Parution – Plaisirs de la table

Ela VALIMAREANU (coord.), Plaisirs de la table. Mises en récit de la nourriture et autres délices. Etudes sur le thème alimentaire, Cluj, Casa Cărţii de Ştiinţă, 2010.

Des distinctions méthodologiques montrent que le repas recouvre plusieurs réalités et acquiert des significations qui se rattachent à un vaste réseau symbolique. Envisagé comme rituel religieux, comme prétexte de socialisation et de partage ou bien comme simple processus d’ingestion alimentaire, pour n’évoquer ici que certaines catégories auxquelles il est associé, le repas implique, dans un cas, un rapport au divin, dans un autre, un rapport à autrui, et dans un autre encore, un rapport à la nourriture même.

Au-delà de ces cadres religieux, sociologique et biologique, le thème alimentaire peut aboutir au champ de l’esthétique, le repas, mis en récit, devenant une figure narrative et un lieu rhétorique où se joue la poétique d’une écriture. La description du repas à l’intérieur d’un texte s’avère ainsi être l’espace du développement d’une démarche artistique et l’enjeu d’une esthétique dont les principes construisent le fondement de tout un univers fictionnel où s’entrelacent des réseaux métatextuels et autoréférentiels. Du banquet philosophico-cérébral de Platon, au festin décadent de Trimalcion, le célèbre personnage de Pétrone, des repas bibliques aux repas chevaleresque, des kermesses bouffonesques rabelaisiennes à la surcharge du repas baroque jusqu’à la volupté des plats qui préludent à la sensualité de la chair dans le roman libertin au XVIIIe siècle, le thème du repas se fait, au fil du temps, objet de discours à fonction textuelle et métatextuelle.

Pour ce qui est du XIXe siècle, le thème du repas nous donnera l’occasion de voir comment se construit le discours narratif et comment la description d’un repas délimite l’univers romanesque d’un écrivain jusqu’à nous fournir les moyens d’y déceler les principes esthétiques de son oeuvre : on prendra le repas de l’école naturaliste dirigé par Émile Zola, on goûtera au repas décadent avec J. K. Huysmans qui nous invite dans l’univers hallucinant du singulier duc Jean des Esseintes ou, convoqués par Gustave Flaubert, on participera au repas de noces des Bovary.

A partir du XIXe siècle, le repas reçoit donc de nouveaux investissements de sens, en devenant l’illustration d’un programme narratif et l’esthétique d’un discours romanesque, pour s’inscrire dans le texte littéraire du XXe siècle, avec Marcel Proust, Colette, Boris Vian, Nathalie Sarraute et Georges Perec, comme un lieu du signe, structuré par le langage et autour du langage. Il devient alors nécessairement, un repas de langage, car effectivement il est fait de mots plus que de mets, les recettes et les menus enchaînés ou toute autre référence culinaire étant chargée des valences esthétiques de l’écriture même. Le repas devient ainsi, de manière symbolique, acte d’écriture, les recettes et les plats se métamorphosant dans des mots que l’on renifle, hume, déguste, sirote, mastique et avale, selon l’exemple sarrautien, jusqu’à ce qu’ils forment la création littéraire. Cette analyse des récurrences du terme fondamental de nos recherches filtrées par la fiction (Evolution du thème alimentaire. Récurrences diachroniques et fonctions esthétiques du repas et de la nourriture) fait montre que le plaisir de la table et le fumet bien odorant des mets délicieux vont de pair avec les délices de l’intellect, car la cuisine honore l’esprit tout autant que l’estomac. Au plaisir du palais qui savoure les plats se rajoute la volupté de la discussion lors de ces rencontres entre esprit et goût. Si l’on affirme que « le destin d’un paysage est de finir dans une assiette, au fond d’un estomac », on dirait, en paraphrasant, qu’une idée pourrait finir, elle aussi, dans une assiette et se laisser ruminer et ingurgiter lors d’un repas.

Le destin d’une idée pourrait être aussi celui de nager dans une tasse de thé : c’est l’étonnante découverte d’un espace d’exception, plein de saveurs et de bonne humeur, de douce chaleur dans une ambiance exquise (Morceaux choisis de délices parisiennes). D’un salon de thé du vibrant Paris, nous passerons par la pâtisserie napolitaine de Startuffo où les gâteaux-délicatesses acquièrent la signification esthétique des mots (et donc de l’oeuvre) avec lesquels l’écrivain même fait le délice de son lecteur (Le dessert, entre l’intime et le social dans Porporino ou les mystères de Naples de Dominique Fernandez ). Il y a ensuite une anamnèse, un essai des souvenirs qui recèle la chaleur de l’intimité des repas d’enfance préparés par cette image éternelle de la mère « nourricière » (En Hommage) opposé à cette autre image symbolique, superposée comme sur un palimpseste, qui est la fiction même, la mère  » mégère, vipère » qui transforme le moment de la communion autour de la table dans un champ de bataille et d’orgueils autoritaires…( La famille bazinienne autour de la table )…

Il suit encore une brève analyse de l’architecture et de la transformation de la salle à manger, du salon et de la cuisine avec tous les changements opérés dans les nouvelles conditions de vie postmoderne (Salles et tables à manger. Evolution spatialle et fonctionnelle). Un moment eucharistique est cette signification que trouve une autre analyse de cet instant de communion (Le Repas- instant eucharistique, refus de l’éparpillement), suivi par des images de souvenirs du temps de guerre et de paix (Pain de l’amertume, pain de l’insouciance. Souvenirs du temps de guerre et de paix)…Une étude anthropologique nous présente la tradition des gens qui sont repris, dirait-on, d’un conte de fée, et qui nous apparaissent, à nous, les citadins pressés, comme de diffuses personnages d’une mythologie lointaine (Qu’est-ce que et combien mangeaient les «momârlanii ». Cuisine traditionnelle), étude qui se prolonge avec une autre sur les coutumes du pays du Soleil-Levant, au nom magique (What, when and where do Japanese deities eat?). La nourriture que l’on consomme (et qui nous consomme) révèle l’identité et le contour de chacun (Food, Self and Identity) tout autant que le manque de nourriture mène à un problème identitaire tel celui des héros de Llosa, Hamsun ou Dostoievsky (La valeur dysphorique de la nourriture. Analyse du complexe alimentaire dans quelques oeuvres de Vargas Llosa). Le recueil clôt avec un repas préparé à la mémoire d’un défunt, qui débouche sur les valeurs esthétiques d’une oeuvre littéraire et sur les mécanismes qui conditionnent, contraignent et libèrent l’écriture même (A Lunch with the Shadows).

Arrivés au terme de ce voyage au pays de la gourmandise, à travers cette collection de textes, on peut toujours se laisser emporter par le fumet, les arômes et les saveurs de la grande cuisine alchimique.

Adresse : 14, Grigore Alexandrescu, E11, Ap. 43, 400515, clij, Roumanie

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