne pas arroser les jardins avec l’eau justement des rivières. Mais ici on n’est pas concernés. Moi le peu que j’arrose, soit c’est de l’eau de pluie soit c’est l’eau potable »

André

Léon utilise l’eau courante pour irriguer ses cultures : il sait qu’elle est puisée dans le lac de Laprade, ce qui semble le rassurer et éloigner les craintes pour la contamination de ses cultures.

« Après, on arrose ici, pas avec l’eau d’ici, avec l’eau de la ville. Au village, il n’y a pas de puits. […] Ce n’est pas par rapport à la pollution. Je ne sais pas s’il y a des veines, ou des sources qui puissent les alimenter. […] Peut-être qu’il y en a des puits, mais je ne connais pas. […] Si j’avais un puits, je ferais analyser l’eau déjà, pour savoir si je peux m’en servir pour arroser mes légumes. […] Après, là, l’eau de la ville elle vient de Laprade »

Léon

Enfin, Thierry et Corinne arrosent avec l’eau de pluie. Si certain·es habitant·es estiment qu’elle pourrait être polluée par des dépôts de poussières, eux n’y croient pas et relèguent ces discours à des « on dit », des rumeurs sans fondements.

« [Corinne] On arrosait avec l’eau de pluie. On a un récupérateur d’eau, donc de l’eau de pluie. Pareil on nous a dit « attention, quand il fait du vent, l’As peut se déposer en dépôt sur les toitures et l’eau de pluie qui ruisselle, qui va dans les cuves à eau, peut être contaminée… »  [Thierry] Ouais bwoaaaf !  [Corinne] C’est des on-dit ! Oui, comme tout ce qui s’est dit beaucoup, il s’est beaucoup dit de choses comme ça… Enfin pas prouvées quoi…  […] c’est des gens qui disent… [Corinne] Il y a même des gens qui ont dit qu’ils avaient sur leur piscine une fine couche de poussière jaune par grand vent et que c’était certainement de l’As qui se dépose sur la piscine… Alors ça, moi j’y crois pas trop… »

Thierry et Corinne

Lorsque la contamination du jardin semble irrémédiable, certain·es jardinier·ères font le choix de relocaliser le jardin à un endroit jugé exempt de pollutions. Par exemple, Gina et son père cultivaient un jardin familial inondé en octobre 2018. À la suite d’analyses des sols de ce jardin, celui-ci est identifié comme impropre aux cultures. Père et fille n’abandonnent pas pour autant le jardinage. Ils investissent deux nouveaux espaces de jardinage : pour Gina, un jardin adossé à sa maison et pour son père, un terrain « excentré » des zones inondées. Ainsi, Gina affirme qu’ils « ne risquent rien » : les risques sont sous contrôle et la pratique de production-consommation de légumes est pérennisée.

« Ah non, non, on les aurait pas mangés les légumes du jardin inondé ! C’est pour ça que mon père a trouvé un autre terrain pour le faire. Mon père, il les aurait mangés lui, mais ma mère elle les aurait pas mangés et nous non plus [rires] Du coup il a trouvé un terrain où y a pas de pollution et du coup il cultive pour l’instant comme ça, il est tranquille là-bas. […] c’est pas au même endroit, ça a pas été touché là. Donc ce terrain-là il a pas du tout été touché, c’est excentré donc on risque rien. […] Mon père a toujours cultivé ce jardin, du coup on a trouvé un autre jardin un peu plus loin et mon père cultive les légumes donc on sait que c’est bon. Du coup on prend du jardin de mon père. Nous on a fait un jardin dans [le terrain de] la maison. J’ai fait un jardin donc tous les légumes cet été je les prends au jardin. Voilà. […] on a un petit jardin. On a du terrain, pas un grand terrain mais un petit terrain et il a fait une parcelle où il nous a mis des légumes. Voilà, du coup, on prend de là. »

Gina

Même raisonnement pour le père de Sylvie qui a relocalisé son jardin en dehors des zones inondables.

« Oui, après moi j’aidais mon père, c’était mon père. Il a retrouvé ailleurs. […] Oui à un endroit qui n’a pas été touché par les inondations et qui a priori n’est pas irrigué par ni le canal voilà, il y a un puits. »

Sylvie

De façon synthétique, c’est bien cette exaspération de la maîtrise environnementale des pollutions qui permet aux habitant·es de concilier leur attachement à la pratique du jardinage et la contamination des légumes aux métaux lourds. Ainsi, il n’y a pas de fracture cognitive entre, d’un côté, le rapport exprimé par nombre d’habitant·es entre consommation des produits du jardinage et santé (des légumes bons pour la santé, dont on maîtrise les conditions de production-conservation-préparation, etc.) et, de l’autre, les risques de santé que peut suggérer la consommation de produits contaminés aux métaux lourds. La maîtrise environnementale permet alors aux habitant·es de rendre cohérents les liens qu’ils entretiennent à leur pratique et la définition qu’ils·elles lui donnent, tout en réduisant les incertitudes environnementales auxquelles ils·elles sont soumis·es (où et à quel degré leur jardin est-il pollué ?), tenant ainsi à distance les risques de santé.


[1] « La Valeur de Constat d’Impact (VCI) est une valeur guide française générique, […] permettant de constater l’impact de la pollution d’un milieu, en fonction de son usage. » Pour l’arsenic, la VCI pour un usage sensible serait de 37mg/kilo. Source : Anne Morin, Dominique Jullien. Aspects réglementaires sur l’arsenic. Séminaire ”Société des industries minérales”, Sep 2000, Salsigne, France.

Santé environnementale et jardinage

La focale a été mise sur les actions performatives mises en place par les jardinier·ères pour adapter leurs pratiques au contexte de pollution, et les indices environnementaux qui les orientent. En filigrane, la question de la santé s’égrène dans les récits. L’adaptation des pratiques tend, in fine, à la maîtrise des risques de santé : c’est pour ne pas s’imprégner aux métaux lourds que les jardinier·ères modifient leurs pratiques de culture (les lieux, les façons de cultiver, etc.) ou arrêtent la production de légumes. Les questions de maintien-préservation de la santé sont alors les fins générales de l’action et s’enracinent dans les relations – intermédiées – entre les habitant·es et les pollutions. Les risques de santé sont-ils pour autant considérés comme inexistants ? D’un autre côté, quel rapport à la santé environnementale entretiennent les habitant·es qui ont arrêté le jardinage ou au contraire continuent sans modifier leurs pratiques ? Lorsque la pratique du jardinage n’est pas maîtrisée (au sens où elle ne fait pas l’objet d’actions performatives), qu’il y a eu consommation sans maîtrise par le passé ou que les jardinier·ères ne sont pas certain·es que leur action performative est efficace, l’interrogation demeure sur la protection vis-à-vis des impacts des métaux lourds sur la santé, notamment des risques cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction (CMR) à long terme. Dimitri a adapté ses pratiques au contexte de pollution, mais doute de leur capacité à le protéger des risques de maladies au long terme (10 ans).

« C’est surtout que l’eau se déverse et nous on a un puits. Justement cette année, on est en train de faire un jardin. On a fait un potager. Est-ce que c’est bien ou pas bien ? Est-ce qu’on le sait ? Qu’est ce qui va arriver ? […] Et nous, c’est vraiment la première année qu’on le fait, qu’on fait notre jardin et c’est vrai que ces questions-là, au final, on ne sait pas y répondre. Si c’est pendant des années, qui vous dit que nous dans 10 ans, s’il faut on va pas être malade de tout ce qui est tombé de là-haut et qui vient ici ? On ne sait pas. […] Et si c’est du cyanure, des produits très chimiques qui s’enlèvent jamais, et bien ils sont dans la terre. Et qu’est-ce qu’on fait nous ? On fait pousser nos légumes et on les mange. Est-ce qu’on aura les conséquences ou pas, on ne le sait pas. »

Dimitri

Agata a consommé des légumes de son potager à la suite de l’inondation de son jardin en 2018, sans précaution particulière, et se questionne aujourd’hui les risques de santé qui pourraient être associés à cette exposition potentielle.

« Nous on a été inondés, dans le jardin y a eu plus de 30 cm d’eau. [Un enfant arrive] On a quand même mangé les légumes du jardin et on sait pas en fait si ce qu’on a mangé était contaminé, si l’eau du robinet était contaminée, ça non plus on sait pas. […] c’est un peu flippant, on fait du jardin en plus, on mange des produits du jardin, on boit l’eau du robinet. Donc bah voilà, on se dit peut-être que on s’intoxique sans le savoir. […] Le sol a été bien détrempé. C’est pour ça que je me dis si y avait vraiment contamination bah c’est top parce qu’on nous l’a pas dit. Et nous on a continué à manger ce qui venait du jardin. »

Agata

Pour Sylvie également, ces interrogations demeurent.

« Au niveau de notre consommation. On a des jardins potagers, quels sont les risques, qu’est-ce qu’on encourt… »

Sylvie

Quels sont alors les liens entre expérience de la santé environnementale (indices et signes à l’origine d’un jugement sur la tangibilité de risques de santé dans la vallée) et choix des conditions pratiques de l’activité de jardinage ou de son arrêt ?

Les hybridations des régimes de perception de la santé environnementale au regard de la pratique du jardinage mises en évidence par l’analyse factorielle des correspondances questionnent la variation des agirs perceptuels quand les habitant·es sont confronté·es au choix du jardinage et de la consommation des légumes autoproduits. Pour rendre compte de ces variations, en identifier les traits dans les récits individuels, des portraits ont été dressés à partir des récits d’habitant·es qui jardinent (avec ou sans action réparatrice liée aux pollutions aux métaux lourds) ou qui ont arrêté du fait des pollutions aux métaux lourds. Ces portraits ne sont pas des discours d’habitant·es, mais une reconstruction synthétique de leurs arguments. L’analyse des entretiens réalisés avec ces habitant·es rejoint-elle les profils qui se distinguaient dans l’AFC ? Nous retrouvons le premier profil, celui de l’attentisme (P1) : des habitant·es qui demandent une élucidation des liens entre pollution aux métaux lourds et santé environnementale, qui peuvent stopper leurs pratiques (attentisme pratique) et/ou entrer dans la critique (attentisme critique).

Dimitri est attentiste pratique. Il ne peut déterminer si, oui ou non, les pollutions du territoire atteignent son espace de jardinage et s’il peut consommer ses légumes sans risque pour la santé. Cette incertitude ne le mène pas à relativiser son exposition et les potentiels risques de santé qui y sont liés (l’éloignant drastiquement d’une posture de scepticisme). Bien au contraire, ces incertitudes sont l’objet du trouble : une inquiétude à l’égard des maladies qui pourraient potentiellement se déclarer en raison de la consommation de légumes au long terme. En tout état de cause, et face à ces incertitudes, il met en place une action réparatrice performative (en adaptant sa pratique du jardinage au contexte de pollutions, s’appuyant sur des savoirs expérientiels à vocation pratique) : cette action a un objectif de précaution et se base sur un diagnostic environnemental issu d’observations visuelles. Cette action réparatrice n’a pas pour effet de réduire sa posture d’attente d’élucidation, de la part des pouvoirs publics, des liens entre consommation de produits du jardin et problèmes de santé. Il demeure donc en attente d’éclairages sur cette question.

Dimitri est attentiste pratique. Il est face à une incertitude radicale concernant la contamination de son jardin (et plus largement de sa commune) et les risques de santé associés à une imprégnation par la consommation de légumes cultivés dans son jardin. C’est notamment la question des risques au long terme, en termes de maladies, qui le questionnent. Il réalise un diagnostic de la contamination de son espace de jardinage sur la base de l’observation des niveaux de l’eau sur ses terres lors de l’inondation d’octobre 2018 et surtout de son temps de stagnation. La partie haute de sa parcelle est jugée moins contaminée, parce que l’eau n’y aurait pas réellement stagné. C’est donc sur cette partie du jardin qu’il décide d’installer son potager, pour se prémunir de risques potentiels d’exposition, dans une logique de précaution. Il formule le souhait d’être informé de la validité de sa pratique, par les pouvoirs publics, afin d’élucider les liens potentiels entre la pollution du territoire, sa consommation de légumes et de potentiels risques de santé, en termes de maladies.

Portrait de Dimitri

D’un autre côté, Thomas est attentiste et oscille entre pratique et critique. Le problème débute lors de son emménagement dans la vallée, face à l’incertitude de son niveau d’exposition. Il est certain que les pollutions aux métaux lourds, notamment à l’arsenic, génèrent des problèmes de santé, qualifiés en termes de cancers. La nature du trouble a trait à l’incertitude de son exposition, appelant une pré-enquête. Thomas réalise un diagnostic poussé de l’état de contamination de son jardin : il s’équipe d’un dispositif de mesure pour lever les doutes sur son exposition.

Thomas est attentiste et oscille entre critique et pratique. A son arrivée sur le territoire, il est troublé de ne pas trouver d’information sur l’état de contamination aux métaux lourds de sa résidence. Ce trouble est d’autant plus fort que Thomas opère un lien direct entre l’exposition aux métaux lourds et les maladies cancéreuses : le corps accumulerait l’arsenic jusqu’à atteindre une certaine dose au-delà de laquelle la maladie cancéreuse se déclencherait. Il a d’ailleurs connaissance d’un voisin dont le fils est décédé d’un cancer, qu’il estime certainement lié à l’imprégnation à l’arsenic. Personnellement, Thomas ne se sent pas malade. Dans le cadre de son activité de jardinage, il réalise des mesures de la pollution afin de déterminer avec précision l’état de contamination des espaces et des légumes consommés ; et met en place des pratiques de culture permettant, à ses yeux, de s’exempter d’une imprégnation. Il réadapte d’ailleurs ses pratiques de cultures au fur et à mesure que son diagnostic environnemental se précise. Il réalise même un test d’imprégnation apportant la preuve de l’efficacité de ses pratiques réparatrices. Il estime que les liens entre pollutions, imprégnation et risques de santé doivent faire l’objet d’une information plus large et accessible, pour permettre à chacun de faire des choix éclairés (en connaissance de son exposition réelle).

Portrait de Thomas

Jugeant son jardin pollué et identifiant certains légumes comme plus contaminés que d’autres, il adapte ses pratiques de culture et de consommation pour s’extraire d’un risque plus élevé de maladies cancéreuses – une action réparatrice performative. La réflexivité sur les savoirs expérientiels pratiques qu’il a développé dans le cadre de son activité de jardinage deviennent alors le moteur d’une forme de critique : il remet en question la capacité des savoirs professionnels et de l’action publique à protéger les populations, notamment en ne donnant pas accès aux habitant·es de la vallée à des diagnostics environnementaux et sanitaires semblables à celui qu’il a opéré, permettant de juger des liens entre pratiques du territoire et risques de santé.

Nous retrouvons également le profil réflexif (P2). Bastien est concerné par un problème de santé (une maladie thyroïdienne) qu’il suspecte être lié aux pollutions minières, une suspicion d’autant plus forte qu’il estime avoir été particulièrement exposé depuis son enfance. L’expérience de la maladie le fait basculer vers des formes de réflexivité des liens entre pollution, imprégnation et problèmes de santé. Il n’est pas totalement certain que les pollutions soient ou seraient généralement à l’origine de problèmes de santé, aucun indice n’étant interprété comme une preuve établissant ce lien de causalité directe. Les temporalités convoquées par Bastien semblent participer à la fabrique de ce profil réflexif. Bastien est tourné vers une exposition passée aux métaux lourds (une cause environnementale tangible) : il s’agit de réinterroger sa durée d’exposition passée à l’aune de l’épreuve vécue de la maladie. L’épreuve de la maladie génère alors plusieurs formes de réflexivité : une dirigée vers le passé (l’évaluation rétroactive de son exposition par un diagnostic précis des usages et des lieux fréquentés depuis l’enfance, et un renforcement de ce diagnostic au gré de son parcours de vie, tous ces éléments visant à déterminer son niveau d’imprégnation, qu’il juge alors élevé) et une portée sur le futur (une crainte liée à la projection sur le futur, et l’éventualité que de nouveaux problèmes de santé ne se déclarent du fait de cette exposition passée de longue durée).

Bastien est réflexif. Il a développé un problème de santé qu’il pense lié aux pollutions minières auxquelles il a été exposé depuis son enfance. L’arrivée de la maladie thyroïdienne l’a incité à ré-évaluer son exposition passée. En effet, il a consommé des légumes cultivés en bord d’Orbiel et irrigués par ses eaux sur une longue durée et pense que cette imprégnation peut être liée à l’apparition ou l’aggravation de ses problèmes thyroïdiens. Lorsqu’il entend parler d’ajouts de terre réalisés par d’autres jardiniers sur leurs parcelles pour se prémunir des risques de contamination des légumes, Bastien renforce son diagnostic : les aliments qu’il a consommés, même non irrigués par l’Orbiel, étaient certainement pollués du fait d’une capillarité des pollutions. Il n’a cependant pas de certitude établie quant au lien causal général entre pollutions aux métaux lourds et problèmes de santé, ces risques sont jugés probables. Aujourd’hui Bastien n’exclue pas de jardiner dans la vallée : il jardine quelques pieds de tomate à l’occasion, mais reste vigilant à ne pas cultiver en bord d’Orbiel et à ne pas arroser avec ses eaux. Quoi qu’il en soit, il est certain d’avoir été imprégné et s’inquiète de développer de nouveaux problèmes de santé.

Portrait de Bastien

Le profil du scepticisme (P3) se retrouve aussi, allant du scepticisme revendiqué au scepticisme pratique. Premièrement, le scepticisme revendiqué peut renvoyer à deux situations perçues : ceux·celles qui rejettent totalement l’éventualité d’un problème sanitaire lié aux métaux lourds et ceux·celles qui l’estiment possible mais pas tangible pour eux ou moins que d’autres risques de santé plus documentés. Nous n’avons rencontré que très peu de personnes qui rejettent radicalement et généralement l’éventualité d’un impact sanitaire des pollutions minières, Séverine en est l’unique exemple. Cette habitante estime qu’il n’y a pas réellement de problème de pollution sur le territoire. Elle envisage que quelques bidons aient pu être mal fermés, sans toutefois en être convaincue. Elle relègue ainsi une hypothétique pollution environnementale à un espace très localisé (l’usine de la combe du saut). La présence de personnes âgés en bonne santé (dont certains anciens mineurs), l’exclusion des facteurs environnementaux dans les décès de son frère mineur ou de sa mère ayant toujours habité le territoire (au profit d’autres causes, déconnectées des pollutions minières) sont autant de signes attestant de l’absence d’une problématique sanitaire.

Séverine est sceptique revendiquée. Elle a toujours habité sa commune de résidence et se dit non préoccupée par les pollutions minières. Elle n’est pas convaincue qu’il y ait un problème de pollution sur le territoire, si ce n’est peut-être que certains bidons aient été mal fermés à l’usine de la Combe du Saut (mais sans grande conviction). Elle considère qu’il n’y a pas de problème sanitaire lié aux anciennes industries minières dans la vallée de l’Orbiel. Sa mère, décédée de vieillesse à plus de 90 ans, elle-même âgée de plus de 70 ans, et plus généralement la présence de personnes âgées, en sont des exemples incarnés. Par ailleurs, le décès de son frère d’une crise cardiaque, survenu subitement à l’âge de 67 ans, après avoir fait carrière dans la mine, n’est pas du tout relié à une exposition professionnelle ; bien au contraire, cet indice atteste aussi de l’innocuité des pollutions minières. Elle évoque d’autres exemples d’anciens mineurs décédés à un âge avancé et sans problème de santé particulier. Si elle n’a jamais souhaité jardiner, par manque de temps, elle a toujours consommé les produits du jardin de ses parents ou de son neveu, habitants eux aussi de la vallée. Elle estime qu’il n’y a aucun problème à jardiner et consommer ces produits dans la vallée. Elle connait d’ailleurs de nombreuses personnes qui jardinent parmi ses voisins. Elle semble même un peu surprise que la thématique de la pollution ait pris une telle ampleur dans la vallée de l’Orbiel. Elle trouve que l’on en parle trop. Séverine se dit même « contre la pollution », montrant son refus catégorique d’ériger la vallée de l’Orbiel en territoire problématique du point de vue environnemental ou sanitaire. Cela fait écho aussi à l’appréciation positive du dynamisme apporté par l’industrie minière du temps de son activité (plus de commerces ouverts, etc.), une industrie jugée « jolie » avec ses wagonnets – aujourd’hui effacée du territoire pour laisser la place (ou trop de place) aux polémiques sur les pollutions.

Portrait de Séverine

Elle ne voit aucun problème à consommer les produits du jardin de membres de sa famille, un propos renforcé par la présence même de nombreux jardiniers parmi ses voisin·es. Séverine trouve que l’on parle trop des pollutions. Finalement, pour elle, le scepticisme est total. Dans d’autres cas, comme celui d’Agata, la problématique sanitaire des pollutions minières n’est pas rejetée en soi (de façon générale les risques sont considérés incertains mais probables, notamment au regard de l’inondation de son jardin en 2018 et d’une inquiétude pour une exposition évènementielle à ce moment précis) mais représente finalement une préoccupation secondaire face à d’autres risques de santé plus documentés : les risques d’exposition aux produits phytosanitaires, mis en cause dans l’étiologie de sa maladie thyroïdienne. Alors jardiner ses propres légumes est avant tout un moyen de préserver sa santé des résidus de produits phytosanitaires, les risques de santé liés aux métaux lourds lui apparaissant moins établis.

Agata est principalement sceptique revendiquée, sans modification des pratiques de jardinage : elle estime que les principaux risques de santé auxquels elle est soumise, via sa consommation alimentaire, concernent les expositions aux produits phytosanitaires. En effet, à la suite de l’apparition de sa maladie thyroïdienne, le corps médical l’a informée que les polluants issus des produits sanitaires génèrent un risque de santé et que ce facteur environnemental est certainement en cause dans l’apparition de sa maladie. C’est pour protéger sa santé (et celle de ses proches) de ces polluants qu’elle a développé une activité de jardinage chez elle, sur laquelle elle a une maîtrise totale des conditions de production, en culture biologique. D’un autre côté, les risques de santé liés aux pollutions minières ne sont pas jugés totalement improbables, mais demeurent incertains. Elle estime que son jardin, inondé en 2018, a peut-être fait l’objet d’une contamination aux pollutions d’après-mine. Agata énonce une inquiétude quant à l’exposition évènementielle – et l’éventualité qu’elle génère des problèmes de santé – dont elle a pu faire l’objet en consommant les produits du jardin à la suite des inondations. Quoi qu’il en soit, elle priorise la maîtrise des risques de santé liés à l’exposition aux pollutions phytosanitaires.

Portrait d’Agata

Pour d’autres, ce n’est pas la hiérarchisation des risques qui active le scepticisme revendiqué, mais des effets de relativisation tels que la localisation de l’habitat et du jardin dans une zone non inondée ou à distance de l’Orbiel, etc. Le problème est alors identifié en soi, mais pas pour soi. Deuxièmement, les entretiens mettent en évidence la présence de sceptiques pratiques parmi les jardiniers de la vallée. Peter est sceptique pratique. Il n’est pas convaincu que les pollutions aux métaux lourds causent des problèmes de santé dans la vallée, mobilisant sa bonne santé et celle des autres habitant·es ainsi que des tests d’imprégnation d’enfants non significatifs de risques de problèmes de santé. S’il y avait des risques de santé liés aux pollutions minières, son souhait serait de pouvoir continuer à habiter la vallée sans y être soumis. A son échelle, il ne voit aucun intérêt à modifier ses pratiques de culture puisqu’il les pense déjà protectrices. Son jardin est de petite taille et situé en zone non inondable, il estime alors qu’il n’est pas soumis aux risques d’exposition aux métaux lourds. Il n’identifie pas de problème à jardiner chez lui ses légumes.

Peter est sceptique pratique, considérant ses pratiques de jardinage comme déjà protectrices. Il se sent en bonne santé, n’a pas eu écho de problèmes de santé liés aux pollutions d’après-mine. Il trouve que les débats sur l’imprégnation des enfants sont extrapolés, et qu’il ne se passe pas quelque chose de grave. D’autant plus que pour en juger, il faudrait suivre l’imprégnation des enfants au long terme et pas simplement au lendemain des inondations (des tests relatifs donc). Il ne se sent pas concerné par un problème de santé. De façon plus générale, il n’exclut pas la possibilité qu’il y ait un impact sanitaire, mais n’en est pas convaincu, les indices à sa portée n’en administrant pas la preuve. S’il y avait un impact sanitaire, il souhaiterait pouvoir vivre dans la vallée sans y être soumis. Il n’identifie pas de problème à cultiver chez lui ses légumes. Le fait qu’il réside en zone non inondable et qu’il ait un jardin qu’il qualifie de « pédagogique » – de taille réduite donc – l’amène à énoncer qu’il n’y a pas d’intérêt à modifier cette pratique, il ne s’est d’ailleurs jamais posé cette question.

Portrait de Peter

Pour finir, émergent différentes figures de catastrophistes : ceux qui ne souhaitent pas jardiner par peur de déclarer des problèmes de santé (catastrophiste critique) et ceux qui modifient leurs pratiques par principe de prévention (catastrophiste critique pratique). Louise est une catastrophiste critique. Elle retient plusieurs appuis signifiants, à ses yeux, d’un problème sanitaire lié aux métaux lourds : résultats d’imprégnation d’enfants de la vallée, inquiétude exacerbée pour les enfants, maladie cancéreuse d’un voisin ayant toujours jardiné. Une seule solution lui semble capable de répondre à l’urgence de la situation : ne jamais commencer à jardiner. Cette perception s’accompagne d’une critique de l’inaction des pouvoirs publics, tant du point de vue de la dépollution que de la gestion de la santé des habitant·es. La perception d’une catastrophe sanitaire en cours et les savoirs expérientiels critiques sur lesquels elle s’appuie semblent ici être peu propices à la fabrique de savoirs expérientiels pratiques : les risques de santé semblent alors inévitables pour qui pratique ces activités. Dans d’autres situations, des catastrophistes critiques modifient leurs pratiques.

Louise est une catastrophiste critique qui n’a jamais voulu commencer à jardiner. Louise habitait une commune de la zone 1. Il lui semblait inconcevable d’y jardiner. Elle énonce ne pas comprendre les habitant·es qui continuent cette activité, estimant que ces derniers sont dans le « déni ». Non seulement elle a toujours entendu parler de la pollution présente sur le territoire du fait des activités minières, mais elle estime aussi que cette pollution est dangereuse pour la santé des habitant·es. Elle a été alertée par les résultats d’imprégnation réalisés sur les enfants d’une école de la vallée au lendemain des inondations d’octobre 2018. Cette enquête d’imprégnation a exacerbé ses craintes pour les enfants vivant dans la vallée. Par ailleurs, elle a connaissance d’une personne qui a toujours cultivé ses légumes et qui est aujourd’hui malade d’un cancer de l’estomac. Un cancer qu’elle suspecte vivement d’être lié à la consommation de produits du jardin contaminés aux métaux lourds. Cela l’amène à exprimer une inquiétude pour la survenue de maladie et l’intoxication chronique aux métaux lourds. Tous ces éléments confortent l’idée qu’arrêter la pratique du jardinage est la seule solution pour protéger sa santé. En outre, elle demeure très critique vis-à-vis des pouvoirs publics. En matière de santé publique, elle estime que les autorités publiques sont inactives et répondent plus à des enjeux financiers qu’à ceux de santé publique. D’autant plus que les pouvoirs publics seraient tout aussi inactifs du point de vue de la dépollution des sites. Elle énonce alors qu’elle n’a pas confiance dans les pouvoirs publics, qu’elle se sent abandonnée.

Portrait de Louise

Lucas pense habiter l’un des sites « les plus pollués de France » et juge tout à fait plausible que des problèmes de santé soient liés à ces pollutions. Ceci dit, la pollution ne lui semble pas également répartie sur le territoire de la vallée et c’est sur cette base qu’il adapte ses pratiques de jardinage. L’adaptation des pratiques ne semble pas réduire sa critique vis-à-vis des pouvoirs publics, pointant leur inaction, le défaut d’information voire leur dissimulation, tant sur l’impact environnemental que sanitaire des pollutions. On retrouve ici un mécanisme de report de la confiance vers les acteurs associatifs locaux, jugés les plus à même d’informer sur les risques environnementaux et sanitaires propres à la vallée.

Lucas est un catastrophiste critique qui modifie ses pratiques de jardinage par prévention. Avant d’emménager dans la vallée dans les années 1990, il habitait déjà dans l’Aude et a toujours entendu parler des pollutions de ce territoire par les anciennes activités minières. C’est en connaissance de cause qu’il s’installe dans la vallée, notamment pour la tranquillité des lieux. Il a observé la santé du voisinage et a remarqué la présence de nombreux cancers parmi ses voisins, le laissant penser qu’ils sont très probablement liés aux pollutions minières. Sa suspicion est d’autant plus forte qu’il est convaincu qu’il habite un des territoires les plus pollués de France. Pour se prémunir d’une exposition, et des risques de santé qui y sont liés, il adapte sa pratique du jardinage à son évaluation géographique des zones polluées : il ne cultive pas en zone inondable, en bord d’Orbiel, ses quelques légumes. Ainsi, il continue la pratique en se tenant à distance des zones jugées les plus polluées. Lucas estime que les pouvoirs publics sont inactifs, principalement pour des raisons économiques (des dépenses trop importantes pour la santé d’une population finalement peu nombreuse). Du point de vue de l’environnement, il estime que les travaux de confinement des déchets ont été mal réalisés. Il pense par ailleurs que les informations sur l’impact environnemental et sanitaire des pollutions aux métaux lourds sont cachées et non communiquées aux habitant·es par les autorités. Sa confiance se reporte vers les associations revendicatives de la vallée, qu’il reconnait comme importantes pour la diffusion des informations sur la situation environnementale et sanitaire : c’est bien par leur biais qu’il mentionne avoir eu des informations sur la situation, notamment à la suite des inondations d’octobre 2018.

Portrait de Lucas

Geneviève est persuadée qu’une catastrophe sanitaire se profile : les fuites des dispositifs de confinement des déchets, voire leur rupture à venir, sont redoutées et peuvent, à ses yeux, générer des problèmes de santé (décès, etc.). Elle critique les autorités publiques qui minimiseraient les risques de santé et se réfère aux associations comme source d’informations. Elle estime qu’elle peut cultiver mais à condition de ne pas entrer en contact avec le sol : la construction de bacs hors sol lui permet de faire concorder urgence perçue de la situation de santé environnementale dans la vallée et production de ses quelques légumes. Ici, savoirs pratiques et critiques se répondent.

Geneviève est catastrophiste critique et modifie ses pratiques de jardinage. Elle est convaincue qu’une catastrophe sanitaire se profile, à moyen ou long terme. Plus précisément, le défaut d’étanchéité des dispositifs de confinement des déchets est mis en cause. Une coulée de produits chimiques est redoutée et pourrait, à ses yeux, générer une catastrophe sanitaire (des décès) pour les riverains à court terme (pour les habitant·es actuels de la vallée, notamment en cas de catastrophe naturelle mettant à mal les installations techniques de confinement des déchets) et surtout à long terme (d’ici une centaine d’années, pour les générations futures). Qualifiés de « bombe à retardement », ces stockages seraient une épée de Damoclès pesant sur la santé des habitant·es et notamment des enfants. Geneviève se réfère aux informations fournies par les acteurs revendicatifs locaux pour appuyer son propos et demeure critique envers les pouvoirs publics. Elle estime que ces derniers minimisent la situation. Dans son quotidien de vie, Geneviève jardine quelques aromates et tomates. Elle estime que son jardin est très certainement pollué : un voisin a réalisé des analyses du sol qu’il cultive et les résultats montraient des taux jugés élevés en métaux lourds. Ces résultats, et la preuve de la contamination qu’ils administrent, est transférée et rend tout aussi probable la contamination de son propre jardin. Sur la base de ce diagnostic, elle décide de faire une culture hors-sol pour s’éloigner du sol pollué.

Portrait de Geneviève

Quelques enseignements peuvent être tirés de ces analyses :

  • L’épreuve de la maladie peut générer un retour réflexif sur les liens entre pollutions et problèmes de santé, marqué par différentes temporalités, orientées vers la compréhension du passé mais aussi une projection sur l’avenir (réflexif).
  • La hiérarchisation des risques, la fabrique des espaces géographiques pollués, les indices de l’innocuité sanitaire des pollutions participent au rejet d’un problème sanitaire (un problème en soi mais pas pour soi ou un non problème) facilitant la pérennité des pratiques de jardinage (scepticisme revendiqué).
  • Le principe de précaution est moteur de l’action, un moyen de reprendre la maîtrise sur des enjeux sanitaires peu tangibles et toujours incertains (scepticisme pratique). Le principe de prévention est moteur de l’action comme moyen de garder la maîtrise sur une catastrophe sanitaire en cours ou à venir (catastrophisme pratique). La modification des pratiques peut sembler inutile lorsque les jardiniers considèrent déjà leurs pratiques comme protectrices (scepticisme pratique).

L’appréciation catastrophiste de la situation, lorsqu’elle est associée à un diagnostic environnemental établissant la généralisation des pollutions sur le territoire, mène plus volontiers à l’arrêt des pratiques ou à ne pas les commencer (catastrophisme critique sans pratique) ; au contraire, lorsqu’elle est associée à un diagnostic environnemental établissant les lieux ou entités naturelles les plus polluées, elle mène plus facilement à l’action réparatrice et performative des pratiques de jardinage (catastrophisme pratique). Le diagnostic environnemental et le diagnostic sanitaire se coadaptent dans les discours des habitant·es (au sens où ils s’ajustent, pour déterminer la conduite individuelle qu’il convient de mener).

Développer des prises collectives par la pratique du jardinage : l’expérimentation moutarde entre sciences et société

Dans des formes plus collectives de jardinage, on retrouve les mêmes attachements des jardinier·ères à la pratique que dans les entretiens individuels : rapport à la consommation, à la santé, au bien-être, etc. Ici aussi, la contamination potentielle de leurs cultures génère des troubles : antinomie troublante du légume biologique pollué aux métaux lourds, etc., inquiétudes pour les effets sur la santé à long terme, etc. D’autres troubles s’ajoutent, plus spécifiques à la communauté de pratiques : le sentiment de faire l’objet d’une stigmatisation, le sentiment aussi de ne pas être pris en compte dans leur façon de définir des formes de réparation (étroitement liée à la façon dont les jardiniers tiennent à leur pratique).

« [J7F1] Ici les jardiniers … Les jardiniers sont montrés du doigt.  Ok ? par les différentes des associations, ils remuent la mayonnaise périodiquement en permanence mais ce qu’ils oublient de dire, c’est le côté … comment dire … sociologique de notre activité. Ok ? Parce qu’on est tous en capacité d’aller acheter une salade sur le marché à Carcassonne le samedi matin. Si on a fait venir de la salade c’est parce qu’il y a autre chose que la simple culture de la salade, il y a le côté convivial, le voisinage, la discussion, les travaux en commun etc. Toute la solidarité qu’il y a à travers la vie d’une association. […] tu as entièrement raison ce que tu dis. Il y a ce côté euh … ce côté lien social, ce côté cohésion qui est généré en plus du plaisir qu’on a à pratiquer l’activité quoi. Comme tu dis … [J7F1] Ça, ça se mesure pas je veux dire, eux ils ne le prennent jamais en compte. Nous, c’est quelque chose qui est très important pour nous. [J3F1] Et le discours que j’entends chez certaines personnes [inaudible] plutôt que d’aller acheter les salades sur le marché, pleines de pesticides … [J15F1] C’est vrai tu as raison. [J7F1] […] Le côté social, le côté comment dire… le côté solidarité sociale ville/village etc., il est vachement important… […] [J13F1] De la solidarité y en a énormément, par exemple du point de vue légumes qu’il nous manque de temps en temps au jardin. »

Focus groupe 1

« [J7F1] Moi je considère que les gens qui font trois articles par semaine pour remuer la mayonnaise, pour pointer du doigt certains euh … personnes, pointer du doigts certains collègues parce que c’est des anciens universitaires qui pointent du doigt les universitaires actuels, je dis que là quelque part, y a quelque chose qui dysfonctionne quoi, moi c’est mon analyse voilà. Mais on fait dire tout et n’importe quoi aux chiffres… Vous l’avez vu t’façon tout le monde a son interprétation mais qui a la vérité ? On ne sait pas. »

Focus groupe 1

« [J13F1] Voilà. Si vraiment, avec les études que vous allez faire, vous le dîtes “on s’empoisonne”, on va réfléchir. Mais si c’est un journaliste qui nous le dit, moi… voilà… je ne le crois pas. Ni aux journalistes, ni à ceux… Voilà. […] Je ne fais plus confiance à ça, à ce que j’ai lu dans un journal, c’est tout. »

Focus groupe 1

Dès le premier focus groupe, les jardinier·ères soulignent leur sentiment d’être « montrés du doigt » (du fait même de leurs pratiques du jardinage) par certains acteurs de la vallée, engagés dans des luttes collectives. Ils·elles déplorent que leur attachement à la pratique et les bénéfices qu’ils·elles y associent (sociabilité, solidarité, plaisir, consommation saine, etc.), soient passés sous silence par ces acteurs. Le jardinier J7F1[1] souligne que le sens qu’ils·elles attribuent à leur pratique du jardinage « ne se mesure[nt] pas » : son récit nous met alors sur la piste de la prise en compte de l’incommensurabilité de la pratique du jardinage dans les logiques de réparation des malaises vécus silencieusement par les habitant·es et de l’importance de prendre en compte des formes de réparation plurielles énoncées par les habitant·es. Une posture jugée trop polémique, relayée par certains médias et scientifiques, freinerait l’élucidation collective de « la vérité » et génère finalement, pour certains jardinier·ères du groupe, une méfiance envers les informations qui leur parviennent.

Certain·es des jardinier·ères trouvent cette stigmatisation de leur activité de jardinage d’autant plus injuste que les débats sur la pollution seraient trop cloisonnés.

« [J7F1] C’est le même bassin versant. Le bassin de l’Aude … le fleuve Aude recueille toutes les eaux de l’Orbiel… […] Ça veut dire par là, que la réflexion qu’on mène et toutes les discussions que l’on mène il faudrait se la poser à l’échelle du bassin versant de l’Aude parce que, y a aucune raison qu’une pollution impacte le … comment dire … le bassin de l’Orbiel … [J3F1] Et pas le reste. [J7F1] Et n’impacte pas le reste. [J3F1] Absolument. [J7F1] Parce que la pollution que l’on constaterait ici, elle se déménage avec l’eau sur le reste du bassin. […] Donc là le problème il faut l’opposer à l’échelle du bassin de l’Aude… [J9F1] Ça se dilue après … [J7F1] Sauf que … Oui certes. [J9F1] Ça se dilue. [J7F1] Certes. Sauf que le problème, on le pose jamais dans ce cadre-là. » 

Focus groupe 1

«  [J3F2] Ce qui est paradoxal c’est que les grosses cultures, les vignes, on n’en parle pas. Le BRGM a constaté des taux de métaux lourds dans les vignes, qui sont plus importants dans les endroits qui ont été inondés. Et par exemple, un agriculteur du coin cultive aussi. » 

Focus groupe 2

« [J7F3] Il y a une omerta sur l’agriculture, la vigne. »

Focus groupe 3

Les jardinier·ères J7F1 et J3F1 pensent que le problème de pollution peut concerner plus généralement les territoires en aval de la vallée (ceux traversés par l’Aude). Le·la jardinier·ère J9F1 pondère ce propos expliquant que, par effet de dilution, les pollutions y sont certainement moins présentes. J7F1 rappelle que « le problème on le pose jamais dans ce cadre-là ». D’autres points ne seraient pas débattus : une « omerta » sur la contamination des vignes ou des cultures de céréales dans la vallée (J7F3), pourtant avérée par des relevés du BRGM selon le·la jardinier·ère J3F2. Quoi qu’il en soit, la communauté de pratiques a mis en place une stratégie de contrôle de la qualité sanitaire des légumes consommés pour évaluer leur contamination aux métaux lourds, par des analyses itératives de leurs légumes.

« [J3F2] Nous les analyses on les fait depuis qu’on l’a décidé comme ça avec le bureau. [J15F2] Mais à l’époque on en faisait presque pas, une fois tous les deux ans. C’est à partir de 99 qu’on a commencé à faire des analyses. On en faisait tous les deux ou trois ans, et surtout en périodes de sécheresse. Parce que ça avait l’avantage qu’on arrosait avec l’eau de l’Orbiel. Alors là on faisait quand même quelques analyses des légumes, on a commencé à faire tous les 6 mois ensuite, parfois 4 mois même. »

Focus groupe 2

Les jardinier·ères J3F2 et J15F2 nous expliquent qu’ils·elles ont commencé, il y a plusieurs dizaines d’années, à faire analyser leurs légumes et qu’ils·elles ont augmenté leur régularité après les inondations de 1999 (allant jusqu’à en faire tous les 4 ou 6 mois).

Les jardinier·ères souhaitent aller plus loin dans leur diagnostic sur l’état des milieux naturels et habités (jardinés), ils·elles sont résolument ouvert·es à élargir leur expertise ; ils·elles souhaitent participer à des expérimentations – avec des expert·es scientifiques, techniques – qui s’affranchissent des formes de stigmatisation qu’ils·elles estiment vivre par ailleurs. Une condition sine qua non pour établir des liens de confiance, être accompagné·es dans les diagnostics et la recherche de solutions, en gardant la main sur les choix qu’ils·elles opèrent concrètement. Participer à des expérimentations, selon ces conditions, est une façon d’élargir leur expertise sur la ou les façons de faire du jardinage sans risquer de s’exposer aux métaux lourds et ainsi se protéger d’effets sanitaires à long terme. Ils·elles demandent ainsi une forme d’émancipation : pas uniquement éviter d’être soumis à des risques, mais décider des risques auxquels ils·elles se soumettent. Ils·elles souhaitent finalement pouvoir participer à définir les problèmes de la vallée et être libres de choisir leur mode de vie sur ce territoire contaminé aux métaux lourds. De façon secondaire, l’expérimentation est aussi perçue comme un moyen de rationaliser les critiques d’irresponsabilité auxquelles ils·elles sont confronté·es, un contexte que certain·es énoncent volontiers comme pesant. Les jardinier·ères soulignent par ailleurs qu’ils·elles ne sont pas dans une opposition radicale avec les revendications portées dans les débats publics : s’ils·elles peuvent adhérer à certains arguments (dépollution localisée par exemple), ils·elles n’adhèrent pas à la culture du sensationnel, « l’un n’empêche pas l’autre » nous dit le jardinier J3F1.

« [J7F1] C’est pour ça que votre expérience nous intéresse parce que si quelque part on arrivait à dire “voilà, avec telle ou telle pratique culturale faire [Inaudible], mettre je sais pas … mettre de la luzerne, faire une rotation etc. on doit pouvoir consommer tel type de légume etc., moyennant telle ou telle précaution culturale” …  je veux dire moi personnellement ça m’intéresse. Voilà, mais au moins, ça part d’une démarche très positive quelque part. »

Focus groupe 1

« [E] Pour vous, qu’est-ce que cette expérimentation de planter de la moutarde, d’analyser les fleurs de moutarde etc … Finalement, pourquoi vous vous engagez là-dedans ? Quelles sont vos attentes un petit peu sur cette expérimentation ? […] [J7F1] Parce que vous nous inspirez confiance. […] Non, non mais tout simplement, je le dis très franchement… […] Parce que ça sort complètement du discours qu’on est habitués à entendre depuis plusieurs années sur le … dans le contexte. Ok ? Et que vous êtes pas arrivés là en disant “vous êtes des affreux jojo, vous bouffer les légumes, vous êtes en train de vous intoxiquer” … D’ailleurs à la limite ça ne vous regarde pas si on a envie de s’intoxiquer. Donc vous nous inspirez confiance parce que vous ne vous présentez pas comme les Dieux sur Terre qui vont apporter la solution miracle. Et vous nous avez dit “voilà on va tenter telle démarche là et on pourra vous dire …” […] “quelles sont les bornes dans lesquelles vous pouvez vous situer pour continuer à exercer votre activité”. Moi, personnellement c’est ce qui m’a encouragé disons à semer de la moutarde sous le châssis … […] [J1F1] Oui, oui. [J10F1] Que c’est une bonne voie de savoir ce qu’on peut faire, ce qu’on a le droit de faire, voilà. [J3F1] Plutôt que d’être toujours dans le négatif, on essaye de voilà … c’est même pas une forme de fatalisme, on est bien, on est heureux de vivre ici hein, sinon on s’en va… tant pis. […] Nous on est bien ici parce qu’il y a plein de raisons qui font qu’on est bien ici […] [J7F1] […] Donc en fait, ce qui est intéressant, c’est d’avoir des bornes dans lesquelles on peut se situer pour continuer notre activité tout simplement quoi. [J10F1] Si y a des légumes qu’on peut pas cultiver on ne cultive pas et on les abandonne. [J14F1] Si y a des amendements biologiques qui sont efficaces pour … [J10F1] Par exemple, on sait que la tomate … la tomate on peut y aller ça c’est … [J7F1] Après le côté juridique … [J10F1] La tomate, c’est un légume les plus importants l’été … enfin au printemps/été. [J7F1] C’est pas notre affaire le côté juridique. Nous, on ne cherche pas des indemnisations. On essaye … ce qu’on cherche, c’est de vivre en paix, en fraternité avec les collègues jardiniers et notre village puis c’est tout quoi. [J10F1] Si on peut déjà dire bon … en faisant ça, en ne faisant pas ça on peut travailler dans le jardin c’est bon, ça suffit. [J7F1] Maintenant, on sera bien content si on a ces bornes dont on parle là de répondre aux accusateurs […] Leur dire mais nous voilà … Nous, on travaille comme ceci, comme cela. […] [J10F1] Ça n’empêche pas que nous, en tant que jardinier, on peut dire “bon, il faut dépolluer le site” il faut bon … voilà ça. [J3F1] L’un n’empêche pas l’autre, on le dit ça aussi. »

Focus groupe 1


[1] Les jardinier·ères ayant participé aux focus groupes sont identifié·es par J1 (par exemple, le premier jardinier·ères que l’on cite) et par F1 (par exemple, le premier focus groupe auquel on fait allusion). Se reporter au Répertoire des participant·es aux focus groupes.

Un travail de réduction des incertitudes sur les diagnostics environnementaux

Les jardinier·ères sont engagé·es dans l’élaboration de diagnostics environnementaux. Leur objectif est de réduire toujours plus les incertitudes auxquelles ils·elles sont confronté·es dans ces diagnostics, et ainsi les faire évoluer, les perfectionner, les rendre plus robustes.

L’évaluation de la contamination des sols des jardins

Les jardins de certain·es habitant·es de cette communauté de pratiques ont été inondés lors de la catastrophe naturelle d’octobre 2018, d’autres non. À la suite de cette catastrophe naturelle, les jardinier·ères disent avoir augmenté les analyses biochimiques de leurs sols, pour tester l’effet de la crue sur la pollution de leurs parcelles. Lors des focus groupes, dans l’échange, ils·elles approfondissent leur capacité à porter un regard critique sur les analyses scientifiques et techniques, à évaluer leur protocole, discuter leurs valeurs référentielles. La discussion collective (les témoignages d’expériences personnelles, les petits désaccords qui surgissent dans l’échange ou les accords…) fournit un cadre collectif à la construction de l’expertise des jardiniers et à sa mise à l’épreuve. Entrons plus en détail sur ces échanges d’arguments. Un support est présenté aux jardinier·ères : les relevés de concentrations en métaux lourds dans les sols réalisés au lendemain des inondations. J7F1 formule son besoin de comprendre si ces concentrations sont élevées et surtout quelles sont les données référentielles qui permettent de l’affirmer. Les autres participant·es s’interrogent et font part de leurs premières réactions : J9F1 est surpris·e parce qu’il·elle a en tête l’absence de valeur de référence pour l’arsenic, J10F1 parle d’un seuil de 10mg d’arsenic par kilo et J13F1 parle d’une « quantité minimum »… La valeur référentielle fait l’objet de perceptions hétérogènes, ce qui pousse J7F1 à demander que l’équipe PRIOR tranche : un·e chercheur·se indique que les dépassements sont appréciés à partir du bruit de fond géochimique naturel. Une réponse jugée plus précise, mais pas satisfaisante : J7F1 souligne qu’il est nécessaire de prendre en compte la contamination des sols en arsenic total (anthropique comme naturel) avant la crue, pour apprécier pleinement l’impact de la crue sur la variation des contaminations. La mesure évènementielle ne permettrait finalement pas d’objectiver les connaissances sur les variations de l’état de contamination des zones inondées et génèrerait à l’inverse une peur ou des incompréhensions. Le tableau récapitulatif des analyses menées par les jardinier·ères depuis plusieurs années est alors discuté, comme autant de valeurs référentielles pour apprécier l’impact de la crue d’octobre 2018. Un pic de pollution (un taux de « 250 microgrammes ») aurait été relevé avant même la crue d’octobre 2018 et serait un indice, aux yeux de J3F1, attestant que la crue d’octobre 2018 n’a pas fait augmenter de façon exceptionnelle la contamination des sols. J7F1 s’interroge sur la cohérence de cette information. Elle semble contraire à l’idée générale d’une surcontamination des milieux par l’inondation, peut être due à un « discours de fond martelé » nous dit-il·elle. Un doute subsiste quant à l’interprétation des variations des taux d’arsenic dans les sols. Dépassant l’interprétation de ces variations, J10F1 tente d’expliquer la situation en renvoyant à des éléments plus généraux : l’arsenic serait présent de façon chronique dans les milieux, eaux comme sols. Il·elle s’appuie sur les résultats d’une analyse de son puits situé en bord de rivière, dans les années 2010 environ, montrant un taux d’arsenic de « 50 milligrammes par kilo », soit 5 fois plus qu’un seuil de 10 dont il·elle a connaissance : finalement, quelle que soit la période, J10F1 estime que la contamination des eaux et des terres dépasse les seuils recommandés. Il ne s’agirait alors plus de comparer des analyses entre elles pour détecter les variations des taux, mais de comparer ces taux aux seuils recommandés en santé publique. J10F1 revient ensuite sur la question de la surcontamination des terres par l’inondation de 2018 : la crue aurait « en règle générale » généré une augmentation de la pollution. Cela s’oppose pourtant, aux yeux de J3F1, aux relevés de terre réalisés dans les jardins et à leur comparaison dans le temps. Il·elle détaille encore les variations de ces taux : 226 d’arsenic en juillet 2012, 106 en mai 2019 et des taux élevés lors d’une crue de faible ampleur. Les données apparaissent paradoxales et l’explication complexe. La discussion collective s’oriente alors vers une expertise plus fine des effets de l’inondation. J9F1 fait l’hypothèse que les taux d’arsenic sont élevés au lendemain de l’inondation, mais diminue ensuite dans le temps (par effet de dilution), certainement pour expliquer que les analyses réalisées en mai 2019 n’aient montré « que » 106 d’arsenic dans les sols.

« [J10F1] C’est surtout la contamination à l’arsenic la plus importante. [J7F1] Mais c’est quoi alors la valeur de référence à l’arsenic ? Elle est où ? [J13F1] En bas. [J9F1] En bas … Mais je crois qu’il n’y en avait pas … [J10F1] L’arsenic c’est 10 … C’est en quoi ? C’est en milligramme par kilo, je crois que c’est 10 non ? 10. [J13F1] C’est 0,005 mais la quantité minimum. Mais après c’est pas … Y a pas de … [J7F1] Est-ce que sur la feuille, est-ce qu’elle y est ? [J10F1] 0,005 ça veut rien dire. C’est des milligrammes ou des microgrammes par kilo ou par… Y a toujours une référence. Ça veut rien dire 0,005. [J7F1] Mais moi je vous pose la question à vous… C’est quoi la valeur référence ? Je ne lance pas le débat sur la valeur de référence, je leur pose la question à eux. Parce qu’ils nous disent… c’est marqué en jaune, moi je vois beaucoup de jaune, je veux savoir quelle est la valeur de référence… [E] C’est les références du fond géochimique… [J9F1] Voilà. D’accord, voilà. C’est pas une norme… Tout à l’heure, il parlait d’une… de la norme. Ça c’est une référence, donc du coup, ce qui manque là-dedans, c’est la norme. [J7F1] Alors le jaune c’est quoi ? [E] Et ça, c’est les fois où les taux étaient supérieurs finalement aux fonds géochimiques naturels… [J7F1] Aux fonds géochimiques naturels. […] Là, c’est plus précis. […] [J7F1] Mais en 2017, c’était quoi ? […] Pour moi, ça serait intéressant d’avoir 2017. Pour moi, elles seraient intéressantes pour voir l’effet de la crue sur le transport du… de ces fameux sédiments. Moi, c’est ce qui m’intéresse parce que parler de… de résultats là comme ça, sans les comparer et en disant “c’est vachement ultra pollué, machin et c’est à cause de ceci ou c’est à cause de cela”, pour moi c’est pas compréhensible. […] on fait peur aux gens, ouais. [J3F1] J’arrive pas à reconnaître. J’arrive pas à retaper le code, parce que moi j’ai un tableau… un tableau comparatif dans lequel en 99, les taux étaient encore plus élevés. [J1F1] C’était plus élevés qu’en 2018, ah oui… [J3F1] Beaucoup plus élevés et chacun de nous avait effectué les analyses y compris avant la crue de 2018 et on a eu des taux jusqu’à 250 microgrammes, donc des taux… Y avait pas de, de… d’inondations. Donc, moi je persiste à dire que l’impact de l’inondation n’a pas été si important que ce qu’on veut dire. Après, effectivement comme tu dis… [J7F1] Pour moi, ça manque un peu de cohérence. [J3F1] C’est vrai. [J7F1] Ou alors, y a un discours… Enfin moi je suis persuadé qu’il y a un discours de fond qui est martelé. [J10F1] De toute façon l’arsenic on en avait régulièrement. Moi j’avais fait y a quelques années, il y a une dizaine d’années, j’avais fait un prélèvement dans le puits de mon jardin qui est en bord de rivière, y avait 50… on était à 50. Avant l’inondation… [J7F1] 50 quoi ? [J10F1] 50… Beh 50 au lieu de 260… 50 milligrammes par kilo. [J9F1] Comme en bas là ? Avant le 8. [J10F1] Voilà, voilà. Donc, on était quand même au-dessus parce que je crois le taux là, justement le taux normal, le taux maximum, c’est 10. 10 pour un kilo hein, 10 milligrammes par kilo. Donc j’étais à 50 moi, avant les inondations, avant l’inondation. Après je l’ai pas refait bon… […] [J10F1] Nan mais c’est sûr, toi t’as des chiffres… toi t’as des chiffres qui disent… Mais en règle générale quand même, l’inondation nous a amené de l’arsenic, des métaux qui n’étaient… plus, y en avait déjà dans le sol mais ça nous a fait augmenter, en règle générale. Bon, il peut y avoir des cas particuliers. [J3F1] Là, moi j’ai un tableau… J’ai fait juillet 2012, novembre 2018, mai 2019, juillet 2019. Bon par exemple, juillet 2012, le taux d’arsenic, la terre, on était à 226 microgrammes euh de… de, de… allons… d’arsenic. En mai 2019, on était à 106 donc moins. C’est paradoxal. [Pierre] Et J3F1, dans la plus ancienne de tes analyses, est-ce qu’il y avait ces métaux ? En dehors de l’arsenic ?  [J3F1] J’en ai moi qui remonte à… attends je… [J14F1] Est-ce qu’il y avait du mercure ? Du cuivre ? Du plomb ? [J3F1] Attends, je vais te dire. J’y suis là. [J10F1] Moi j’avais fait le prélèvement de terre aussi en même temps que le puits… [J3F1] Moi, j’ai… [J10F1] J’étais à 100. [J3F1] En 2012, y en a eu une petite crue aussi en 2012, on avait des taux nettement supérieurs à ce qui était en 2018, 2019. [J9F1] Donc là, y a des crues parce que tu sais que quand y a une crue, y en a un peu plus et après ça repart… Ça se dilue. [J3F1] Après, après… moi ce qui nous concerne, on fait des analyses quand… même en période d’étiage, c’est-à-dire que y a moins d’eau et y a plus de composants polluants. Donc en effet, on trouve l’été, on trouve… c’est l’époque où on arrose le plus. Effectivement, la concentration est plus importante, mais ça n’a jamais… enfin moi depuis le début, j’ai toujours dit que la crue de 2019 à certains endroits… ici, y a eu davantage de pollution… En 2018 pardon, parce que l’eau a stagné. Alors nous, elle est passée donc on était moins impactés… [J10F1] Par contre, nous en 2018, après la crue dans le jardin, on avait cette hauteur de boue à peu près… de terre qui s’était déposée. [J10F1] 10 centimètres à peu près. [J1F1] On était obligés de l’enlever. [J14F1] Ça se voit bien sur les analyses, dès qu’on creuse un peu, y a plus rien. Y a 5 à 10 centimètres y a plus rien, 5 centimètres sous profondeur y a plus rien, et un peu plus bas… [J10F1] Normalement, il aurait fallu dans les jardins… décaper les jardins, enlever 10 centimètres de terre. [J14F1] 15 à 20 centimètres y a rien non plus […] Ce qui veut dire que dans le jardin, il faudrait décaper les 10 premiers centimètres »

Focus groupe 1

J3F1 formule une autre hypothèse : la plus ou moins grande contamination des sols lors de l’inondation serait fonction du temps de stagnation de l’eau sur les terres. Il·elle élargit alors la question de l’effet de la crue sur l’augmentation des contaminations dans le temps (oui ou non) aux facteurs qui font varier, sur un seul évènement, les concentrations retrouvées sur le territoire (où et comment). J10F1 et J1F1 s’en tiennent à leurs observations et analyses pour dire les effets certains de l’inondation sur la contamination de leurs propres parcelles : c’est parce que la crue a déposé des boues sur leurs parcelles qu’elles ont été contaminées en surface. Ils·elles renforcent ainsi l’idée que la crue n’a certainement pas eu les mêmes impacts sur toutes les parcelles du territoire.

S’ils·elles ne se concluent pas réellement sur un accord au sujet de l’explication la plus plausible, les échanges collectifs montrent la volonté des jardinier·ères d’apprécier pleinement les valeurs qui leurs sont présentées et de stabiliser les valeurs référentielles qui permettent d’en interpréter la portée. La question se déplace progressivement, dans l’échange, de la question du bruit de fond géochimique comme valeur référentielle vers la question des variations dans le temps des concentrations sur leurs parcelles, pour comprendre réellement l’impact positif ou négatif de la crue sur la contamination des milieux. C’est dans le détail des variations des concentrations, dans le temps mais aussi entre parcelles, que les débats affinent la compréhension collective du problème : la question n’est alors plus de savoir si, oui ou non, la crue a eu un impact, mais où, comment et pourquoi elle a eu des impacts différenciés sur le territoire.

Cette discussion n’est pas close et reprends lors du 3ème focus groupe sur les valeurs de référence.

« [J7F3] Questionnements sur le fond géochimique, savoir si ça comprend l’anthropique ou non ? Donc entre 100 et 250 c’est une valeur à forte anomalie juste avec le fond géo, sans activité minière. [J9F3] toutes les analyses que l’on a sont entre 100 et 250. On a tendance à penser que l’homme n’a pas d’impact. [J8F3] Si, si, les vents qui passent au-dessus de Lastours, Salsigne et tout, ces vents qui vont de Villegly jusqu’à Trèbes. C’est pour ça que ça monte et ça descend. Il y a des dépôts, d’où les variations. [J9F3] certes mais toujours entre 100 et 250, donc l’Homme n’en a pas concentré plus que ce qu’il y a naturellement. »

Focus groupe 3

« [J10F3] J’avais fait un prélèvement dans mon jardin en 99, j’étais à 100. [J8F3] Donc l’inondation n’avait rien apporté ? Puisque le fond est de 100-150. [J10F3] On peut l’interpréter comme ça, mais le fond géo c’est une moyenne. S’il le faut moi à la base avant j’en avait que 50, on ne peut pas savoir. J’avais retrouvé des analyses de mon beau père, des années 90, à peu près dans les mêmes valeurs. [J3F3] 2012 : 226, 2018 : 106 donc lessivage. Et par la suite ça varie. [J8F3] C’est bizarre parce que limon dépôt, chargé. [J3F3] Chez vous l’eau a stagné, chez nous non. C’est notre interprétation. »

Focus groupe 3

J10F3 énonce les résultats d’une analyse qu’il·elle a réalisé en 1999 : une concentration en arsenic de 100. J8F3 met en perspective cette donnée avec le fond géochimique naturel – qui oscille entre 100 et 250 sur leurs parcelles – pour avancer une absence d’impact de l’Homme sur les concentrations en arsenic retrouvées dans les sols. Pour J7F3, J9F3 et J8F3 : si les concentrations retrouvées dans les sols ne sont pas supérieures au bruit de fond géochimique, alors la question de la surcontamination anthropique est rendue incertaine. Pour J9F3, quand bien même les concentrations varient, c’est la fourchette 100-250 qui permettrait de dire l’impact de l’activité minière sur la pollution des milieux. J10F3 estime que le fond géochimique est une moyenne sur une zone mais pas une donnée précise sur leur parcelle, alors il·elle disqualifie cette donnée des valeurs de référence pour estimer l’impact de la crue. J3F3 se redirige vers les résultats d’analyses dont ils·elles disposent : à partir de leurs variations, il·elle rappelle son hypothèse d’une plus ou moins grande contamination en fonction du temps de stagnation des eaux. Les zones sur lesquelles l’eau est passée seraient moins polluées – du fait d’un lessivage des sols – et celles sur lesquelles elle a stagné seraient plus polluées et plus chargées en limons. Les raisonnements des jardinier·ères, leurs questions, sont intégrées au protocole moutarde. Par exemple, au sujet des valeurs de référence, J7 a souhaité cultiver la moutarde en bacs potager plutôt qu’en terre, pour ajouter une parcelle témoin à l’expérimentation. Si cela ne concerne pas les effets de la crue d’octobre 2018, cela montre bien la volonté des jardinier·ères de comparer les résultats de leurs sols à d’autres données, ici un sol exempt de pollution. Un des jardinier·ère a donc fait pousser la moutarde selon ses conditions, dans une terre de la montagne noire qu’il juge saine. Les jardinier·ères ont également souhaité élargir les analyses des concentrations en arsenic dans la moutarde à un ensemble de métaux lourds, certainement pour juger de la diversité des polluants présents sur leurs terres. D’un autre côté, les jardinier·ères sont en attente forte d’actualisation des données sur la concentration en arsenic et autres métaux dans les sols de leur jardin. Ils·elles sont dans une démarche de recherche active de nouvelles expertises. Lors du second focus groupe, ils·elles nous exprimaient leur regret que les résultats des analyses menées par le BRGM, sur leur parcelle mais aussi plus largement dans la vallée, ne leur soient pas encore communiqués. Ils·elles souhaiteraient pourtant que ces données actualisées soient portées à connaissance de la communauté de pratiques. Dans cette perspective, la communication des résultats de l’expérimentation aux jardinier·ères apparaît incontournable. Ils·elles sont dans une optique de partage des expertises, actualisées, avec la communauté de pratiques dans son ensemble.

L’évaluation de la pollution de l’eau d’irrigation

Les débats sur la qualité de l’eau de l’Orbiel et de l’eau d’irrigation reviennent dans les trois entretiens collectifs (ou focus groupes). Ils s’appuient sur l’accumulation et la confrontation des analyses réalisées et l’observation sensible de la nature par les jardinier·ères, en somme sur la base de leur expertise individuelle et collective. Les analyses mobilisées par les jardinier·ères portent par exemple sur l’eau du béal de Conques-sur-Orbiel (une concentration de 65 microgrammes d’arsenic) ou encore l’eau du Grésillou (87 microgrammes d’arsenic), nous relate J3F1, attestant d’une contamination des cours d’eau.

[J3F1] Euh… on retrouve 100 microgrammes d’arsenic par litre d’eau [inaudible], 65 microgrammes dans le béal de Conque, et sur le Grésillou 87 microgrammes… Le Grésillou est… [J10F1] Et moi dans le puits, j’avais 60… à 20 mètres de la rivière… [J3F1] Dans le puits attend, c’était… [J10F1] T’avais 20-30 mètres jusqu’à la rivière. […] Et dans la… La terre du jardin à ce moment-là, il y a une dizaine d’années ou douze, j’en avait 100 à peu près… 100 ou 105 et j’avais fait faire le… l’analyse à Carcassonne et il m’avait bien spécifié en rouge : Terre non cultivable. [J9F1] Oui, oui, oui. [J10F1] Impropre à la culture etc., c’était encadré, c’était… [J9F1] Tout ça c’est… Ça veut dire qu’il y en a toujours eu mais ça veut pas dire c’est bien ou c’est pas bien… on sait pas »

Focus groupe 1

J10F1 complète ces données avec celles réalisées dans son puits, situé à 20 ou 30 mètres de la rivière et montrant un taux de 60 en arsenic. Pour J9F1, ces résultats attestent de la présence pérenne d’arsenic dans les eaux, mais ne signifie pas que l’on en connaisse les risques associés. Lors du second focus groupe, les jardinier·ères envisagent d’affiner leur diagnostic sur l’état environnemental des eaux utilisées pour l’irrigation : ils·elles pourraient commander collectivement des analyses de l’eau des puits pour renforcer leur expertise.

« [J3F2] Pour le coup, de manière simpliste, les opposants ils disent qu’on pollue nos légumes, et nos jardins, parce qu’on arrose avec l’eau de l’Orbiel. […] On pourrait faire analyser l’eau des puits, chez [des jardinier·ères du collectif] … On n’a jamais fait. Le tiens aussi J15F2 on pourrait l’analyser. [J15F2] J’avais fait une analyse du puits, l’eau de la nappe était bonne. »

Focus groupe 2

Ils·elles sont en constante fabrique de leurs savoirs, par des analyses des sols mais aussi des eaux d’irrigation. Ces analyses complémentaires pourraient aussi objectiver les critiques qui leurs sont adressées : celle d’une surcontamination des sols et des légumes par l’irrigation avec l’eau de l’Orbiel. Lors du 3ème focus groupe, J10F3 précise l’interprétation qu’il·elle alloue au résultat d’analyse de l’eau de son puits : il·elle estime que plus le puits est proche de l’Orbiel, plus il est contaminé. En atteste la comparaison avec les analyses d’un puits voisin, situé 200 mètres plus à l’écart des berges de l’Orbiel : 20 microgrammes d’arsenic, contre 60 pour lui. Les infiltrations de l’eau de l’Orbiel dans les puits sont donc identifiées comme une source de contamination des puits.

« [J10F3] J’avais un jardin [proche] de l’Orbiel, j’avais prélevé de l’eau dans le puits, j’étais à 60 [en arsenic] et une autre personne, qui était […] plus éloignée de la rivière avait 20 ou bien moins. L’eau de la rivière, par infiltration, moi 60 [en arsenic] et lui 20 [en arsenic]. C’était le même labo qui avait fait les analyses, et en même temps. On avait fait en même temps. »

Focus groupe 3

De façon synthétique, il semble que les jardinier·ères se fient aux analyses des sols et de l’eau d’irrigation pour dire leur contamination, sans pour autant qu’elles ne puissent déterminer complètement la validité de la pratique du jardinage sur ces zones. De façon presque paradoxale, la qualité de l’eau de l’Orbiel semble plutôt bonne au regard de ce qui est observé dans la nature.

« [J7F1] On n’en parlait jamais. Si, si on reparle de… si on reprend comment dire… l’activité pêche par exemple, parce que l’Orbiel était une rivière très poissonneuse avec des variétés de poissons, des espèces qui sont emblématiques des eaux de bonne qualité. Par exemple, le barbot méditerranéen où le goujon, sans parler de la truite, ok. Y avait des poissons en quantité… mais cela… le phénomène que j’ai connu, je suis né à Conque moi en cinquante-quatre… C’est effectivement […] soit l’arrivée des… comment dire… des lessives… de tout ce qui est traitement, pollution etc. À l’époque, les gens ils faisaient leur lessive dans la rivière au savon de Marseille. Et donc ça je veux dire c’était… Y avait pas de pollution particulière par rapport à ça. Dès lors qu’on a eu les lessives à base de détergent, c’est là qu’on a commencé effectivement à voir une diminution du cheptel. Ceci-dit, encore aujourd’hui, moi je peux vous amener sur la rivière à l’avant même du site en question-là, qui est sur la photo et je vous ferai voir des populations de barbots méditerranéens qui sont extrêmement importantes… [J2F1] Extrêmement importantes… Dernière pêche avec… dernière pêche… il y a deux pêches qui ont été effectuées pour euh… par rapport aux travaux, qui s’étaient engagés à Prat je sais pas comment, en dessous là… y avait des… le barbot méditerranéen, comme tu dis qui est une espèce vraiment emblématique. Y en a en quantité… en quantité. La truite y en a aussi, y avait aussi des écrevisses des… pas les américaines… […] Des écrevisses avec des pattes blanches à l’Orbiel… Là y a une population… une population de poissons très importante par rapport aux dernières pêches qu’ils ont effectuées. Ça se régénère, ça se régénère… Y a eu des épisodes de pollutions violentes, on a connu des fois où la rivière… enfin tous les poissons, le ventre à l’air.  [J14F1] C’était des relargages de cyanure… [J1F1] Oui, voilà. [J14F1] C’était le cyanure. [J10F1] C’était quand l’usine vidangeait… [J7F1] Le dernier en date… la dernière pollution en date, elle date de la vidange de la piscine. [J3F1] Oui, c’est vrai. C’est vrai. [J7F1] Y a eu une mauvaise manip par… comment dire… le gars qui s’occupait de la maintenance de la piscine et effectivement y a eu une pollution importante. [J9F1] Quelle piscine ? [Unanimement] Celle de Conques. [J10F1] Tout-à-fait qui a été… qui est en train d’être démolie. [J3F1] La pollution violente ça été là. [J9F1] Ah bon ! [J13F1] Et dans le Béal il y a eu des empoisonnements dû à la coopérative. [J7F1] Exact. Ça on en a parlé. [J1F1] Ouais. [J7F1] Parce qu’au moment des vendanges il y avait toujours du relargage de la coopérative dans la rivière, on en parlait. [J10F1] Ça se fait toujours, ça continue. [J13F1] Ça se fait toujours et… [J10F1] Ils n’ont pas de traitements… »

Focus groupe 1

« Je regarde les hirondelles qu’il y a, je compte tous les nids qu’il y a d’une année sur l’autre et j’essaie de voir s’il y a une baisse d’effectifs. Et ce n’est pas le cas : il y a une augmentation des effectifs d’hirondelles. Les poissons, l’autre jour, je l’ai filmé : le frai des vairons, au passage de la Vernède, il y avait… Le vairon c’est un poisson extrêmement sensible à la pollution. Hé ben je les ai filmés en train de frayer ! Il y avait au moins 200 ou 300 poissons entrain de frayer, c’était magnifique. Magnifique quand tu vois ça. Là ce sont des indicateurs, qui te prouvent que… ça prouve pas qu’il n’y a pas de pollution, mais il n’empêche. Par exemple, la micro faune : la phrygane c’est le porte bois, c’est un invertébré qui est très sensible, et la gammare, la crevette d’eau douce, qui sont des espèces qui sont très, très sensibles à la pollution. J’ai arraché mes fèves, il y en avait en pagaille – c’est ce qu’on appelle la mouche de mai – elles ont éclos et les larves elles sont allées pondre et mourir dans le truc. Je laissais mon truc de fèves. C’est objectif, je suis pas scientifique mais je sais de quoi je parle. » (J3F2)

Focus groupe 2

Lors du premier focus groupe, J7F1 souligne que les eaux de l’Orbiel étaient « très poissonneuses », avec la présence d’ « espèces emblématiques des eaux de bonne qualité », en somme des espèces sentinelles des pollutions, comme le barbot méditerranéen, le goujon ou encore la truite. Il a bien remarqué une diminution du cheptel de poissons mais il l’attribue principalement à l’utilisation de lessives à base de détergents (sans qu’il ne le date, nous supposons qu’il s’agit de l’époque de l’activité minière ou avant). Il propose même de nous amener observer les populations abondantes de barbots méditerranéens. J3F1 confirme la présence d’espèces emblématiques dans l’Orbiel : des barbots méditerranéens, des truites et aussi des écrevisses à pattes blanches. Les dernières pêches effectuées auraient montré la présence abondante de ces espèces sentinelles, et la régénération importante de leurs populations. La situation, aujourd’hui, est perçue de cette façon, mais cela n’empêche pas les jardinier·ères d’avoir connaissance d’épisodes de pollutions qui ont, par le passé, généré la mort de nombreux poissons. Ils·elles renvoient alors cette mortalité piscicole à des épisodes de pollution aigue, plus qu’à une contamination chronique des eaux. J14F1, J1F1 et J10F1 confirment des contaminations aigues des eaux de l’Orbiel issues des anciennes activités minières : des relargages de cyanure auraient été toxiques pour la faune aquatique. Cependant, les anciennes activités minières ne semblent pas les seules mises en cause par les jardinier·ères : erreur de maintenance de la piscine de Conques-sur-Orbiel ayant généré un rejet polluant dans l’Orbiel, pollution de l’eau par la coopérative viticole… Les jardinier·ères sont d’accord pour dire que l’Orbiel est parfois pollué de façon aigue et accidentelle par différents acteurs (activité minière, activité viticole ou même entretien communal d’une piscine), générant une mortalité piscicole à un moment donné, mais ces populations piscicoles seraient aujourd’hui nombreuses, attestant d’une régénération et d’une qualité de l’eau plutôt bonne. Certainement pour permettre un arbitrage plus clair sur l’impact de l’irrigation sur la contamination du jardin, les jardinier·ères ont souhaité réaliser une seconde campagne de semis-récolte-analyse de moutarde pour tester l’hypothèse selon laquelle l’eau d’irrigation ne contaminerait que très peu les légumes.

« Pour l’eau, justement il y a des choses qui nous interpellent. Par exemple, on constate que les légumes feuilles sont les plus impactés. Et la mâche et l’épinard, qui sont des légumes d’hiver, sont très impactés. Alors on voudrait voir… Le problème c’est pas l’eau d’arrosage parce qu’on irrigue quasiment pas. Moi je me disais, il y a deux formes de culture : avec ou sans arrosage. Donc on pourrait re-semer de la moutarde là, et tester la différence. Les légumes de toute façon on fera des analyses, mais la moutarde, sur le même végétal, voir comment… Parce que si on l’arrose aussi, on l’arrache à l’automne et on voit ce que ça dit. L’hypothèse c’est que l’eau en apporte peu puisqu’on en retrouve plus en hiver en période non arrosée. On veut vérifier. » (J3F2)

Focus groupe 2

En effet, les jardiniers ont remarqué que les légumes les plus impactés sont les légumes feuille cultivés en hiver, donc non irrigués ; mais ils·elles n’ont pas de valeur de référence étant donné que ces mêmes légumes ne sont pas cultivés en période d’irrigation (été). Le doute subsiste : est-ce la variété de la plante ou les paramètres d’irrigation qui contaminent les plantes potagères ? Tester l’impact de l’irrigation sur une seule et même plante (la moutarde) permettrait alors, aux yeux des jardinier·ères, de dire l’impact de l’irrigation (ou l’absence d’impact) sur la contamination des légumes.

L’évaluation de la pollution du légume, des transferts sol-plante et de l’impact des pratiques de culture

Nous l’avons vu, les jardinier·ères ont leur propre expertise sur l’état de contamination des sols de leurs jardins, et des eaux avec lesquelles ils·elles les irriguent ; une expertise qu’ils·elles débattent et affinent volontiers dans les échanges collectifs lors des focus groupes. En revanche, ces seuls éléments ne semblent pas permettre d’évaluer pleinement la contamination des légumes du jardin.

L’évaluation de la contamination des plantes et de leur capacité à capter plus ou moins les métaux se présente comme des questions primordiales pour les jardinier·ères.

« [J3F1] Alors, autre élément qui est important : le taux d’imprégnation de la terre ok mais l’imprégnation des légumes. Alors, est-ce que la terre est polluée ? Mais est-ce que les légumes le sont ? Et là c’est pareil, c’est intéressant parce qu’on constate par exemple… euh le plus gros point de pollution pour les légumes… légume feuille, c’est le plomb… C’est le plomb qui dépasse les normes. Pour les autres légumes, légumes fruits, tomates etc.… y a rien… la terre effectivement je l’ai dit. Légume racine on trouve effectivement parfois mais… [J10F1] Le plus, les salades je crois hein ? [J3F1] Ouais, légume feuille. [J10F1] Légume feuille, salades… [J3F1] C’est un taux de 0,54 de plomb et la limite, c’est 0,30. [J10F1] Mais des tomates par exemple, absolument rien ? [J3F1] Et autre chose intéressant, je vais faire une analyse sur les… sur l’oxalis. L’oxalis c’est un bulbe, donc c’est une plante qui reste en permanence dans la… donc elle, elle absorbe. On prenait l’exemple de la moutarde. Elle absorbe par le bulbe, et effectivement c’est très, très imprégné. [J7F1] C’est une vivace [J3F1] Eh oui. [J10F1] Et la pomme de terre par exemple, on n’a jamais fait… [J3F1] Non, non, non, non, non. […] Tout ce qui est légume racine euh… non, non. [J10F1] C’est bizarre »

Focus groupe 1

« Ce qu’on constate aussi c’est que ça varie entre les légumes. La logique voudrait que ce soit les légumes racine les plus impactés, mais c’est pas le cas. Par contre l’oxalis c’est rédhibitoire. […] L’été tous les légumes que l’on cultive, essentiellement légumes fruits, ce sont les moins impactés ; est ce que c’est lié à la nature des légumes ou pas ? » (J3F2)

Focus groupe 2

« J’ai mis les seuils autorisés, les taux préconisés, sur les analyses. J’ai mis en rouge ce qui ressort. En novembre 2020, on constate effectivement un taux élevé. » (J3F2)

Focus groupe 2

« C’est nos résultats, on n’a pas lavé avant de donner au laboratoire Phyto contrôle : il y a le prélèvement, le poids et ils donnent les résultats. […] Moi j’ai fait une commande par rapport à ce qu’il y a dans les légumes. Les taux de tolérance, ou je ne sais pas comment on peut dire, ont été baissés au fil des années. Ce qui est cocasse c’est que le mercure ils le cherchent que sur le poisson, par exemple le thon. Mais il n’y a rien de précis. Par exemple, le cadmium ils prennent les champignons… » (J3F2)

Focus groupe 2

Lors du premier Focus Groupe, J3F1 le rappelle. Ce sont ces interrogations qui ont conduit les jardinier·ères à faire tester régulièrement leurs légumes et à compiler ces résultats. Ils·elles sont dans une démarche active de récolte de données, sur des temps longs (depuis 1997). Ils·elles organisent les résultats : ils·elles dissocient les différentes molécules polluantes (les concentrations en arsenic, cadmium, plomb et mercure) selon les types de légumes (feuilles, légumes ou fruits) et intègrent les limites de qualité sanitaire pour le plomb et le cadmium, permettant finalement aux jardinier·ères d’évaluer si les légumes sont propres à la consommation. Parcourant ce tableau de données, J3F1 porte son attention sur les concentrations en plomb dans les légumes feuilles puisqu’ils dépassent les seuils de consommation (0,54 contre 0,30 nous dit-il). Au-delà des légumes feuilles, les fortes concentrations de métaux dans l’oxalis attirent aussi l’attention des jardinier·ères : l’hypothèse est qu’elle capte beaucoup de métaux parce qu’elle vit plusieurs années en terre. Au-delà des plus fortes concentrations, la contamination des salades, tomates et des pommes de terre est soulevée. J3F1 répond que la contamination des légumes racine (la pomme de terre) n’est que ponctuelle. J10F1 s’interroge : il semblerait pourtant plus logique que les légumes racines soient les plus contaminés. Quoi qu’il en soit, les jardinier·ères consomment de grandes quantités de légumes fruits en été : le plus faible impact sur ce type de légume participe à les rassurer. Au-delà des variations de contamination selon les types de plantes, J3F2 questionne les seuils sanitaires au-delà desquels la qualité sanitaire du produit n’est plus garantie, les « taux préconisés » nous dit-il·elle. Il·elle remarque que ces seuils se réduisent au fil des années et surtout qu’ils ne sont pas adaptés à l’autoproduction alimentaire : les taux recommandés pour le mercure concernent les poissons commercialisés, pour le cadmium c’est les champignons… autant d’interrogations qui renvoient à l’absence de règlementation sanitaire pour les légumes produits au jardin. Les seuils sanitaires questionnent alors les jardinier·ères, qui s’accommodent de références sanitaires qui peuvent sembler déconnectées de l’autoproduction alimentaire de légumes.

Les capacités phyto-extractives des plantes questionnent les jardinier·ères. S’ils·elles ont identifié (par leurs résultats d’analyse) des plantes plus sensibles que d’autres aux métaux lourds, ils·elles souhaitent approfondir ces connaissances en faisant tester les parties aériennes et racinaires de la moutarde qui sera analysée. C’est en ce sens que le protocole de l’expérimentation moutarde a été réorienté : le nombre d’analyses a été doublé pour que les échantillons de moutarde dissocient les racines des feuilles. Lors du 3ème focus groupe, les résultats des analyses de la moutarde (concentrations, facteurs de transfert sol-plante) et des sols (PH) sont présentées (Annexe 3). L’attente des jardiniers est grande : ils·elles veulent des réponses à leurs questions. J10F3 questionne le sens à attribuer aux valeurs de transferts et en fait une lecture : la partie racinaire est jugée la plus sensible aux métaux lourds, contrairement à la partie aérienne. J9F3 repère des variations jugées importantes entre les parcelles de deux jardinier·ères, et questionne les raisons de telles variations. Un·e chercheur·se du programme PRIOR répond à cette question par une hypothèse : celle d’une contamination fonction du temps passé en terre, la moutarde d’un·e de ces deux jardinier·ères ayant été récoltée à un stade plus avancé expliquerait qu’elle soit plus chargée. Les dates de semis et de récolte sont alors demandées par les jardiniers, pour mieux saisir les variations du temps en terre de chaque pied de moutarde et ainsi affiner leur diagnostic environnemental.

« [Lors de l’interprétation des résultats de transferts sol-moutarde] [J10F3] Alors ça veut dire que le transfert est très, très faible ? […] [J7F3] Moi c’est parcelle témoin, avec châssis et terre de la montagne noire. [J10F3] Il en résulte que transfert est très faible dans partie aérienne. Un peu plus forte dans partie racine. C’est faible. [J9F3] On peut se demander pourquoi il y a autant d’écart entre une parcelle [d’un jardinier·ère] et celle d’un[e] autre [jardinier·ère]. Je parle de la valeur du transfert. Est-ce que vraiment la nature du sol peut influer de manière aussi importante sur le coef de transfert ? [E] [Un de ces deux jardinier·ère] Il a eu ses plantes qui sont restées plus longtemps en sol, c’était une très belle moutarde. Elle a certainement eu plus de temps pour pomper. [La date de récolte est demandée par les participants.] [J7F3] Ok c’était une plante bien développée. […] [E] Est-ce que vous, vous avez des astuces pour limiter les transferts ? [J7F3] Oui on est là aujourd’hui. »

Focus groupe 3

« [E] Il y a des études sur ce qui fixe l’as au sol. [J4F3] Fixer ça veut dire ? [E] Moins de transferts sol-plante. [J7F3] Travailler sur la matière organique c’est positif alors ? Ok super, c’est ce que je fais. […] [J10F3] Les engrais ça doit faire l’effet inverse non ? Parce que c’est des sels : par exemple la potasse dans les engrais, ça doit diminuer le PH non ? [J4F3] L’autre question que j’avais c’est est ce que l’As est pas lessivé, ou emporté plus profond, même avec pluies etc. ? Il reste dans le sol ? »

Focus groupe 3

« [J9F3] Le fait d’apporter du crottin de cheval, etc. Est-ce que ça a un impact ou pas ? […] Mais je me demandais si le crottin de cheval est acide par exemple ? »

Focus groupe 3

« [J9F3] Moi j’avais du mal à comprendre qu’est ce qui fait que l’augmentation du PH permette de fixer, que le transfert sol-plante se fasse moins, alors que l’utilisation de couverts végétaux ou d’apports en matière organique dans le sol, j’ai tendance à croire que ça augmente l’acidité du sol. »

Focus groupe 3

« [J7F3] Moi j’avais une approche totalement empirique, avec des sentiments mais sans aucune… Avec l’analyse de ce qui se passait autour, avec toute cette agitation, j’avais mon point de vue sur ce qui se passait. J’ai pris le jardinage juste après la crue de 2018 […]. J’avais une approche très empirique du jardinage. Ce que je constate en vous écoutant aujourd’hui c’est que, que ce soit les cultures intercalaires en période hivernale, je le fais, favoriser les assolements, je le fais aussi, ne pas mettre les mêmes cultures – même en intercalaire – parce que je travaille avec de la faverole et même des graminées, je le fais, apporter de la matière organique avec du fumier, je le fais, les produits phytos et les engrais je n’ai jamais utilisé. Donc je m’aperçois que ce que vous avez apporté ça me permet de caler un peu la pratique que je fais déjà. »

Focus groupe 3

Une attente d’ouverture des possibles concernant les solutions pratiques à mettre en œuvre au jardin

Toujours lors du 3ème focus groupe, le débat est lancé sur les techniques culturales que les jardinier·ères pensent aptes à réduire les transferts des métaux du sol vers les plantes. J7F3 précise qu’il·elle est venu·e à la réunion pour que nous lui donnions ces réponses. Alors des astuces pour limiter les transferts sont présentés par l’équipe PRIOR : favoriser les apports en matière organique, mettre un couvert au sol, rester vigilant au PH du sol, etc. Les jardinier·ères se montrent intéressé·es et cela génère de nouvelles questions concernant le rôle des pratiques culturales sur la fixation des métaux au sol : L’apport en matières organiques est-il une bonne idée pour réduire les transferts ? Quel est l’effet d’un apport en engrais sur le PH du sol, par exemple pour les sels de potasse ? L’arsenic est-il lessivé par les pluies et emporté en profondeur ? L’apport en crottin de cheval est-il recommandé et favorise-t-il un PH acide ou basique ? Les couverts végétaux et l’apport en matières organiques ne renforcent-ils pas l’acidité du sol et donc les transferts ? Peu à peu ils·elles questionnent les interactions entre les différentes pratiques culturales. Les jardinier·ères se saisissent de l’expérimentation pour avoir des réponses concrètes sur la validité de leur pratique dans la limitation des transferts sol plante. En atteste le témoignage de J7F3 : les informations qu’il·elle a recueillies lors de ce focus groupe lui permettent de valider ses pratiques culturales, une façon de rompre avec « l’agitation » des débats sur les pollutions. En somme, de garder des prises sur la pollution pour mieux l’habiter en s’émancipant de tensions exprimées dans l’espace public.

Plus globalement, les jardinier·ères souhaitent élargir leurs connaissances sur les différentes solutions pratiques (les pratiques culturales) qui s’offrent à eux·elles pour mieux contrôler les transferts des sols aux plantes et ainsi améliorer la maîtrise de leur exposition par la consommation des produits du jardin. En somme, s’ils·elles souhaitent réduire les incertitudes pesant sur les diagnostics environnementaux, ils·elles souhaitent ouvrir leurs connaissances concernant les pratiques de culture les plus adaptées à la maîtrise de leur exposition (des connaissances que chacun·e pourrait décliner-adapter dans son jardin en fonction de ses pratiques culturales déjà en cours, de ses propres sensibilités, du sens qu’il·elle attribue à la pratique, etc.). En somme, ils·elles ne demandent pas une standardisation des « solutions » mais des cadrages théoriques et techniques, appliqués à leurs questionnements, permettant de baliser leur activité.

Les jardinier·ères demeurent ouvert·es à d’autres formes de solutions, comme la phytoremédiation. La possibilité d’une plantation de moutarde pour dépolluer les sols est évoquée plusieurs fois.

« [J7F3] Est-ce que l’on peut dire que la moutarde est un indicateur, ou un consommateur ? Si on faisait une culture de moutarde en intercalaire ça nous permettrait de faire baisser le taux d’As ? [J9F3] Oh oui, je pense que oui. [J7F3] Est-ce qu’il faut la broyer ou est ce qu’il faut… ? [E] Le problème dans ce cas, c’est qu’est-ce qu’on fait des résidus de récolte ? Faire un compostage qui réduit le volume et après ça doit aller en décharge, ça peut pas retourner au sol. [J4F3] L’arsenic capté par la moutarde va pas devenir organique ? [E] Ça peut faire baisser la part d’inorganique. [J7F3] Si on l’enfouit on remet l’arsenic. [E parle de ce qui pourrait être pris en charge en termes de récupération de ces plants chargés]. [J7F3] J’ai bien fait alors de faire de la luzerne et de la féverole. [J3F3] Un des jardinier·ère l’a enfouie. [J14F3] Moi j’ai fait de la moutarde. [J3F3] Il a remis l’As dans le sol. [J14F3] On fera un test l’an prochain »

Focus groupe 3

« [J10F3] Pour transformer en sol cultivable avec la moutarde c’est possible ? »

Focus groupe 3

Ils·elles posent la question du retraitement des plants de moutarde, de la possibilité de recourir à cette plante pour dépolluer les sols…

La question centrale des risques de santé liés à la pratique du jardinage

J10F1, se référant à l’encadré 2 du support, trouve logique que les parents s’inquiètent des taux d’arsenic retrouvés chez leurs enfants, qu’il·elle juge supérieurs à la normale ; la population victime des enfants générant une plus forte préoccupation. J3F1 nuance ce propos en se référant au premier encadré du support : il·elle discute la valeur référentielle permettant d’apprécier les concentrations en arsenic retrouvées chez les enfants de la vallée et pointe l’absence de population témoin. J7F1 s’en réfère quant à lui·elle à l’encadré 3 du support. Il·elle mobilise l’étude Estéban pour énoncer que le problème dépasse « largement la vallée ».

La question de l’impact sanitaire de la consommation des aliments du jardin est une question permanente pour les jardinier·ères. C’est bien dans cet objectif qu’ils·elles surveillent la qualité sanitaire de leurs végétaux, la qualité environnementale de leurs sols ou de l’eau d’irrigation. Lors du premier focus groupe, un support est distribué aux participant·es avec différents points de vue sur la santé environnementale dans la vallée. Les jardinier·ères se saisissent différemment des points de vue qui leurs sont présentés.

« [J10F1] Ça, ces réactions c’est logique. Une personne qui a un gosse de 10 ans, qui a un taux d’arsenic important, ça fait du souci. Bon c’est sur hein… Il faut se mettre à leur place. […] [J3F1] le médecin dont on parle dans le premier encadré, justement il parle… ils sont deux… maintenant c’est à Conque qu’ils vont à l’encontre de ce qui se dit là. Parce que l’histoire 10 microgrammes… c’est un seuil, on ne sait même pas d’où il vient… ils ont [inaudible] il faut faire une étude comparative par rapport à des gamins qui sont… il faut cibler, il faut pas que se contenter de faire des analyses sur les gamins d’ici. Il faut… l’étude comparative… […] [J10F1] Sitôt qu’on parle d’un taux supérieur à la normale, on dit “bon ça va pas”, c’est un petit peu logique, surtout par des parents… surtout des parents. »

Focus groupe 1

« [Au sujet de l’étude Estéban] [J7F1] Qui est un problème général et qui dépasse très largement la vallée… la vallée de l’Orbiel. Ça revient… Ça revient à la même remarque que je faisais tout à l’heure, quelque part… y a peut-être des intérêts. […] Je connais pas toutes les personnes qui ont… qui sont dans les 58 enfants là mais je connais une personne moi qui avait son mari qui effectivement, qui est mort du cancer et son mari travaillait à Salsigne, qui est dans l’association bon… chercher l’indemnité point. Voilà. Moi c’est mon point de vue maintenant après… »

Focus groupe 1

Un autre point débattu lors de ce dernier focus groupe concerne les effets sanitaires suggérés par une consommation de légumes sur le long terme : c’est une question principale pour les jardinier·ères.

« [J7F1] Moi, par exemple, y avait le Docteur [inaudible], tout le monde l’a connu, qui était bien copain avec mon père et un jour, ils en ont discuté, il lui a dit “il faudrait que tu bouffes 25 kilos de salade par jour pendant 30 ans avec les taux dont on parle là dans le journal pour t’intoxiquer”. Donc, mon père préfère manger des saucisses et une feuille de salade… […] c’est ce dont on a besoin nous… […] Pour sortir de l’irrationalité parce qu’actuellement, on a des comportements qui sont complètement irrationnels. Mon voisin qui se régalait… il se régalait, il cultivait sa parcelle, il arrête parce que ses filles ne mangent plus de légumes à cause de cette irrationalité. Mais il a aucune… on a aucun élément tangible pour dire “il faut pas manger la salade ou des haricots verts”. Et si on peut arriver à avoir ce type de réponse, là on aura fait un grand pas en avant. […] [J3F1] L’intoxication, c’est quelque chose de violent qui est lié à une réaction du corps… c’est un empoisonnement instantané. En revanche, tout ce qui est exposition… effectivement, ce que tu dis… c’est-à-dire qu’il faut savoir… C’est comme, moi j’adore la charcuterie, beh si je mange de la charcuterie tous les jours, du pâté, du jambon et tout je veux dire que à force… Si je sers systématiquement l’apéro, je le fais tous les jours-là aussi je m’expose. [J7F1] Moi j’ai un toubib qui m’a relevé du cholestérol. Je l’ai vu y a quatre ou cinq ans, bon elle m’a dit “faudrait prendre tel ou tel cachet”, j’ai dit “non moi je prends pas de cachets”… voilà donc je vis avec. […] [J14F1] on n’a pas conscience d’être intoxiqué à court terme. [J3F1] Non. [J14F1] Personne. [J3F1] Non. [J14F1] On peut s’inquiéter pour le long terme effectivement… »

Focus groupe 1

J7F1 estime que les réactions – liées à la peur des impacts sanitaires d’une consommation de légumes du jardin – sont parfois irrationnelles, en ce qu’elles ne sont pas basées sur des connaissances concrètes, des « éléments tangibles ». Il·elle prend l’exemple de son père qui préfère réduire sa consommation de salade du jardin, ou de son voisin qui arrête le jardinage parce que sa fille ne veut plus en consommer les aliments. Il est essentiel à ses yeux que des données concrètes éclairent la question des risques de santé, ou de leur absence. C’est bien les effets sur la santé au long terme qui canalise l’attention des jardinier·ères : tous·tes sont d’accord pour dire qu’ils·elles aimeraient des éléments de réponse à ces questions, un accompagnement dans la fabrique d’un diagnostic sur la santé environnementale. Plus encore, ils·elles revendiquent une émancipation : ils·elles veulent savoir à quoi ils·elles s’exposent, pour faire le choix de s’exposer ou non.

Lors du dernier focus groupe, les attentes des jardinier·ères envers les chercheur·euses du programme PRIOR étaient exacerbées. La question, répétée à plusieurs reprises, est la suivante : quels risques de santé à consommer nos légumes ?

« Que veut dire « forte anomalie géochimique positive » ? ça veut dire quoi en termes d’échelle de risques ? Est-ce qu’on peut continuer à vivre dans le coin ou pas ? […] Ma question c’est est ce qu’il y a matière à se dire qu’on est dans un risque quelconque quand on est entre 100 et 250 ? […] Est-ce qu’il y a des études médicales qui montreraient que la population de la vallée est plus concernée par un problème de santé ? » [J9F3]

Focus groupe 3

« Moi j’ai toujours la même question, ce qui nous intéresse de savoir, toujours pour répondre à votre question, est ce qu’il y a un risque ou pas ? Parce que s’il n’y a pas de risque, on n’a pas besoin de répondre à votre question. Quelle mesure faudrait-il prendre pour réduire le risque ? Mais s’il n’y a pas de risque ? […] Moi je n’en pense rien, je n’ai pas de référence. Moi me dire qu’il y a 1,25 par kilo d’As dans la racine de la moutarde du jardin d’un jardinier·ère, ça me dit rien. Dans l’eau minérale Badoit combien il y en a ? Moi ça je peux rien en faire. […] Je m’attendais à ce qu’il y ait une colonne sur le risque. […] C’est ça qui m’intéresse. »  [J9F3]

Focus groupe 3

« Pour nous rendre compte en pratique, le 0,3 mg/kilo pc par jour, pour moi c’est abstrait. Si je mange 200g de ma salade à 2mg par kilo, est ce que là cette consommation je peux la comparer au 0,3mg/kilos ? » [J9F3]

Focus groupe 3

Ils·elles expriment un besoin de comprendre, de savoir, quels sont concrètement les impacts sanitaires de leur consommation, s’ils existent. Les débats sont systématiquement réorientés sur cette question. En effet, les données sur la contamination des sols, les doses journalières tolérables manquent cruellement de matérialité à leurs yeux : que signifient ces données ? Est-ce que, oui ou non, les jardinier·ères risquent leur santé à consommer les produits de leurs jardins ? C’est bien ça qui l’intéresse nous rappelle J10F3. Il·elle veut savoir si en mangeant « 200g de salade à 2mg par kilo » il y a un risque de santé ? Il·elle nous mène tout droit sur la question de l’évaluation quantitative des risques sanitaires, qui figure en dernier point du focus groupe.

Une attente d’accompagnement des jardiniers dans leurs diagnostics et leurs expérimentations

Les jardinier·ères, nous l’avons vu, expriment des attentes d’accompagnement dans leur activité de jardinage, du point de vue du diagnostic environnemental et sanitaire et aussi du point de vue de l’évaluation de leurs pratiques culturales. Lors du dernier focus groupe, ils·elles ont exprimé leur souhait d’accompagnement-financement d’une suite à l’expérimentation, par exemple par la mise en place de parcelles expérimentales. Une information plus large des jardinier·ères de la vallée, sur les paramètres à prendre en compte au jardin, est aussi une des leurs attentes.

« [J16F3] Ce fameux protocole, que vous avez fait, ce que je trouve dommage c’est qu’il n’est malheureusement pas complètement reproductible. On ne peut pas le prendre tel quel. J’aurais aimé pouvoir poursuivre. [E] Ce protocole moutarde est pas non reproductible, mais on veut le coconstruire. On va vous le faire relire etc. Si dans le temps vous voulez le faire, derrière il y a un coût. Est-ce que la mairie est prête à se lancer dans des projets comme ça ? [J16F3] Nous on est allés à la mairie pour avoir des informations, mais on n’a pas su nous en donner. C’est quelque chose qui manque beaucoup. [J4F3] On nous a donné les analyses de l’ARS mais c’est tout. »

Focus groupe

« [J10F3] La population n’est pas suffisamment mise au courant au niveau des pouvoirs publics, de la préfecture, c’est mystérieux. Il y a une demande. »

Focus groupe 3

« [J7F3] est ce qu’il y aura une suite ? Pourquoi pas. »

Focus groupe 3

Cultiver ses savoirs

Entre usages, investissements et bénéfices, le jardinage apparait (aussi bien dans les entretiens individuels que collectifs) comme un espace porteur de significations et d’attaches : une façon d’habiter. Le travail de domestication du sol, la maîtrise de la qualité de l’aliment dès la sélection des graines, la maîtrise des produits phytosanitaires apportés aux plantes du jardin ou les préparations culinaires… sont autant de processus de « familiarisation, d’usage et de fréquentation qui se déploie[nt] dans le temps, au cours duquel une personne [ici les jardinier·ères] s’approprie[nt] et accommode[nt] ses environs, […] y dépose des repères personnels et y forge des attaches »[1].

Les jardinier·ères façonnent leur espace domestique autant que celui-ci participe au maintien de leur personne : ils·elles se saisissent de la pratique du jardinage comme un espace d’expression d’un rapport à la santé et à la consommation, parfois comme alternative aux systèmes productifs conventionnels ou mondialisés. S’ils·elles jardinent c’est bien souvent pour garantir leur santé, sous différents angles : consommer biologique, maintenir une activité physique, mais aussi garantir son bien-être moral. Par leurs pratiques, ils·elles soulignent combien le jardinage est un espace d’engagements ordinaires – ou de protestation à bas bruit – en indexant leurs choix de consommation à des problèmes de société qu’ils·elles identifient ; rappelant les formes d’engagement décrites dans les travaux menés notamment par Sophie Dubuisson-Quellier sur la consommation engagée[2].

Ces processus rendent aussi compte des liens qui se tissent, pratiques faisant, entre les Hommes et leurs milieux, constituant des formes d’équilibre qui peuvent se réajuster, se reconfigurer notamment lorsque des troubles, ici concernant la contamination du jardin, se déploient dans ces formes d’habiter. Ils·elles montrent qu’il faut rester attentif·ves, sur les territoires pollués, à ces troubles, en somme aux déséquilibres de ces liens ténus entre les habitant·es et leurs milieux. C’est bien par le bas, dans le quotidien des habitant·es, que se dévoilent les altérations, les détériorations, les déséquilibres du monde social dans lequel ils·elles évoluent et qu’ils·elles participent à fabriquer, ainsi que les reprises, au sens où les habitant·es peuvent se saisir d’une situation problématique pour développer des prises sur celle-ci, une forme de résistance discrète à l’emprise des situations problématiques (Meidani, Cavalli, 2019[3]).

Les déséquilibres narrés par les jardinier·ères peuvent être analysés en termes de trouble de la familiarité : les éléments de leur environnement de proximité, de leur espace de jardinage, deviennent une source de gêne « sur le fond d’un accommodement déjà trouvé avec un environnement habituel » (Breviglieri, 2003[4]). Cette épreuve est donc spécifique en ce qu’elle a trait à un environnement du proche : les objets et les lieux rendus familiers (son jardin, son sol, ses légumes, etc.) posent problème parce qu’ils peuvent être contaminés aux métaux lourds. Ce trouble de la familiarité a des dimensions signifiantes. Tous·tes mettent en avant l’antinomie troublante entre leur objectif de préservation de sa santé par l’autoproduction des aliments et leur contamination aux métaux lourds. Plus spécifiquement pour le collectif de jardiniers de Conques-sur-Orbiel, un sentiment de stigmatisation de leur activité de jardinage s’ajoute. Ils·elles n’adhèrent ni au caractère d’irresponsabilité, ni au statut de victime d’une situation catastrophique. Ces assignations de rôles qu’ils·elles rejettent, invisibiliseraient selon eux·elles les questions qu’ils·elles se posent, les liens qu’ils·elles tissent à leurs milieux. Les jardinier·ères et leur définition des situations problématiques sont autant d’ « identités qui sont laissées sur le bord de la route parce que les problèmes qu’elles [ils] posent ne sont pas pris en considération » dans les cadres existants (Callon, Barthe, 2005[5]). Les récits des jardinier·ères montrent que les troubles, qu’ils·elles vivent, impliquent des composantes « à la fois de définition et de réparation » par une « évaluation des moyens pour y remédier et la tentative d’en appliquer un qui paraisse le plus approprié » (Emerson, Messinger, 2012[6]). La pratique sociale du jardinage apparait comme un phénomène remarquable au cours de laquelle les jardinier·ères mettent en place des méthodes (qui peuvent être saisies comme autant d’ethnométhodes) pour donner du sens à leur monde et à leurs actions ordinaires (Garfinkel, 1967, 2007[7]) et « inventer des dispositifs d’adaptation » (Coulon, 2002[8]) aux problèmes qu’ils·elles perçoivent.

Les habitant·es de la vallée de l’Orbiel réalisent des diagnostics environnementaux sur l’état de contamination de leur parcelle, et ils·elles démontrent ainsi toute leur capacité à « lire les environnements et repérer les indices de leur dégradation » et leurs « compétences en matière de déduction pour définir les conduites les plus sûres » (Gramaglia, 2023[9]). Leurs perceptions, leur expérience, les appuis qu’ils·elles mobilisent sont finalement autant de façons de produire des preuves (des effets des pollutions) qui servent d’inférence à leurs actions pratiques, autant que leurs actions pratiques peuvent ajuster ces preuves. La pratique du jardinage est symptomatique de la façon dont l’habiter constitue un espace social d’émergence de troubles, particulièrement propice à la réalisation de diagnostics environnementaux : face à la pollution, les jardinier·ères sont à la recherche d’une qualification fine de la contamination de leur espace de jardinage. Ils·elles prêtent une attention particulière au diagnostic de la contamination du jardin : des processus situés d’acquisition de connaissances enracinés dans l’expérience quotidienne du jardinage.

À l’échelle individuelle, les jardinier·ères rencontré·es nous montrent leur capacité à comprendre et identifier les signes de la contamination environnementale chronique des sols qu’ils·elles cultivent pour mieux maîtriser le niveau de contamination des légumes consommés : réflexion sur les apports en polluants par les eaux d’irrigation, sur la capacité des plantes à puiser les polluants par leur système racinaire, sur la capillarité des pollutions, ou sur la présence de végétaux – comme les lichens – comme traduction de la santé des sols. Les pollutions évènementielles font aussi l’objet d’une pré-enquête lorsque les jardinier·ères évaluent les contaminations apportées par la crue d’octobre 2018 : observations des dépôts laissés par l’inondation, des niveaux de l’eau et de son temps de stagnation. Le recours à l’analyse se présente souvent comme une nécessité, pour quantifier précisément l’état de contamination du jardin. Les jardinier·ères forgent alors leurs propres repères – par le recours à l’instrument de mesure – pour guider savoirs et actions. À titre individuel, ils·elles commandent ponctuellement et individuellement des analyses, pour établir à un moment donné la pollution du jardin. Des analyses réalisées par autrui sont mobilisées, parfois seules et d’autres fois en complément des analyses réalisées à titre individuel. Les expertises des jardinier·ères, leurs diagnostics environnementaux, ont donc la faculté de circuler au sein d’un réseau local de jardinier·ères, formant une mosaïque d’expériences individuelles qui peuvent interagir et parfois se compléter.

A l’échelle collective, les jardinier·ères de Conques-sur-Orbiel forment une communauté de pratiques, c’est-à-dire un groupe « de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu’ils font et apprennent comment faire mieux en interagissant régulièrement ensemble[10]. » (Wenger, 2006[11]). En effet, ils·elles interagissent collectivement lors de réunions annuelles, cherchent à comprendre-résoudre des problèmes auxquels ils·elles sont confronté·es, par exemple ceux liés à la pollution, mais aussi à la sécheresse et à la répartition des ressources en eau d’irrigation. Unis par la même passion du jardinage, ils·elles favorisent l’émergence de supports écrits (tableaux de suivi de mesure itérative des pollutions, etc.) qui pourraient advenir comme un répertoire de connaissances partagées sur les pollutions. Les analyses sont alors élaborées comme des traces, cumulées et construites dans le temps, accessibles pour tous·tes les membres de la communauté de pratiques. Elles orientent les débats entre jardinier·ères lors des focus groupes : les résultats sont comparés entre eux et dans le temps, ils sont mobilisés pour comprendre différents phénomènes (l’impact de l’irrigation ou encore l’impact de la crue) et parfois confrontés à des signes divers (par exemple la présence d’une population de poissons sensibles aux pollutions dans l’Orbiel). La discussion entre les jardinier·ères sur la question de l’impact de la crue d’octobre 2018 montre qu’il s’agit d’un point signifiant de leur diagnostic environnemental. Sur ce point, la situation d’échange fait bifurquer le débat sur la crue, de la contamination des zones inondées (a-t-elle contaminé les sols, oui ou non ?) vers la variation des niveaux de contamination (pourquoi a-t-elle contaminé différemment les lieux inondés ?). Ils·elles interrogent alors les données scientifiques et techniques portant sur la contamination des sols, produites notamment par le BRGM, et l’interprétation à accorder à ces données (à partir de quelle référence – seuil, mesure, etc. – peut-on dire qu’une concentration dans le sol est élevée). La crue a-t-elle réellement augmenté la contamination des sols ? Qu’en est-il au regard du fond géochimique ? Ne faudrait-il pas comparer les concentrations retrouvées après la crue avec celles mesurées auparavant ? Ou les comparer avec des seuils recommandés en santé publique pour juger de leur utilisation pour le jardinage ? Les débats sur ce point traduisent la volonté des jardinier·ères d’apprécier pleinement les valeurs qui leurs sont présentées et de stabiliser les données référentielles qui permettent d’en interpréter la portée. Si aucun consensus n’émerge réellement au cours de leurs discussions, les jardinier·ères font preuve de réflexivité en mettant en dynamique leurs savoirs (témoignages, expériences, analyses, etc.) avec des savoirs scientifiques et techniques. Lors de l’expérimentation moutarde, le diagnostic environnemental est élargi à de nouveaux instruments et méthodes, avec l’utilisation de la moutarde brune comme indice des transferts des métaux des sols vers les plantes. Cela représente une nouvelle forme de médiation entre soi et le monde. Plus généralement, dans les formes collectives de jardinage, l’expérimentation moutarde s’apparente à un nouveau diagnostic visant, autant que faire se peut, à réduire les incertitudes auxquelles ils·elles se confrontent.

Comment ces diagnostics, individuels comme collectifs, impactent-ils la pratique du jardinage ? Face à ce que les jardinier·ères savent des contaminations de leurs jardins, ils·elles peuvent parfois arrêter la pratique du jardinage pour s’extraire de risques de santé, qu’ils soient avérés (prévention) ou potentiels (précaution). Ce renoncement, qui ne s’observe pas à l’échelle de la communauté de pratiques de Conques-sur-Orbiel, s’explique par le fait que les jardinier·ères passent alors à l’action pour réhabiter le sol pollué, c’est-à-dire recréer les conditions pour « se sentir à l’aise » par une « pratique réflexive d’évaluation et de (ré)organisation matérielle des milieux de vie » (Centemeri, 2019[12]). Du point de vue des pratiques individuelles, les solutions sont rarement partagées bien qu’elles puissent être discutées dans le réseau interpersonnel des jardinier·ères. En collectif, les jardinier·ères cherchent à consolider les savoirs les plus à même de répondre aux problèmes qu’ils·elles partagent. Si les problèmes sont communs, les jardinier·ères réfutent l’idée que les solutions soient standardisées. Chaque adaptation dépend des pratiques culturales en cours (amendements des sols, cultures précédentes, etc.), à la façon dont ils·elles se saisissent de la pratique pour s’engager dans le monde, et de l’appréciation individuelle pour remédier au problème. Les attentes des jardinier·ères résident alors dans le fait de disposer de références (impact du PH des sols sur les taux de transferts, impact des amendements sur le PH du sol, …) permettant d’équiper leurs propres choix, leurs propres solutions adaptatives. Les récits des jardinier·ères montrent qu’ils·elles attendent dès lors une ouverture du champ des possibles permettant d’inventer des solutions et de se protéger des effets sanitaires à long terme. Cela nous rappelle que si « l’art de réhabiter implique un engagement dans une action transformatrice » (Centemeri, 2019[13]) il est aussi une « ouverture d’avenir » (Chateauraynaud et Debaz, 2017[14]), à partir d’adaptations que l’on pourrait qualifier de « fluide » à la suite des travaux de De Laet et Mol[15].


[1] Breveglieri, 2002, cité par Centemeri, 2011). Centemeri, L., 2011, « Retour à Seveso La complexité morale et politique du dommage à l’environnement », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66, n°1, pp.213-240.

[2] Dubuisson-Quellier, Sophie. La consommation engagée. Presses de Sciences Po, 2009

[3] Anastasia Meidani, Stefano Cavalli. La déprise : un outil d’analyse des expériences du vieillir. Anas- tasia Meidani; Stefano Cavalli. Figures du vieillir et formes de déprise, Éditions érès, pp.7-27, 2019, L’âge et la vie – prendre soin des personnes âgées et des autres

[4] BREVIGLIERI, M. & TROM, D., 2003, « Troubles et tensions en milieu urbain. Les épreuves citadines et habitantes de la ville », in Les sens du public : publics politiques et médiatiques, D. Céfaï et D. Pasquier, PUF, 399-416.

[5] Callon, Michel, et Yannick Barthe. « Décider sans trancher. Négociations et délibérations à l’heure de la démocratie dialogique », Négociations, vol. no 4, no. 2, 2005, pp. 115-129.

[6] EMERSON, Robert M. ; MESSINGER, Sheldon L. Micro-politique du trouble : Du trouble personnel au problème public In : L’expérience des problèmes publics [en ligne]. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012 (généré le 04 juillet 2023).

[7] GARFINKEL, Harold. 2007. Recherches en ethnométhodologie, 1967.

[8] Coulon, Alain, « L’ethnométhodologie », Que Sais-je ? N° 2393 8 Février 2002

[9] Gramaglia, Christelle, « Habiter la pollution industrielle. Expériences et métrologies citoyennes de la contamination », 2023

[10] Traduction de la citation originale « Communities of practice are groups of people who share a concern or a passion for something they do and learn how to do it better as they interact regularly. ».

[11] Wenger, E, 2006, Communities of practice: A brief introduction.

[12] Centemeri, L., 2019, La permaculture ou l’art de réhabiter, Versailles, Éditions Quæ.

[13] Centemeri, op.cit

[14] Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible : sociologie pragmatique des transformations, Paris : Pétra, coll. « Pragmatismes », 2017, 646 p.

[15] De Laet, Marianne, and Annemarie Mol. “The Zimbabwe Bush Pump: Mechanics of a Fluid Technology.” Social Studies of Science, vol. 30, no. 2, 2000, pp. 225–63.