La dictature chilienne, bien qu’elle n’ait pas été vécue par les nouvelles générations, laisse ses traces dans la construction de leur identité. Pour certains, elle conditionne leur vie, leurs centres d’intérêts et leur vive passion pour les thèmes politiques et mémoriels. C’est le cas de Victor Chanfreau, petit-fils d’Alfonso Chanfreau détenu et torturé par la DINA dans l’ancien centre de répression et d’extermination : Londres 38. Aujourd’hui, Londres 38 relève le défi de participer à la préservation des mémoires, à leur construction et à leur réactivation dans le présent, et d’aider les jeunes, qui n’ont point vécu la période dictatoriale, dans leur quête d’identité.

La bataille des mémoires

« Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. »

Aimé Césaire

50 ans après le coup d’État civil et militaire du 11 septembre 1973, la dictature reste un sujet qui divise la société chilienne. Dans ce contexte, les mémoires se trouvent aussi fragmentées que la société. Durant de nombreuses années, les crimes perpétués durant la dictature et les noms des auteurs de ces crimes ont été passés sous silence. Ce pacte du silence s’est consolidé par le décret d’amnistie promulgué par le régime de Pinochet en 1978. La « transition pactée », avec les militaires et les civils, a permis jusqu’à nos jours le maintien de l’héritage de la dictature de Pinochet, la persistance de l’impunité et la favorisation de l’oubli.

L’arrestation de Pinochet à Londres en 1998 et l’idée d’organisation d’un éventuel procès à l’étranger modifient considérablement l’opinion publique chilienne. Ces faits laissent entrevoir une brèche dans la mémoire collective qui ne cesse de s’ouvrir au fil des années avec les diverses grandes manifestations organisées au Chili (2001, 2006, 2011, 2019).

« Entre oublis intéressés, vérités officielles et hypermnésies collectives, la bataille de la mémoire actuellement en cours au Chili est encore loin d’être achevée. » 

Compagnon, O. et Gaudichaud, F., 2008, « Chili : un passé trop vite passé », Hermès, Paris : CNRS Éditions, vol. 3, n° 52.  

Aujourd’hui, ce n’est plus une mais plusieurs mémoires qui se heurtent : la mémoire des victimes et celle de leur famille, la mémoire des exilés, des militants de gauche, celle de la lutte et de la résistance. Ce sont ces « mémoires obstinées », comme dirait le cinéaste chilien Patricio Guzmán, que même cette « contre-mémoire » des nostalgiques de la dictature n’a pu faire disparaître (COMPAGNON Olivier, GAUDICHAUD Franck, p. 87).

Cette bataille des mémoires est actuellement reprise par la troisième génération chilienne qui nous démontre que les effets traumatiques de la dictature ne se limitent pas qu’à ceux qui l’ont vécue (FAÚNDEZ Ximena).

« Oui je dirais que précisément l‘histoire du Chili m’a marqué et m’a influencé et m’a poussé à avoir une posture politique. Et je ne m’en étais pas rendu compte. Je sens que mes premières approches avec la politique ont été précisément les 11 septembre, avec les documentaires qui passaient le 11 septembre, et je ne m’en étais pas rendu compte. »

Extrait d’un entretien avec Vicente réalisé le 26 mai 2023 (traduit de l’espagnol).

Les mémoires militantes ont influencé l’engagement de Vicente, un jeune chilien âgé de 21 ans qui a milité dans une organisation politique informelle. Ces évènements passés peuvent affecter les histoires personnelles, familiales et sociales des nouvelles générations et s’intégrer dans leur trajectoire de vie. La jeunesse a une rude tâche : celle de comprendre son histoire et celle de ses prédécesseurs, afin de mieux vivre le présent et de préparer l’avenir. 

La mémoire est un élément constitutif de la propre identité. Un sujet qui vivrait seulement le présent, ou le désir d’un avenir rêvé, sans s’arrêter pour se remémorer son passé, ne saurait pas qui il est (DE ZAN Julio). Dans cette perspective, il est donc plus que nécessaire de maintenir les mémoires vives.

Londres 38 : un espace qui maintient les mémoires vives

Maintenir les mémoires vives est le défi que relèvent les lieux de mémoires. Selon Isabel Piper, un lieu de mémoires suppose une volonté politique de conserver l’histoire d’un pays et de la rendre visible. Ces espaces ont pour finalité de montrer et de rappeler les horreurs commises dans le but que celles-ci ne se reproduisent plus. Les lieux de mémoires cherchent à matérialiser le lien entre le passé, le présent et le futur à partir de pratiques de souvenir qui leur confèrent un sentiment de passé. Londres 38 est un ancien centre clandestin de répression, de torture et d’extermination utilisé par la DINA au commencement de la dictature civilo-militaire chilienne.

Après des années de lutte, Londres 38 est devenu un espace de mémoires ouvert à tous. C’est une maison vide, cependant chargée de sens. Elle nous renvoie à l’histoire par son architecture, par ses murs abimés, par son sol en damier noir et blanc qu’arrivaient à apercevoir les prisonniers sous leurs bandages. Non seulement Londres 38 souhaite contribuer à la préservation de la mémoire historique, mais il se veut aussi flexible et ancré dans le présent avec un projet collectif pour l’avenir. 

« [Londres 38 est] un lieu où la mémoire est vive pour toutes les choses qui se sont passées ici. Tout s’est passé ici. Malgré le fait que l’espace soit vide, on sent la charge du lieu. Il a quelque chose qui te fait te sentir bizarre. Ici on a torturé. Ici des gens sont morts. Ici la mémoire est vive. Ici tu peux sentir ce que ça a été réellement. Tu peux imaginer. Tu peux le recréer dans ta tête et le reconstruire. Et précisément le fait que ce soit vide aide à cela, à ce qu’on pratique l’exercice de reconstruire l’histoire et de reconstruire la mémoire. » 

Extrait d’un entretien avec Vicente réalisé le 26 mai 2023 (traduit de l’espagnol).

Ce passé traumatique, certes, divise la société, mais seul un projet commun pour l’avenir peut la réconcilier (DE ZAN Julio). En mettant en place des ateliers, des réunions, des moments d’échanges, ce lieu de mémoires a pour objectif d’éduquer la société et cherche à sensibiliser les jeunes en construction. Les nouvelles générations jouent un rôle important dans la reconstruction des mémoires collectives. Elles représentent un espoir de changement que les victimes de la dictature n’ont pu initier. La grande explosion sociale de 2019, permet d’éclairer l’action de cette troisième génération. Cette dernière se fait entendre suite à une insatisfaction accumulée due au coût de la vie, aux problèmes d’accès pour tous à une éducation gratuite, publique et de qualité, à la baisse des pensions et aux inégalités sociales. Ces jeunes expérimentent les conséquences du passé de leurs prédécesseurs au quotidien (figure 1).

Figure 1: Inscription sur un mur de Londres 38

Les droits humains gravement atteints durant la dictature sont un concept central chez cette jeunesse qui lutte aussi contre l’impunité, pour la justice et pour la vérité. Même sans avoir vécu à cette époque, en visitant un espace de mémoires tel que Londres 38, le jeune visiteur à partir de l’affect va se connecter à l’histoire. Il pourra ressentir des émotions vécues par d’autres dans le passé et l’expérimenter à son tour dans le présent. Chaque personne qui interagit avec cet espace a sa propre voix et sa propre mémoire qui, une fois connectées avec les mémoires sociales, génèrent des expériences de construction collective à travers le dialogue et la réflexion critique (Londres 38, espacio de memorias). Les visiteurs deviennent à leur tour bâtisseurs de mémoires. Londres 38, référence directe du passé dictatorial, permet de réactualiser la question de la construction des mémoires. Sans la mémoire du passé, il est impossible de comprendre le présent et de mener à bien un projet concret et réaliste pour le futur. 

Victor Chanfreau: un héritage familial

La connaissance et la compréhension du passé peuvent influencer de manière considérable un individu et ses interactions avec le reste de la société. C’est le cas de Victor Chanfreau, jeune étudiant leader, ancien porte-parole de la ACES durant la révolte de 2019. 

Il est le petit-fils d’Alfonso Chanfreau, disparu entre les mains de la DINA et détenu à Londres 38, et petit-fils d’Erika Hennings, détenue à Londres 38 aux côtés de son époux Alfonso. Erika Hennings est aujourd’hui directrice de cet espace de mémoires dont il est question. 

Lors d’un entretien avec Victor Chanfreau, il s’est confié sur son histoire : 

« En vérité, moi je l’ai toujours accepté. Cela a toujours fait partie de mon histoire. Je ne sais pas si c’est comme un fardeau, mais c’est quelque chose que je portais en moi comme une partie de l’héritage familial. […] Je crois que cela marque aussi la passion qu’on a pour les thèmes politiques, pour le thème de la mémoire. »

extrait d’un entretien avec Victor Chanfreau réalisé le 3 juin 2023 (traduit de l’espagnol).

L’histoire de ses grands-parents devient en quelque sorte la sienne, elle fait partie de son identité et participe à sa construction. Il est né en ayant conscience de celle-ci comme si elle avait toujours fait partie de lui. Durant les révoltes de 2019, les mémoires des cinquante dernières années ont été pour lui une source de motivation permettant d’avancer qualitativement dans les processus de mobilisation. Victor Chanfreau fait en permanence le lien entre les révoltes actuelles au Chili et l’héritage de la dictature et du passé traumatique. L’élan initial qui lui a permis de s’engager et de lutter pour les droits humains a été cet héritage familial. Cependant, sa lutte ne s’arrêtait pas qu’à la revendication d’un projet familial. Victor Chanfreau qualifie son combat de « juste », car il se bat pour construire une société différente que celle dans laquelle ont vécu ses prédécesseurs. Pour ce jeune leader, un changement au sein de la société est nécessaire et dans cette perspective, les organisations politiques et sociales prennent tout leur sens. C’est à partir de ces organisations et de ces espaces, qui regroupent ceux qui croient en une société meilleure, qu’il est possible d’arriver aux transformations dont a besoin le pays. Victor Chanfreau n’est pas représentatif de tous les jeunes, mais il permet d’analyser comment un jeune peut mobiliser cette mémoire, d’un événement qui n’a pas été directement vécu, pour son propre engagement.

Bibliographie

Compagnon, O. et Gaudichaud, F., 2008, « Chili : un passé trop vite passé », Hermès, Paris : CNRS Éditions, vol. 3, n° 52.  

De Zan, J., 2008, « Memoria e identidad », Tópicos, Argentine, Universidad Católica de Santa Fé, Redalyc, n° 16, https://www.redalyc.org/articulo.oa?id=28815531003.

Faúndez, X., 2013, Transgeneracionalidad del trauma psicosocial en nietos de exPP de la Dictadura Militar Chilena 1973-1990 : Transmisión y apropiación de la historia de PPT, Thèse de doctorat en Psychologie, Santiago du Chili, Pontifica Universidad Católica de Chile. 

Londres 38, espacio de memorias, 2020, Caracterización de visitantes. Londres 38, espacio de memorias. Estudio 2011-2018, Santiago du Chili : Javiera Contreras Tapia, http://archivodigital.londres38.cl/uploads/r/archivo-londres-38/8/8/b/88b1533156688d12757171c0f2bbe910dcfc531a0d417b0983353ddfac97913f/articles-105989_recurso_1.pdf.

Piper, I., 2015, « Violencia política, miedo y amenaza en lugares de memoria », Athena Digital, vol. 15, n° 4, https://atheneadigital.net/article/view/v15-n4-piper.