Quel est le rapport entre Iznogoud, protagoniste caricatural d’une bd franco-belge des années 60 et des légendes médiévales?

Vous n’en voyez pas vraiment et pourtant je vous assure qu’on peut lier les deux en y regardant de plus près. Si je vous dis que Iznogoud et la figure épique andalusí d’Almanzor pourraient avoir plus en commun que vous ne le pensez… Entre pastiche grossier, imaginaire oriental faussé et représentation historiographique, qu’en est-il alors de la figure du vizir que l’on diabolise tant? Y a-t-il un fond de vérité?

Iznogoud ou l’exemple du vizir raté de la culture populaire

Mais la première question que vous allez vous poser et à juste titre: C’est quoi Iznogoud?


Iznogoud est une bande dessinée franco-belge, écrite par René Goscinny (mais si vous savez, le papa d’Astérix et du Petit Nicolas!) et illustrée par Jean Tabary.

Elle voit le jour en 1962 dans le périodique Record sous le titre initial Les aventures du calife Haroun El Poussah car à l’origine c’est le calife le personnage principal et non pas son méchant vizir qui tire les ficelles dans l’ombre. Goscinny et Tabary mettent rapidement l’accent sur les manigances comico-pathétiques d’Iznogoud. 

©Les aventures du calife Haroun El Poussah / Goscinny-Tabary.

Les aventures d’Iznogoud ce sont au total 30 albums mais pas seulement. Le vizir a connu les joies du petit et du grand écran avec une adaptation en dessin animé diffusé en 1995 sur Canal +, ainsi qu’un film sorti en 2005.

« Il était une fois dans Bagdad la somptueuse un bon, un excellent calife qui avait un méchant, un abominable grand vizir… »

René Goscinny, Les aventures du calife Haroun El Poussah
©Once Upon A Time / ABC.

C’est ainsi que commencent les aventures d’Iznogoud. Il est le grand vizir particulièrement mal intentionné du calife Haroun El Poussah à l’époque du califat de Bagdad. Il n’y a pas de date précise de l’action, sûrement durant une période de prospérité du califat. Dès lors, le manque de date rappelle le côté fictif, racontant des faits dans un Bagdad fort fort lointain. Les auteurs voulaient faire une parodie des Milles et une nuits

Très méchant et calculateur, au contraire du calife qui est, lui, bête et débonnaire. Ce dernier est léger et insouciant.

« Il ne fait rien et le fait bien, c’est un gros bonhomme très bête et immobile qui ne comprend rien. Et il a autour de lui ce petit vizir qui s’agite et court dans tous les sens… il ne soupçonne pas la méchanceté de son vizir. »

René Goscinny au sujet du calife. IMAV éditions

Il réussit à échapper à tous les pièges imaginés par Iznogoud.

©Les aventures du calife Haroun El Poussah, p.58 / Goscinny-Tabary.

Des pièges, plus malveillants les uns que les autres, qui systématiquement se retournent contre le vizir.

Et tout ça? Parce que Iznogoud n’a qu’une seule et unique obsession: prendre la place du calife. Il va partout répétant inlassablement “Je veux être calife à la place du calife”.

Cette expression est aujourd’hui passée dans le langage courant. Elle est à la fois le moteur et le symbole de la bande dessinée, quitte à en devenir plus célèbre même que le personnage qui la clame!

©Iznogoud et son serviteur Dilat Laraht / IMAV Editions.

Quand vizir rime avec sournoiserie et ignominies

Il est à noter que, dans la culture populaire occidentale, les représentations du vizir et sa conception nous sont parvenues à travers des œuvres s’inspirant grossièrement des Milles et une nuits et déformant le rôle pour en faire un personnage sombre, machiavélique, conspirateur et cruel. Un pastiche jouant sur les caractères diamétralement opposés entre un personnage sournois et froid, antagoniste diabolique: le vizir, et le héros bon et généreux: un prince ou un calife.

Iznogoud est vicieux. Il est assoiffé de pouvoir. Sa méchanceté est même devenue légendaire à travers sa catch phrase.

©Iznogoud / IMAV Editions.

Un autre exemple de la figure du vizir, bien différente mais semblable sur nombre de points: Jafar dans le dessin animé Aladdin (1992), qui s’inspire du conte Aladin et la lampe merveilleuse. Le Jafar de Disney est en réalité le mélange de plusieurs sources dont deux personnages du conte originel: le méchant sorcier et le vizir.

Il est le vizir du sultan d’Agrabah.

©Le Méchant Sorcier d’Aladin / Histoire d’Aladin et de la lampe merveilleuse : conte des « Mille et une nuits ».

Jafar est aussi mauvais et manipulateur mais il n’est pas pathético-comique.

Contrairement à Iznogoud qui apparaît lassé et maléfique du début à la fin, Jafar apparaît plus aimable et porte un masque de faux semblants, gagnant la sympathie des gens.

©Aladdin / Disney.

Jafar et Iznogoud représentent une image du vizir qui n’a pour obsession que la soif du pouvoir et les stratagèmes pour parvenir à dérober le trône. Ainsi, Jafar intrigue pour voler le trône et épouser la princesse Jasmine. Il possède un narcissisme absolu et n’hésite pas à abuser de la confiance du sultan, comme Iznogoud.

©Les aventures du calife Haroun El Poussah, p.58 / Goscinny-Tabary.

La caricature du vizir se voit aussi dans son apparence physique. Iznogoud et Jafar partagent une quantité de caractéristiques physiques et visuelles communes. L’archétype du vizir oriental dans nos œuvres occidentales possède un nez crochu, une longue barbe torsadée brune, un regard sombre et brillant, des sourcils froncés, un sourire sournois et terrifiant. Il est vêtu d’un turban et d’habits orientaux: ici, rouge. Le rouge symbolise le danger, l’énergie, la force et le pouvoir. En plus du rouge Jafar, porte du noir qui rappelle la mort et le désespoir.

©Izngoud / IMAV Editions.
©Aladdin / Disney.

Le vizir est représenté avec des traits durs et sévères. Il est austère et mince, ce qui le différencie du personnage du calife qui est bien en chair et avec des traits plus doux dans la bd comme dans le film de Disney. D’ordinaire grand et imposant dans notre imaginaire, avec Iznogoud on a droit à un vizir petit; 1,50 mètres babouches comprises,et nerveux. Sa petite taille en rajoute au côté parodique et humoristique (comme Joe Dalton dans Lucky Luke).

Almanzor: le fléau de l’an mil ou l’affirmation de certains clichés

Almanzor (ou Al-Mansûr en arabe) est un homme politique et un guerrier andalusí. Il était le hadjib du jeune calife Hishâm II. Un hadjib n’est pas un vizir, certes, mais durant al-Andalus le hadjib était au-dessus du vizir, occupant un poste de premier ministre. Ainsi Almanzor équivaut à Iznogoud et Jafar. Almanzor est connu pour avoir été un fin stratège, un guerrier redoutable et un dirigeant sanguinaire. Assez proche de la vision caricaturale, pour l’instant.

©statue d’Almanzor à Algeciras, érigée à l’été 2002 en commémoration des 1000 ans de sa mort / Wikipédia.

Ce côté redoutable et sanguinaire provient des nombreuses expéditions qu’il a menées au nom du djihâd et du califat Omeyyade de Cordoue (929-1031). Il a fait un grand nombre d’assassinats et de complots. Un exemple de sa cruauté et de son sadisme: le traitement qu’il réserva à la dépouille de son beau-père Galib ainsi que son choix de montrer la tête décapitée de Galib à sa femme.

 « [son corps] fut dépecé puis exposé à la porte de l’alcazar de Cordoue, tandis que sa tête, clouée sur une croix, fut accrochée à la porte de Madînat al-Zâhira »

 Philippe Sénac, Al-Mansûr. Le fléau de l’an mil, p.65
©Almanzor montrant à Asma la tête de son père Galib, clouée sur la porte de al-Zahira / J.J Martínez (1858).

Certaines sources évoquent un homme qui sema désolation et terreur, qui finit par être associé au démon.

Sa détermination et sa réussite militaire ont fini par donner lieu dans l’esprit de certains à un appel de la Providence. Almanzor est vu comme un envoyé d’Allah pour venger ses ancêtres, morts durant la Jornada de Zamora en 938-939 contre les troupes du roi Ramiro II de León, la même année que sa naissance. 

« Sans doute, l’omnipotent Allah, […] a-t-il voulu qu’au moment même où les siens subissaient un revers aussi désastreux, naisse celui qui devait le venger avec tant de victoires arrachées aux chrétiens.»

Ibn al-Abbar, cité dans Francisco Javier Simonet, Almanzor. una leyenda Árabe, p.23 (traduit de l’espagnol)

D’ailleurs le nom Al-Mansûr est un sobriquet honorifique; ça signifie Le Victorieux en arabe. Son vrai nom est Muhammad Ibn Abi Amir.

Dans les ressemblances avec la fiction, on peut noter que Almanzor malgré sa fonction de hadjib gouverne le califat. De même qu’Haroun ou le sultan, Hishâm II ne gouverne pas pleinement sur son territoire. Pas par bonté ou stupidité extrême mais par inexpérience, étant trop jeune pour s’imposer face à son hadjib féroce et déterminé. Almanzor a réussi à s’emparer complètement du pouvoir, isolant le calife dans son palais. Il impose dès lors une vraie dictature. Connaissant l’importance de l’armée dans le pouvoir califal, il a fait de nombreuses réformes militaires et une réorganisation des impôts.

Pour ce qui est de la représentation visuelle, les illustrations qui nous sont parvenues datent de plusieurs siècles après son existence.

Voici un portrait du Siècle d’Or de Francisco de Zurbarán. On voit Almanzor peint avec des habits orientaux rouges; comme dans notre représentation actuelle. Il porte un turban, son regard est fermé et sévère, ses yeux sont noirs. Il a une barbe brune ainsi que de longs cheveux. Ses sourcils sont froncés et ses traits sont durs et droits.

©Portrait d’Almanzor (1549-1603) / Francisco de Zurbarán.

Zurbarán l’a dépeint en conquérant avec une épée dans son fourreau. Il est richement vêtu (fourrure et bijoux) et il tient soit le mât d’un étendard califal, soit une lance dans l’autre main. Il semble froid et malveillant.

En résumé, avec des figures guerrières sanguinaires et froides comme Almanzor, notre conception du vizir dans les œuvres de fiction trouve une certaine cohérence. Bien évidemment, la représentation de l’antagoniste orientale est biaisée par le poids de la différence Occident/Orient des artistes et du public auxquels ils s’adressent. Le physique dur, peu avenant, la barbe torsadée, le regard meurtrier et le nez crochu sont des traits dépréciatifs et réduisent cette figure à des représentations stéréotypées qui renvoient directement au danger et à la sournoiserie dans l’esprit du public. Un fond de racisme latent dans la société occidentale et d’exotisme extrême, accompagnés de l’image faussée qui nous parvient de traductions des Milles et une nuits; voilà d’où provient l’archétype du vizir maléfique. Certaines œuvres comme Iznogoud affirment leur volonté de parodie grotesque, réductrice et clichée. D’autres œuvres, ne se déclarent pas comme telles et embrassent toutes sortes de clichés, imposant cette conception et conditionnant l’inconscient collectif.

De plus, ce que nous savons d’Almanzor ne provient que d’échos de chroniques postérieures et de beaucoup de romantisation d’auteurs au fil des siècles.


Bibliographie:

  • Gallica BNF. Histoire d’Aladin et de la lampe merveilleuse : conte des « Mille et une nuits” – adaptation française par Mlle Latappy, Paris, Larousse, coll. « Les livres roses pour la jeunesse  », n° 5, 1910. 
  • Gaumer, Patrick et Moliterni, Claude, Le Dictionnaire mondiale de la bande dessinée, Paris, Larousse-Bordas, coll. “In Extenso”, 1997.
  • IMAV éditions, Iznogoud. Le site officiel [en ligne]. [https://www.iznogoud.com/, consulté le 10 décembre 2023]
  • Sénac, Philippe, Al-Mansûr. Le fléau de l’an mil,  Paris, Perrin, 2006.
  • Simonet Francisco Javier, Almanzor. una leyenda árabe, Madrid, Ediciones Polifemo, coll. “El Espejo Navegante”, 1986.