En mettant en regard les deux termes « vie » et « relation », ce colloque vise à ouvrir un dialogue entre la philosophie et les sciences du vivant, les sciences cognitives et les sciences humaines et sociales, dans la variété des approches qui leur sont propres. Ici nous entendons la vie aussi bien au sens propre de la vie du vivant qu’au sens plus large d’une dynamique traversant les vivants tout en se distinguant d’eux. Il s’agit en effet de penser que la relation – dans ses différents modes de connexion, de collaboration, de communication, de socialité, s’établissant à tous les niveaux, entre individus ou groupes – est une propriété de la vie. La philosophie est riche de réflexions sur cette thématique, portées par de grands noms comme Bergson, Levinas, Nietzsche, William James, Scheler, Merleau-Ponty, Husserl, Hobbes, Condillac ou Hume, par exemple. Les sciences traitent elles-mêmes cette question, dans une diversité d’approches, notamment neuroscientifiques. L’éthologie, l’épistémologie de la médecine, mais aussi la psychologie et la psychanalyse s’interrogent également – à travers la notion de « milieu » par exemple – sur cette intrication entre les la vie et les relations.
En ouvrant ces différents horizons, nous nous demanderons si la relation est significative de la vie. Y a-t-il un réseau relationnel du vivant qui pourrait amener, par sympathie ou par contamination, à clarifier le concept de vie ? Symétriquement, au regard des sciences explorant, avec toujours plus de précision, les descriptions possibles de toutes les formes qu’endosse le phénomène de la vie, y aurait-il, dans ce dernier, un sens en excès sur celui de la relation ?
Ce thème nous renvoie également à la question du sens de l’humain que les développements scientifiques les plus récents posent de manière radicale : si la science est capable d’expliquer tous les états du vivant par la description de processus physico-chimiques, quelle peut être, néanmoins, la particularité de l’humain ? Ainsi nous souhaitons ouvrir une réflexion dont les axes énumérés ci-dessous se croisent bien souvent et ne sont pas exhaustifs.
1- Les sens, les organes. L’organe constitue-t-il un moyen ou un obstacle pour la relation ? Par exemple, la main, séparée des choses, se saisit d’elles. Son champ d’action est plus limité que celui de l’oeil, organe par ailleurs plus noble en ce qu’il ne touche pas la matière de la chose. Mais la vue est menacée de « survol » alors que le toucher fait éprouver le corps propre en même temps que l’autre corps. La hiérarchie des sens a été disputée dans l’histoire de la pensée ; les sciences la reconduisent en différenciant les sens selon leur importance vitale, et les organes selon qu’ils en gouvernent d’autres, ou non.
2- Vie de la psychè, temps et identité : Les neurosciences questionnent de manière nouvelle le rapport entre le cerveau, le système nerveux, le corps en général et la vie psychique au sens large des émotions, des sentiments, des rêves, de la mémoire etc. Leur recherche s’ajoute aux réflexions de la philosophie empiriste et sensualiste, ainsi qu’à celles d’auteurs comme Bergson, Scheler, Husserl et de l’ensemble du courant phénoménologique. Parce que la naissance et l’enfance mais aussi la maladie physique ou psychique, ainsi que la sénescence et la mort sont des moments clefs pour le développement ou la réorientation des sensations, des émotions et des relations, elles interrogent la constitution de l’identité subjective, au premier chef dans son rapport au temps, donc à la mémoire. Le rapport entre la mère et l’enfant semble jouer, en particulier un rôle décisif quoique disputé. On peut se demander comment médecins, soignants, psychologues et psychanalystes contribuent par leurs pratiques, par les relations qu’ils instaurent eux-mêmes à documenter la question.
3- Corporéité et rapport social : La philosophie pense le corps de plusieurs manières : on peut l’observer comme objet (dans la dimension la plus technologique de la médecine par exemple), mais aussi comme le corps vécu en tant que sujet de son monde, de son Umwelt, et par là comme le centre d’une multiplicité de relations. On peut non seulement réfléchir avec Husserl à l’idée d’un faisceau de vécus, avec Merleau-Ponty à l’idée du corps-sujet et de son être-au-monde, mais aussi interroger, avec les penseurs du travail et de la technique, avec les ergologues, l’implication du corps dans toutes les tâches sociales, intellectuelles aussi bien, et dans la collaboration avec les autres qu’elles impliquent. Mais les relations sociales ne sont pas qu’intersubjectives : l’individu pris dans une masse connaît des sensations, des émotions, des comportements et des actes où son individualité s’annule, pour le pire parfois. L’euphorie destructrice relève donc aussi de la réflexion proposée, comme par ailleurs la maltraitance familiale et sociale.
4 – Corps, langage et idéalité : La question de savoir comment l’homme parlant s’engrène sur l’homme vivant est aussi ancienne que la mythologie. Continuité ou discontinuité se disputent l’articulation entre le corps psychique (au sens aristotélicien) et l’être parlant, concevant, capable d’idéalités. Du don de la parole que les dieux font aux hommes jusqu’aux recherches sur les conditions cérébrales et phonatoires du langage articulé en passant par l’apprentissage du langage aux « enfants sauvages », le passage de la voix (phônè) à la pensée articulée (logos) se pense toujours en lien avec les relations aux autres, à un autre, serait-il le Verbe lui-même. Ce passage reste l’objet de thèses multiples, convoquant nombre de disciplines, dont les deux bouts seraient peut-être la théologie et la psychanalyse lacanienne. Les linguistes, pour pouvoir travailler sur les langues, ont délibérément évincé la question de la genèse de celles-ci. Que le corps puisse penser, qu’on ne puisse penser sans corps reste pourtant le fond obscur à regarder si ce n’est à éclairer. Entre sensation et concept, l’imagination est-elle ou non le point de passage obligé ?