« D’aucune partie de ma vie je ne peux séparer mon écriture, tout n’est qu’un. »

Gloria anzaldÚa (traduit de l’anglais)

Est-il possible de raconter l’histoire en écrivant sa vie ? Vous avez peut-être entendu parler de Borderlands ou la conscience métisse de l’écrivaine chicana Gloria Anzaldúa, mais connaissez-vous sa théorie de l’histoire de soi (« autohistoria »)? Dans une analyse de sa propre littérature, nous explorerons cette notion qui interroge la narration de l’histoire à partir de nos propres expériences de vie.

La littérature chicana : une littérature politique aux États-Unis

Dans les années 1960, le mouvement chicano est apparu aux États-Unis. Ce mouvement rejetait l’assimilation de la culture dominante (la culture « blanche » anglo-saxonne) et cherchait en même temps à réinventer l’identité des descendants mexicains nés aux États-Unis. Ce groupe d’individus ne s’identifiait ni comme Étatsunien.e.s ni comme Mexicain.e.s, mais Chicano.a.s. Selon une théorie, l’origine du terme trouve ses racines dans la langue nahuatl : Mexicas est le nom donné au peuple aztèque. Ainsi, de Mexicano, il a été raccourci en Xicano et finalement, pour adopter la prononciation selon les règles de l’espagnol, on a obtenu Chicano.

Reportage sur une manifestation d’étudiant.es chicano.as en 1968 disponible sur Youtube / Source : https://www.youtube.com/watch?v=GWWWPW7I0iU

L’objectif principal de ce mouvement était d’acquérir puissance politique afin de modifier la dynamique du pouvoir entre eux et les Anglo-Saxons (Étasunien.nes). Ce mouvement politique a donné naissance à une sorte de communauté qui pouvait désormais donner un nom aux expériences des Chicano.a.s. Cependant, donner un nom à une communauté n’est que le premier pas vers le progrès. Il faut non seulement être visible, mais aussi que les expériences et les luttes soient validées, reconnues et valorisées.

Peu à peu, pour faire connaître leur vie et leur culture, les Chicano.a.s ont décidé de prendre la plume. Ainsi, la littérature chicana a commencé à se forger et à mettre en valeur la richesse de leurs expériences. Cette littérature tire son inspiration de l’expérience ethnique des écrivain.e.s : l’expérience de la culture mexicaine et celle de la culture dominante du pays où ils résident, les États-Unis.

 « La littérature chicana assume donc le nouveau rôle esthétique d’enregistrer ces réalités, ces résistances, ces souvenirs et ces affections. Ca veut dire que la littérature chicana va à contre-courant du discours dominant. »

Park et Samoza, professeurs et chercheurs états-uniens (traduit de l’anglais)

Gloria Anzaldúa : une référence de la littérature chicana

L’écrivaine et théoricienne chicana Gloria Anzaldúa était une Texane de la septième génération, comme beaucoup d’autres habitants de la vallée du Texas, aux États-Unis. La vallée est une zone frontalière située au sud du Texas et très proche du Mexique.  C’est une zone très pauvre et ségréguée, dont la majorité des habitants sont d’origine mexicaine ou aborigène. La situation de l’éducation est bien pire car les écoles étaient ségréguées, les enseignants punissaient les élèves parce qu’ils étaient Mexicains et parlaient espagnol. Pour éviter la discrimination à l’école (au moins sur le plan linguistique), nombreux de parents ne communiquaient plus espagnol avec leurs enfants. C’est dans ce type d’environnement qu’Anzaldúa a grandi. Un environnement qui lui répétait sans cesse qu’être elle-même était mauvais.

Malgré le sexisme et le racisme dont elle a été victime tout au long de sa vie, elle est parvenue à obtenir une licence à l’université du Texas-Pan American. Elle a ensuite travaillé comme institutrice avant de poursuivre ses études en vue d’obtenir une maîtrise d’anglais à l’université du Texas à Austin. Enfin, elle a décidé de s’installer en Californie où elle continue d’écrire et d’enseigner dans diverses universités telles que l’université d’État de San Francisco et l’université de Californie à Santa Cruz.

«  Anzaldúa, l’une des premières écrivaines chicanas ouvertement lesbiennes, a joué un rôle essentiel dans la redéfinition des identités chicanas, queer, féministes et féminines, et dans le développement de mouvements de justice sociale inclusifs. »

Série de conférences Anzaldúa en philosophie (traduit de l’anglais)

 Les domaines d’étude d’Anzaldúa comprennent la théorie chicana, la théorie féministe et la théorie queer. Son œuvre littéraire comprend de la poésie, des autobiographies, des mythes, des récits historiques et des livres pour enfants tels que Prietita and the Ghost Women (1996)

Capture d’écran d’un article de journal annonçant le livre de Anzaldúa et Moraga.

L’un de ses livres les plus connus est une coédition avec Cherríe L. Moraga : This Bridge Called my Back : Writings by Radical Women of Color (Ce pont appelé mon dos : écrits de femmes radicales de couleur). Il s’agit d’une anthologie d’essais, de fiction et de poésie écrits par des femmes de couleur.

Couverture du livre « This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color» Source: https://www.english.ucsb.edu/research/bookshelf/this-bridge-called-my-back-writings-by-radical-women-of-color/
Dr. Gloria E. Anzaldúa Literary Landmark (Gloria E. Anzaldúa Point de Hommage au UTRGV, Texas) / Source: https://www.youtube.com/watch?v=7xRZ1HGN39g

Qu’est-ce que la théorie de l’autohistoria ?

Selon l’éditrice du dernier livre d’Anzaldúa, Analouise Keating,  l’autohistoria  peut être résumée comme une manière « de décrire les interventions et les transformations des femmes de couleur dans les formes occidentales et traditionnelles d’autobiographie. » En effet, la connaissance réflexive de soi permet de créer un espace de justice sociale où l’auteur.rice et l’écrivain.e sont lié.e.s par l’autobiographie : soit, dans un premier temps, parce que des aspects de la vie du narrateur.rice peuvent entrer en résonance avec le public, soit, dans un deuxième temps, parce que le public est confronté à une réalité complètement différente de la sienne. Dans les deux cas, une remise en question de ses propres histoires de vie pourrait être produite, forcée par des expériences et des réalités liées à des structures sociales telles que la culture, la religion, le genre et l’ethnicité.

Andrea J. Pitts, professeur.e associé de philosophie à l’université de Charlotte en Caroline du Nord, analyse la théorie de l’histoire de soi comme une épistémologie de la connaissance de soi et de l’ignorance.

« La notion d‘autohistoria-teoría démontre que les pratiques de connaissance de soi, comme toutes les pratiques de connaissance, sont sociales et relationnelles. » 

Andrea J. Pitts (Traduit de l’anglais)

Dans le cas de « l’histoire de soi », il peut y avoir un échange entre l’auteur.rice et le lecteur.rice au cours duquel une identité ou une histoire collective est construite ou déconstruite. 

L’ autohistoria-teoría selon Borderlands / La Frontera de Anzaldúa

Le premier livre d’Anzaldúa est un exemple clair de la théorie de l’auto-histoire. Bordelands/La Frontera : the New Mestiza (1987)  est une sorte de journal de bord qui explique en profondeur son expérience en tant que Chicana, lesbienne, écrivaine et activiste. C’est un livre qui remet en question la façon dont nous concevons l’identité et la façon d’écrire sur notre vie. 

« Parce que moi, une métisse, je sors continuellement d’une culture pour entrer dans une autre (…) âme entre deux mondes (…) ma tête bourdonne de contradictions »

Gloria Anzaldúa (Traduit de l’anglais et l’espagnol)

Dans cet abstract, il est évident qu’il y a un sentiment du va-et-vient entre les cultures. D’un côté la culture mexicaine et de l’autre la culture états-unienne. Et surtout, nous voyons comment ce sentiment peut être vécu par des Chicano.a.s. Il crée un manque d’appartenance aux deux cultures, une certaine confusion.

 De plus, vivre dans deux pays, entre deux cultures, voire même entre deux langues nourrit cette confusion. À ce sujet, Anzaldúa a écrit: 

« Nous sommes ceux de l’espagnol déficient… votre métissage linguistique, l’objet de vos moqueries. Sur le plan ethnique/racial, culturel et linguistique, nous sommes orphelins – nous parlons une langue orpheline. »

Gloria Anzaldúa (Traduit de l’anglais et l’espagnol)

Dans cet extrait, Anzaldúa parle de l’espagnol et de l’anglais, mais surtout de l’espagnol parlé par des Chicano.a.s qui n’est pas toujours « correct » ou soutenu en comparaison avec l’espagnol parlé par ceux et celles qui n’ont grandi qu’avec la langue espagnole. C’est le cas des Mexicain.e.s ou Latino.a.s qui ont émigré et qui habitent maintenant aux États-Unis. Nous leur reprochons de ne pas assez bien parler espagnol, cela peut aussi venir de leur propre famille, des personnes plus âgées.

Un autre aspect de la culture chicana représenté par l’autrice est les différentes idéologies. Elle a écrit:

« Bien que je défende mon ethnie (mes origines) et ma culture lorsqu’elles sont attaquées par des non-Mexicains, je connais le malaise de ma culture. Je déteste certaines méthodes de ma culture, la façon dont elle paralyse ses femmes. »

Gloria Anzaldúa (Traduit de l’anglais et l’espagnol)
Affiche appelée « Las chicanas » distribuée dans le musée LA Plaza de Cultura y Artes / Source: https://www.flickr.com/photos/neontommy/5638237089/

Anzaldúa, comme d’autres Chicanas, est consciente du sexisme encore plus marqué dans la culture chicana. Elle décrit ce véritable problème comme un malaise qu’il faut éradiquer. Elle dit aussi : « ce malaise paralyse ses femmes », car le rôle des femmes dans la culture chicana est limité et sexiste.

En résumé, l’un des thèmes prédominants de son premier livre est l’identité chicana.  À travers sa propre vie, Anzaldúa, en utilisant sa théorie de l‘auto-historia, enregistre et raconte les débuts de cette culture et les stigmates qui l’entourent. Anzaldúa ne se contente pas de raconter les faits comme le ferait un.e journaliste, elle prend le temps d’analyser et de questionner les effets sur sa vie. L’autohistoria-teoría  est une invitation à prendre le temps de se questionner et de s’écrire soi-même, surtout si ce qui a été écrit jusqu’à présent est stigmatisant, limitatif et erroné. En utilisant cette notion nous pouvons créer de nouvelles réalités et de nouvelles façons d’être et de vivre. 

Bibliographie :

  • Anzaldúa, Gloria, 1987, Borderlands = La Frontera: The New Mestiza, San Francisco: Aunt Lute Books.
  • Anzaldúa, Gloria, 2015, Light in the Dark/Luz en lo Oscuro: Rewriting Identity, Spirituality, Reality, Durham, NC, Duke University Press: Analouise Keating.
  • Park, Jungwon y Samoza, Oscar, 2010, « En En Giro Global: Hacia Una Nueva Definición de La Literatura Chicana »,  Confluencia, no. 1, vol. 26.
  • Pitts, Andrea, 2016, « Gloria E. Anzaldúa’s Autohistoria-teoría as an Epistemology of Self-Knowledge/ Ignorance », Hypatia, no. 2 vol. 31.

Sitographie: