Temps de lecture : 9 minutes.

La Messe de Saint-Grégoire
Comment le plus ancien tableau de plumes de l’époque coloniale s’est-il retrouvé dans la ville d’Auch ?
Quel est l’envers du décor de cette œuvre exceptionnelle ?
Telles sont les questions sans réponse que m’ont traversé l’esprit lors de ma première visite au Musée des Amériques à Auch, où j’ai découvert La Messe de Saint-Grégoire.
Intriguée par ce chef-d’œuvre dont l’histoire est fragmentée, j’ai décidé d’explorer le mystère de son voyage. Si le destin de ce tableau reste totalement inconnu entre 1539 et 1986, plusieurs pistes permettent d’imaginer son périple.
Mais avant de nous plonger dans cet océan d’hypothèses, découvrons d’abord La Messe de Saint-Grégoire.
Un trésor rare : l’un des derniers véritables tableaux en plumes au monde

La Messe de Saint-Grégoire est un tableau de plumes mexicain, réalisé dans la première moitié du XVIe siècle. Fruit du talent d’artistes autochtones supervisés par des missionnaires franciscains, cette œuvre symbolise la rencontre entre l’art préhispanique et l’influence européenne.
L’apparition du Christ au pape saint Grégoire était un thème populaire en Europe au XVe siècle. Selon la tradition, cette vision se serait produite lors d’une messe au cours de laquelle le Christ serait apparu au pape. Voici donc le moment du miracle, représenté dans un style occidental tout en intégrant des éléments locaux et symboliques.
👉🏻Cliquez ici pour révéler et amusez-vous à trouver les 7 différences!
Ce tableau pourrait être une copie d’une gravure d’Israhel van Meckenem, artiste flamand de la fin du XVe siècle (1445-1503). En effet, les gravures étaient faciles à transporter en raison de leur légèreté et de leur prix modique.

À droite: Pierre de Gand (sous la direction de) (1539), La Messe de Saint-Grégoire [plumasserie], Musée des Amériques, Auch, France.
Bien qu’elle ne soit pas signée, La Messe de Saint-Grégoire est encadrée d’un texte latin qui fournit des informations clés :
« PAULO III PONTIFICI MAXIMALE / IN MAGNA INDIARUM URBE MEXICO / COMPOSITA DOMINO DIDACO GUBERNA-/ MENTORI CURA FRATIS PETRI A GANTE MINORITÆ A.D. 1539 »

Traduction : « Paul III le Souverain-Pontife / dans la grande ville des Indes le Mexique / le seigneur Diego le gouverneur / le frère Pierre de Gand, l’An du Seigneur 1539 »
Daté de 1539 (1), ce tableau a été créé seulement quelques années après la conquête de Mexico (2) par Hernán Cortés en 1521. Cette période, correspondant aux années 1520 à 1540, comme le souligne l’historien Bartolomé Bennassar, marque « le changement le plus décisif de toute l’histoire de l’Amérique ».

Le texte latin met en avant trois figures clés :
- Diego Huanitzin ou Didaco (3) : Noble aztèque, neveu de Moctezuma et premier gouverneur de Tenochtitlán entre 1538 et 1541. Il incarne un personnage charnière, tout comme le tableau, entre l’héritage aztèque et le nouvel ordre colonial.

- Pierre de Gand (4) : Moine franciscain arrivé à Mexico en 1523 avec douze missionnaires. Il a fait construire à Texcoco une école destinée aux Indiens, San Juan de los Naturales, où il organise des ateliers afin de perpétuer leurs techniques locales, comme la plumasserie.

- Paul III (5) : Pape de l’Église catholique de 1534 à 1549 et auteur de la bulle « Sublimis Deus » (juin 1537), qui affirme que les Indiens sont de véritables hommes possédant une âme.
Ce tableau de plumes pourrait bien avoir été conçu comme une offrande destinée au pape Paul III, démontrant les avancées de l’évangélisation en Nouvelle-Espagne. Plus qu’un objet religieux, il témoigne d’une alliance du savoir-faire mésoaméricain et de l’art sacré chrétien.
Les années 1520 à 1540 correspondent au changement le plus décisif de toute l’histoire de l’Amérique.
– BARTOLOMÉ BENNASSAR
L’art plumassier mexica

L’ensemble du tableau de plumes est confectionné par les amantecas, les artistes autochtones plumassiers, sur un dessin prédéterminé appelé tlaquimilolli. Le travail des amantecas exigeait beaucoup d’adresse et de savoir-faire.
Les plumes étaient coupées en petits morceaux, souvent de quelques millimètres, trempées dans la colle d’orchidées et déposés soigneusement. Elles étaient choisies minutieusement en fonction de leurs qualités chromatiques et physiques ; celles de colibris ou de quetzals étaient très précieuses. Nous connaissons les techniques et l’importance de la plumasserie à travers les manuscrits des missionnaires du XVIe siècle comme Bernardino de Sahagún.

👉🏻Zoomez à l’infini sur les plumasseries du Musée des Amériques avec GIGAPIXELS.
L’art plumassier était utilisé non seulement dans l’art mais aussi dans les vêtements et les insignes de pouvoir. Cette production extrêmement élaborée a disparu en raison de sa fragilité. À peine une centaine d’œuvres en plumes datant de l’époque aztèque ou faites après la conquête sont conservées dans le monde.
Cette expression d’art était considérée comme d’une telle beauté qu’elle a été adoptée par l’art sacré chrétien. La Messe de Saint-Grégoire est probablement l’un des derniers tableaux faits par des artistes amantecas et l’un des premiers de l’époque coloniale. Il incarne un syncrétisme artistique entre traditions aztèques et iconographie chrétienne.
Le saviez vous… ? 💭 (👉🏻Cliquez pour en savoir plus)
La plume est devenue rapidement le symbole par excellence de l’Amérique et, plus particulièrement, de l’Indien américain. La fascination des Européens pour l’art de la plume dans le Nouveau Monde a marqué profondément les imaginaires.
« […] au gré de l’arrivée sur le continent européen de ces étonnantes œuvres d’art, la plume devient dans l’imaginaire collectif occidental l’élément distinctif de l’Indien et s’impose naturellement comme l’emblème de l’Amérique. »
- Fabien Ferrer-Joly, conservateur du Musée des Amériques
🔴Ne ratez pas cette vidéo fascinante sur l’art plumassier pour en apprendre davantage sur ce savoir-faire unique:
Une redécouverte inattendue à Paris

Le parcours du tableau La Messe de Saint-Grégoire est bien mystérieuse puisqu’on ignore ce qu’il est devenu à son arrivée sur le marché de l’art à Paris. Les sources, imprécises et souvent controversées, ne donnent pas à connaitre l’ampleur et l’importance des envois qui ont traversé l’océan Atlantique. Très peu de pièces, comme cadeaux ou pillages, semblent parvenir en Europe après la conquête. Dès 1525, Cortés avait fait envoyer en Espagne des objets fabriqués par les Indiens. Nous savons ainsi que plusieurs tableaux de plumes ont été offerts au roi d’Espagne et au Pape.
L’histoire de La Messe de Saint-Grégoire reste inconnue jusqu’en mars 1986. Grâce aux lettres échangées via fax, et conservées aux archives du Musée des Amériques à Auch, j’ai pu recomposer une partie des péripéties de ce tableau.
La Messe de Saint-Grégoire réapparaît à l’Hôtel Drouot, la principale salle de vente aux enchères de Paris. Lors de cette vente publique, la pièce est acquise par Le Louvre des Antiquaires, une maison d’antiquaires située à Paris, dont Monsieur Denis Cordier est le responsable.

À son tour, Monsieur Cordier vend le tableau à un acheteur américain, dont nous ignorons le nom. Le prix de vente atteint 70 000 F, ce qui correspond à peine à 10 000 d’euros ! Une somme dérisoire, sachant que le tableau est actuellement estimé à 2 000 000 d’euros.
La belle pièce devait être embarquée à destination de New York, lorsque le service des douanes l’intercepte le 6 mars 1986. Un visa de sortie du territoire étant obligatoire, celui-ci est refusé en vertu de la Loi du 23 juin 1941 relative à l’exportation des œuvres d’art :
« Art. 1er – Les objets présentant un intérêt national d’histoire ou d’art ne pourront être exportés sans une autorisation du secrétaire d’État […] ».
Rapidement, la direction des Musées de France fait valoir son droit de préemption en avril 1986. Ce dispositif permet à l’État de se porter acquéreur du bien :
« Art. 2. – L’État a le droit de retenir, soit pour son compte, soit pour le compte d’un département, d’une commune ou d’un établissement public, au prix fixé par l’exportateur, les objets proposés à l’exportation. »
La Messe de Saint-Grégoire est finalement confiée au Musée des Amériques à Auch, en raison de l’importance des collections américaines déjà rassemblées dans ce musée. Après plusieurs années passées au Service de Restauration des Musées de France à Versailles, le tableau revient à Auch en 1993.

Pourra-t-on percer un jour le grand mystère ?
Le voyage de La Messe de Saint-Grégoire jusqu’à Paris demeure enveloppé d’incertitudes, échappant totalement aux registres historiques. Son périple effacé laisse derrière lui un voile de mystère qui ne cesse d’intriguer et d’alimenter l’imagination.
Privés d’archives solides, les chercheurs se heurtent à un mur d’hypothèses et de spéculations. Plusieurs théories, aussi captivantes qu’insaisissables, tentent de reconstruire son parcours :

Le tableau aurait traversé l’océan Atlantique sous la supervision d’un missionnaire aux doigts de fée.
Présenté par la suite au Pape, il aurait été conservé parmi les trésors du Vatican.
Mais alors, par quel miracle aurait-il ressurgi à Paris ?
Ou bien…

Lors de sa traversée de l’Atlantique, l’œuvre aurait été victime d’une attaque de pirates, ces derniers s’emparant du précieux tableau comme butin.
Revendu par l suite à une riche famille européenne, il aurait été soigneusement préservé jusqu’en 1986.

Le tableau a sans doute connu mille péripéties, mais une chose est certaine : il a traversé l’Atlantique pour rejoindre l’Europe.
Peut-être il a été le chef-d’œuvre d’une famille noble, à l’instar de nombreux tableaux conservés dans des collections privées, jusqu’à ce que leurs descendants décident de s’en séparer. C’est notamment le cas d’un autre tableau de plumes, Sainte Trinité et Sainte Famille conservé aussi au Musée des Amériques à Auch. La plumasserie aurait appartenu à la famille Peñaranda de Franchimont avant d’être vendue dans une vente aux enchères et acquise par le musée.
Pour l’instant, l’histoire de La Messe de Saint-Grégoire reste enveloppée de mystère… Mais si vous passez par Auch, ne manquez pas l’occasion d’admirer cette magnifique plumasserie et de vous laisser captiver par son énigme toujours irrésolue.
Pour en savoir plus sur le sujet…
- Beaulieu E., 2021, « Mass of Saint Gregory : Artistic Disobedience in Early Modern Mesoamerica », SEQUITUR [Revue en ligne].
- Ferrer-Joly F. (sous la direction de), 2016, Plumes : visions de l’Amérique précolombienne. Paris : Somogy éditions d’art.
- Mongne P., 1988, Trésors Américains, collections du Musée des Jacobins, Boulogne Billancourt : Éditions du Griot.
- Mongne P., 2003, Les collections des Amériques dans les musées de France, Paris : Édtions Réunion des musées nationaux.
- Russo A., 2015, Images take flight, feathers art in Mexico and Europe 1400 – 1700, Munich : Éditions HIRMER.
Laisser un commentaire