Une mosaïque autorisée dans l’espace public en hommage à l’écrivain, artiste et militant sexo-dissident Pedro Lemebel fut vandalisée, réinventée, restaurée, et complètement détruite. On écrit le nom de l’artiste à la place de la mosaïque ; ce nom disparaît. Que nous rappelle cette petite chronique de l’in/visibilité des luttes mémorielles et sexo-dissidentes sur le bras de fer perpétuel entre répressions et résistances sur les murs de Santiago de Chile de la dictature à nos jours ?

Histoire des murs qui parlent: artivisme intarissable dans les espaces libres

Mural de UP 1970

Dès l’élection d’Allende, des brigades de droite et d’extrême droite, comme Patria y Libertad (la Araña) se forment et affichent leur icon – rapide à reproduire – et des graffiti sur les murs. La rue se transforme en champ de bataille dont les murs sont l’expression. De 1970-73, les violences s’intensifient dans les rues entre les forces impérialistes guidées par les États-Unis et les Chiliens démunis. La répression aussi massive que violente qui suit le coup d’état du 11/09/1973 rend la peinture murale clandestine, une forme de protestation fugace en vigueur contre le terrorisme de l’État. Des messages apparaissent, disparaissent et réapparaissent.

NO + : la majorité opprimée s’exprime ensemble

NO+ au bord de la rivière Mapocho: 1983

Lemebel, artiste intarissable

L’émergence d’une icône de la résistance 

Lemebel réunit les gens. Il inspire des jeunes de son vivant : le « colectivo Lemebel », groupe artistique de lycéens féministes et sexo-dissidents, se crée en 2013.

Chronique d’un mur :  1-Une fête de quartier

L’histoire de la mosaïque de Musa fait écho au double statut de Lemebel qui à son tour reflète le clivage sociocultural et politique qui caractérise le Chili. L’inauguration de l’œuvre est classique mais adaptée à la rue et à la collectivité: des invitations, des invités d’honneur, de la musique en direct, un pot en son honneur, le 17/05/2018. C’est donc au milieu de la première révolte féministe Chilienne qui reconnait la transversalité des luttes contre les discriminations et les violences physiques, psychiques, symboliques, linguistiques que subissent toustes.  Cette position féministe est à l’instar de la solidarité inclusive pour laquelle Lemebel lutte le long de sa carrière. Un article intitulé « des murs qui honorent » apparait dans le journal gratuit « Metro »,  exposant l’existence de la mosaïque au grand public en citant les créateurs : «l’idée était de remettre en évidence des figures de la culture populaire qui ont été maltraitées d’une certaine façon et qui ont contribué à la culture ».

2-Échanges

La culture et la politique sont inséparables; un message au Président conservateur est le premier graffiti à apparaitre.

18 mois plus tard, la révolte féministe se généralise dans la révolte sociale connue comme « l’explosion » (el estallido) à laquelle le gouvernement répond en déployant l’armée et le couvre-feu. Des citations et références qui rappellent son courage accompagnent la révolte ; les messages qui apparaissent sur les murs blancs autour de la mosaïque rappellent le statut militant de Lemebel.

Le 04/11/19, malgré les violences extrêmes, la mosaïque reste en parfait état.

Des graffiti sont écrits par des manifestants. On cite le manifeste de Lemebel, «je veux que la révolution leur donne un morceau du ciel rouge pour qu’iels puissent voler», ce qui l’inclut enfin dans la gauche dont il avait dénoncé l’homophobie. « Compañero Lemebel presente », est une formule de résistence et de résilience des mouvements pour les droits humains qui rappelle publiquement ceux que l’État a détenu, abattu et fait disparaitre pendant la dictature. Des accusations contre la police, « ACAB » (all cops are bastards, tous les flics sont des batards)  et les soldats, « milikos », complètent le tableau.

3-Médiatisation, censure, médiatisation de censure: viral sous couvre-feu

La sortie en avant- première de l‘adaptation au cinéma du roman Tengo miedo torero, le weekend du 12/09/20, le lendemain de l’anniversaire du coup d’état de 1973, reçoit beaucoup d’attention médiatique et 170 000 foyers y assistent. Le 16/09/20, on filme 2 personnes masquées en train de vandaliser la mosaïque en plein couvre-feu, armés de marteaux et de burins, malgré le public qui les filme et qui les identifie comme des membres d’un organisme d’extrême droite. Détruire les yeux et la bouche revient à censurer le militant.

Un poster écrit à la main qui répond à la violence, « vous ne pourrez pas effacer notre mémoire »,  souligne le lien avec la lutte de la mémoire et contre la dissimulation des violences subies depuis 1973. On a aveuglé et fait taire les victimes de l’État pendant la dictature aussi ; « la venda » – le bandeau – est un symbole en soi de ces crimes de détention, torture, disparition et assassinat au Chili.

Cette nouvelle violence devient virale sur les réseaux sociaux. Les vandales venaient de détruire la mosaïque du chien symbole de la révolte sociale, Matapacos ; le lendemain, ils font disparaitre un portrait mural de la chanteuse Chilienne Mon Laferte.  Les artistes expliquent que leurs agresseurs n’ont pas d’autres recours que la destruction pour s’exprimer.

4-Dites-le avec des fleurs 

Quelques jours plus tard, une nouvelle réponse temporaire fleurit. Recomposer les yeux et la bouche à l’aide des fleurs de couleurs adaptées démontre la résilience créative de la résistance contre l’intransigeance.  La légende, « nous redonnons du sens, nous fleurissons », souligne la stratégie de répondre avec amour qui est commune aux acteurs de la contre-culture. Le voisinage adresse des demandes de réparation à la préfecture et à la mairie. Ces ripostes aux violences commises réaffirment le fait que l’on ne peut plus faire taire les victimes et font eco avec la logique nonviolente de Salvador Allende.

5-Paint it black : la noirceur

Le collectif répare la mosaïque à la demande de la Mairie et des acteurs locaux, mais le 04/12/20 elle est soigneusement noircie par les mêmes gens masqués. Des nouveaux graffiti confirment les convictions politiques des vandales et leur manque de réflection. « Chúpalo » et « pedofilo » sont des insultes homophobes vulgaires. Un dialogue de contestation s’affiche :« état violeur », slogan des Tesis devenu anthème international féministe, est recouverte par « mort à Rolando Jimenez ». Jimenez est Président du groupe de pression homonormatif, Movilh. Disparaissent ainsi les accusations envers le partriarcat de la part des femmes et le fondateur du mouvement pour l’intégration des homosexuels au Chili est rapproché du militant qui a toujours rejeté le modèle des relations normatives de la société patriarcale, « ni loca ». Le manque de compréhension et l’énormité de la violence vont de pair : on cherche à détruire au lieu d’entendre.

Affaire à suivre ….

En octobre 2022, on ne voit plus que l’emplacement de l’ancienne mosaïque et le mot « Lemebel » manuscrit. Six mois plus tard, le simple tag, « times », de très grande taille, recouvre le tout. Les artistes continuent de contrer l’altérophobie par des créations culturelles, dans la rue. À suivre.