Parution – L’hôpital en réanimation: le sacrifice organisé d’un service public emblématique
Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski, Richard Torrielli (dir.), L’hôpital en réanimation: le sacrifice organisé d’un service public emblématique, Paris, Editions du Croquant (Savoir/Agir), 2011.
Un livre sur les transformations actuelles du monde hospitalier, et plus largement sur celles des services publics et de l’Etat.
Introduction: Des praticiens et des chercheurs croisent leurs diagnostics et leurs pronostics
Il est des rencontres qui font un livre et fondent une ambition. À l’occasion du séminaire de réflexion organisé par le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs élargi (SNPHAR-E), médecins hospitaliers, professionnels de terrain, économistes, sociologues, philosophes, ont cherché à décoder les raisons du malaise profond qui affecte aujourd’hui l’hôpital public. Nous avons décidé de livrer ici les clés de ce décryptage.
Un constat s’impose. Lentement, progressivement, insidieusement, depuis plus de 30 ans, malgré les impasses et les effets pervers des réformes néo-libérales, les politiques publiques nationales et européennes ont créé les conditions de la privatisation et de la libéralisation de notre système de santé solidaire. Et le fait le plus frappant réside en ce que ces évolutions ont été conduites dans une opacité totale sans que jamais le débat démocratique ne puisse véritablement s’emparer de ce sujet crucial et offrir un choix clair aux citoyens.
Qui sait qu’il n’existe plus, juridiquement, d’hôpitaux publics en France puisque la catégorie d’« hôpital public » a été méthodiquement rayée de la législation à l’occasion de l’adoption de la loi portant réforme de l’hôpital, le 21 juillet 2009 ?
Qui sait que les décisions administratives au sein des hôpitaux sont désormais motivées par la rentabilité forcenée, la mise en concurrence acharnée et la conquête de parts de marché ? Les réunions hospitalières institutionnelles sont devenues de véritables réunions de directoire d’entreprises marchandes.
Qui sait qu’aujourd’hui les médecins hospitaliers, et demain les infirmières, peuvent être rémunérés à la performance selon des critères édictés par des agences paraétatiques ? Le médecin qui vous prend en charge ne vous soigne plus seulement en conscience. Il a aujourd’hui perdu une part de son autonomie, de son indépendance et de son libre arbitre. Sa pratique n’est plus uniquement fonction des données de la science ou de son expérience. Il est un médecin sous influence. Influence administrative car la verticalisation et la concentration des pouvoirs aux mains d’exécutifs non élus (chefs d’établissement, directeurs généraux des ARS) atteignent aujourd’hui un paroxysme. Influence économique car tout le champ de la médecine semble devoir se réduire en une somme d’actes techniques juxtaposés auxquels correspondent des tarifs précis, ajustables à tout moment. Des agences conseillent ou promeuvent tel ou tel mode de prise en charge. Et de votre compliance, voire de votre soumission dépendront la pérennité de votre emploi de médecin hospitalier, devenu précaire, et le montant de votre rémunération, devenue variable. Influence juridique, enfin, car la recherche de la guérison sans incident, sans accident et sans séquelle s’est introduite dans la relation médecin-malade et tend à faire disparaître le « colloque singulier » au bénéfice du contrat de résultat.
Beaucoup l’ignorent. Pourtant il s’agit de mesures souvent techniques qui, en s’empilant au fil du temps, finissent par opérer une véritable révolution à la fois conceptuelle et pratique. L’on pourrait même parler d’une contre-révolution tant, en réalité, l’objectif, d’ailleurs assumé par certains idéologues patronaux, est de sacrifier notre modèle de protection sociale, hérité du Conseil national de la Résistance.
Paradoxalement, ce sont des bouleversements que beaucoup de médecins ont validés, plus ou moins consciemment, oubliant parfois le sens profond de leur vocation à soigner. Sont-ils pour autant responsables de n’avoir su résister et de s’être ainsi compromis à accepter, la lassitude aidant, ce renoncement éthique et déontologique ; et pour certains, de se rendre même complices de cette nouvelle doctrine par l’acceptation du rôle de « manager » que veut leur conférer la nouvelle gouvernance de l’hôpital ? En réalité, une analyse attentive des réformes démontre que la conversion du monde médical aux valeurs mercantiles est le fruit d’une volonté délibérée et d’une impulsion programmatique d’une technocratie gestionnaire et des lobbies assurantiels et industriels : « On ne naît pas marchand, on le devient. » Ce furent des évolutions extrêmement progressives et souvent insidieuses, de sorte qu’elles furent difficiles à dénoncer pour un professionnel accaparé par son activité quotidienne auprès des malades. D’ailleurs, le médecin ainsi conquis à son insu n’était probablement pas intellectuellement équipé pour comprendre et faire barrage à cette offensive du marché et de l’État, lesquels avaient scellé de longue date un pacte inavoué consacrant la dissolution de l’hôpital public.
Ce déni de démocratie est la marque de fabrique des récentes réformes (financement des hôpitaux, Loi HPST) et il est aujourd’hui à l’origine d’une spirale de défiance qui abîme les relations entre les soignants, certains administratifs et les patients. Or, sans confiance il n’est point de médecine efficace et solidaire au service de tous. Le discours de « la » réforme – sous-entendue la seule possible et imaginable – résonne violemment et assourdit celles et ceux qui croient en la suprématie des valeurs républicaines de solidarité, d’égalité et de méritocratie. Nous sommes désormais toutes et tous déstabilisé-e-s par des injonctions contradictoires et paradoxales permanentes. Et nous finissons parfois même par douter du sens premier de nos engagements.
Les pages qui vont suivre tentent donc de décrypter les réformes néo-libérales en cours. Le réquisitoire est accablant. Le constat éclairant. L’hôpital et ses réformes apparaissent paradigmatiques de l’évolution en cours et à venir des services publics.
Néanmoins, nous voulons conforter notre analyse au-delà de la simple dénonciation stérile d’un complot. L’alliance singulière des hommes et des femmes que nous sommes porte également l’ambition de proposer une vision différente et un projet à contre-courant de la pensée dominante. Nous devons rétablir l’autonomie et la prééminence des professionnels et des intellectuels en lieu et place des « experts » ; ces idéologues d’un nouveau genre usurpent la légitimité scientifique pour servir des intérêts privés bien plus prosaïques. L’invocation de la « science », de la « fatalité des faits », l’exhibition de statistiques plus ou moins fallacieuses, l’appel au « bon sens gestionnaire » sont censés faire taire le débat démocratique. Nous refusons cet évidement de la délibération collective. Contre eux, nous proclamons que la santé n’est pas un bien de consommation. Contre eux, nous défendons une recherche médicale et une formation médicale continue indépendantes. Contre eux, nous affirmons que les valeurs professionnelles d’éthique et de déontologie sont porteuses d’avenir pour nos métiers, et sont au fondement de la relation de confiance qui nous lie aux patients. Contre eux, nous pensons qu’un travail d’équipe serein est davantage vecteur d’efficience que les coûteuses politiques de l’évaluation quantophrène et de l’enfermement dans des normes élaborées en dehors, sinon contre les professionnels.
Enfin, nous sommes mus par une conviction forte : il existe, plus que jamais, une place pour un hôpital public d’excellence dans notre société. Et cette place doit être non seulement défendue, mais aussi étendue. L’hôpital public, en tant qu’il est seul porteur, au sein d’une offre de soins en voie de privatisation accélérée (médecine libérale, cliniques, industrie pharmaceutique), de la logique et des valeurs de service public, doit investir de nouveaux champs d’activité, en particulier la médecine de proximité, qu’elle soit curative ou, surtout, préventive. C’est en réalité en faveur d’une nouvelle ambition pour l’hôpital public que nous plaidons : un hôpital réformé, instrument de lutte contre les déserts médicaux, s’appuyant sur de nouveaux modes de gouvernance locale et régionale, ouvert sur son environnement, modèle de démocratie sanitaire et consacrant la fin d’une certaine médecine basée sur un mandarinat féodal. Il nous appartient de prendre en main nos destins et de tourner le dos aux résignations. Les défis sont nombreux. Certes. Mais, pour qui a le sens de l’Histoire et l’ambition du progrès, il est aujourd’hui deux enjeux majeurs à relever : réinventer l’hôpital public républicain et refonder les valeurs d’une médecine humaniste.
Il va de soi que si ce livre a été initié par des praticiens hospitaliers, issus d’une spécialité plutôt dominée dans le champ médical, il ne se veut absolument pas un plaidoyer pro domo des intérêts d’une profession médicale – au demeurant très éclatée tant dans ses conditions d’exercice, ses pratiques que dans ses revenus – que l’on considère souvent comme privilégiée et « intouchable 1 ». Les médecins ont l’habitude de travailler en équipe, avec les infirmières, les aides-soignantes, les assistantes sociales 2, etc. Les réformes mettent en cause non seulement l’hôpital public, institution républicaine où exercent tous les soignants, mais aussi les équipes elles-mêmes. À rebours donc de tout corporatisme, cet ouvrage vise, au contraire, à restituer et à expliquer, grâce à l’éclairage des sciences sociales, les plaintes ordinaires, formulées par toutes les catégories de soignants, face à un univers qui, sous l’effet des réformes, se bureaucratise, se déshumanise, génère toujours plus de démotivation et de résignation, de la souffrance au travail aussi, multiplie les conflits éthiques et de loyauté (« dois-je privilégier le bien du patient ou celui des finances de l’hôpital ? »).
Il est organisé en deux grandes parties. La première vise à restituer le contexte macro-économique et, surtout, macro- politique de la conformation toujours plus grande du monde hospitalier à la rationalité néo-libérale et aux préconisations du New Public Management. Elle démonte les engrenages idéologiques, budgétaires, instrumentaux de « La » réforme. La seconde partie s’efforce d’identifier les conséquences de cette grande transformation hospitalière sur les pratiques des soignants et, partant, sur la qualité des soins reçus (ou non) par les usagers de cette institution républicaine centrale. Ce faisant, cet ouvrage tente de tenir ensemble les dynamiques macrosociales et leurs manifestations les plus microsociologiques, les analyses de chercheurs en sciences sociales et en économie et les leçons qu’il est possible d’en tirer pour dessiner une réforme alternative de l’hôpital. Autrement dit, il se veut fidèle à l’ambition de la collection, savoir pour agir en faveur du progrès social.