C’est un véritable scandale qui éclate en 1950 lorsque pour la première fois est projeté au Mexique le film Los Olvidados. Sexualité omniprésente, critique sociale et illustration d’un Mexique déséquilibré vont faire de Los Olvidados une œuvre taboue et censurée de toute part. La présente re-lecture propose une approche de l’œuvre depuis la perspective psychanalytique et cinématographique de Fernando Cesarman et philosophique de Michel Foucault. Retour sur ce chef d’œuvre cinématographique choc en quelques lignes.

Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle les fantasmes des personnages, sexuels ou non, illustrent les réalités complexes et réprimées de la société de l’époque. L’analyse de la représentation de la sexualité dans ce corpus nous offre ainsi la possibilité de réfléchir aux dynamiques sociales qui continuent d’impacter l’art sous toutes ses formes et aux tabous autour de la représentation de la  sexualité qui persistent encore aujourd’hui. 

En quelques mots, que raconte le film Los Olvidados ?

El Jaibo, personnage principal, est un jeune homme marginal, vivant dans la rue, et qui s’échappe d’une maison de correction. Quelques jours après, El Jaibo commet un meurtre sous les yeux de Pedro, un jeune garçon du bidonville. A cet instant, pour le meilleur et pour le pire, les deux adolescents seront unis.

Lien pour visionner le film en espagnol

Buñuel et la sexualité à l’écran, un cinéma qui dérange.

Buñuel était un cinéaste espagnol qui s’est distingué comme l’une des principales figures du surréalisme en s’inspirant de la réalité de la rue.

Los Olvidados : une oeuvre politique

Entre défis socio-économique et dictature politique, comment vit-on dans le Mexique des années 40 ? 

Le Mexique des années 40, c’est d’abord un monde rural profondément transformé par un processus de modernisation grandissant. La ville repousse ses limites, son flux de migrants, et on voit alors apparaître une création de bidonvilles. Le discours officiel de l’époque présente le Mexique comme un pays moderne et minimise les problèmes du pays.

Accrochez-vous, le film Los Olvidados a choqué pas mal d’esprits à ses débuts ! 

Décrit comme un scandale, le film est unanimement rejeté par le public et les critiques. Le film de Buñuel dérange. Il dérange dans la mesure où il se concentre sur la misère des Mexicains, et sur la violence des jeunes. En réalité, l’enjeu est plus important encore. Il s’applique à montrer ce que le Mexique veut cacher au reste du monde.

Les coulisses du tournage : un véritable combat social.

Le film devient un combat social, et est d’un réalisme cruel qui va choquer l’industrie cinématographique de l’époque. 

Le tournage est difficile. Plusieurs membres de l’équipe de tournage démissionnent avant la diffusion, ils devinent la controverse. 

Il est fou de penser au scandale produit par ce film, qui semble annoncer de toute évidence sa puissance dès le début ! Mais pourquoi tant de réactions ?

Los Olvidados est un film qui s’attache à mettre en scène la sexualité des adolescents. Pas question de romantisme, mais une sexualité à l’image de la vie que mènent ces jeunes, crue et violente. C’est cette représentation de la sexualité sans détour qui provoque le scandale.

Fernando Cesarman, une analyse psychanalytique de l’oeuvre Los Olvidados

Comment décrire Buñuel et son art en quelques mots ? Considérons le comme fin illustrateur usant du surréalisme pour révéler une fascinante représentation d’un Mexique troublant et troublé, vulnérable et désarmé quand il est marginalisé. 

Découvrons donc la rencontre surprenante mais captivante entre le génie visionnaire de Buñuel et l’analyse psychanalytique de Cesarman.

« Ce film a pour thème les enfants abandonnés et donne toute sa signification à la pulsion infanticide (…) Le fantasme inconscient d’avoir été assassiné et/ou abandonné par les parents revient fréquemment dans les investigations psychanalytique (…)”».

Cesarman, Fernando, 1998, L’œil de Buñuel, Paris, Editions du Dauphin.

L’idée de fantasme, qu’il relève de la sexualité ou de la violence, se matérialise dans l’œuvre par l’utilisation d’un surréalisme omniprésent. Cette influence surréaliste et onirique servira de moyen pour exprimer les peurs et les dilemmes inconscients des protagonistes.

Fantasme, désir et sexualité, en interconnexion dans Los Olvidados ?

Nous vous proposons de découvrir jusqu’où nous amène l’œuvre de Buñuel dans sa réflexion la plus fascinante autour de la sexualité, des pulsions, et des fantasmes. 

Dans l’œuvre Los Olvidados, la limite entre fantasme, désir et sexualité semble complexe. Buñuel fait de ses personnages un moyen d’explorer l’âme humaine. L’idée étant de s’interroger sur une possible influence du fantasme sur nos envies et l’impact de la frustration dans la sexualité. 

L’intrigue de Los Olvidados est réalisée autour de ce que Cesarman appelle «Jeu d’identifications projectives». Ce qu’il entend par ce processus c’est toutes les actions et les relations que nouent les personnages entre eux qui expriment leurs luttes intérieures. Les pulsions qui les habitent sont le résultat de ce qu’ils sont réellement. Ils incarnent, chacun d’entre eux, un contexte social difficile, une misère économique, et une sexualité troublante.

Ce que nous apprend Cesarman sur cette frontière étroite entre fantasmes et passages à l’acte,  c’est l’importance de la manifestation dans le rêve. Pour vous donner un exemple concret, quand Pedro rêve d’un acte de tendresse entre lui et sa mère, il exprime inconsciemment son désir d’amour. 

Scène du rêve de Pedro dans Los Olvidados

Los Olvidados, une reflexion sur l’inceste, la prostitution, et le viol

Inceste, prostitution, viol, tous sujets tabous, retour sur ces sujets polémiques pourtant présents dans l’oeuvre Los Olvidados

« Il nous montre le produit de la relation interdite : les amants parviennent, certes à l’acte sexuel, mais il en naitra des enfants non désirés : le fruit de ce coït sera toutes les formes possibles de l’avandon : infanticide, parricide, matricide, amanticide etc.»

Cesarman, Fernando, 1998, L’œil de Buñuel, Paris, Editions du Dauphin.

La thématique de l’inceste est liée à de nombreux personnages, et notamment au personnage principal, Pedro. Sujet tabou, Buñuel n’hésite pas à réaliser des liens avec l’histoire d’Oedipe comme représentation de l’inceste. C’est la mère de Pedro qui va incarner la signification oedipienne.

L’inceste, par son caractère interdit, devient désir et apparaît ici, dans la relation qu’entretien la mère de Pedro et El Jaibo (qu’elle voit comme son fils), de façon décomplexée. 

Cette population, livrée à elle même et en marge, bouscule l’ordre moral en usant de tendances criminelles, telles que le viol. L’expérience que font ces jeunes adolescents de la sexualité ne semble pouvoir s’exprimer que par la violence.

A titre d’exemple, le personnage de Meche, et son attitude, tend à suggérer qu’elle est prédestinée à se prostituer. La perversion sexuelle apparaît alors chez de nombreux personnages comme une normalité, et ce n’est qu’à travers la perversion qu’en découle un certain érotisme. La question du désir, ou de la sexualité est alors liée à l’interdit.

Une question reste pourtant en suspens. 

Le caractère explicite et moralement incorrect des thématiques abordées ont fait de cette œuvre, une œuvre dite « subversive ». La question étant, depuis quelle perspective l’est-elle ?

Los Olvidados et la notion de tabou : redéfinition de la sexualité selon Michel Foucault.

Vous êtes vous déjà demandé pourquoi telle chose ou telle autre était désignée comme étant choquante ? D’où vient ce que nous appelons tabou et qui en a décidé ainsi ? 

C’est les questions auxquelles Michel Foucault, philosophe français, s’est intéressé dans son ouvrage,  Histoire de la sexualité. Il propose une analyse de la question de la censure autour de la sexualité et des normes sexuelles façonnée par la société. 

Alors, pourquoi la société a-t-elle fait de l’œuvre Los Olvidados, une œuvre transgressive et censurée? Quelle est l’origine de la réaction offusquée face au film, au-delà d’un point du vue strictement politique ? 

La normalité comme obsession, ou comment la société a-t-elle fait de nos plaisirs des perversions ?

Imaginiez-vous que la construction de notre sexualité, encore aujourd’hui, était en partie due à des discours prononcés au XVIIème siècle ? Et pourtant,  c’est ce qu’affirme Michel Foucault dans son chapitre intitulé Scientia sexualis

Ce que nous apprend Foucault premier tome de son ouvrage, La volonté de savoir, c’est qu’il y aurait, dans notre société, une obsession de la quête d’une normalité sexuelle. La question se pose, en quoi consiste cette normalité ? Et qui en est à l’origine ?

Selon Michel Foucault, ce sont dans les discours prononcés dans les sociétés occidentales, soit depuis le XVII siècle que serait apparut cette quête. L’idée qu’il y aurait une sexualité potentiellement réprimée par la peur du péché devient prédominante. Bien sûr, la religion n’est pas la seule origine à cette construction sociale de la sexualité. 

Plus encore, de nombreux discours scientifiques sont allés jusqu’à catégoriser la population selon leur sexualité, les divisant alors en deux sous catégories, normaux ou déviants. Foucault soutient alors que c’est cette construction à long terme d’une sexualité jugée normale qui serait alors à l’origine d’une censure évidente. 

Si vous souhaitez en apprendre plus sur l’Histoire de la Sexualité selon Michel Foucault, je vous invite à écouter l’émission France Culture ci-dessous.

Los Olvidados : entre subversion et conformisme, une dualité cinématographique. 

À la lumière des écrits de Foucault, nous pouvons nous interroger sur le film de Buñuel comme étant un exemple d’une dualité entre sexualité normale et transgressive. 

Rentrons dans le détail. 

Plus nous analysons les scènes et les thèmes abordés dans le film Los Olvidados, plus nous interrogeons cette notion de subversion. En effet, ce que nous propose Buñuel c’est une représentation complexe, et inédite au Mexique, d’une sexualité décomplexée et qui défie les normes sociales.

Pour autant, il nous offre de la même façon une représentation qui pourrait être envisagée comme reconduisant un certain nombre de normes admises. Los Olvidados, c’est aussi une histoire qui pourrait être considérée comme illustratrice de stéréotypes.

Les personnages, par leur marginalisation, répondent aux préjugés sociaux qui tendent à présenter les marginaux comme criminels et délinquants. Ainsi, si nous analysons les écrits de Foucault, le film n’échapperait pas dans sa globalité aux normes sociales et sexuelles préétablies. 

Il est cependant essentiel de considérer Los Olvidados dans sa généralité.  Il est un film qui transgresse les codes classiques des thèmes abordés dans le cinéma mexicain et une critique socio-politique du Mexique des années 50 complexe et nécessaire. 

Et vous, qu’en pensez vous ?

Maintenant que nous avons parcouru une partie de l’œuvre Los Olvidados de Buñuel et abordé la question de la sexualité au cinéma, quel regard portez-vous sur la manière dont les films actuels abordent la sexualité? Pensez-vous que le septième art continue de repousser et redéfinir les normes sexuelles ou que des limites subsistent encore ?

Bibliographie

  • Buñuel, Luis, 1950, Los Olvidados, Ultramar Films, Mexique.
  • Cesarman, Fernando, 1998, L’œil de Buñuel, Paris, Editions du Dauphin. 
  • Foucault, Michel, 1994, in Histoire de la sexualité : Tome I. La volonté de savoir., Scientia sexualis, Paris : Gallimard. 
  • Foucault, Michel, 1994, in Histoire de la sexualité : Tome I. La volonté de savoir., L’implantation perverse, Paris : Gallimard.