Lorsqu’on parle de la dictature militaire chilienne, on pense aux violations des Droits Humains, notamment à la séquestration, torture et disparition des opposants politiques. Mais il existe d’autres crimes moins connus. Avez-vous déjà entendu parler des vols de mineurs ? Saviez-vous qu’ils ont été adoptés à l’étranger, sans que leurs parents biologiques ne soient d’accord ? Étudions le cas de Camille, Marion et Thibaud, adoptés dans une même famille en France, qui témoignent dans la série Adoptados, la historia que nos falta de Cristián Leighton.
Le processus d’adoption
Ayant des problèmes d’infertilité, Isabelle et son conjoint, Michel, entreprennent en 1984 un premier voyage au Chili dans le but d’adopter un enfant. Isabelle explique qu’ils étaient très jeunes à l’époque. S’ils ont choisi de partir au Chili, après avoir hésité entre le Sri Lanka, la Corée et l’Équateur, c’est parce qu’ils ont rencontré un couple qui venait d’adopter un enfant chilien et qui leur avait donné leur carnet d’adresse. Cependant, un véritable parcours du combattant les attend une fois sur place. Bien qu’on les ait prévenus qu’adopter un enfant chilien serait difficile et qu’il faudrait se battre, Isabelle et son conjoint vont être confrontés à de nombreux obstacles car ils étaient jugés trop jeunes pour adopter. En effet, les assistantes sociales leur expliquent qu’il faut avoir trente ans pour adopter un enfant, or Isabelle n’en a que vingt-six. Cette dernière insiste sur le fait qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, devaient faire preuve de motivation et ne pas abandonner. Lorsqu’ils commencent à chercher un enfant, ils se rendent vite compte qu’il y a bien plus de demandes que d’enfants à adopter : Karen Alfaro Monsalve, historienne chilienne, explique qu’à cette époque, le gouvernement chilien faisait la promotion des adoptions à l’international, il y avait donc une forte demande. La seule option qu’il leur est proposée est d’adopter deux petites filles, deux sœurs. La première s’appelle María Olga et la naissance de la seconde a été déclarée deux fois, sous deux noms différents. Ces irrégularités dans les documents officiels sont courantes chez les personnes adoptées à l’international. Un avocat les aide à entreprendre des démarches pour convaincre le juge de leur autoriser l’adoption des deux sœurs. Elles n’étaient plus des bébés mais des enfants de deux et quatre ans. Le juge finit par accepter et Michel et Isabelle rentrent en France avec leurs filles un mois après être arrivés. Mais deux ans plus tard, Isabelle et son conjoint, qui rêvent d’une grande famille, décident de retourner au Chili pour adopter un nouvel enfant. C’est alors que Thibaud, lui aussi adopté au Chili, rejoint la famille.
Toutefois, il convient de contraster ce témoignage. Isabelle explique dans la série documentaire que les démarches étaient longues et compliquées, mais dans leur cas, on remarque que le délai d’adoption a été très court puisqu’il ne leur a fallu qu’un mois pour adopter deux enfants, alors que si on prend l’exemple de la France, lorsqu’une adoption est faite dans un cadre juridique, le processus peut prendre des années. Au Chili, c’est le régime autoritaire de l’époque qui a permis ces adoptions de mineurs issus du secteur populaire. L’objectif était de réduire le taux de pauvreté du pays en envoyant ces enfants à l’étranger. On estime aujourd’hui que plus de vingt mille enfants ont été adoptés à l’international durant la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Aujourd’hui encore, le gouvernement chilien ne reconnaît pas ces pratiques comme un crime.
Leur vie en France
Les personnes adoptées sont confrontées à de nombreuses questions autour de leur identité : d’où viennent-elles ? À qui est-ce qu’elles ressemblent ? Pourquoi ont-elles été abandonnées ? Marion explique que même si elle ressemblait physiquement à sa sœur, elle se demandait toujours pourquoi elles avaient les yeux de telle couleur, les cheveux de telle couleur, etc. Elle a grandi sans savoir à qui elle ressemblait.
« On n’avait pas d’image physique de nos parents biologiques donc on se construit toujours un peu sans miroir en face »
Témoignage de Marion dans la série.
Mais chez les personnes adoptées à l’international, de nouvelles problématiques s’ajoutent en raison du déplacement géographique, du changement de culture et de la barrière de la langue. Une fois arrivée en France, Camille et Marion se sont imprégnées de la culture française. Marion raconte qu’elle n’a pas de souvenirs du Chili, alors que sa grande sœur, qui était un peu plus âgée lors de son adoption, en a quelques uns. Celle-ci se souvient par exemple de son prénom chilien : « Je me souviens que je ne voulais pas m’appeler Camille. Ils [ses parents adoptifs] m’appelaient Camille et je répondais tout le temps “Je m’appelle María Olga. María Olga. Je m’appelle María Olga”. […] Pour pouvoir m’appeler Camille, ils étaient obligés de me dire que María Olga, en français, ça se disait Camille. Donc à partir de ce moment-là, j’ai accepté le prénom Camille ». Par ailleurs, les Chiliens adoptés à l’étranger ont souvent une double identité : comme Marion et Camille, leur nom et prénom ont changé après avoir été adoptés. Ils se retrouvent donc avec des papiers d’identité chiliens et français qui ne portent pas le même nom, comme s’ils étaient deux personnes différentes.
Avec le temps, elles ont fini par oublier leur langue natale. Camille raconte : « On ne parlait plus du tout espagnol. […] On refusait de parler espagnol. […] Ma mère m’a demandé pourquoi je refusais de parler espagnol et je lui ai répondu que c’est parce que je ne voulais pas repartir au Chili. Pour moi, mes parents adoptifs, c’était mes parents. Je voulais vraiment […] une nouvelle vie. Ça a duré jusqu’à l’adolescence ».
La construction identitaire est une étape difficile à surmonter chez les personnes adoptées à l’international. Irene Salvo Agoglia, psychologue chilienne, a étudié la question des adoptions forcées au Chili. Elle dénonce les conséquences sur la santé psychologiques des personnes adoptées. D’ailleurs, il est important de préciser que le nombre de suicide est bien plus élevé chez les personnes qui ont été adoptées.
La recherche des origines
Dans la série documentaire, on remarque que la plupart des Chiliens adoptés à l’étranger ont commencé à se poser des questions sur leurs origines durant l’adolescence, et que c’est en devenant parents qu’ils ont ressenti le besoin de rechercher leur famille biologique. Camille explique qu’à l’adolescence, les souvenirs du Chili commençaient à refaire surface. Elle a commencé à se poser des questions et a ressenti le besoin de connaître son histoire, elle a alors entrepris des démarches pour retrouver sa famille chilienne. Au bord des larmes, elle raconte : « J’ai informé ma mère que j’avais retrouvé notre famille et elle était très heureuse pour nous. Elle m’a dit qu’elle se doutait qu’un jour, je ferais des recherches. Elle se doutait qu’un jour, j’aurais besoin de savoir d’où je venais. […] Je sais que pour elle, ça a du être un peu dur et le fait que j’étais heureuse… […] Je ne voulais pas la blesser ». Mais Isabelle affirme face à la caméra être très heureuse que ses enfants aient pu retrouver leur famille biologique.
« Je pense que c’est un grand apaisement pour les mères de savoir ce que sont devenus les enfants »
Témoignage d’Isabelle dans la série.
Quant à Thibaud, il a commencé les recherches pour retrouver sa famille biologique parce qu’il se demandait à qui ses enfants pouvaient ressembler. Il a d’abord retrouvé sa mère, puis sa sœur, Daniela, qui savait qu’elle avait un frère qui avait été adopté, mais elle était loin de se douter que celui-ci avait été adopté en France. Lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois, Thibaud raconte qu’il a été déstabilisé car pour la première fois de sa vie, il se retrouvait en face de quelqu’un qui lui ressemblait. Daniela a alors organisé une rencontre avec leur père, les retrouvailles ont été très émouvantes pour toute la famille désormais réunie. Thibaud dit qu’il a de la chance car ses recherches ont abouties et il sait que ce n’est pas le cas pour tout le monde, ce qui peut être très difficile à vivre. Il aimerait aider d’autres personnes qui recherchent leur famille.
Les membres de l’association Hijos y Madres del Silencio racontent lors de conférences que souvent les Chiliens adoptés à l’étranger ne recherchent pas leur famille biologique de peur que leurs parents adoptifs aient des ennuies étant donné qu’aujourd’hui on dénonce ces adoptions. Cependant, les femmes de l’association insistent sur le fait que les parents adoptifs n’auront pas de problème, elles les considèrent aussi comme des victimes et encouragent des Chiliens adoptés à entreprendre les démarches de recherche. Cette association a été créée en 2014, après que le journal Ciper a révélé les affaires d’adoptions forcées, aussi appelées « irrégulières ». Aujourd’hui, les membres de l’association continuent de lutter pour faire reconnaître ces pratiques comme un crime et aident les victimes à retrouver leur famille. Très actifs sur les réseaux sociaux, ils cherchent à être le plus visibles possible afin que leurs demandes soient entendues.
Les personnes adoptées à l’international rencontrent souvent des difficultés à définir leur identité. Il n’est pas toujours possible pour elles d’obtenir des réponses à leurs questions, ce qui peut être source d’un profond mal-être. Aujourd’hui encore, le gouvernement chilien ne reconnaît pas la pratique des soustractions de mineurs comme un crime contre l’Humanité. Les associations de victimes luttent également pour être reconnues en tant que telles et demandent de l’aide auprès du gouvernement chilien et des gouvernements des pays récepteurs afin de réunir les familles. Les adoptions forcées sont un thème d’actualité encore peu connu.
Bibliographie
– Alfaro Monsalve K., Gesteira S., Salvo Agoglia I. et al., 2021, « Child appropriations and irregular adoptions: Activism for the “right to identity”, justice, and reparation in Argentina and Chile », Childhood, n° 4, [https://doi.org/10.1177/09075682211028648].
– André-Williams L., 2023, « Le Chili se débat avec les bébés volés de la dictature Pinochet », Mediapart [https://www.mediapart.fr/journal/international/070923/le-chili-se-debat-avec-les-bebes-voles-de-la-dictature-pinochet].
– Body Lawson F., Dacqui L., Sibertin-Blanc D., 2008, « L’adoption à l’épreuve de l’adolescence », Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, n° 7, vol. 56 [https://www.em-consulte.com/article/198311/ladoption-a-lepreuve-de-ladolescence].
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– Salvo Agoglia I., 2018, « Rompiendo los secretos: Derechos Humanos, salud mental y “adopciones irregulares” en Chile », Psicología Hoy [https://www.researchgate.net/publication/344167693_Salvo_Agoglia_I_2018_Rompiendo_los_secretos_Derechos_Humanos_salud_mental_y_adopciones_irregulares_en_Chile_Psicologia_Hoy_outreach_article].