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Parlez-vous pocho ?

Chaque pays hispanophone parle son «propre » espagnol, mais la langue n’en demeure pas moins officielle. Les pays hispanophones limitrophes ou proches des États-Unis sont un laboratoire linguistique où, de par leur proximité avec le géant anglophone, le « spanglish » est apparu. Reconnu comme langue par certains, comme dialecte par d’autres, le « spanglish » s’est fait une certaine place dans le monde hispanophone. Mais qu’en est-il du « pocho »?  Terme péjoratif utilisé par les Mexicain.es et Chicano.as pour nommer un.e Mexicain.e né.e ou ayant grandi aux États-Unis, « pocho » s’étend désormais au domaine linguistique pour se faire une place comme dialecte écrit et parlé dans les régions hispanophones de la frontière sud des États-Unis, voire comme identité, une sous-culture à part entière. Voici l’histoire d’un stigmate devenu élément de construction d’une subculture contre-hégémonique …

Hispanismes 2.0

La langue de Cervantes a connu le même sort que celle de Molière ou de Shakespeare. De par son exportation et ses locuteur.rice.s aux origines multiples, l’espagnol a été soumis à maintes transformations, à de nombreux mélanges pour évoluer dans chaque pays comme sa « propre » variante de l’espagnol. Preuve en est les références spécifiques dans les dictionnaires : lors d’une recherche de traduction d’un mot français, par exemple, à l’espagnol, outre les détails linguistiques (genre), grammaticaux ( fonction), ou de registre (littéraire, soutenu, argotique) les dictionnaires apportent des précisions contextuelles (espagnol d’Espagne, du Mexique, d’Amérique Latine).

On apprend ainsi que « la fresa » en Espagne désigne bel et bien le fruit la fraise mais que, dans un registre argotique au Mexique, ce même terme désigne un fils ou une fille-à-papa, riche et gâté.e. Lorsqu’il est mélangé à d’autres langues sous l’effet de l’immigration et/ou de la situation géographique, la langue poursuit son évolution : une voiture : « un auto » en Argentine, « un coche » en Espagne mais le géant anglophone s’impose au Mexique et l’espagnol s’anglicise : « un carro » dérivé de « car » en anglais.

C’est difficile de parler espagnol !

Les néologismes, « code switching » (échange de codes), calques et emprunts, n’ont rien d’extraordinaire et entrent dans le cadre de l’évolution naturelle d’une langue. Cependant qu’advient-il de cette langue ibérique en terre anglo?

Une tour de Babel moderne

Aux États-Unis, l’anglais domine mais ne peut être imposé car aucune langue officielle n’est inscrite dans la Constitution du pays. L’ histoire du pays, tant passée qu’actuelle, ainsi que sa géographie ont favorisé l’immigration d’une population hispanophone qui ne cesse de croître. Selon le recensement décennal de 20211, sur une population états-unienne totale de 331, 9 millions,  on estime à 62 millions la communauté hispaniques, soit près de 19% de la population totale. Rappelons que c’est une sous-estimation puisqu’une partie de cette population n’est pas prise en compte en raison de leur situation illégale. Ce secteur de la communauté ne participe pas au recensement, ne souhaitant pas être repéré par les autorités. Même si tous ne parlent pas espagnol (67% sont nés aux États-Unis et peuvent avoir abandonné ou refusé d’employer leur langue maternelle), le poids de la langue est tel que tous les services de consommation (bancaire, téléphonique, etc…) ou sociaux (aide au chômage, à l’alimentation, etc…) proposent tous un choix d’aide bilingue, soit en anglais soit en espagnol. Malgré les motivations consuméristes qui animent l’adaptation linguistique à la clientèle, bien au-delà d’un élan altruiste, les deux langues cohabitent. Je dis « cohabitent » car tant les hispanophones sud-américain.es que les centre-américain.es ou caribéen.nes demeurant aux États-Unis ont intégré l’anglais dans leur langue maternelle. Le Spanglish est né.

Spanglish ou Pocho ?

Prenez un espace hispanophone colonisé par une nation anglophone qui  lui impose sa langue (Porto Rico), ou un.e hispanophone immigré.e aux États-Unis (Mexicain.e, Colombien.ne, Cubain.e), combinez les langues et sélectionnez de façon souvent aléatoire quelques mots et structures anglais.e.s que vous intégrerez à l’espagnol. Vous parlez désormais Spanglish. Langue ou dialecte, le spanglish est considéré impropre, langue « bâtarde » et indigne mais paradoxalement, il s’est fait une place dans la littérature, par exemple, comme outil d’oralisation de récit. Ana Lydia Vega nous en donne un exemple plein d’esprit dans sa nouvelle Pollito Chicken. Il varie aussi selon les origines du locuteur (Portoricain.e, Mexicain.e, Cubain.e) et la région où il est employé (New York, Texas, Californie, Floride). Si le spanglish est établi comme langue et, d’une certaine façon, est officialisé, qu’en est-il du pocho? Quelle est sa place? N’est-ce pas encore un mélange remasterisé des deux langues sources du Spanglish?

L’origine du mot est espagnole:

  • Pocho2 : espagnol, adjectif, se dit d’un fruit pourri, gâté.
  • Pocho3 : espagnol mexicain, adjectif, terme péjoratif et humiliant utilisé pour désigner un.e Mexicain.e né et/ou résidant aux États-Unis, ayant adopté les us et coutumes du pays, et dont on ne reconnait l’identité ni mexicaine, ni américaine.

Cet emploi mexicanisé de l’adjectif a donné naissance à un nom et désigne désormais un dialecte. Si le pocho est bel et bien un mélange d’espagnol et d’anglais, il ne respecte plus ni les règles orthographiques ni celles de prononciation de l’anglais. À l’inverse du Spanglish parlé et écrit par des locuteurs qui maîtrisent les deux langues, et qui respectent tant la prononciation que l’orthographe de l’anglais, le pocho hispanise phonétiquement et grammaticalement l’anglais. Prenons pour exemple cet extrait:

¿Do you speak pocho?…2

Fui hoy al postofis (post office- correo) a comprar unas estampas (stamps-estampillas) y tuve chanza (a chance- la suerte) de recibir una carta de una hija mía casada que tengo en Pisacpochán, de donde soy «nativa». Me ha dado mucha irritación saber que el tícher (the teacher- el.la maestro.a) de inglés de mis nietos es enteramente crezi (crazy-loco), pues no entiende ni una palabra de lo que yo escribo en english. Figúrese que envié a mi hija lob (love-amor) y quises (kisses-besos) , así muy clarito, y el condenado tícher dijo que no sabía qué era eso, cuando le enseñaron la carta. Ya les reporté que estaban pagando el money (money-dinero) por nada y hasta quise ponerles un Guairelés (a wireless-un celular) para evitar que les estén quitando peso y medio por hafanáur (half an hour-media hora) de clase; pero no traía ni «un cinco» en la bolsa. ¡No saber que lob y quises es amor y besos!

À en considérer l’écriture, des questions surgissent: est-ce par manque d’éducation? Par paresse? Tous les hispanophones comprendraient-ils? Le niveau d’expression varie-t-il selon le destinataire?

Dis-moi ce que tu parles, je te dirai ce que tu es. Ou pas…

Hispanique, latino.a.x, chicano.a.x, pocho.a? N’en perdez pas votre latin. Précisons, dans le contexte états-unien :

  • Hispanique désigne une personne d’origine latino-américaine vivant aux États-Unis.
  • Latino.a est une personne résidante d’Amérique Latine ou d’origine latino-américaine résidant aux États-Unis.
  • Chicano.a : personne mexicaine ou d’origine mexicaine résidant ou ayant grandi aux États-Unis. Notons que le terme chicano.a est davantage associé à une conscience qu’une identité.

La population californienne est désormais majoritairement hispanique. Ceci explique que de nombreux mouvements linguistiques, identitaires, et courants artistiques hispaniques proviennent principalement de cet état. Il est intéressant de noter comment la population hispanique, latina  et chicana s’empare de concepts pour se représenter soit par son origine (chicano.a.x, latino.a.x) soit par sa langue, à tel point qu’un terme dégradant tel que pocho en vienne à désigner, par extension, un dialecte. Il s’est même étendu à une sous-culture, voire une culture (à débattre…). La communauté chicana revendique maintenant ce terme déshumanisant (pocho) ou cette caractéristique linguistique ostracisante (spanglish, pocho). Face au parler et à l’écriture pocho.a, l’argument du manque d’éducation est tentant mais la quête et la revendication politico-identitaires dans un pays multi-éthnique tel que les États-Unis sont réelles. Lorsqu’un trait physique, un accent, un jargon ou une couleur de peau catégorisent, il est important de trouver et de se faire une place au sein d’une population plus divisée que jamais de nos jours.

Pochos don’t lack an identity. Pocho is an identity–a rich one, which should be eagerly seized

HONG, P., 6 MARS 1999, « THEY WERE CHICANOS BUT NOW PROUDLY SAY THEY ARE POCHOS. », LOS ANGELES TIMES.
HTTPS://WWW.LATIMES.COM/ARCHIVES/LA-XPM-1999-MAR-06-ME-14431-STORY.HTML

Lorsque votre propre communauté ne vous reconnaît pas, et qui plus est vous rejette en vous assignant une identité minorisée qui se condense, dans le cas évoqué, dans la désignation « pocho » et vous prive d’accès églitaire à la pleine citoyenneté , el orgullo de la raza (« la fierté de la race », terme non péjoratif, bien au contraire, pour les Mexicain.es) surgit.

Cet énième réveil identitaire de la raza est illustré dans un article du Los Angeles Times4 ; deux jeunes chicanos ont créé un magazine satirique, Pocho!5 , dans les années 90, inspiré par le Mouvement Chicano des années 70 (ère de la lutte pour les droits civiques des mexicain.e.s-américain.e.s.). Leur personnage Pocho (publié à l’origine dans la section BD du LA Weekly) symbolise le propos de l’un des fondateurs : « pocho n’est pas un manque d’identité, c’est une identité ». Mais comme il le précise en fin d’interview, il peut aussi s’agir d’une passade.

(…) they feel pochos are poised to displace the “Chicano-saurus Mexes,” they anticipate the world outgrowing their pocho philosophy.

Hong, P., 6 mars 1999, « They were chicanos but now proudly say they are pochos. », Los Angeles Times.
https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1999-mar-06-me-14431-story.html

Au-delà de la question suis-je ce que je parle ? la place et l’identité de la plus grande minorité des États-Unis est toujours d’actualité. Devenu l’objet d’études universitaires (les études chicanas), la réappropriation et la revendication des stigmates chicano puis pocho ont ouvert la voie à une resignification des identités auto-assignées par la communauté hispanique et particulièrement mexicaine. Cette démarche s’inscrit dans un processus politique d’ « empowerment » (en anglais) ou empuissentement (en français) et d’affirmation politico-identitaire . L’histoire nous contera donc le destin du « pochismo ».

1 Comment

  1. ELISAL

    Merci pour cet article très intéressant ! Finalement, ça me fait penser que les nouvelles façons de parler l’espagnol, qu’elles soient dues à des échanges avec d’autres cultures (comme le spanglish), ou bien qu’ils soient le fruit d’une volonté de changer la langue (comme l’écriture inclusive), ont bien du mal à être reconnues comme correctes… Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, il y une réelle revendication (identitaire dans ton cas) qui mérite d’être entendue et reconnue.