Si la question du genre permet d’interroger les représentations hégémoniques dans la littérature hispano-américaine contemporaine, « traduire en féministe » serait-elle une manière plus ou moins revendiquée de repenser la traduction ? Dans le cas du roman graphique Virus Tropical, nous mettrons en lumière l’identité féministe de l’autrice à travers son ouvrage autofictionnel mais aussi de la la traductrice de la version française – en termes de choix de traduction – pour comprendre les différents niveaux où intervient le questionnement du genre dans l’œuvre.
Traduction et positionnement
Repenser la question du positionnement dans la traduction est une approche qui prend en compte le niveau textuel et para-textuel à travers les défis socioculturels, ils interviennent dans des textes sources ainsi que dans leurs traductions. Selon la théorie du transfert culturel (Espagne, 2013), la processualité – c’est-à-dire les processus impliqués dans le domaine de la traduction – regroupe la diffusion, la médiation et la réception des œuvres littéraires. Ces dernières répondent à un besoin spécifique directement lié à l’intention des acteurs engagés. Ces acteurs peuvent être classés en différents types, mais pour cet article, nous nous concentrons exclusivement sur les agents collectifs et individuels.
Dans le cas de Virus Tropical, il est important d’étudier les décisions prises par l’autrice et la traductrice comme agents individuels qui sont certainement les plus essentiels. Paola Gaviria projette son identité féministe dans son autofiction. Pour sa part, Chloé Marquaire montre sa subjectivité en termes de décisions de traduction, mais aussi sa créativité et son agentivité en tant que directrice artistique de L’Agrume, maison d’édition qui a publié la traduction de la bande dessinée en France. La façon dont le roman graphique est sélectionné, à travers plusieurs critères spécifiques pour permettre sa diffusion dans une aire culturelle définie et sa réception chez un public cible, sera fortement influencée par les processus mentionnés ci-dessus.
Dans le cas de l’intention des agents collectifs, la maison d’édition prend le rôle de « médiateur » dans le contexte socio-culturel pour résoudre les difficultés qui pourraient émaner de cette œuvre au moment de « transférer une culture à l’autre ». L’Agrume est une maison d’édition indépendante qui se consacre à l’illustration contemporaine, elle se caractérise par une équipe d’auteurs et de créateurs de différentes aires géographiques et culturelles. Virus Tropical se positionne donc comme une excellente proposition de publication pour ce secteur éditorial en particulier.
Concernant la réception de l’œuvre, il est important d’analyser la façon dont les décisions de traduction de Chloé Marquaire se distinguent. Effectivement, nous pouvons le remarquer à travers un positionnement lié à son expérience d’éditrice-illustratrice mais aussi par sa volonté de mettre en avant l’identité culturelle de l’autrice, en passant par une perspective de genre ou féministe. Pour aborder ce phénomène de manière plus approfondie, nous utiliserons la théorie de la multimodalité pour examiner quelques exemples dans ce roman graphique. Comme nous le verrons par la suite, cette analyse peut devenir plus captivante en raison des multiples niveaux de communication naturellement concernés par la bande dessinée.
« Cette approche [de genre] qui comprend les rapports sociaux de sexes comme étant le produit d’une construction historique, culturelle et sociale, a permis de mettre en évidence que la traduction est, elle aussi, un espace social et discursif qui participe de cette construction et qu’il est donc possible de l’interroger de ce point de vue. »
(Sanchez, 2007)
La multimodalité, nous aide-t-elle à comprendre la traduction de bandes dessinées ?
La multimodalité est une approche d’analyse qui nous permet d’intervenir sur différents niveaux ou « modes » de communication. Il existe deux types de modes identifiés dans un texte dit multimodal tel que la bande dessinée : le mode verbal – qui se réfère à la langue écrite, principalement dans l’expression orale (dialogues, onomatopées, interjections, etc.) – et le mode visuel, qui se réfère à toutes les ressources sémiotiques que nous trouvons dans le texte (le trait, la couleur, la perspective et même la disposition du texte).
Prenons comme exemple la page cent deux du texte source Virus Tropical. Il s’agit de l’épilogue visuel du chapitre La adolescencia (L’adolescence). Sur cette dernière page, nous pouvons reconnaître les éléments au niveau textuel qui impliquent des décisions de traduction qui vont au-delà du transfert linguistique, prenant en compte la culture et les modes verbaux et visuels pour mieux comprendre tous les niveaux de communication qui y convergent.
Dans le texte source, de haut en bas, on peut lire : grandota, carepizza, gringa, dientes de conejo, pastusa, camello, caretajada, cochina, loca, hippie, caballo. Certaines de ces insultes, dont l’autrice était la cible dans sa jeunesse, sont traduites sans complication majeure : « gringa » et « hippie » restent inchangées. D’autres sont traduites littéralement : dientes de conejo / « dents de lapin » ou cochina / « cochonne », par exemple. Nous remarquons dans le choix de la traduction carepizza / « boutonneuse » que la traductrice a décidé d’y ajouter une typographie qui a littéralement des boutons, une touche de sa propre personnalité !
Cependant, d’autres semblent moins évidentes, découvrons quelques-unes d’entre elles. Pastusa est un « antioqueñismo » (variante de l’espagnol du département colombien d’Antioquia), selon le dictionnaire de la Real Academia Española, pastuso.sa est un adjectif qui est le gentilé de Pasto, ville de Colombie. D’autre part, le Diccionario de americanismos définit ce mot par son usage populaire péjoratif, en Colombie « personne stupide, de peu de compréhension » ou en Équateur « d’une personne, manières impolies et grossières ». En ce sens, en raison de la différence dans la disposition et la typographie de la traduction, il semble que la décision de la traductrice se fonde davantage sur un mélange des usages, en utilisant le mot « bouseuse », qui en espagnol fait référence à une pueblerina « dit d’une personne : peu raffinée dans ses manières ou dans ses goûts ».
Pour le mot caballo « personne qui dit des choses incohérentes ou folles » ou grandota, on déduit que la traductrice a préféré faire des adaptations culturelles en remplaçant ces deux concepts par « planche à pain » et « laideron » qui permettent de s’insérer dans le même registre même si l’image ou les sens sont modifiés par rapport au texte source. Si nous prêtons attention au contexte du chapitre dans l’œuvre, nous réalisons qu’entre les lignes, il y a un élément lié au genre. Ce n’est pas un hasard si tous ces mots sont des insultes sexistes. Je souligne particulièrement le cas de loca qui a été traduit par « tarée » en français et non pas par « folle », ce choix dénote aussi la sensibilité par rapport aux insultes genrées ou sexistes de la part de Chloé Marquaire. De ce fait, les frontières d’équivalences absolues dans le texte sont totalement estompées par la subjectivisation des décisions de la traductrice.
Trajectoires des femmes qui se croisent et s’entrelacent
Chloé Marquaire et Paola Gaviria appartiennent indirectement à une même génération culturelle et se sont toutes deux consacrées à l’illustration à leur propre manière. En 2012, Chloé Marquaire et son compagnon Guillaume Griffon ont fondé l’Agrume, maison d’édition qui publiera Virus Tropical un an plus tard. L’Agrume se centre sur l’illustration contemporaine et multiculturelle, c’est à ce moment-là que Powerpaola, pseudonyme littéraire de l’autrice, entre en scène : elle a eu beaucoup de succès en Amérique Latine comme ailleurs, avec ses fanzines (petit magazine imprimé et distribué librement), blogs et bandes dessinées. La bédéiste a connu un tel succès qu’une adaptation filmographique de Virus Tropical a été réalisée en 2017.
Dans ses œuvres, Paola Gaviria traite les thématiques de la sexualité, du féminisme, de la famille et de la quête identitaire à travers un ton authentique et critique. La liste de bandes dessinées de Powerpaola, publiée chez L’Agrume, s’allonge de plus en plus : Virus tropical, Tout va bien se passer, QP, Tous les vélos de ma vie, pour n’en citer que quelques-uns. En tant que directrice artistique, Chloé Marquaire a aussi travaillé sur d’autres bandes dessinées qui traitent des mêmes thématiques que dans Virus Tropical telles que la sexualité ou l’autofiction : dans la collection « littérature graphique » chez L’Agrume, nous trouvons des bandes dessinées fortes et engagées, telles que Dora de l’illustrateur argentin Minaverry ou 7e étage d’Asa Grennwall, pionnière de la bande dessinée suédoise au féminin.
Nous pouvons affirmer que Chloé Marquaire et Paola Gaviria partagent des points communs dans leurs parcours professionnel et personnel qui les caractérisent. Ce sont ces mêmes projets en commun qui participent au soutien mutuel autour des tendances contemporaines de la bande dessinée afin de construire un discours féministe autobiographique parsemé d’éléments autofictionnels. Selon Sidonie Smith :
« L’autobiographie écrite par des femmes, par opposition à la « formelle » [traditionnelle masculin], en plus d’expérimenter le langage et de parler depuis la marginalité, doit être liée à […] écouter les différentes formes d’écriture et de réflexion liées au féminin, et doit repenser l’identité non comme une affaire individuelle mais intersubjective. Elle pourrait ainsi « démystifier les bases patriarcales du genre et de la tradition » et renverser l’ordre hiérarchique établi ».
Si la traduction « en féministe » met en évidence l’influence du positionnement du sujet traduisant dans le processus de traduction, il est particulièrement important de le replacer dans une œuvre comme Virus Tropical. C’est un roman graphique au sein duquel le discours met en avant des personnages féminins non stéréotypés, des variétés de la langue régionale et sociale dans des pays anciennement colonisés. Il permet entre autres, d’étudier la façon dont ces rhétoriques se manifestent en passant par des voix féminines/féministes. La construction identitaire et la créativité prennent un nouveau sens qui permet d’approfondir les stratégies et les dynamiques dans lesquelles ces deux femmes, Chloé Marquaire et Paola Gaviria, tentent de décentraliser des arguments traditionnels et de sortir de la vision « homogénéisante » qui caractérise le canon littéraire et plus encore dans la niche de la bande dessinée fortement marquée par l’exclusivité masculine.
Une traduction féministe est-elle possible ?
Bibliographie :
- Acosta Padilla, Malka Irina, Analyse de la traduction d’un texte multimodal : la bande dessinée Le cas de Mujeres alteradas, Université de Montréal, Montréal, 2015.
- Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rsl/219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsl.219
- Sanchez, Dolorès, « Traduction, genre et discours scientifique », Doubts and Directions in Translation Studies, Pays-Bas, John Benjamins Publishing Company, 2007.
- Sánchez, Lola, « La traducción: un espacio de negociación, resistencia o ruptura de significados sociales de género », Saletti Cuesta, Lorena (Ed.), Traslaciones en los Estudios feministas, Málaga, Perséfone. Ediciones electrónicas de la AEHM/UMA, 2015, p. 55-80.
- Smith, Sidonie. « Hacia una poética de la autobiografía de mujeres ». La autobiografía y sus problemas teóricos. Suplementos Athropos 29. Barcelone: Siglo XXI, 1991. 93-105.
C’est un article passionnant qui nous donne à voir ce que signifie véritablement : «traduire en féministe», qui est une problématique dont le grand public n’entend que peu parler, encore de nos jours, malheureusement. Merci de nous avoir fait découvrir ces deux femmes qui méritent d’être visibilisées pour leurs contributions ! Bravo !