Une jeune femme non identifiée est retrouvée morte, les phalanges des doigts coupées et des signes évidents de viol. L’enquête montre que derrière cette mort se cache une femme qui semble porter mille noms. Qui était-elle vraiment ?
Le roman noir met en avant des problématiques sociales, une société corrompue. Genre traditionnellement masculin, la brutalité et la cruauté s’exercent essentiellement à l’encontre des personnages féminins, qui sont de véritables boucs émissaires.
Silvestre Vilaplana nous offre dans Dones sense nom une intrigue au mille noms, où la femme se bat pour faire sa place. Mais pourquoi est-elle une victime idéale ?
Le roman noir : miroir des injustices sociales
De façon intuitive, tout le monde peut donner une définition du genre noir et policier. Il est impossible de créer des catégories absolues qui tiennent compte de toutes les facettes d’un genre littéraire complexe. Il représente un des genres les plus populaires et ce depuis le début du XXème siècle, cependant il a toujours eu une position intermédiaire entre grande littérature et paralittérature. Le roman noir se consacre à la violence, au désordre et au crime. Il met en avant le côté éphémère de la vie. Dans ce genre, l’érotisme et le désir se manifestent à travers un jeu de pouvoir.
Le roman va au-delà d’une simple lecture de divertissement. Personne n’est innocent, pas même le lecteur. Ce dernier s’immisce directement dans l’action, il joue un rôle plus actif. Effectivement, par le biais de la peur, de l’agression ou encore par celle de la mort, l’auteur associe le lecteur directement à l’action vécue par le héros. (idealhealth123.com) La menace qui plane sur celui-ci ainsi que sur la victime est le moteur de l’action ; en tant que lecteur, nous sommes acteurs par procuration et nous nous demandons comment les évènements vont se succéder.
Au-delà du meurtre, le roman noir permet d’une certaine manière de montrer les injustices sociales. L’auteur joue sur les personnages et l’environnement. Il construit ainsi un scénario réaliste qui montre les secteurs de la société corrompue. Souvent, nous détournons les yeux face à ce qu’il se passe ; le roman noir oblige donc le lecteur à contempler les évènements que le confort quotidien lui fait fuir.
Michèle Soriano affirme que « les romans policiers et érotiques […] ont en commun, en tant que technologies du genre, la réification des personnages féminins, leur statut d’objet passif, et leur position de victime, rendue inéluctable par ce statut. La violence physique mise en scène dans ces genres est l’élément fondateur de leur définition ».
« Le roman policier s’avance dur, viril, intelligent, fort de ses procédés qui lui permettent de tout expliquer. Ce qu’il sait dissiper, c’est le flou poétique, les « clairs-obscurs » du coeur »
Danielle Charest
Comme l’observe Danielle Charest, l’image de cette littérature majoritairement masculine est encore d’actualité. Mais ces idées reçues sont contredites car un grand nombre de femmes ont publié et publient encore des romans noirs. Cependant, ce genre n’est que le reflet de la place ménagée aux femmes dans ce monde à forte prédominance masculine.
La femme, victime idéale
« Dans le monde entier on tue les femmes. Les maris, les pères, les violeurs, les psychopathes, les brutes, les jaloux. C’est le gibier préféré. Et en temps de guerre, c’est pire, les soudards confondent leur sexe avec leurs fusils. »
Maud Tabachnik
Le roman noir est souvent construit autour de stéréotypes : le flic lassé, l’enquêteur désabusé, la femme fatale, le tueur, la victime… Il est considéré comme un genre traditionnellement masculin et conservateur. Les brutalités et cruautés sont souvent exercées à l’encontre des femmes.
Mais pourquoi la femme est-elle représentée comme une victime ?
Il est difficile de lui attribuer un rôle spécifique, elle est régulièrement reléguée au second plan : collègue, victime, femme fatale… Le courage étant considéré comme une vertu masculine, il est encore inconcevable pour certains de confier les rênes d’une enquête à des femmes étourdies ou trop émotives. D’autre part, le désir représenté dans le roman noir est la plupart du temps celui de l’homme. Autre que le courage, c’est la brutalité qui ressort à travers des scènes de sexe violentes. L’acte apparait froid, sans sentiments particuliers ; il est rare que l’on connaisse le ressenti de la victime et passons directement à la résolution de l’enquête. La femme apparait alors comme un être fragile que l’on se doit de protéger. La virilité est mise en avant comme une protection perpétuant ce rapport dominant/dominé, homme/femme.
Cette vision de la femme-victime a une répercussion sur la représentation de la société. D’une certaine manière, elle accentue le sentiment d’insécurité dans l’espace public. Il est souvent recommandé aux femmes d’être prudentes dans la rue, ce sont à elles de faire attention. Comme l’indique le SSMSI, 9 victimes d’outrages sexistes enregistrées sur 10 sont des femmes, soit 91%. 31% sont liées à d’autres délits comme des violences physiques, des menaces ou des agressions sexuelles.
Certains auteurs, qui continuent à choisir une victime de sexe féminin, renforcent cette idée de vulnérabilité des femmes perçue comme une évidence. Les images associées à ce genre, comme la rue ou encore la nuit, alimentent la dimension dangereuse pour la femme. Nous avons comme idées reçues des crimes souvent commis de nuit dans des lieux déserts. Cependant, ils se déroulent aussi bien de jour comme de nuit, dans des lieux publics ou privés. Ces romans peuvent accentuer le sentiment d’insécurité ressenti par les femmes lorsqu’elles sont dehors et les incitent, d’une certaine manière, à rester en sécurité chez elles.
Penser qu’aucun roman noir n’a comme personnage principal une femme serait encore une idée reçue. Ce n’est pas seulement le roman noir féministe qui remet en question cette littérature considérée comme virile durant de nombreuses années, des auteurs masculins choisissent également une femme pour porter l’action et se défaire de ce rôle de victime.
Les femmes, protagonistes principales de l’œuvre
Le roman de Silvestre Vilaplana, Dones sense nom, entrelace différentes histoires qui finissent par se lier au fil du roman. C’est une œuvre très riche, avec des conflits sociaux variés qui alternent de chapitre en chapitre : le monde de la prostitution, la violence masculine, les mafias de l’Est… Elle se compose de 60 courts chapitres et d’un épilogue ; ce genre de format rend le roman très addictif. Le roman noir n’est pas seulement une histoire de crime qu’il faut résoudre. C’est également un cadre mis en place afin de raconter différentes histoires et le fait d’influencer la psychologie des personnages aide à compléter ce cadre.
La souffrance du personnage crée-t-elle de l’empathie chez le lecteur ?
Le roman est composé de personnages ayant des parcours difficiles pour différentes raisons. Cela vise à angoisser le lecteur, en offrant une richesse de perspectives qui ne prendront forme qu’à la fin de l’histoire. Le roman se construit sur trois intrigues parallèles et apparemment sans lien : d’une part, le livre commence avec une jeune femme qui accouche dans une institution religieuse. On lui annonce que sa fille est mort-née. Nous avons également Araceli, une femme qui reprend son travail d’inspectrice de police après sa guérison d’un cancer du sein. Le premier cas auquel elle doit faire face est celui d’un cadavre de femme ayant les phalanges des deux mains coupées. Et enfin Ignasi, un jeune homme atteint de dystrophie musculaire et pour qui son père, un important homme d’affaires, engage les services d’une assistante sexuelle, Délia. À travers ces différentes histoires, le roman questionne et explore des thématiques tabous : les bébés volés, le droit aux relations sexuelles des personnes handicapées ou atteintes de maladies dégénératives, la prostitution…
Silvestre Vilaplana nous propose un roman où la plupart des personnages sont des femmes ayant des vies et des situations poussées jusqu’à l’extrême. Le personnage de Délia, dont nous découvrirons tous les épisodes de sa vie, pourrait être l’exemple le plus clair et le plus terrifiant de ces femmes anonymes (ou, dans son cas, avec un excès de noms pour cacher le vrai) auquel le titre fait référence. Délia n’est qu’une victime de plus de cette masculinité dominante que nous retrouvons dans une institution comme la police ou encore dans différents domaines de la société : exploitation sexuelle par les mafias, violences de genre perpétrées en toute impunité, le pouvoir des riches qui obtiennent tout ce qu’ils veulent, même l’enfant qu’ils ne peuvent avoir pour une raison ou pour une autre. Le sexe est représenté en tant que marqueur des rapports de pouvoirs. Délia va se confronter au monde de la prostitution et va subir des viols. L’héroïne violée est symboliquement ramenée à son statut d’objet par les blessures et les pénétrations qui lui sont infligées. Dans la société, 1 femme sur 2 a déjà subi une violence sexuelle en France et 91% des victimes connaissent les agresseurs, ce que l’on considère comme un « crime de proximité ».
« Dèlia reste silencieuse. On l’achetait à nouveau. Toujours pareil. L’argent en échange d’être une marionnette. […] Le pire c’est qu’elle [Virginia] avait raison sur tout, dans ce qu’elle avait dit et dans le fait qu’elle était à vendre. Elle était toujours à vendre. »
Dones sense nom (traduit du catalan)
Pendant longtemps, dans le roman noir au masculin, les scènes de meurtres reflétaient le sadisme des hommes envers les femmes en décrivant sans scrupule les corps des victimes sans vie, souvent violées et amputées. Ce modèle évolue, la représentation du viol ou de la prostitution s’accompagnent maintenant d’un processus psychologique des martyrs (en ressentant un sentiment de culpabilité et de honte). Les autrices de roman noir se battent pour le respect de la dignité et le droit des femmes en examinant les traumatismes que la violence provoque chez les victimes.
Ainsi, l’auteur Silvestre Vilaplana montre que les mentalités évoluent en donnant les premiers rôles à des femmes. La victime n’est pas seulement découverte afin de laisser place à l’enquête, l’auteur développe son histoire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, à travers la psychologie de la protagoniste. Les sentiments de la victime ou de l’enquêtrice sont mis en avant. Cependant, nous pouvons questionner la représentation de la violence dans le roman noir. Comme nous avons pu le voir, la femme-victime n’est autre que le reflet d’une réalité sociale bien trop présente. Alors, cette violence ne renforce-t-elle pas ce sentiment d’insécurité ressenti par les femmes ?
Bibliographie
- Amalric, Hélène, Charest, Danielle et Brasleret, Fanny (eds) « Féminisme et polar », Actes des Journées de l’ANEF, 2000. [https://shs.hal.science/halshs-04172554/document (consulté le 28 novembre 2023)].
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- López Martínez, Marina, « Representación de la violencia y del deseo en la novela negra en femenino », Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, Vol. 29, Nº 1, 2014.[https://repositori.uji.es/xmlui/bitstream/handle/10234/124424/lopez_martinez.pdf?sequence=1&isAllowed=y (consulté le 26 novembre 2023)].
- Soriano, Michele, « Violence, érotisme, pornographie : technologies du genre dans les genres policiers et érotiques », Lectures du genre, 2008. [https://lecturesdugenrefr.files.wordpress.com/2019/03/soriano.pdf, (consulté le 26 novembre 2023)].
- Vilaplana, Silvestre, Dones sense nom, Barcelone, Alrevés, 2020.
Passionnant ! C’est un article absolument captivant qui nous donne à voir de nouvelles perspectives concernant l’image péjorative de la femme dans le roman noir qui est habituellement laissée de côté au profit de personnages masculins, traditionnels. C’est extrêmement intéressant de souligner l’importance de la femme dans ces romans afin de voir la violence qui en émane. Bravo !!