« La Géographie et l’Histoire s’unissent pour faire de Toulouse une sorte de microcosme hispanique, dans lequel on aurait l’illusion de voir parfois reparaître un reflet de l’ancienne unité de l’Hispania romaine. Car, comparable en cela au seul cœur de Madrid, celui de Toulouse bat à l’écho de tout ce qui se passe en Espagne, dans toutes les Espagnes »

Jean sermet

Lorsqu’on évoque la présence des Espagnols à Toulouse, la première idée qui nous vient à l’esprit est La Retirada. Cependant, saviez-vous qu’ils s’étaient établis dans la ville rose bien avant cela ? Permettez-moi de vous montrer à quel point on observe leur influence sur la vie culturelle, sociale et économique toulousaine de la fin du XVe siècle et début du XVIe. On en trouve notamment des traces dans les livres qui ont été imprimés en espagnol et en catalan dans la capitale du Languedoc, à la fin du XVe . Dans cette exploration, je vous invite à plonger dans les pages méconnues et captivantes de cette histoire, dévoilant ainsi les racines de l’empreinte espagnole à Toulouse.

Mais… quelle place pour Toulouse au XVe siècle ?

La période comprise entre la deuxième moitié du XIVe siècle et la première moitié du XVe a été catastrophique pour tout le royaume français : la guerre de Cent Ans, des conflits internes, la peste noire, la famine, des incendies… Bref, le chaos ! Eh bien, Toulouse n’a pas échappé à toutes ces crises-là. Néanmoins, face à ces défis, la capitale du Languedoc a montré de quoi elle était capable. Bravo les Toulousains !

Même si ces crises ont profondément affecté le paysage urbain de la ville, elles ont aussi modelé ses dynamiques économiques, sociales et culturelles. Elles ont instauré un contexte favorable à l’émergence de nouveaux développements et d’innovations, parmi lesquels l’imprimerie a joué un rôle central.

Un exemple très parlant est celui de l’incendie de 1463 où l’on estime que trois-quarts de la ville ont pris feu. Incroyable ! N’est-ce pas ? Certains habitants ont alors tout perdu et ont dû quitter la cité par manque de moyens, laissant ainsi les lieux ravagés à l’abandon. Mais justement, c’est précisément à ce moment-là que des opportunités se sont présentées pour acquérir des terrains à moindre coût, donnant lieu à des véritables projets d’urbanisme. Oserait-on le jeu de mot en disant que tout n’était pas si noir ?

Source : Bastide Maurice, « Un exemple de reconstruction urbaine : Toulouse après l’incendie de 1463 », 1968, Annales du Midi, t. 80, n° 1968, p. 10.

À la fin du Moyen Âge, Toulouse est donc une ville très active. C’était le siège d’un évêché et d’un archevêché, et elle abritait l’Université, de grand renom en Europe, en plus du Parlement. On estime sa population autour de 25 000 habitants, et elle accueillait environ un millier de voyageurs par an. La grande circulation dans la cité peut sembler surprenante, mais il ne faut pas oublier qu’au XVe et XVIe siècle, Toulouse a fait fortune grâce au pastel.

Vidéo sur le pastel dans le pays de cocagne
Source: https://www.youtube.com/watch?v=_W3OolHbAAU

« L’or bleu » toulousain et les castillans

Dès la fin du XIVe siècle, les cocagnes (boules sèches de pastel traité) étaient expédiées vers l’Angleterre et la Catalogne, notamment vers Barcelone. Mais, pouvez-vous croire que les Toulousains se contentaient simplement de produire le pastel pour le vendre sur place sans tirer aucun profit de la vente au niveau « internationale » ? Ils avaient deux manières d’écouler leur production : ils pouvaient attendre que les acheteurs viennent, parfois de loin, s’approvisionner sur place, ou confier la distribution et la commercialisation, aux populations voisines, notamment aux Béarnais ou aux Bigourdans.

Ce manque de vision commerciale toulousain a favorisé l’apparition de ce que Gilles Caster a nommé le « système de Burgos ». En effet, à la fin du XVe siècle et début du XVIe siècle, il y a eu une vague d’acquéreurs de pastel castillans, notamment venus de Burgos, a déferlé sur Toulouse pour y acheter le pastel en vue de le revendre en Castille. Avec le temps, ces Castillans se sont installés dans Toulouse pour mieux gérer les exportations de ce produit non seulement vers la péninsule ibérique mais aussi vers le nord de l’Europe. Quelle entreprise !

One Piece Going Merry GIF - One Piece Going Merry One Piece Opening1 GIFs
GIF « One Piece Going Merry » 
Source: https://tenor.com/fr/view/one-piece-going-merry-one-piece-opening1-opening1-one-piece-opening-world-map-gif-23466747

Les Castillans ont été donc les premiers à investir de grands capitaux pour la production, le transport et le commerce (systèmes complets) de « l’or bleu » toulousain. Mais pourquoi spécifiquement les Burgalais, me demanderez-vous ? Dès le XIIIe siècle, la ville de Burgos s’est consolidée comme le grand centre d’échanges de marchandises à l’intérieur du royaume de Castille ainsi qu’avec le reste de l’Europe atlantique. Cela veut dire qu’à la fin du Moyen Âge, les Burgalais savaient gérer à la perfection les chaînes commerciales de divers produits.

Le cas le plus célèbre est sans doute celui de Jean de Bernuy. Ce Burgalais appartenait à l’une des familles marchandes les plus importantes d’Europe au XVe et XVIe siècle. Plutôt stylé, non ? Avant son installation définitive à Toulouse, son frère Diego avait développé sur place les bases commerciales de ce réseau pastelier.

Jean de Bernuy a été non seulement l’un des marchands pasteliers les plus importants de la ville, mais il est également devenu capitoul et a été pionnier du système d’assurances maritimes à Toulouse. De la même manière, il nous a laissé l’un des legs matériels les plus beaux de la ville : son magnifique hôtel particulier, situé dans la rue Gambetta et qui abrite actuellement le lycée Pierre de Fermat. L’influence et le pouvoir de ce Castillan ont été tels qu’il est fort probable qu’il ait contribué à la rançon royale de François I, capturé après la défaite de Pavie en 1525. Cela expliquerait la présence du roi dans l’hôtel particulier de Bernuy en 1533. La classe !

Vidéo sur l’hôtel de Bernuy
Source: https://www.youtube.com/watch?v=VRJFaEpfY9g

Même si les Burgalais installés à Toulouse à la fin du Moyen Âge ont participé à la construction et au développement de la ville, ne croyez pas qu’ils ont été les seuls Hispaniques à l’avoir fait. Toulouse était aussi une ville très attirante dès le XIVe siècle grâce à son Université.

L’Université toulousaine et la présence hispanique

Saviez-vous que l’Université de Toulouse a été la deuxième à être fondée dans le royaume français ? Elle a été créée en 1229 dans l’objectif de lutter contre l’hérésie en établissant une faculté de théologie. Eh oui, la religion, toujours moteur d’action au Moyen Âge… L’Université comptait également les facultés de droit canon et civil, des arts et de médecine.

Patrick Ferté rappelle que cette université doit en partie son établissement à un Castillan : « l’ordre des Frères prêcheurs [aussi appelés les Dominicains] fut effectivement fondé à Toulouse par l’Espagnol Dominique de Guzman, et c’est d’ailleurs leur couvent-matrice (alias Jacobins) qui fut traditionnellement le cœur de l’université de Toulouse ». Guzmán a donc posé les bases de la prestigieuse institution toulousaine non seulement dans un sens matériel mais aussi pratique, puisque l’enseignement était dispensé par les frères Dominicains. On peut donc supposer qu’il y avait une transmission des savoirs influencée par la pensée castillane de Guzman.

Vidéo sur l’odre Dominicain à Toulouse
Source: https://www.youtube.com/watch?v=BG-v-luYdgE

Actuellement, il n’y a aucune certitude quant au nombre d’étudiants de l’Université et de ses écoles au Moyen Âge. Toutefois, certains avancent qu’ils étaient entre 2000 et 3000 au XIVe siècle, ce qui, pour une ville de quelque 25 000 habitants, était énorme ! On sait par ailleurs que cette institution était très attirante pour les étudiants de la péninsule ibérique, notamment pour les Catalans et les Aragonais. La preuve ? Au XIVe siècle, le fils du roi Jacques II d’Aragon, Jean d’Aragon, s’est formé dans le Studium generale Tholosanum, même si son père avait fondé l’Université de Lérida en 1300. Quelle ironie !

Parmi les Hispaniques les plus connus ayant étudié ou enseigné à Toulouse, on trouve Alvaro Paes Gomes Charino, Grand pénitencier du pape Jean XII (Avignon) ; le cardinal Albornoz, fondateur du collège d’Espagne à Bologne au XIVe siècle ; le philosophe, théologien et médecin Ramon Sibiuda ; Guillermo Gorris et Giacomo Publicio (professeurs de rhétorique), parmi tant d’autres.

Et les livres imprimés ?

L’imprimerie, l’imprimerie, quelle création révolutionnaire ! Elle a changé sans doute le cours de l’histoire européenne. Elle est en grande partie responsable de la diffusion et installation du mouvement humaniste italien partout en Europe. Elle fait donc partie de ces grands événements qui marquent la fin du Moyen Âge ouvrant ainsi les portes à la Renaissance.

L’arrivée de ce nouvel art à Toulouse a eu lieu probablement vers 1474-75. Il n’y a pas de certitude quant à l’identité de l’imprimeur ayant installé la première presse typographique dans la cité. Toutefois, selon l’hypothèse la plus répandue, il s’agirait de Jean Parix. Mais qui est ce Parix et pourquoi est-il venu s’installer à Toulouse ? Quel rapport avec la péninsule ibérique ?

Jean Parix était un imprimeur allemand, formé à Rome, avant de s’installer à Ségovie (Castille), en 1472. Il a non seulement introduit l’imprimerie à Toulouse mais aussi dans la péninsule ibérique. Quelle prouesse ! Pendant son séjour à Ségovie, Parix a imprimé entre 8 et 9 ouvrages avant de quitter la région pour s’installer à Toulouse. Pourquoi ce déménagement ? On suppose qu’il a imprimé un livre qui a été censuré par l’Inquisition, ce qui expliquerait également l’absence d’exemplaires de cet ouvrage.

Au XVe siècle, quatre imprimeurs se sont installés à Toulouse, tous étaient d’origine allemande. Ce qui distingue Toulouse du reste des villes européennes est précisément ce caractère hispanique dans ses impressions. En effet, Toulouse est la seule ville européenne, en dehors de la péninsule ibérique, où l’on a imprimé des ouvrages en espagnol et en catalan, à cette époque.

La production incunable toulousaine est constituée par un total de 135 ouvrages, dont 111 sont en latin, 14 en espagnol, 7 en français, 2 en catalan et 1 en occitan. On est d’accord pour dire qu’il est surprenant qu’il y ait deux fois plus d’ouvrages imprimés en espagnol qu’en français, puisque la langue du royaume était le français et non l’espagnol. Même remarque pour l’occitan et le catalan, car l’occitan était la langue régionale. Intéressant, non ? Ces choix éditoriaux ne sont pas anodins, au contraire. Ils sont une preuve de plus de l’influence culturelle, sociale et économique de la présence hispanique dans Toulouse.

De consolatione philosophiae (en espagnol), imprimé à Toulouse par Henri Mayer en 1488.
Source: http://bdh-rd.bne.es/viewer.vm?id=0000179078

Bibliographie

  • Casado Alonso Hilario, 2003, El triunfo de Mercurio, La presencia castellana en Europa (Siglos XV y XVI), Burgos : Cajacírculo.
  • Caster Gilles, 1998, Les routes de Cocage, Toulouse : Privat.
  • Courouau Jean-François, 2013, « Langues et incunables à Toulouse (1475-1500) », Atalaya, n° 13.
  • Ferté Patrick, 2013, « Toulouse, université hispanique. Des relations universitaires franco-espagnoles du Moyen Âge à l’Illustración », Les Cahiers de Framespa, n° 14.
  • Sermet Jean, 1950, « Toulouse ville hispanique, Introduction au catalogue de l’exposition L’Espagne des peintres », Toulouse.