Si, au cours de l’histoire, les femmes ont souvent été absentes des rayons des bibliothèques, dans le cas du théâtre, cette absence est encore plus marquée. À la fin de la dictature franquiste, le théâtre catalan connut une résurgence, pourtant, au tournant du XXIe siècle, les femmes de théâtre continuaient d’être ignorées et c’est dans ce contexte que plusieurs projets de recensement de ces créatrices ont vu le jour. En 2020, le Teatre Nacional de Catalunya choisit comme axe de travail la redécouverte des autrices pionnières. Parmi elles, Caterina Albert.

Dans cet article, nous allons étudier comment l’histoire de La infanticida, du scandale d’Olot à sa représentation tardive, illustre cette invisibilisation des femmes de théâtre.

Caterina Albert

De Caterina Albert i Paradís a Victor Català

Caterina Albert i Paradís (1869-1966) est une écrivaine, poétesse et dramaturge catalane, autrice du roman Solitud (1905), l’une des œuvres phares du modernisme. Elle s’intéresse également à la peinture, à la sculpture et au dessin.

À la suite du scandale autour de sa pièce La Infanticida, elle se met à utiliser le pseudonyme de Víctor Català, mais elle continue de signer de son nom réel les dessins, peintures, aquarelles et sculptures qu’elle conserve dans sa collection privée.

Autoportrait de Caterina Albert

Couvrez ce nom que je ne saurais voir…

En 1898, âgée de 29 ans, elle envoie aux IX Jocs Florals d’Olot (un concours de poésie) un poème, Lo llibre nou, et un monologue en vers : La Infanticida. Et les deux titres sont récompensés ! Si le poème est publié cette même année, le monologue ne sera, lui, publié qu’en 1967, soit 69 ans après les Jocs florals et un an après la mort de Caterina Albert.

Et la pièce ne sera jamais représentée de son vivant. Mais nous y reviendrons plus tard…

Alors… Mais que s’est-il donc passé à Olot ?

« La infanticida est empreinte d’un réalisme qui fait dresser les cheveux sur la tête, qui fait frémir et trembler à l’idée de la voir mise en scène, mais qui enchante par la qualité de sa facture, la correction de sa forme. »

Communiqué du secrétaire du prix, Berga i Boada (Traduit du catalan)

Eh bien, si le jury était unanime sur la qualité du texte, lorsqu’il découvrit qu’il avait été écrit par une femme, il demanda à l’autrice de rectifier certains aspects et d’en adoucir le ton afin de pouvoir le lire en public sans heurter les sensibilités. Pour Berga, il fallait apporter des modifications « absolument incontournables, non seulement pour ne pas heurter la morale, mais aussi pour ne pas heurter le bon goût (et les bonnes mœurs) ». Certains journaux locaux accusèrent aussi la pièce d’« immoralité » et d’« hérésie ».

Caterina Albert ne se présenta « ni à la fête, ni avant, ni après, les laissant tout arranger à leur guise et faire ce qu’ils voulaient » et prit la décision de ne plus rien publier sous nom. Lorsque 12 ans plus tard elle publia El cant dels mesos, elle le fit sous le nom de Victor Català.

Ce renoncement à l’utilisation de son vrai nom n’est pas un fait isolé, puisque de nombreuses femmes écrivaines au XIXe siècle ont fait de même (citons par exemple George Sand). Il doit être compris comme une volonté d’indépendance et non comme une attitude « masculinisante » à l’égard de l’écriture.

Dans une lettre à Narcís Oller, elle écrivit : « J’ai été attristée qu’à l’occasion du livre, l’auteur ait été pointé du doigt et que ses conditions particulières aient été la raison du tumulte que le livre a provoqué ; s’il n’avait pas été écrit par une femme (dans un pays où les femmes n’ont pas pour habitude d’écrire), on n’aurait parlé que du livre ; c’est ce que je souhaitais. »

Toutes les critiques se sont centrées sur l’aspect moral : il semblait inadmissible qu’une femme parle d’un tel sujet et, contrairement à la tradition, l’œuvre ne fut pas lue lors de la cérémonie.

Mais de quoi parlait donc La infanticida ? Tout (ou presque) est dans le titre !

Une autre Médée

Medea, Frederick Sandys, Huile sur toile – entre 1866 et 1868 -, Birmingham Museum and Art Gallery, © Wikimedia Commons

Nela a commis le crime de Médée : l’infanticide.

Résumons la pièce : Nela est une jeune paysanne, fille de meunier, qui a été internée dans un asile après avoir tué sa fille. Elle raconte au public sa relation clandestine avec Reiner, un jeune bourgeois de Barcelone. Lorsqu’elle tombe enceinte, le jeune homme l’abandonne. Les menaces de son père, la peur et la société à laquelle elle est confrontée la poussent vers une issue tragique : après avoir accouché seule et en secret d’un bébé qu’elle assure avoir aimé dès qu’elle l’a tenu dans ses bras, lorsque celui-ci se met à pleurer, terrifiée à l’idée que son père découvre la situation, elle jette le bébé dans la meule du moulin.

Un crime subversif qui va à l’encontre du rôle attribué aux femmes : la maternité.

Dans une société basée sur la culture de l’honneur, représentée ici par le père qui se soucie davantage de sa réputation que du bonheur de sa fille, le père de Nela la condamne à l’isolement et menace de l’égorger avec sa faux.

Au-delà du thème, la modernité de la pièce tient aussi en la façon qu’a choisie Caterina Albert de présenter son personnage. Nous sommes loin ici de l’héroïne qui meurt pour que démarre la pièce que dénonçait Cixous.

Nela, une femme qui s’explique

Le choix du monologue nous donne accès à l’intériorité de Nela. Elle n’est pas une victime sans voix, elle s’explique. Dans un récit qui oscille entre monologue lyrique et monologue réflexif, elle se confie au public, alternant les faits passés et le présent, la narration directe à la première personne renforçant la position de sujet de Nela.

Elle se rebelle par la parole contre certaines représentations sociales et culturelles liées au genre et à la classe.

La volonté de Caterina Albert de donner un certain sens à l’œuvre est manifeste dans les indications scéniques de l’incipit :

« N’oubliez pas que Nela n’est pas un être pervers, mais une femme aveuglée par une passion ; qu’elle agit, non pas de son plein gré, mais à cause des circonstances, avec son esprit coincé entre deux parallèles inflexibles : son amour pour Reiner et la menace de son père, le premier, la poussant vers la culpabilité, la seconde, lui montrant la punition, les deux, de concert, la poussant vers la folie. »

La Infanticida, Caterina Albert (traduit du catalan)
Image du spectacle La infanticida au Teatre Romea (2009) © Teatre Romea

Piégée par les structures patriarcales du système (orpheline de mère, elle vit avec son père et ses frères), elle est soumise à une grande marginalisation.

Nela est prisonnière à trois niveaux. Tout d’abord de sa cellule maintenant, mais aussi de ses relations avec Reiner et avec son père, et de sa folie.

Lorsque Nela parle de sa relation avec Reiner, on y trouve les éléments classiques de la tradition amoureuse occidentale (attente, douleur de la séparation, peur de perdre l’être aimé). Elle, simple paysanne, voit aussi en lui son Pygmalion.

Le père joue à la fois le rôle du répresseur moral et du gardien de l’ordre social : en effet, il voit la relation de Nela avec Reiner d’un mauvais œil et la juge impossible, car ce dernier appartient à une autre classe sociale.

Nela dévoile juste avant le tomber du rideau le désir qu’elle ne peut réaliser : échapper au père, à la faux et à la meule, symboles de son oppression. Il ne lui reste plus comme chemin de fuite que la folie.

Un corps omniprésent

Si le monologue nous donne à entendre la voix de Nela, son corps est aussi très présent.

Les didascalies montrent que le langage corporel de l’actrice doit transmettre oppression, nervosité et malaise : « Elle bougera, se levant, s’asseyant, se promenant, ad libitum, afin que le monologue ne soit ni monotone, ni lourd. »

Encore une fois, Caterina Albert défie ici les conventions associées aux personnages féminins, passifs et effacés.

En résumé, on peut dire que tant par sa thématique que par son traitement de l’héroïne, La infanticida est une pièce résolument moderne qui bouscule la place souvent assignée aux femmes au théâtre et critique l’oppression sociale. Et Caterina Albert, par ses nombreuses didascalies, montre sa volonté d’autrice, mais aussi de metteuse en scène.

Les représentations de la pièce

D’accord, d’accord, la pièce a fait scandale à Olot en 1898, mais que s’est-il passé après ? A-t-elle jouée ?

Eh bien, non ! Ou du moins pas tout de suite…

Comme nous le disions au début de cet article, la pièce a été peu jouée : la première fois, en 1967, dans le cadre d’un hommage rendu à Caterina Albert, soit 69 ans après sa présentation aux Jocs Florals et un an après la mort de l’autrice.

Il faudra ensuite attendre 25 ans avant que la pièce ne soit reprise en 1992 puis en 1993 à Barcelone. Elle a aussi été jouée en 1997 à Gérone. Puis en 2009, à nouveau à Barcelone. Il faut cependant noter que, le plus souvent, la pièce n’est jamais présentée seule, mais dans le cadre d’un cycle.

La infanticida Teatre Romea (2009) © Teatre romea

En 2019, dans un contexte de revendication des autrices matrimoniales, elle est adaptée sous la forme d’un opéra électronique.

Trailer de l’opéra électronique La Infanticida (Caterina Albert et musique de Clara Peya)

Et c’est ce spectacle que reprendra le Teatre Nacional pour la saison 2021. Cette même année, et dans la lignée de son programme destiné à redécouvrir les dramaturges pionnières, le Teatre Nacional ouvre la saison avec un « biopic » sur la vie de Caterina Albert, La Victor C.

Pour aller plus loin

En plus des travaux de Maria José Ragué Arias, d’autres projets de revendication de la place des femmes dans le théâtre ont vu le jour en Catalogne, nous en citerons deux exemples.

El projecte VACA : une association de créatrices scéniques fondée en 1998 et qui a fêté ses vingt ans en 2018. Elle a pour but de recenser et de donner à voir les travaux des femmes de théâtre en Catalogne. Pour cela, elle a créé la Vacateca, (une bibliothèque ayant pour vocation de rassembler toutes les œuvres des créatrices). En 2021, un court-métrage documentaire « Univers Vaca » retrace la trajectoire de l’association.

Dona’m escena (2018) : un collectif de créatrices scéniques féministes qui analyse la parité dans la programmation de différents théâtres et festivals.

Exemple de radiographie de la parité. © Dona’m Escena. Site : https://donamescena.wordpress.com/radiografia/

Bibliographie

Català V., 1898, La Infanticida, Barcelone : Club Editor Jove.

Bartrina F., 1997, « Teatre de dona al tombant de segle: La infanticida de Caterina Albert », Lectora: revista de dones i textualitat, no 3, p. 39-48,

Compagna A.-M., 2022, « Medea in controluce: La infanticida di Caterina Albert (1898) e

un’infanticida ad Alghero nel 1735 », SCRIPTA, Revista internacional de literatura i cultura medieval i modernano 20, p. 124-131.

Solís Cortizas M. V., 2014, « La infanticida de Caterina Albert e « a xustizapola man» de Rosalía De Castro: análise comparativa », in Álvarez, R. / Angueira, A. / Rábade, M. C. /. Vilavedra D. (coords.), Rosalía de Castro no século XXI. Unha nova ollada, Santiago de Compostela, Consello da Cultura Galega, pp. 1096-1115

Cabrera C., Programa de mà de La Infanticida, Teatre Principal de Mallorca. Disponible ici:  https://www.teatreprincipal.com/ca/ficha/detalle/562/infanticida/ (dernière consultation : le 8 janvier 2024)