« – Y a-t-il quelque chose dont vous vous souvenez avoir appris et dont vous êtes reconnaissant durant ces années quelque peu sombres ?

– La seule chose que j’ai appris, c’est à déprimer […] j’ai atteint un état dépressif dont je ne parviens toujours pas à guérir. »

Juan Rulfo lors d’une entrevue à la télévision espagnole en évoquant son enfance.

Et effectivement, quand on se penche sur les productions de cet auteur et photographe mexicain, c’est le trauma des années post-révolutionnaires, conséquences d’une « Révolution ratée », qui ressort.

Dans cet article, il s’agit de voir de quelle manière un artiste se construit par rapport au trauma collectif politico-social qui marque sa génération. Je vous invite à en découvrir un peu plus sur l’art de ce génie tourmenté que la violence a fini par façonner.

Juan Rulfo au cœur de la violence postrévolutionnaire

Mais, qui est Juan Rulfo et pourquoi est-il légitime de parler de son art pour mettre en lumière la violence de la période postrévolutionnaire ? Eh bien parce que ce n’est pas n’importe qui. Rulfo naît juste à la fin de la période officielle de la Révolution Mexicaine, en 1917,  se trouvant spectateur de toutes les conséquences de la Révolution et témoin d’une période de transition dans la société mexicaine. C’est un personnage assez nihiliste, fermé et quelque peu déprimé, et pour cause ; jetez un œil à la manière dont il parle de son enfance :

« J’ai eu une enfance très dure, très difficile. Une famille qui s’est désintégrée très facilement dans un endroit qui fut complètement détruit. De mon père à ma mère, en passant par tous les frères de mon père, tous ont été assassinés. J’ai donc vécu dans une zone de dévastation.»

Rulfo lors d’une entrevue avec J.Sommers, 2005. (traduit de l’espagnol)

On comprend mieux l’enfant traumatisé qu’a été Juan Rulfo. Ses parents sont morts au temps de la Guerre des Cristeros, cette guerre civile entre l’Etat et l’Eglise qui a secoué le Mexique entre 1926 et 1929. Selon lui, ce serait une « rébellion stupide » sans véritable fondement idéologique.

Dans l’introduction, j’ai mentionné l’idée d’une « Révolution ratée ». En effet, une partie de l’historiographie actuelle s’accorde pour dire que les grands idéaux de la Révolution n’ont pas été respectés, je pense notamment à la réforme agraire. Juan Rulfo ne se prononce pas vraiment sur la réussite de la Révolution en elle-même, mais ses récits et ses photographies en disent beaucoup sur la violence, la misère, et les inégalités des années postrévolutionnaires.

Attention!  Rulfo est un personnage complexe qui ne dit jamais directement que son vécu a influencé le caractère pessimiste de son art. D’ailleurs, il affirme plutôt l’inverse : selon lui, ses récits sont purement fictifs et rien n’est inspiré de faits réels. Même s’il n’est pas toujours facile de le croire, nous allons tout de même essayer de séparer Rulfo de Rulfo-l’artiste…

Un récit déconcertant : Pedro Paramo, miroir de la déchéance humaine

Rulfo a écrit très peu de romans/contes mais cela a suffi à le faire remarquer sur la scène littéraire mexicaine et internationale. Nous allons nous concentrer ici sur son seul roman Pedro Paramo (1955), qui devrait suffire à démontrer le pessimisme et l’inquiétude qui se cachent derrière sa prose.

Si l’on rassemblait tous les mots-clés que nous inspire ce roman, voilà ce que ça donnerait :

Pas très positif n’est-ce pas ? C’est parce que cette œuvre reflète la violence postrévolutionnaire dont Rulfo a pu être témoin, mais aborde également les thèmes de la faim, la misère, les rapports de force abusifs, l’impossibilité du salut de l’âme, etc.

Ce roman raconte comment Juan Preciado, suite à la mort de sa mère, arrive dans le village de Comala pour y connaître son père. A son arrivée, il est confronté à un village peuplé d’esprits, d’âmes en peine qui divaguent, qui murmurent, qui apparaissent et disparaissent. Il apprend, par le biais des témoignages des morts de Comala, que son père Pedro Páramo était le cacique tout-puissant responsable de tous les fléaux de la communauté.

Image tirée du film Pedro Paramo, réalisé par Carlos Velo, 1967.

Premièrement, le roman porte une grande critique de la distribution des rapports de pouvoir à l’époque. Pedro Paramo, le cacique, est un despote qui exerce une autorité abusive sur les habitants de Comala, traités comme des sujets… on peut lire ces mots sortant de sa bouche :

« Ne te tracasse pas pour ça, Fulgor. Ces gens n’existent pas. »

PEdro Paramo, p.162 (traduit de l’espagnol)

Il exerce également une autorité abusive sur le droit de propriété, cherchant sans cesse à étendre son territoire, bien souvent au prix de la vie de ses rivaux.

Cela soulève deux questions intéressantes caractéristiques de la période postrévolutionnaire :

  • la mauvaise répartition du pouvoir avec l’utilisation des caciques comme médiateurs entre la modernité politique du pouvoir – le gouvernement –  et le monde rural et provincial – le petit peuple – , avec un fonctionnement hiérarchique hérité de l’époque coloniale.
  • une réforme agraire qui a échoué, comme nous l’avons mentionné plus tôt, puisque le petit peuple ne dispose pas des terres qu’ils habitent et cultivent.

On ne peut pas non plus passer à côté des nombreuses mentions de la Guerre des Cristeros dont Rulfo a tant subi les ravages, cette « rébellion stupide » découlant de la Constitution de 1917 et durant laquelle

« L’homme trainait avec lui une violence attardée, comme dirait-on. […] c’était un homme capable d’être violent à chaque instant, et ça c’est parce qu’ils trainaient toujours avec eux les mauvaises habitudes de la révolution, ils venaient avec cet élan que leur avait légué la révolution et ils voulaient continuer, encore. »

RULFO LORS D’UNE ENTREVUE AVEC LE PROGRAMME « A FONDO» , MIN. 16.05 (traduit de l’espagnol)

Et en effet, les paroles de Rulfo se reflètent dans le roman, dans lequel les Cristeros manquent clairement de crédibilité, sont tournés au dérisoire et apparaissent comme des brutes désorganisées sans véritable fondement idéologique: quand ils arrivent, menaçants, à la Media Luna, cela ne prend que très peu de temps avant que Pedro Paramo puisse acheter leurs intérêts avec quelques soldats et quelques ‘pesos’. Leurs valeurs sont complètement corrompues.

Les conséquences destructrices de ce soulèvement se reflètent, quant à elles, sur le peuple de Comala, les subalternes, les sujets, les invisibles. Voyons cet exemple où le peu d’hommes qui reste à Comala se voit obligé de s’unir au conflit armé, ce qui plonge un peu plus le village dans l’état d’abandon où il se trouvait déjà :

« Et c’est quand il était sur le point de mourir que surgirent ces guerres là, des « cristeros », et la troupe emmena le peu d’homme qui restait, comme du bétail. C’est alors que j’ai commencé à mourir de faim […] »

pedro paramo, p.176 (traduction de l’espagnol)

Entre destruction de la foi, corruption des valeurs, absence de justice, faim, misère et abandon du peuple par les autorités, la communauté de Comala n’est qu’un simple exemple de beaucoup de communautés rurales délaissées lors des années 1920, victimes d’une division des classes sociales encore extrêmement importante.

Et s’il suffisait d’une simple photographie ?

Également passionné de photographie, Rulfo a capturé des centaines de clichés entre 1940 et 1955. Une partie de ces photographies en dit beaucoup sur la solitude, la tristesse, la peur, la destruction du monde rural mexicain, à une époque postrévolutionnaire déjà bien avancée.  

Elles se divisent en quatre grandes catégories : les paysages, l’architecture, les portraits, et la photographie indigène.

Voyons par exemple deux photographies relatives à l’architecture :

Hacienda de Actipan, 1955
Iglesia de Actipan, Tlaxcala, 1955

Ces deux photos ont été prises à l’occasion de l’invitation de Juan Rulfo à photographier des scènes du film en cours de tournage « La Escondida », à Tlaxcala. Il en aurait alors profité pour visiter quelques villages dans l’Etat de Tlaxcala, comme celui-ci, Actipan, où il a photographié cette hacienda en ruines. L’histoire raconte qu’à ce moment-là, un incendie s’est déclenché, ce qui a donné cette impressionnante photo représentant l’Eglise du village, seule, encerclée par la fumée.

Ces deux clichés représentent parfaitement, à mon sens, l’abandon et la destruction du monde rural.

La première photo offre un témoignage de l’époque des haciendas et des caciques tout-puissants, époque révolue, certes, mais qui laisse des marques.

La deuxième photo a une symbolique très forte puisque on y retrouve toute une partie de l’argumentaire de Pedro Páramo qui est la destruction de la foi. La religion, étymologiquement, est ce qui permet de trouver un sens à la vie, de pouvoir se rattacher à quelque chose. Ce n’est donc pas anodin, cette église s’apprêtant à disparaitre dans un nuage de fumée…

Alors… fatalité ou source d’inspiration ?

Et vous, pensez-vous vraiment que, comme l’affirme-t-il lui-même, l’enfance de Juan Rulfo n’a aucun rapport avec ses représentations littéraires, soi-disant complètement créées par son imagination ? Peut-on vraiment séparer l’auteur et sa vie de son œuvre ?

Croyez-vous que le village de Comala est absolument fictif ou bien peut-on en trouver quelques traces dans les photographies de Rulfo ?

Et enfin, la grande question… ce trauma des années postrévolutionnaire, fatalité, ou source d’inspiration ? Ou bien les deux…

Je concluerai sur ces mots de Carlos Monsavais qui soutiennent parfaitement ce que l’on a essayé de démontrer dans cet article :

« Dans notre culture nationale, Juan Rulfo a été un interprète absolument fiable […] de la logique intime, des manières d’être, du sens idiomatique, de la poésie secrète et publique des peuples des communautés paysannes, maintenus dans la marginalité et dans l’oubli programmé par la nation […] et par le pouvoir […] »

Carlos Monsavais, “Si tampoco los muertos retoñan. Desgraciadamente” en : Escribir, por ejemplo. (traduction de l’espagnol)

Bibliographie