Avant de devenir artiste, la femme est d’abord née comme le modèle favori des artistes. Depuis l’Antiquité, elle est un modèle esthétique privilégié qui symbolise le désir, voilà pourquoi elle est souvent représentée nue. D’ailleurs, la thématique du nu féminin a marqué l’histoire de l’art et est toujours d’actualité. Cependant, la représentation du nue qui sature la production picturale des hommes, a été réinterprétée par des femmes artistes pour modifier leur regard sur le genre. Il s’est alors effectué une remise en question du nu en peinture, ce depuis une perspective féministe.
Dans cet article, nous envisagerons l’évolution du rôle des femmes dans le nu féminin, passant d’objet du désir à sujet émancipé et actif, qui critique les stéréotypes de genre. Pour cela, nous relirons les deux œuvres Claro de Luna (1939) et Manto de piedra (1947) de l’artiste Raquel Forner.
La femme représentée traditionnellement comme un objet de désir
Pour comprendre en quoi les œuvres de Raquel Forner renouvellent le rôle de la femme dans la peinture, il nous faut d’abord étudier comment celle-ci était représentée à l’époque.
Depuis la Renaissance, la représentation de la femme dans l’art est marquée par des règles codifiées selon une beauté physique idéale. Ces règles proviennent des idéaux de la Grèce Antique, période où les représentations féminines devaient incarner la perfection des proportions et des formes. Le corps des femmes était élaboré par le regard masculin, et était donc représenté, comme vous vous l’imaginez, comme tentateur et pudique. Tout était fait pour répondre aux fantasmes hétéronormés de ces messieurs, et du patriarcat en général. Ceci témoigne bien de la place accordée à la femme à cette époque. D’ailleurs, la figure féminine prenait très souvent la forme de Vénus, cette déesse dont la beauté est considérée comme idéale.
Comme on peut le voir sur l’image ci-dessus, la femme est représentée de manière sensuelle et raffinée, dans l’objectif de capturer sa grâce et la perfection de ses formes. Elle est en effet modélisée avec des formes rondes, une peau pâle lumineuse ainsi que des cheveux blonds voire dorés, une silhouette mince et des traits équilibrés.
Encore au XVIe siècle, on retrouvait dans l’art beaucoup de scènes de bain érotiques, avec des femmes au corps idéalisé. La perspective choisie par l’artiste était telle que le spectateur avait l’impression d’être un voyeur. Mais que se cachait il derrière ces innombrables représentations de scènes de bain ? Eh bien, il s’agissait en réalité de scènes de prostitution où l’inceste et la pédocriminalité se pratiquaient de manière banalisée ! Ainsi, le nu dans l’art de l’époque dévoile que le corps des femmes était exploité par le système patriarcal. Le corps féminin faisait l’objet d’un rapport de fascination et d’idéalisation. De plus, le regard masculin de l’artiste dominant sur la représentation de ces femmes dominées, témoigne d’une emprise sur ce corps obsédant.
Ainsi, vous vous douterez bien que ces normes traditionnelles de beauté féminine ont eu un impact considérable sur la représentation des femmes dans l’art. Elles ont influencé la vision de la féminité à travers les siècles.
Le nu comme symbole de la femme démunie
Dans ses œuvres, Raquel Forner met en évidence les attributs de la féminité, comme la poitrine, le ventre ou la longue chevelure, pour centrer l’attention sur la figure centrale : la femme. En observant ses œuvres, on peut penser qu’elles traitent de la domination masculine physique ou symbolique dont sont victimes les femmes. En effet, le corps féminin qu’elle exhibe est presque toujours dénudé, coincé, brutalisé, transpercé ou même coupé.
Par exemple, dans son œuvre Claro de Luna (1939), se trouve au premier plan une statue féminine à moitié nue, avec les bras coupés, et le corps transpercé à trois endroits.
Elle a été blessée au ventre, à la poitrine et au cœur, avec une lance tenue par une personne dont on ne voit que la main. Cela suggère que quelqu’un l’a agressée, voire tuée et écarte donc l’idée d’un suicide. La femme nue est présentée comme complètement démunie. A la manière traditionnelle, la femme est représentée allongée sur le côté, avec la tête inclinée et le ventre bien arrondi, pour mettre en valeur les formes et la fécondité. Cependant, la grande différence et modernité de cette peinture est qu’il ne s’agit plus d’une femme provocatrice au corps érotisé. En effet, ses yeux sont éteints, même révulsés, il n’y a aucun contact visuel avec le spectateur. De plus, le corps féminin est presque repoussant puisqu’il est meurtri, sanglant, à l’allure froide rendue ainsi par le marbre.
De même, son œuvre El manto de piedra (1947) montre une femme qui s’expose entièrement nue, les mains ouvertes, dans toute sa vulnérabilité. Vous fait-elle penser à la figure du Christ de par sa position de victime ? C’est tout à fait normal car cela est voulu. Vous pourrez vous en assurer en prêtant attention aux trous dans ses mains. Ce tableau présente en effet une crucifixion de la femme. Celle-ci, en plus d’être vulnérable et blessée, se retrouve enfermée dans une espèce de « manteau de pierre », comme l’indique le titre, qui l’empêche de bouger et la maintient donc dans une position fixe. Une de ses jambes est déjà prisonnière de ce manteau qui semble s’étendre progressivement.
Ainsi, dans ces œuvres, le corps féminin n’est plus exposé comme idéal de beauté. Au contraire, la femme se présente comme une victime, non pas comme une séductrice au corps désirable. Tout semble indiquer la douleur intérieure de la femme.
La femme s’impose dans la thématique du nu comme une artiste émancipée et féministe
Au fil des siècles, et notamment à partir du XXe siècle, la représentation de la femme dans l’art se modernise, grâce au rôle des femmes artistes. Avec le mouvement du féminisme, elles prennent place dans le milieu artistique et commencent à se réapproprier leur corps, comme le montre la vidéo ci-dessous.
Cependant, elles devaient pour cela travailler depuis un champ artistique qui était déjà approprié et pensé par l’homme :
« La pratique du nu par les femmes impliquait de visiter un territoire qui avait été construit comme signifiant de la créativité masculine »
Georgina gluzman, « La desnudez en el arte argentino. Mujeres artistas y desnudos en las décadas de 1920 y 1930 » (traduction de l’espagnol)
Mais alors, comment les femmes allaient elles réussir à s’insérer dans un champ entièrement dominé par les hommes et régi par le sexisme ? C’est simple, ces artistes ont dû repenser les représentations iconiques du corps de la femme, de manière à critiquer les stéréotypes féminins si longtemps représentés dans l’art. Les femmes artistes en Argentine ont tâché de caractériser l’idéal de la femme nouvelle qui émergeait lors des années vingt et trente. Deux types de nus émergent alors :
- Une représentation de femmes nues, au corps sain, robuste et dynamique pour renvoyer l’image d’une femme sportive et émancipée. Il ne s’agit plus d’associer son corps au pêché, à la débauche, mais au contraire de la détacher du rôle féminin traditionnel. Ce nouveau type de corps féminin surgit donc pour moderniser la thématique du nu. Par exemple, entre 1924 et 1929, Forner a réalisé des œuvres sur le thème traditionnel des baigneuses, mais en créant une iconographie de la femme moderne. En effet, celle-ci est représentée dans des espaces publics, comme la plage, en train de pratiquer diverses activités de loisirs. De plus, elle s’expose en maillot de bain, élément moderne à l’époque et symbole d’émancipation.
- Une représentation de femmes nues, qui met l’accent sur la fragilité du corps féminin, associé à un objet, de manière à les déshumaniser. Elles apparaissent sans vie, de dos, endormies, ou bien le regard vide, impassibles et au corps docile. La femme est réduite à un objet passif offert librement aux regards scrutateurs des spectateurs. L’artiste insiste sur l’érotisme des modèles et sur le plaisir de regarder. Ce type de nu qui illustre la passivité féminine face à la domination de l’artiste consiste en réalité en une stratégie pour critiquer la tradition du nu. Il s’agit de caricaturer les signifiants traditionnels de la thématique du nu, ceux qui ont été créés par les hommes.
Par exemple, l’œuvre Desnudo (1927) de Forner montre une femme qui incline sa tête vers le bas d’un air gêné. Cet angle de vision favorise le plaisir de l’artiste face à son modèle. Etant donné que les artistes qui réalisent ces œuvres sont des femmes, cela consiste en une transgression, car historiquement les femmes n’avaient pas le droit de prendre du plaisir dans le nu féminin. Ce plaisir était réservé aux hommes.
Conclusion : le nu, un instrument pour critiquer les stéréotypes de genre
Forner représente la thématique classique du nu féminin, mais elle la renouvelle depuis une perspective critique. Bien qu’elle représente un corps nu en mettant en valeur les attributs féminins, ses œuvres n’ont pas de tonalité érotique ni provocatrice. Il ne s’agit plus de peindre la femme comme un objet de désir. Au contraire, l’insistance se fait sur la douleur extérieure et intérieure de la femme, c’est-à-dire sur la blessure physique et émotionnelle. Dans ses œuvres, le nu acquiert un caractère plus psychique que physique et sert surtout à renforcer le dramatisme de ses scènes. Elle démontre qu’une œuvre qui comporte de la nudité n’est pas forcément à caractère érotique.
De plus, l’artiste critique les stéréotypes genrés car au lieu de s’imposer comme une déesse qui symbolise un idéal de beauté physique, la femme s’impose comme une figure endolorie et victimisée. Forner questionne donc le rôle passif et soumis de la femme, en déplaçant la valeur attribuée traditionnellement à la thématique du nu dans l’art.
C’est ainsi que Diana Wechsler souligne la complexité et l’ambiguïté de cette figure féminine à la frontière entre souffrance et puissance :
« Souffrante, ferme et puissante à la fois, elle apparait comme témoin du présent et moteur pour un changement possible »
DIANA WECHSLER, « PAPELES EN CONFLICTO: ARTE Y CRITICA ENTRE LA VANGUARDIA Y LA TRADICION »
Bibliographie :
- Gluzman G., 2018, « La desnudez en el arte argentino. Mujeres artistas y desnudos en las décadas de 1920 y 1930 », Revista interdisciplinaria de Estudios de Género de El Colegio de México, n°1, vol.4.
- Gluzman G., 2018, « Las bañistas de Raquel Forner: mujeres modernas », Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas, n°8, vol 1.
- Dionigi L., 2022, « Le corps des femmes dans l’art”, 50-50 Le magazine de l’égalité femmes/hommes. [https://www.50-50magazine.fr/2022/07/25/le-corps-des-femmes-dans-lart/]
- Latil N., « La représentation des femmes dans l’art à la Renaissance », Blog Le pop art au féminin. [https://nathalielatil.com/blog-pop-art-contemporain/]