On les connaît comme Auteurs damnés ou condamnés et non ! Ils n’ont rien à voir avec Baudelaire ni Rimbaud, même si le crime et les interdits en font partie.
On compte environ 3 200 de ces auteurs (fig. 1), dont on interdit presque la totalité de leurs écrits dans les Index des livres interdits . Ils furent des figures importantes non seulement dans l’évolution de la pensée religieuse, mais également dans d’autres disciplines telles que la botanique, la philosophie ou même la médecine.
Mais pourquoi et surtout, qui sont-ils ?
L’imprimerie ; le réseau social d’autrefois ?
Le terme damnati remonte aux débuts de l’imprimerie. Lorsque les livres tels qu’on les connaît aujourd’hui (plus ou moins), font leur apparition.
L’imprimerie représente une invention révolutionnaire pour une époque où il fallait écrire des volumes entiers à la main.
Le réformateur Martin Luther fut l’un des premiers témoins du potentiel de l’imprimerie pour diffuser une idéologie rapidement. Il commença sa campagne d’information religieuse premièrement par la publication de ses 95 thèses contre les indulgences. Ensuite, il s’attaqua à la papauté dans son écrit très controversé Passional Christi und Antichristi (fig. 2), ainsi qu’à certains dogmes de l’Église qu’il considéra une perversion des enseignements de la Bible.
Il était un vrai polémiste ce Luther (fig. 3), peut-être que c’était comme ça que l’on pratiquait le trollage autrefois, qui sait !
Ainsi, le mouvement et l’idéologie de la Réforme se répandent non seulement dans l’ancien Saint-Empire romain germanique, mais également dans d’autres parties de l’Europe.
La Réforme, en remettant en cause la légitimité de l’Église, questionnait aussi son autorité en même temps que son pouvoir. Ce qui n’a pas du tout plu à l’Église ni à l’Empereur, qui était en plus très catho (fig. 4).
Je n’exagérais pas. Il était vraiment très catho !
La censure religieuse ; les débuts de la cancel culture
C’est pour cette raison que les autorités ecclésiastiques ont dû prendre des mesures pour limiter la propagation et la diffusion de l’idéologie protestante en censurant sa littérature. On est aux débuts de la cancel culture ! C’est ainsi que les premières listes contenant les titres des livres interdits par l’Église commencèrent à apparaître et à circuler en toute l’Europe. Ces listes étaient le résultat d’une politique censoriale menée par l’Église et le pouvoir impérial, mais tous ces efforts ne suffirent pas. Raison pour laquelle les universités et les facultés de théologie de différentes villes eurent la grandiose idée de créer des catalogues. Dans ces-ci, les inquisiteurs interdirent la possession et diffusion d’écrits qui contenaient une doctrine différente à la catholique. De la même façon que toute sorte d’écrits qui critiquaient l’Église, sa doctrine ou parlaient de sujets en lien avec l’occultisme.
Le premier Catalogue fut publié en 1544 par la faculté de théologie de Paris. Nous pouvons apprécier certains ouvrages d’Érasme de Rotterdam, de Guillaume Farel et François Lambert (fig. 5).
Plus tard, le premier catalogue de l’Inquisition espagnole apparaît. Dans cet index de 1551 (fig. 6), on y trouve l’antécédent de ce qui deviendra la catégorie Auctores damnati, dans l’index hispanique, puisqu’il y a 14 noms des réformateurs et pré-réformateurs avec la mention en latin Libri omnes ; ce qui équivaudrait à interdire tous leurs écrits. Dix auteurs sont considérés comme des protestants et trois autres comme des précurseurs de la Réforme.
Il est intéressant de noter que dans ces premiers Index de l’Inquisition espagnole, la plupart des auteurs avec la mention libri omnes (fig. 7) appartenaient à l’une des différentes réformes du XVIe siècle.
Les Auctores Damnati
Il faut avoir en tête que l’Église avait une forte influence sur l’esprits des gens et, en qualité de représentante de Dieu, elle servait d’arbitre pour toutes les pratiques ou croyances religieuses.
Cela dit, toute croyance que l’Église considérait allant à l’encontre de la tradition, telle qu’établie par les pères de l’Église ou ses théologiens, les conciles ecclésiastiques, l’interprétation de l’Église, ainsi que le magistère, pouvait être considérée comme fausse ; apostate, hérétique et dans les pires des cas, anathème. Je sais, je sais ! Beaucoup de mots bizarres, mais ne vous inquiétez pas, ils veulent dire à peu près la même chose (rien de bon).
Donc, revenons à notre question.
Damnati vient du verbe damnare en latin qui devient damner en français (moins utilisé aujourd’hui) et qui plus tard adopta le préfixe con- pour parler d’une personne qui devait recevoir une peine dans un contexte légal et judiciaire ; un condamné.
Damner était utilisé dans un contexte théologique. Le sens que nous avons gardé aujourd’hui pour condamner ne diffère pas énormément de son sens original.
Cependant, il y a toujours de petites nuances et comme Friedrich Nietzsche aurait dit, « le diable se cache dans les détails ».
Damner signifiait ainsi dans son premier sens :
Définition de Damner du CNRTL
« Condamner aux peines de l’enfer ; infliger le châtiment éternel. »
C’était plutôt sympa, non ?
Cette damnation ou condamnation était prononcée par les autorités ecclésiastiques de l’époque contre ceux qui osaient proférer une hérésie.
Qu’est-ce qu’une hérésie ? Pour l’expliquer de façon très simple : toute affirmation ou croyance qui va à l’encontre des croyances que l’Église avait considérées comme des vérités fondamentales de la religion.
De cette manière, toute personne qui osait dire ou écrire quelque chose contre ces vérités reconnues par l’Église gagnait sa damnation, un titre d’hérétique, un billet direct pour l’enfer et, dans le meilleur des cas, une bulle avec une dédicace du Pape. Sans compter la possibilité de finir dans un autodafé.
Jamais l’office d’écrivain n’avait été aussi dangereux, mais n’oubliez pas que la liberté de culte et la liberté d’expression ne faisaient pas partie des idéaux de la société du XVIe.
À partir de l’Index de 1612, l’Index espagnol adopta le même système de classification que le catalogue romain. Il se produisit un changement de paradigme, on passe d’interdire des ouvrages à interdire dorénavant des auteurs et toute leur production par défaut. On peut dire que pour la date de 1612, l’Index hispanique avait déjà la moitié de son catalogue d’auteurs interdits d’environ 1 700 noms. Dans le dernier index de 1790, on compte autour de 3 200 auteurs. Ce qui n’a pas vraiment représenté une grande augmentation en termes de pourcentages par rapport aux chiffres des index de 1559 et de 1612, mais surtout à celui de 1583, avec un pourcentage de croissance de 876.92 % !
On peut dire que ces auteurs étaient damnés pour deux raisons principales. D’un côté, en raison de leur damnation théologique au sein de l’Église ; car ils étaient des auteurs reconnus comme dignes des flammes de l’enfer en raison de leur sympathie ou adhésion à des thèses contraires à celles de l’Église. D’un autre côté, en vertu de l’interdiction formelle et officielle dans l’Index de la totalité de leur production déjà écrite ou qu’ils pourraient écrire a posteriori.
Le profil des Auctores Damnati
On peut reconnaître deux types de profils principaux en ce qui concerne les auctores damnati : les hérésiarques et les hérétiques. D’après la classification de l’Église, les hérésiarques sont les inventeurs de nouvelles hérésies, alors que les hérétiques sont ceux qui souscrivent à des hérésies (qu’elles soient considérées vieilles ou nouvelles).
On peut trouver des figures très importantes dans ces deux types de profils. Par exemple, on peut notamment trouver des pré-réformateurs tels que Jan Hus, Johannes van Goch et John Wycliffe qui avait collaboré et dirigé la traduction de la Bible en anglais.
Des figures importantes du protestantisme, telles que Martin Luther, Jean Calvin, François Lambert, Johann Brenz, Johann Heinrich Bullinger, Johannes Oecolampadius, Martin Bucer, Phillip Melanchthon, Ulric Zwingli, Théodore de Bèze, etc.
Membres de l’Église anglicane : John Foxe, etc.
Naturalistes et autres métiers : Conrad Gessner, Leonhard Fuchs, Sébastien Münster, Francis Bacon, etc.
Différents huguenots, (membres de l’Église française avec une profession de foi calviniste), ainsi que membres de l’Église puritaine : John Knox, etc.
De l’Église réformée des Pays-Bas, ainsi que partisans de l’anabaptisme.
Des figures de l’illustration française comme Voltaire,
Jean-Jacques Rousseau, etc.
Des philosophes : Kant, David Hume, Descartes, Spinoza, John Locke, etc.
Même certaines autrices comme : Olympia Fulvia Morata (fig. 8), Magdalena Heymair, Ursula de Munsterberg, etc.
Et plein d’autres…
Cette petite liste n’est pas exhaustive, mais elle devrait vous donner une idée du type de profil qui pourrait apparaître parmi les noms des auctores damnati.
Parfois, le fait que le nom d’un auteur figure parmi les auctores damnati ne voulait pas dire que tous ses ouvrages étaient interdits, surtout si ces ouvrages étaient considérés comme utiles, incontournables et faciles d’être expurgés. Cependant, ce n’était pas la règle pour tous les auteurs.
Le dernier Index officiel de l’Inquisition espagnole sortit en 1790. C’est pour cette raison que les conséquences de la censure de l’Inquisition se reflètent dans l’évolution des idées quand on compare l’Espagne par rapport aux autres pays de l’Europe.
Pour en savoir plus…
- Martínez de Bujanda, Jesús, 2019, Censura de la Inquisición y de la Iglesia en España (1520-1966), Madrid : Biblioteca de Autores Cristianos.
- Martínez de Bujanda, Jesús, 2016, El índice de libros prohibidos y expurgados de la Inquisición española 1551-1819. Evolución y contenido, Madrid : Biblioteca de Autores Cristianos.
- Martínez de Bujanda, Jesús, 1984, Index des livres interdits : 1551, 1554, 1559. V. Index de l’Inquisition espagnole, Sherbrooke ; Genève : Éditions de l’Université de Sherbrooke.
- Pinto Crespo, Virgilio, 1983, Inquisición y control ideológico en la España del siglo XVI, Madrid : Ediciones Taurus.
- Vega Ramos, María José, 2019, « Auctor damnatus. Del libro reprobado al autor prohibido (1557-1613) », Bulletin Hispanique, nº 2, vol. 21 – 2.
Nota bene :
Je n’ai pas utilisé le langage inclusif (L.i dorénavant) dans mon article, car je considère que la discussion du L.i appartient plus au terrain idéologique et philosophique plus qu’à celui de la linguistique.
En outre, je considère que le L.i rompt avec la syntaxe traditionnelle de la langue, ce qui rend la langue moins efficiente puisqu’elle est une évolution artificielle de la langue et non-spontanée ou naturelle, allant à l’encontre de la loi du moindre effort.
Cela dit. Je crois que la discussion en faveur du Li. trouverait un meilleur argumentaire s’il est analysé du point de vue de la philosophie de la langue, notamment la métaphysique quant à sa capacité à exprimer non seulement la potentialité de l’existence du féminin, mais aussi pour insister sur l’existence réelle du féminin.
Si l’on arrivait à trouver une forme qui ne porterait pas de préjudice à la syntaxe ni à l’efficacité de la langue, tout en restant esthétiquement viable, je serais prenant pour adopter son utilisation.
Un sujet complexe, qui est ici expliqué avec légèreté et humour, tout en restant très scientifique. C’est très agréable à lire et très formateur, surtout que la liste des auteurs condamnés ne se résume pas qu’à des oeuvres purement religieuses… superbe !
Merci beaucoup !
Un sujet très intéressant et complexe à la fois. La légèreté du ton et l’approche pédagogique de la question traitée n’enlève rien à sa très grande pertinence scientifique, puisque cela nous donne envie d’en savoir davantage. Cet article nous prouve ainsi que rigueur et humour peuvent aller ensemble ! Mais ce qui est le plus fascinant, c’est la clarté dont l’auteur fait preuve. Bravo et merci !
Merci beaucoup !