« […] je cherche au moins que les couleurs du mot substituent dignement l’acuité de l’œil.»

G. Bufalino, In corpore vili 

Il advient parfois que des écrivains privilégient des formes d’expression complexes pour diverses motivations. Ils peuvent user d’un langage dense, de métaphores élaborées ou de structures narratives non conventionnelles dans le dessein d’explorer des idées profondes ou des émotions complexes. L’objectif premier réside souvent dans la quête de saisir la richesse des nuances humaines ou d’approfondir des thématiques exigeant une approche littéraire plus sophistiquée. Dans cet article on va chercher, à travers le cas de Gesualdo Bufalino, de comprendre les raisons de cette complexité et des territoires auxquels elle permet, paradoxalement, d’avoir accès.

Complexité artistique et linguistique : le cas de Geusaldo Bufalino

Dans les œuvres de l’écrivain italien Gesualdo Bufalino l’ornement et la complexité se présentent comme une fonction active dans l’architecture littéraire, sans lequel celle-ci perdrait de sa substance. On peut dire, avec les mots de Victor Hugo, que dans le cas de l’auteur italien « la forme c’est le fond qui remonte à la surface ».

Proposant une mise en relation de l’auteur avec Tommaso Landolfi et Giorgio Manganelli, l’auteur et critique Michele Mari souligne par exemple sa capacité à puiser avec aisance le long de l’axe diachronique de la langue italienne, « redonnant vie à toute une foule de mots et de modes syntaxiques que les raisons de l’économie et de la force (c’est-à-dire les raisons les moins littéraires que l’on puisse imaginer) ont depuis longtemps condamnés à mort ». Ça veut dire que nous trouvons dispersés dans le texte des mots et des verbes désuets, qui appartiennent au passé de la langue et qui ne sont plus dans l’usage courant de la langue italienne.

Des mots souvent d’une telle indétermination qu’ils ont conduit à soutenir, dans le cadre critique, un lien avec la « tradition du vague » qui va de Pétrarque à Leopardi en passant par Tasse.

Cette complexité peut rendre la lecture ardue pour un lecteur moyen, nécessitant parfois des compétences de lecture plus avancées ou une familiarité avec les styles littéraires particuliers et avec des œuvres des siècles passés. Mais pourquoi ce choix?

Élitisme culturel et prestige évocateur

Certains textes sont considérés comme inaccessibles en raison de références culturelles spécifiques ou d’une sophistication intellectuelle qui peut exclure ceux qui ne possèdent pas une certaine éducation ou expérience.

Dans les écrits de Bufalino les évolutions linguistiques vont de pair avec le prestige évocateur, lui permettant de parler avec les mots des autres tout en restant toujours lui-même. Ce que fait l’auteur, dans une perspective surplombante du temps, c’est d’intégrer des apports de tout un processus historique, sans pour autant négliger des fragments linguistiques régionaux, et en incluant des éléments expressifs étrangers dans la langue italienne.

Une recherche inlassable et en même temps une forme de « gratitude » envers une certaine tradition littéraire; en fin de compte, on peut la considérer comme un véritable choix de laisser la langue s’hybrider et s’adapter.

La langue verticale de Bufalino, comme la définit Gualberto Alvino, est vive et majestueuse, loin de l’usage courant de la langue et met souvent à nu toutes les limites d’un idiome, redonnant certitude quant aux possibilités expressives de la langue italienne. On peut la considérer une prose d’art.

Expérimentations littéraires, prose et poésie 

Repousser les limites de la forme littéraire en explorant de nouvelles structures, des styles narratifs innovants ou des expérimentations linguistiques est un défi que nombreux auteurs ont recueilli pendant le XXème siècle : les oulipiens utilisent des méthodes comme les lipogrammes (texte sans une certaine lettre), les palindromes ou les contraintes mathématiques pour créer des œuvres littéraires, les futuristes s’emparent des onomatopées, les surrealistes de téchniques de collage et d’écriture automatique. 

Dans Bufalino, c’est la distinction entre poésie et prose qui se fait floue.

À ce propos Maria Corti in « Princìpi della comunicazione letteraria » affirme : 

«Dans la pratique textuelle, il n’est pas possible d’établir une frontière, une séparation nette entre les textes poétiques et non poétiques, tant sont minimes les passages du non-poétique au poétique, tant il est difficile de déterminer où quelque chose commence à inventer du poétique… Il est donc nécessaire d’intégrer dans le discours cette apparente prose, appelée poétique ou prose artistique, caractérisée par le fait d’accorder une parité de droit, une égalité absolue entre le son et le sens, entre les signifiants et les signifiés»

Pourquoi cette inaccessibilité existe-t-elle ?

Expression artistique

Le choix délibéré de styles d’écriture complexes est fait souvent pour exprimer des idées de manière unique ou pour remettre en question les normes littéraires établies.

Les auteurs peuvent utiliser des formes d’expression non conventionnelles pour créer une expérience littéraire distinctive et originale. Des auteurs comme William Faulkner dans « Le Bruit et la Fureur », Virginia Wolf dans « Mrs Dalloway » ou James Joyce dans « Ulysse », utilisent des techniques narratives innovantes, telles que des changements de point de vue et des flux de conscience, pour capturer les aspects psychologiques et émotionnels de leurs personnages. Un éloignement de la convention et de la medietas linguistique, expressive et aussi stylistique qui est source de complexité.

Cette complexité stylistique vise souvent à transcender les limites de la narration traditionnelle et à offrir une perspective novatrice ou provocatrice sur le monde. Dans le cas de Bufalino l’expressivité se traduit dans une sorte de ornement fonctionnel et hédoniste. On peut comparer ce procedé à l’architecture de Francesco Borromini, figure majeure de l’architecture baroque. Dans ses réalisations, tout comme dans celles de Bufalino, l’ornement est une fonction, sans quoi l’architecture s’effondrerait, et aussi une quête d’un plaisir généré par la complexité et la virtuosité en elles mêmes.


Coupole de Sant’Ivo alla Sapienza à Rome, conçu par Francesco Borromini en 1660 | Photo : Jastrow

Exploration de la profondeur

L’inaccessibilité peut découler de la tentative d’explorer des concepts, des émotions et des expériences qui nécessitent un langage complexe pour être pleinement compris. Il y a des sujets, tels que la nature humaine, la métaphysique ou la condition sociale, sont intrinsèquement complexes et peuvent exiger un traitement littéraire approfondi pour être explorés de manière significative. Or dans le cas de Bufalino ces thèmes et les interrogations qui en découlent sur l’être (qui suis-je? pourquoi suis-je? c’est quoi la vérité? c’est quoi le mensonge?), sont souvent centraux.

Défi intellectuel

Certains auteurs cherchent à stimuler intellectuellement leurs lecteurs en confrontant ces derniers à des idées ou des perspectives nouvelles qui nécessitent un effort de compréhension. Ils peuvent utiliser un langage complexe ou des concepts abstraits pour inciter les lecteurs à réfléchir de manière critique et à questionner leurs propres perceptions.

Des auteurs comme Jorge Luis Borges dans ses récits labyrinthiques ou Umberto Eco dans « Le Nom de la Rose » intègrent des éléments intellectuels complexes, tels que des références philosophiques ou historiques, pour engager les lecteurs dans une réflexion approfondie sur des sujets variés, mais souvent les niveaux de lectures se superposent et pour saisir les œuvres dans leur entièreté il est nécessaire un bagage de connaissances significatif.

Dans les romans, dans les contes et dans les poèmes de Bufalino ce défi se reflet dans une intertextualité radicale, un « vice » assumé qui trouve son expression la plus explicite dans la quatrième de couverture de « Le menzogne della notte » :

«Cachées parmi les cinq mille lignes du texte et manipulées de diverses manières à des fins historiques, une soixantaine de lignes sont proprement attribuables à Gioberti (15), Duveyrier (12), J. De Maistre (8), Orsini (6), F. Buonarroti (3), Colletta (2), Stendhal (2), Ruffini (1), Manzoni (1), Leopardi (1), Mazzini (1)… La dédicace (« À nous deux ») – puisse-t-elle valoir, doublement, comme un toast de l’auteur à lui-même + Ics ; et comme une affectueuse intimidation au lecteur.»

Conclusion 

En somme, paradoxalement, celle qu’on a défini à la fois comme inaccessibilité ou comme complexité n’est que l’aboutissement d’une tentative désespéré de décrire le monde, la conséquence imparfaite de la petitesse du langage comme outil d’expression pour rendre compte du monde et du soi, et peut nous ouvrir des horizon de compréhension inattendus, à condition de s’ouvrir à sa fermeté.

Bibliographie

  • Alvino Gualberto, 2012 La parola verticale. Pizzuto, Consolo, Bufalino, Naples, Loffredo Editore University Press
  • Bufalino Gesualdo, 1997, In corpore vili, Milan, Gattopardo
  • Corti Maria, 1976, Princìpi della comunicazione letteraria, Milan, Bompiani
  • Mari Michele, 2010, I demoni e la pasta sfoglia, Rome, Cavallo di ferro