Est-ce que, dans la série Gomorra, les péripéties qui se produisent ont vraiment eu lieu ? La série s’inspire du livre de Roberto Saviano qui est un travail journalistique, une enquête de terrain proche du documentaire où tout est réel. Oui… mais ! Il est évident que des événements dans la série font clairement échos à des faits qui se sont produits, pourtant Gomorra n’en demeure pas moins une fiction ! Alors comment les réalisateurs brouillent les pistes et créent une tension permanente entre vrai et faux ? C’est à travers le cas de Gelsomina Verde, victime innocente de la mafia que nous allons analyser le processus d’adaptation d’un fait divers de l’actualité italienne dans une série !
Mort de Gelsomina Verde : de quelles réalités s’inspire la fiction ?
« Tout ce qui montre Gomorra est vrai. »
Roberto SAVIANo
Gomorra est une série télévisée italienne qui met en scènes les agissements de la mafia napolitaine : la Camorra. Elle est inspirée du livre éponyme de Roberto Saviano. L’auteur et journaliste a déclaré dans une interview dans Le Monde : « Tout ce que montre Gomorra est vrai ». Comment pouvons-nous alors faire la part des choses entre fiction et réel ? Comment les réalisateurs jonglent avec cette proximité des deux univers ? La mort de Gelsomina Verde, retrouvée brûlée dans une Fiat 600 le 21 novembre 2004 à Naples est un cas qui a particulièrement choqué l’Italie. Cette histoire a été adaptée en film, et a été repris dans la série Gomorra à travers la mort du personnage fictionnel de Manu (interprété par Denise Perna). C’est un parfait exemple d’adaptation du fait réel dans un récit sériel. Historiquement, le processus de fictionnalisation du fait divers, aussi appelé « romancement » par André Déléage, remonte aux années 1930. Cette inspiration peut être clairement assumée par un bandeau mentionnant « inspiré de faits réels » ou au contraire par un interlude précisant que « toute ressemblance avec des faits ou des personnes réels serait fortuite ». De nombreux faits divers ont été exploités et repris pour servir la création de différentes œuvres. Ainsi, la télévision et plus particulièrement les séries n’ont pas dérogé à la règle. Ainsi de nombreux faits divers retentissants, comme a pu l’être le cas de l’enlèvement du fils du célèbre aviateur Charles Lindbergh dans les années 30, ont servis de cadre à des œuvres fictionnelles et de nombreuses séries se sont inspirées de faits divers. C’est dans ce filon que s’inscrit le neuvième épisode de la première saison de Gomorra, dans lequel le fait divers de l’assassinat criminel de Gelsomina Verde est réinterprété, (ré)inventer pourrait on dire.
Les enjeux et de complexité de l’adaptation
– Différentes lectures en fonction du public récepteur
Dans la version italienne de la série, le parallèle entre le personnage de Manu et de Gelsomina Verde est clairement assumé dès le titre de l’épisode, qui porte le nom de la jeune femme « Gelsomina Verde ». Ce parallèle n’est pas fait dans la version française puisque le fait divers n’a pas trouvé d’échos dans les médias en France où le nom de Gelsomina Verde n’est pas évocateur. En France, l’épisode s’intitule « Erreur de jeunesse », et nous renseigne seulement sur l’âge des protagonistes et le caractère des faits, sans que nous envisagions la tournure dramatique que prennent les événements. La frontière est brouillée pour les téléspectateurs italiens, marqués par l’horreur de l’affaire dont une grande partie de la population a connaissance grâce au traitement médiatique et politique qui a été fait de la mort de Gelsomina Verde dans la péninsule italienne.
– Une fiction adaptée à la réalité
Au-delà du titre, de nombreux outils ont été mobilisés pour rendre cette péripétie vraisemblable, près d’une décennie après les événements. Ainsi on peut noter qu’il y a une ressemblance physique entre les deux jeunes femmes, qu’elles appartiennent à la même tranche d’âge ou encore qu’il y a une proximité phonétique des prénoms, puisque Gelsomina a pour diminutif « Mina » et que le personnage qui la représente dans la série se prénomme « Manu ». La guerre de clan qui est à la source de la mort de la jeune femme est la même dans la série et dans la réalité puisqu’il s’agit de la faida de Scampia qui a éclatée au début des années 2000. Le procédé de mise à mort mis en scène dans la série est également proche de celui de la réalité puisque dans les deux cas, la jeune femme a été séquestrée, torturée puis son corps a été incendié dans une voiture. Il est important de mentionner que dans la réalité, notre point de vue est externe, alors que dans la fiction il est interne. Or, lorsque l’épisode de Gomorra sort, soit dix ans après la mort de Gelsomina Verde, les tueurs n’ont toujours pas été identifiés, il faudra attendre plusieurs années pour qu’ils soient retrouvés ; ainsi, lors de la sortie de cet épisode, on sait juste que c’est un crime mafieux qui n’a pas d’explication, le coupable n’a pas de visage officiel, et s’adapte donc parfaitement à la représentation de la Camorra faite dans la série.
– Et une réalité adaptée à la fiction
En revanche, deux faits majeurs ont été modifiés. Dans la série, Manu est séquestrée et torturée car la mafia veut savoir où se cache son petit ami Daniele, jeune garagiste qui est également une petite main de la mafia. Étant donné qu’elle ne sait pas où il est, elle est torturée jusqu’à ce que mort s’en suive et son corps est brûlé afin de camoufler les marques de torture et rendre son identification impossible. Pourtant, dans la réalité, Gelsomina avait fréquenté sur une courte période Gennaro Notturno, un jeune apparenté à un clan mafieux et n’était plus en contact avec lui, elle a été assassinée pour « faire passer un message ». L’autre élément majeur qui a été modifié est la façon dont on identifie Gelsomina. Dans la série Gomorra, l’histoire n’est pas fidèle à la réalité puisque c’est grâce à la bague offerte par Daniele et présente dans la voiture incendiée qu’on l’identifie alors que dans la réalité, c’est une partie de sa jambe qui n’a pas été totalement calcinée durant l’incendie du véhicule.
Enjeux de production
Pour comprendre les mécanismes d’adaptation et la nécessité de modification du vrai dans le récit sériel, nous devons changer de point de vue. Ainsi, il paraît opportun de se demander quels impacts ont eu ces changements et dans quelle mesure ils étaient nécessaires ?
Tout d’abord, nous pouvons constater que, pour des soucis de réalisation, cet assassinat ne pouvez surgir de nulle part et venir perturber l’intrigue : il y avait une nécessité de raccrocher l’histoire à une sous intrigue déjà existante. Ainsi, la réalité se veut tellement dépourvue de logique (la jeune femme connaît une mort atroce, alors même qu’elle ne fait pas partie du Système), qu’il a fallu créer du sens. En effet, ce non sens risquerait de rendre des scènes incompréhensibles pour un public non avisé comme l’est le public étranger. En découle alors le mécanisme d’enjolivement (concernant la découverte de la bague au lieu d’un membre inférieur calciné) et donc le mécanisme d’édulcoration de la réalité, réalité plus violente que la fiction et qui a difficilement sa place dans un média comme la série.
Conserver des scènes trop violentes, qui ne feraient pas avancer l’intrigue, ou qui seraient non adaptées au public pour qui le visionnage est un loisir risquerait de ne pas fidéliser les téléspectateurs les plus fragiles et donc de perdre de l’audience. D’autant plus qu’une partie du public est déjà spectateur de cette ultra violence dans la réalité. Il est également intéressant de noter que Gomorra possède pour tous ses épisodes une signalétique jeunesse qui préconise un minimum de 12 ans pour pouvoir être visionnée (en France), le jeune public ne peut donc pas être écarté de certains épisodes afin de pouvoir suivre le déroulement des péripéties. Les scènes violentes, le réalisme de la violence ainsi que le recours gratuit à la violence sont, parmi d’autres, les critères sur lesquels se base le CSA pour attribuer ces vignettes ; il était donc important de ne pas trop accentuer ces faits afin que l’âge minimal de visionnage requis ne soit pas porté à 16 ans, ce qui exclurait alors le jeune public. Concernant la fidélisation des téléspectateurs, on remarque que l’épisode de la mort de Gelsomina Verde se situe dans le dernier tiers des épisodes de la première saison de la série, la saison touche presque à sa fin, ce n’est donc pas le moment de perdre de l’audimat ! Le fait que l’épisode se situe dans la première saison marque le fait que le public n’est pas encore acquis et qu’il faut donc lui porter une certaine attention.
Afin d’aller plus en profondeur sur les déclarations de l’auteur sur la véracité des faits dans Gomorra, nous souhaiterions souligner que dans le documentaire « Il était une fois Gomorra », Roberto Saviano est moins catégorique concernant la véracité des événements dans la série. Contrairement à ce qu’il avait déclaré dans Le Monde, il nuance ses propos en disant :
C’est donc dans cette vision, qui n’est qu’un reflet partiel de la réalité que réside la fine frontière entre réel et fictif. Les réalisateurs de la série ont dû s’adapter au grand public, italien mais aussi étrangers, et aux impératifs de production, dont le but premier est que la série soit visionnée par un plus grand nombre et soit de ce fait rentable. Il est également essentiel de mettre en avant que le sensationnel et le crime sont vendeurs mais la réalité de la Camorra est si sombre, sanglante et violente que les réalisateurs de la série n’ont pas eu à exagérer pour captiver les téléspectateurs, et comme nous le montre le cas de Gelsomina Verde, c’est plutôt même l’inverse. Cet exemple en particulier n’est pas isolé, puisque les éléments réels que la série a dû rendre moins violents pour que les faits ne soient pas choquants sont nombreux.
Bibliographie :
SAVIANO R., 2007, Gomorra, Paris, Gallimard.
CUPELLINI C., 2014, Gomorra – la serie, Sky, Atlantic, saison 1, épisode 9.
PIANIGIANI M., COMENCINI F., D’AMORE M., 2021, Il était une fois Gomorra, Canal +.
SUDREAU L., 22 mars 2019, « Le traitement cinématographique des faits réels : un changement de temporalité au cinéma », L’avant Garde.
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