Qu’entendons-nous par « reggaeton » ? Nous l’associons généralement à « fête », « musique », « danse », « Caraïbes ». Mais allons plus loin, nous entendons également « insultes », « sexe » et « misogyne », n’est-ce pas ? La femme est toujours exposée comme objet sexuel et dénudée dans les clips. Ajoutons à cela l’homophobie. Nous avons-là des stéréotypes de genre poussés à leur extrême.

Cuerpa et Blin Blin, chansons d’Ana Macho, une «reguetonera » queer, renversent la tendance en créant un reggaeton queer, deux termes qui semblent a priori incompatibles, et pourtant…

Le reggaeton : un genre musical évolutif ?

Dans les années 1990, au centre des quartiers populaires de Porto Rico, un nouveau genre de musique se fait entendre : le reggaeton. Il est une alliance entre le hip hop, le rap, le dancehall ou encore le reggae. À l’origine, on le surnommait underground qui signifie « souterrain ». Il désignait, en effet, la position marginalisée de la musique par rapport à l’économie, à la culture et à la société portoricaine dite mainstream. Sa commercialisation était en dehors des circuits commerciaux officiels et des modes de production de masse centralisés. La production du reggaeton n’avait pas pour objectif premier la commercialisation mondiale. En décortiquant ce genre musical, on s’aperçoit qu’il est formé à partir de la música negra. À Porto Rico, l’influence des cultures africaines est très forte, causée par l’arrivée des esclaves africain.e.s au XVIe siècle dans les Caraïbes. Aujourd’hui, les Afro-Portoricain.e.s utilisent cette musique pour revendiquer leur « négritude », retracer leur identité, souligner leur différence de couleur, de classe et de pouvoir dans la société occidentale. C’est donc pour cela que les jeunes des quartiers populaires de San Juan ont utilisé ce reggaeton underground afin de défendre leurs opinions, de dénoncer ce qui se passait dans les rues et de se faire entendre par les dirigeants de l’île malgré leur statut au sein de la société.

Dans les année 2000, le reggaeton underground perd sa portée politique et se transforme en un reggaeton mainstream. Cependant, on constate que quelque chose a changé… le thème des chansons ! Les artistes se sont tous, sans exception, tournés vers le thème du sexe. On a, depuis le début du XXIe siècle, une explosion de chansons dont l’hypersexualisation de la femme et le désir sexuel masculin hétérosexuel en sont le centre de gravité. Les paroles deviennent vulgaires, sexistes, machistes et homophobes.

De nos jours, on remarque une floraison d’artistes féminines (les «reguetoneras») et LGBTQIA+ qui prennent place au centre de la scène du reggaeton. Mais comment vont-iels contre le reggaeton mainstream et renverser cette image hypersexuée du corps de la femme pour laisser place à un reggaeton plus ouvert ? Entre nous, si l’on demande, par exemple, à un adolescent d’aujourd’hui de nous dire ce qu’il entend par « reggaeton », il répondrait sans aucun doute par « fête », « danse », « chaleur caribéenne », «femme sexy », et bien d’autres. Il ne se doutera pas un seul instant de toutes les souffrances que les femmes et la communauté LGBTQIA+ subissent à travers ces paroles dégradantes, sexistes et anti-LGBTQIA+. Heureusement, une nouvelle génération d’artistes « reguetoneros », « reguetoneras », « reguetoneres » utilisent les codes du reggaeton mainstream dans le but de les déconstruire, de revendiquer, de lutter pour les droits LGBTQIA+ et pour le droit des femmes, et de reprendre le pouvoir sur leur corps.

Ana Macho : la « reguetonera » queer des Caraïbes

Savez-vous qui est Ana Macho ? Très peu répondront positivement à cette question. Ana Macho est une chanteuse et compositrice non-binaire, queer et drag queen portoricaine.

Elle débute en tant qu’artiste en 2020 sur Youtube durant la pandémie de la Covid-19, mais c’est en 2021 qu’elle perce dans l’industrie. Cependant, Ana Macho n’a pas commencé sa carrière comme elle l’espérait. Avant la sortie de son premier clip vidéo, celle-ci n’a reçu que des réponses négatives de la part des producteurs de musique locaux, d’après l’article de Teresa Solá Riviere. Pourquoi ? En effet, elle s’est fait rejeter à cause de son identité queer qui ne leur convenait pas. Elle ne répondait pas aux critères stéréotypés de l’industrie du reggaeton. Pour contredire ces producteurs et pour ne pas renoncer à ses objectifs, elle s’en sort seule en publiant d’elle-même son travail sur les réseaux sociaux. Il est vrai qu’aujourd’hui, beaucoup d’artistes deviennent célèbres par le biais des réseaux.

Maintenant grâce à sa musique, Ana Macho peut chanter haut et fort la diversité des genres. En effet, l’objectif principal de ses chansons n’est pas d’obtenir la gloire mais plutôt de lutter pour les droits LGBTQIA+ et ceux des femmes. Le reggaeton mainstream portoricain, mais aussi d’autres genres musiques de la zone caribéenne, lui permettent de rendre visible la réalité de la communauté LGBTQIA+ caribéenne. On remarque que l’artiste utilise des genres transgressifs qu’elle pousse au-delà de leurs limites afin d’être entendue sur la scène musicale dominée par les hommes cisgenres et hétérosexuels. On peut dire qu’Ana Macho est devenue une véritable porte-parole pour la communauté LGBTQIA+ des Caraïbes.

Toutefois, l’artiste portoricaine ne chante pas uniquement pour revendiquer les droits des LGBTQIA+. Dans l’une de ses chansons intitulée Blin Blin, sortie en décembre 2020, elle dénonce la précarité causée par la situation économique instable de Porto Rico. Les travailleur.se.s portoricain.e.s qui se rendent aux États-Unis pour aider leur famille, se retrouvent dans des conditions de vie très précaires et leur salaire est en dessous de la moyenne. Pour en revenir au clip vidéo, il peut se décomposer en deux parties. Dans la première, Ana Macho demande au Santa de la rendre riche pour profiter de la société capitaliste, faire comme les gens fortunés et avoir ce qu’ils ont. Au travers de ses paroles, on comprends qu’il s’agit d’une dénonciation contre ce capitalisme qui crée un fossé entre les classes sociales. Puis, dans la deuxième partie, Ana commence à rapper pour donner plus de force à sa dénonciation. Avec le ton qu’elle emploie, elle insiste sur les injustices sociales que rencontre la population portoricaine vivant sur l’île ou dans la métropole.

Ana Macho, Blin Blin, 2020

Corps queer : un corps aux différentes facettes

Les Portoricain.e.s de la communauté LGBTQIA+ doivent faire face chaque jour à des formes d’agression et de tout autre type de discrimination. Pour échapper à ces oppressions, une grande partie de cette communauté décide de fuir vers les États-Unis. Lawrence La Fountain-Stokes explique cette violence qui est particulièrement intense puisqu’on leur impose de cacher leur identité LGBTQIA+ et de se soumettre aux normes de la société hétéropatriacale. À cause de ces oppressions, ces personnes s’auto-qualifient d’anormales. Toutefois, en 1969, l’émeute Stonewall a été la naissance du « mouvement de libération gai » (Dorais ; p. 132). Michel Dorais explique que pour revendiquer et lutter contre l’ennemi, la communauté LGBTQIA+ doit avoir conscientisé son auto-oppression afin de se questionner sur l’homosexualité et de pouvoir construire la force du mouvement de lutte.

Histoire du mouvement LGBTQIA+ 1969 : Les émeutes de Stonewall / Source : https://alternativesocialiste.org/2019/08/02/histoire-du-mouvement-lgbtqia-1969-les-emeutes-de-stonewall/

Après avoir fait une rétrospection sur la violence subie par les personnes queer, on verra ici la notion du corps comme un outil de lutte. Tout d’abord, qu’est-ce qu’un corps ? Très souvent, on parle de corps masculin et féminin définis par la science biologique. Mais le corps est un concept construit par la société car on lui donne déjà un genre à la naissance (Butler ; p. 223). La question du sexe est aussi à poser car cette catégorie est également normative. C’est la norme du sexe qui va matérialiser le corps. Néanmoins, cette matérialisation normative est inachevée puisque la binarité des corps est erronée. Certains corps ne s’y conforment pas. On a l’exemple des personnes intersexes dont leurs caractéristiques physiologiques ne répondent à aucune norme masculine, ni féminine. Tout corps qui ne respecte pas cette matérialité normative est défini et catégorisé comme étant queer (Butler ; p. 228). Cependant, les nommer «queer» revient à soutenir la pensée binaire et occidentale.

« Le terme « queer » a opéré comme une pratique linguistique dont le but était de faire honte au sujet qu’il nommait ou, plutôt, de produire un sujet à travers cette interpellation humiliante. »

Judith butler

C’est une fois que les personnes qualifiées de queer s’en sont appropriées, qu’iels ont en fait une force.

Pour continuer sur cette lancée, Ana Macho a sorti un clip vidéo intitulé Cuerpa sur Youtube, en juillet 2021, dans lequel elle expose tout type de corps qui enrichit la société portoricaine.

Ana Macho, Cuerpa, 2021

Elle met surtout en valeur le corps de la femme et les corps queer qui méritent d’être exposés fièrement. Son choix du titre est intéressant, on remarque qu’elle a féminisé le mot « cuerpo » en espagnol. Pourquoi ? Dans Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, Teresa de Lauretis rappelle qu’on a donné un genre grammatical masculin au mot « corps », il est très distinct dans les langues romanes. Cette attribution prouve la domination du pouvoir masculin sur le féminin et montre également que la matérialisation des corps n’est qu’un fantaisie créée pour maintenant la supériorité de l’homme cisgenre et hétérosexuel. Pour aller à l’encontre de cette pensée, Ana Macho montre, à travers son clip, la beauté des corps qu’ils soient masculins, féminins, queer, gros, maigres, etc. avec ce que la société définit comme « défauts ». On remarque également une très grande diversité de « couleurs » qui met en lumière la diversité ethnique qui compose la population portoricaine.

« Nous jayaerons parce que nous sommes une résistance qui ne peut plus être colonisée, nous jayaerons parce que nous sommes valables, parce que nous sommes des personnes qui méritent d’avoir une vie digne, de jouir de leurs droits »

Ana macho

Bibliographie

  • Abadía-Rexach B., 2009, « (Re)pensando la negritud en la música popular puertorriqueña », Revista de Ciencias Sociales, n° 21.
  • Butler J., 2006, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris : La Découverte.
  • Dorais M., 1982, « Mouvement social gai et luttes institutionnelles : des services sociaux pour les personnes d’orientation homosexuelle », International Review of Community Development / Revue internationale d’action communautaire, n° 7.
  • La Fountain-Stokes L., 2016, « Los puertorriqueños queer y el peso de la violencia », QUED : A journal in GLBTQ Worldmaking, vol. 3.
  • Marshall W., 2021, « Qui a inventé le reggaeton ? », Audimat, n° 15.