Qu’est-ce qui pousse quatre cinéastes italiens à réaliser trois films sur le même sujet en l’espace de six ans ? Et que suggère cette coïncidence lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’une jeune poétesse italienne qui a vécu dans les années 1930 et qui a longtemps été oubliée par l’histoire de la littérature italienne ? Telles sont les questions que l’on se pose, lorsqu’on découvre qu’entre 2009 et 2015, pas moins de trois films consacrés à la figure de la poétesse et photographe italienne Antonia Pozzi ont été projetés dans les salles de cinéma italiens.

Antonia Pozzi : une affaire poétique

Que le cinéma s’intéresse à la littérature n’est pas nouveau, il suffit de penser aux innombrables adaptations cinématographiques de grands romans tels que :  Docteur Jivago,  Orgueil et préjugés  ou  Oliver Twist  pour n’en citer que quelques-uns. Le genre du biopic est également largement étudié, avec de nombreux films consacrés à la vie d’écrivains célèbres tels que Jane Austen, Colette ou Truman Capote. Ce qui est peut-être inhabituel dans le cas d’Antonia Pozzi, c’est que ce n’est pas un mais trois films qui lui ont été consacrés, en seulement six ans.

Antonia Pozzi est une poétesse italienne oubliée depuis longtemps, un sort commun à beacoup de voix poétiques féminines du XXe siècle italien. Deux films documentaires, Poesia che mi guardi (Poetry you look at me), de Marina Spada en 2009 ; Il cielo in me. Vita irrimediabile di una poetessa (Le ciel en moi. Vie irrémédiable d’une poétesse) de Sabrina Bonaiti et Marco Ongania en 2014 et Antonia un film d’auteur du réalisateur Ferdinando Cito Filomarino en 2015 constituent les trois exemples inspirés par la figure d’Antonia Pozzi. Les réalisateurs de ces trois projets ont utilisé les poèmes, journaux intimes, photographies et films de cette jeune artiste pour tenter de reconstruire, de manière cinématographique, sa personnalité particulière.

Née à Milan en 1912 dans une famille de la haute bourgeoisie lombarde, Antonia Pozzi appartenait à l’élite culturelle milanaise. Passionnée d’alpinisme, de photographie et surtout de poésie, elle écrit des poèmes dès son plus jeune âge et tout au long de sa courte vie. Elle obtient sa licence de philologie en 1935 avec un mémoire d’esthétique sur Gustave Flaubert. Seulement trois ans après, le 3 décembre 1938, elle se suicide à l’âge de vingt-six ans, peu de temps après la proclamation des lois raciales en Italie.

De cette jeune poétesse, 322 poèmes nous sont parvenus, mais dans l’ensemble de son œuvre, on trouve également des photographies et des écrits privés, c’est-à-dire des journaux intimes et des lettres d’où émerge toute la complexité et la subtilité de ses sentiments.

Une poétesse : trois angles cinématographiques

L’intérêt du cinéma pour Antonia Pozzi est principalement dû au fait qu’entre 2001 et 2007, un groupe de chercheurs (Alessandra Cenni, Onorina Dino, Ludovica Pellegatta et Matteo Maria Vecchio) a commencé à publier des éditions critiques avec des vers, des lettres et des journaux intimes inédits. Ces publications donnent le coup d’envoi à la redécouverte d’Antonia Pozzi et permettent à un public plus large de découvrir et d’apprécier son œuvre.

C’est précisément la beauté de ses vers et la profondeur de ses écrits qui ont inspiré ces trois films qui gravitent autour de son œuvre et de sa figure, mais qui parviennent chacun à préserver leur signature stylistique à travers de divers dispositifs :

Le film de Filomarino, par exemple, retrace de manière fictive les dix dernières années de la vie de la poétesse à Milan, pendant la période fasciste. Le film reconstitue certains des épisodes les plus significatifs de la vie de Antonia Pozzi, interprétée par Linda Caridi. En ce qui concerne ses choix stylistiques, Filomarino déclare que :

« Dans le film, les poèmes d’Antonia Pozzi ne sont jamais lus. Je n’aime pas la poésie récitée, je pense que la poésie est le mot écrit, une intervention orale dans le film aurait été une sorte d’intrusion. Pozzi fait de la poésie sur la page et c’est ainsi qu’elle vit. Ces poèmes imprimés sont une sorte de témoignage que son travail a transcendé les cahiers manuscrits enfermés dans le tiroir. »

Ferdinando Cito Filomarino https://cinecittanews.it/ferdinando-cito-filomarino-il-mio-antibiopic-antonia/

Dans le film documentaire : Il cielo in me. Vita irrimediabile di una poetessa (Le ciel en moi. Vie irrémédiable d’une poétesse), les réalisateurs Sabrina Bonaiti et Marco Ongania alternent entre scènes jouées et images d’archives. Ils reconstituent également sa relation avec les simples montagnards et les ouvriers de la banlieue milanaise, bien qu’Antonia soit issue d’une famille aristocratique :

« À l’exception des interviews, tous les mots qui reviennent dans le film et qui créent le parcours narratif sont ceux de Antonia Pozzi, interprétée par Erika Redaelli. Ce film nous raconte Antonia Pozzi à travers son parcours poétique. »

Marco OnganIa https://lavocedinewyork.com/arts/spettacolo/2018/12/27/il-cielo-in-me-vita-irrimediabile-di-una-poetessa-il-docufilm-su-antonia-pozzi/

Dans le film de Marina Spada, en revanche, Antonia Pozzi est racontée à travers la rencontre entre Maria qui est une jeune cinéaste, et un trio de poètes inscrivant les vers de leurs poèmes sur les murs de Milan la nuit. Tout au long du film, Spada évoque les lieux qu’elle a fréquentés autant les beaux quartier que la banlieue de Milan.

Le cinéma sauve les oubliées de la littérature

Le renouveau d’intérêt littéraire à son égard ne peut pas être la seule raison de la réalisation de ces trois films. Le besoin du cinéma de raconter Antonia Pozzi est fortement lié aux lacunes qu’une partie importante de la critique littéraire italienne a longtemps entretenues à l’égard de ses propres poétesses. Il faut rappeler qu’après la publication posthume de son premier recueil de poèmes, l’œuvre d’Antonia Pozzi a reçu des critiques positives de la part de personnalités influentes de la scène intellectuelle italienne, comme Eugenio Montale, qui l’a qualifiée de meilleure poétesse du XXe siècle. Malgré un premier accueil positif, son œuvre est restée dans l’oubli jusqu’aux années 1980, lorsqu’un petit nombre de chercheurs se sont consacrés à la redécouverte de son œuvre

Malgré une redecouverte au XXIe siècle, Antonia Pozzi, comme la plupart des femmes poètes italiennes, n’a jamais été véritablement reconnue et intégrée dans les canons littéraires. En effet, nous pouvons identifier une tendance qui concerne tout le vingtième siècle italien : la faible présence de noms d’auteurs féminins dans les anthologies de poésie italienne du vingtième siècle. Malgré cela, on peut dire que Antonia Pozzi a été l’une des rares privilégiées à apparaître plusieurs fois dans les anthologies des critiques du XXe siècle : elle figure dans l’Anthologie de la poésie italienne (1909-1949) de Giacinto Spagnoletti, en 1950 ; Lirica del Novecento de 1953, elle est seule en compagnie de Sibilla Aleramo ; enfin, dans les deux volumes de Poesia italiana del Novecento publiés en 1980 avec six autres poétesses, dont Elsa Morante, Daria Menicanti et Maria Luisa Spaziani.

Le rôle de la femme poète a toujours été controversé et il existe de nombreuses études sur la littérature de genre à cet égard. En effet, Antonia Pozzi, comme beaucoup d’autres femmes de son époque, est déchirée entre l’aspiration à la notoriété culturelle et littéraire et les limites expressives que la société fasciste assigne aux jeunes femmes. En effet, dans ses vers comme dans ses écrits privés, nous trouvons des réflexions récurrentes sur la condition polémique des femmes par rapport à l’accomplissement artistique. Et c’est précisément ce qui ressort des trois films, malgré leur diversité :

« Je cherchais une histoire de femme qui vaille la peine d’être racontée, parce que le film parle effectivement d’Antonia Pozzi, mais aussi, plus profondément, de la nécessité de la poésie. »

Marina Spada http://www.antoniapozzi.it/2138/

Une poésie qui transcende les époques

Contrairement à certains critiques littéraires qui ont abordé l’œuvre de Antonia Pozzi en voulant retracer sa biographie, les films utilisent sa biographie pour tenter de reconstruire l’imaginaire poétique de cette jeune artiste :

« L’idée n’était donc pas de faire un biopic, mais de regarder quelques moments de son existence et d’essayer de comprendre pourquoi elle avait besoin d’écrire et de prendre des photos. Comment cela s’est passé et les raisons de ses choix. Bref, de transformer en cinéma ce monde poétique qui était le sien. »

Ferdinando Cito Filomarino https://cinecittanews.it/ferdinando-cito-filomarino-il-mio-antibiopic-antonia/

Le cinéma utilise l’histoire d’ Antonia Pozzi pour tenter de représenter l’urgence poétique d’une voix féminine, en redécouvrant des modèles culturels féminins trop longtemps restés dans l’ombre d’un certain traditionalisme. Les quatre réalisateurs s’accordent sur un autre élément qui a caractérisé la décision de dédier un film à Antonia Pozzi : celui de la modernité. À la demande « le film d’Antonia parlera-t-il aux jeunes ?» Filomarino repond:

« C’est un personnage extrêmement contemporain. Sa modernité ne réside pas seulement dans son contenu, mais aussi dans le fait qu’elle a minutieusement affirmé son identité de poètesse, contre le conformisme morose et masculin de son époque. Son originalité réside dans sa voix poétique porteuse d’altérité dans un monde qui ne reconnaissait pas la dignité des femmes. »

Ferdinando Cito Filomarino https://cinecittanews.it/ferdinando-cito-filomarino-il-mio-antibiopic-antonia/

Le lien de cette poétesse avec le cinéma semble encore renforcé lorsqu’en 2017 elle est de nouveau mentionnée dans le film Call me by your name de Luca Guadagnino : dans une scène du film, le protagoniste Elio (interpreté par Timothée Chalamet) offre à l’un de ses amis Parole, le premier recueil de poèmes d’Antonia Pozzi, publié en 1939.


Bibliographie

  • Cenni A., 2002, In riva alla vita: storia di Antonia Pozzi poetessa, Milano : Rizzoli.
  • Bernabo’ G., Dino O., 2015, Parole di Antonia Pozzi, Milano : Ancora.
  • Rosa S., 22 Novembre 2015, Ferdinando Cito Filomarino: il mio antibiopic ‘Antonia’, cinecittà news.
  • Vecchio M., 2012, Antonia Pozzi. Otto studi, Milano : Giuliano Landolfi.