Les lumières s’allument, les acteurs saluent et une partie du public est partie pendant la représentation. Effrayés, attristés, surpris ? Qu’est-ce qui les a poussé à transgresser les portes sacrées du théâtre ? La dramaturge et actrice espagnole Angélica Liddell monte sur scène avec son œuvre Liebestod et « s’assassine » d’abord pour ensuite attaquer le monde. Quel sens prend toute cette violence représentée ? Contribue-t-elle réellement à transmettre un message ou devient-elle simplement un moyen scénique pour susciter le débat ?

Angélica Liddell, cette « enfant terrible » qui suscite la polémique (et le succès)

« L’enfant terrible du théâtre espagnol » : c’est ainsi que de nombreux articles journalistiques et académiques décrivent la dramaturge et actrice espagnole Angélica Liddell. En effet, Angélica González Cano (Figueras, Espagne, 1966), plus connue sous le nom d’Angélica Liddell, ne laisse personne indifférent quand elle arrive sur la scène. Depuis son adolescence marquée par diverses complications de santé physique et mentale, elle écrit ses premiers textes théâtraux, qu’elle décrit comme le « résultat de moi à travers la parole ».

Dès ses débuts, les propositions de la dramaturge tournent autour de la recherche de la vérité humaine, uniquement accessible à travers la douleur, qui prend sa place sur scène à travers un discours subversif et une force expressive remarquable. En 1988, elle écrit sa première œuvre, Greta quiere suicidarse, qui, bien que novice, révèle des éléments récurrents dans sa production ultérieure. À partir des années 2000, après avoir traversé une crise économique et théâtrale, Liddell entame une période de consolidation de ses œuvres avec sa propre compagnie, Atra Bilis : des titres tels que El matrimonio Palavrakis (2001) ou Lesiones incompatibles con la vida (2002) introduisent son idée de la tragédie comme la base d’un monde où les êtres humains sont totalement corrompus.

Les années suivantes apporteront des œuvres telles que Y los peces salieron a combatir contra los hombres (2003) ou El año de Ricardo (2005), qui, en plus de présenter un fort élément idéologique et revendicatif, servent à consolider la poétique théâtrale de Liddell, basée sur la réflexion simultanée sur l’intimité et le social, sur le « moi » de l’auteur et le « vous » du spectateur. Bien que cette période se caractérise par des premières au Centre Dramatique National et des distinctions de plus en plus fréquentes, Liddell quitte la scène espagnole face au désintérêt financier et institutionnel. La dramaturge continue actuellement de se produire sur la scène européenne, où elle a fait ses débuts en 2010 avec La casa de la fuerza, sa première mise en scène au festival d’Avignon.

Représentation de La casa de la fuerza au festival d’Avignon / Source : https://www.revue-etudes.com/prod/file/etudes/picture/PJ/1278923132.jpg

Lorsqu’on aborde la production d’Angélica Liddell, il ne faut pas oublier ses créations de nature strictement théorique. Dans ces textes, elle propose une série de réflexions qui facilitent la compréhension de sa poétique théâtrale et, plus précisément, permettent de comprendre le sens de la violence mise en scène. Si l’on examine de nombreuses critiques théâtrales publiées dans la presse suite aux premières de Liddell, une grande partie attire l’attention sur l’explicité de la violence, physique et verbale, qui pousse souvent le spectateur à quitter son siège et le théâtre

« C’est une grande arène ; au centre de l’arène entre Angélica Liddell, seule, assise, avec une table et une chaise, avec un verre de vin et des lames. Elle s’inflige de petites coupures au genoux, commence à saigner (…) Pendant la représentation, un spectateur mal à l’aise s’évanouit dans les couloirs de la salle. »

Pablo caruana (traduit de l’espagnol)

Cependant, si l’on examine de plus près les essais de Liddell, on peut constater que la violence scénique devient un concept qui prend une voix et une fonction propres dans ses œuvres. Cette violence se présente comme un moyen de comprendre les non-sens de la vie. Cependant, comme nous le verrons par la suite, bien que les réflexions sur la violence soient détaillées dans les textes de Liddell, que signifie cette violence pour un spectateur lambda qui n’a pas nécessairement eu accès aux théories de l’auteur ?

La mise en scène du sacrifice pour autrui

En tant que spectateurs des œuvres de Liddell, nous assistons à un exercice de révélation des aspects les plus profonds, secrets et primaires de la condition humaine, ce qui, sur le plan esthétique, se traduit, comme dans la vie elle-même, par une expression réelle et extrême de ce qui est représenté. Cette quête du réel dans sa dimension la plus dure s’accomplit à travers ce que nous pourrions appeler le « sacrifice scénique ». En d’autres mots, l’automutilation de la dramaturge-actrice, qui s’avère être l’expression ultime de la vulnérabilité corporelle et, par extension, spirituelle, devient l’entrée radicale de la réalité sur scène et se manifeste comme un geste de sincérité ayant pour but ultime le salut collectif.

Angélica Liddell dans Liebestod au festival d’Avignon / Source : https://sceneweb.fr/liebestod-el-olor-a-sangre-no-se-me-quita-de-los-ojos-juan-belmonte-histoires-du-theatre-iii-par-angelica-liddell/

La violence est donc un pilier fondamental dans la conception esthétique d’Angélica Liddell, car pour elle, la beauté émerge du sacrifice : face à la contemplation des actes de violence, une sensation d’horreur généralisée est censée de se produire, plaçant tous les êtres humains sur un même niveau. C’est à travers l’expérience de la douleur individuelle, impliquant un travail d’introspection physique et psychique, que Liddell parvient à accéder aux vérités cachées du monde.

« Je veux souffrir pour le monde, rien de plus. Je veux interpréter l’homme, rien de plus (…) Je veux mettre les pieds dans la déchirure humaine, rien de plus, parler de cette déchirure, être cette déchirure, je veux parler de l’angoisse de l’homme et être l’angoisse. (…) Mon choix est la douleur. »

angélica liddell (traduit de l’espagnol)

Amener le spectateur à sa limite, à la crise qui découle de l’annulation des règles éthiques et de la remise en question des valeurs traditionnelles : voilà comment le public, un ensemble d’individus soumis à ces états de crise, devient un élément intégré à l’œuvre et prend conscience des injustices exposées à travers la violence physique et verbale.

Le corps et la parole, deux entités étroitement liées dans les œuvres d’Angélica Liddell, sont, à leur tour, deux voies d’exposition de la violence scénique. Le corps, d’une part, est la seule chose que l’on peut contrôler complètement et, par conséquent, le seul espace de pleine liberté et d’efficacité expressive maximale. La manipulation du corps à travers la violence est présentée comme le meilleur moyen de mettre en scène des concepts aussi complexes et subjectifs que la douleur ou l’angoisse. En ce qui concerne la parole, elle apparaît comme le reflet de la représentation écrasante que le corps réalise. Les textes, fortement expressifs, contiennent un langage violent, mordant et agressif qui contribue à créer une atmosphère d’expressivité qui se concrétise dans les manifestations de la violence corporelle.

Avec cette présentation conceptuelle de la violence dans l’œuvre d’Angélica Liddell, il ne reste plus qu’à nous interroger sur le rôle qu’elle joue dans l’ensemble de l’expérience théâtrale. Si nous examinons la production liddellienne, ses premières œuvres popularisées, c’est-à-dire celles à partir des années 2000, présentent un fort composant idéologique. Dans les textes théoriques de l’époque, Liddell utilise la violence comme un élément entièrement pragmatique servant à « avertir » le public ainsi qu’à le motiver à changer un monde injuste qui tolère la souffrance des plus défavorisés.

« La violence poétique est la seule révolution possible. On ne peut pas faire la paix avec les bourgeois. Être imbécile, nuisible et ignorant a un prix et ils doivent le payer un jour. »

angélica liddell (traduit de l’espagnol)

Cependant, ce composant idéologique se perd avec le temps, au profit d’une finalité esthétique et philosophique. La violence reste la même, mais cesse de contribuer à l’éthique pour se consacrer à la compréhension du spirituel. Il se peut que les tentatives de violence politisée des premières œuvres des années 2000 n’aient pas fonctionné comme prévu, ou peut-être que si, et il s’agit simplement d’une évolution naturelle. Ce que nous pouvons constater, également à travers ses textes théoriques à partir d’environ 2010, c’est que le sacrifice de l’actrice est toujours une constante et que sa contribution aux fins sociales s’opère dans l’immatériel : les actes de violence scénique cherchent à déstabiliser le public depuis son essence, à mettre en scène l’incompréhensible en termes théâtraux pour que le spectateur puisse reconstruire sa propre éthique face à ce qu’il observe.

Comment et pourquoi mettre en scène une « mort d’amour »

Pour observer comment tout cet appareil théorique prend forme sur scène, je vous propose quelques lignes (et quelques images) par rapport à l’œuvre d’Angélica Liddell Liebestod. El olor a sangre no se me quita de los ojos, qui est apparue en 2021 au festival d’Avignon.

Teaser de la représentation de Liebestod au théâtre Domaine d’O / Source : https://www.youtube.com/watch?v=pPrnN4H3eNk

La pièce débute sans délai avec un premier mouvement où l’actrice s’inflige une série de coupures et les exhibe. La première partie de la pièce présente une série de fragments allant de la danse et de l’échange de l’actrice avec la figure du taureau qui domine la scène, à l’onction de plusieurs nouveau-nés avec du vin ou à l’hommage à la peinture de Francis Bacon lorsque Liddell apparaît entre deux moitiés d’une carcasse de bœuf.

Bacon, Francis, Figure with Meat, ca. 1954, huile sur toile, 129,2 x 121,9 cm | Angélica Liddell dans Liebestod aux Teatros del Canal (Madrid) / Source : https://images.app.goo.gl/NgYEzbPBzLcQtLg78

Un changement significatif du rythme dans la pièce conduit à la deuxième partie, où Angélica Liddell déclame un texte comme s’il s’agissait d’une longue rafale de coups de feu d’abord contre elle-même, puis elle s’adresse au public de manière non moins agressive : elle attaque le théâtre, ses adeptes, les acteurs et l’être humain en général. Ses cris et insultes lui servent, en fin de compte, à atteindre la société française et espagnole, auxquelles elle s’adresse explicitement pour dénoncer l’excès de raison et le manque de foi. Liddell recrée sur scène un véritable rituel, un sacrifice individuel face au taureau, symbole à la fois de la mort et de l’amour, et face au public, où une réaction est manifestement recherchée, non plus pour éveiller aux problèmes sociaux, mais pour réagir aux tragédies individuelles : que faire quand il n’y a pas d’amour et que tout est occupé par la mort ?

Chez Liddell, le théâtre reste un territoire hostile et l’actrice se sacrifie, oui, mais cette fois-ci pour sauver ce qui est transcendant, car pour le matériel, il pourrait être trop tard.

Bibliographie

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