Un site du Master Études romanes de l'UT2J

Les divinités aztèques en danger ?

La découverte de l’Amérique en est-elle vraiment une ?

Revenons ensemble sur ce récit occultant la réalité du choc subi par les indigènes : entre construction, déconstruction et hybridation, qu’en est-il de l’héritage aztèque ? Et l’iconographie ? Plutôt anéantie, influencée ou résistante ?

Nous confronterons deux représentations de Xolotl (divinité psychopompe, de la dualité et des monstruosités) provenant de manuscrits différents : le Borbonicus (précolonial) et le Ixtlilxochitl (colonial). 

Temps de lecture estimé : 8 minutes.

Glyphes des capitales de l’Empire aztèque : Texcoco, Mexico-Tenochtitlan et Tlacopan (de haut en bas)

Un codex, c’est quoi ?

Pour faire simple, un codex est un manuscrit pictographique. C’est encore trop compliqué ? Pour faire encore plus simple, c’est un livre de peintures. 

Chez les aztèques (1325-1521), ces codex sont plus que des livres : c’est leur système d’écriture. Eh oui, à la différence du nôtre qui est alphabétique, le leur est pictographique. Surprenant non ?

Mais ! L’arrivée des Espagnols a engendré une modification de cette iconographie et c’est justement ce qui va nous intéresser.

Nous allons donc comparer des représentations de Xolotl avant et après la conquête ? Mais quelles images ?

Fig. 1 : Xolotl (à droite), Codex Borbonicus, Y120, Bibliothèque de l’Assemblée nationale, Paris, planche 16. Source : assemblee-nationale.fr
Fig. 2 :  Xolotl, Codex Ixtlilxochitl, Mexicain 65-71, Bibliothèque nationale de France, folio 103v.
Source : gallica.bnf.fr

Le manuscrit de gauche, le Borbonicus, est calendaire et rituel. Provenant probablement de la vallée centrale de Mexico, il aurait été réalisé à la fin du XVe siècle ou au début du XVIe. L’origine préhispanique ou coloniale est encore en débat mais nous le considérerons comme préhispanique. Bien que l’encre et les commentaires espagnols aient été ajoutés à posteriori, nous savons aujourd’hui qu’il a été réalisé par des peintres indigènes sur du papier amate à l’aide de pigments autochtones.

Depuis son rachat dans une vente publique en 1836, ce codex est conservé à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale française (BAn), à Paris. Saviez-vous d’elle était autrefois appelée « Palais-Bourbon ». Et oui, c’est bien de là que le codex tire son nom.

Plié en accordéon, il mesure 14 mètres lorsqu’il ne l’est pas (Fig. 3). Les 40 planches (pages) qui le composent mesurent 39 cm par 40 cm.

Vous reconnaissez la planche avec Xolotl au centre de la photo et à 1:10 min de la vidéo 1  ?

Fig. 3 : Facsimilé du Codex Borbonicus déplié.
Source : photo de Laurine Tisné.
Vidéo 1 : Facsimilé du Codex Borbonicus, Ziereis Facsimiles.
Source : https://www.youtube.com/watch?v=GuysemHacWU

À l’inverse du Borbonicus (précolonial), le Ixtlilxochitl est « biculturel » : le papier est européen, les inscriptions sont en espagnol mais il a été peint par des natifs. Son origine est coloniale car il aurait été réalisé au milieu du XVIIe siècle. 

On peut aussi le trouver à Paris, mais à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Il tire son nom de Fernando de Alva Cortés Ixtlilxóchitl qui en serait l’auteur. Converti et hispanisé à l’arrivée des Espagnols, ce noble aztèque et chroniqueur mexicain a produit ce manuscrit sur la culture aztèque pendant les années qui ont suivi la conquête.

Cette fois-ci, il n’est pas plié en accordéon puisque réalisé au format européen : il est donc semblable à un livre. Les 50 pages qui le composent mesurent 21 cm par 31 cm.

Vous avez repéré Xolotl à 1:05 minute (Vidéo 2) ?

Vidéo 2 : Facsimilé du Codex Ixtlilxochitl, Ziereis Facsimiles.
Source : https://www.youtube.com/watch?v=IJ8jFnqqatI&t=65s

Revenons maintenant à notre sujet principal : Xolotl. La confrontation de ces sources permettra d’établir, comme le dirait López Austin, un vrai code visuel :

« Ce sont des êtres dynamiques, et chacun de leurs moments peut être représenté par des ornements et des emblèmes qui changent dans leurs différentes représentations. Leurs signes distinctifs et leurs emblèmes font partie d’un code. » [Nous traduisons]

López Austin, Los mitos del tlacuache, 2006, p. 164.

Le but sera d’établir une liste de caractéristiques et d’attributs propres à la divinité afin de les comparer avec l’époque coloniale.

Xolotl à l’époque préhispanique

Entrons dans le vif du sujet et retrouvons Xolotl sur la planche 16 du Codex Borbonicus (Fig. 1, 4-6).

Je ne sais pas pour vous, mais la première chose que j’ai remarqué est son apparence canine (Fig. 4) : les oreilles carrées (ou à la pointe coupée), la truffe arrondie, les crocs, les griffes et la langue saillante.

Ceci explique bien pourquoi Xolotl est connu sous le nom du « dieu chien ».

De plus, « animal psychopompe par excellence, le chien hante le monde infernal et s’impose comme guide des trépassés. » (Delhalle et Luykx : 305).

Les canidés et la fonction de psychopompe sont étroitement liés. Il y a Cerbère dans la mythologie romaine ou encore Anubis pour les Égyptiens. Et oui, ces deux divinités à l’apparence canine sont, elles aussi, directement liées au monde des morts. Connaissez-vous en d’autres ?

Fig. 4 : Caractéristiques canines de Xolotl, Codex Borbonicus, Y120, BAn, Paris, pl. 16.
Source : assemblee-nationale.fr
Fig. 5 : Peinture faciale de Xolotl, Codex Borbonicus, Y120, BAn, Paris, pl. 16.
Source : assemblee-nationale.fr

Le deuxième des attributs est sa peinture faciale (Fig. 5).

Vous remarquez les deux couleurs qui apparaissent son visage ? Il a bien une moitié jaune et l’autre noire.

Étrange non ?  Serait-ce lié à son rôle de divinité des dualités ?

Pour finir, parlons des ornements en coquillages (Fig. 6) :

  • l’ornement d’oreille du vent (epcololli), 
  • la collerette bordée de coquillages,
  • l’ornement de poitrine du vent (ehecacozcatl).
Fig. 6 : Ornements en coquillage de Xolotl, Codex Borbonicus, Y120, BAn, Paris, pl. 16.
Source : assemblee-nationale.fr
Fig. 7 : Ornements en coquillage de Ehecatl-Quetzalcoatl, Codex Borbonicus, Y120, BAn, Paris, pl. 22. Source : assemblee-nationale.fr

Vous remarquez la similitude entre les ornements de Xolotl et ceux de la divinité de droite (Fig. 7) ? Il s’agit de Ehecatl-Quetzalcoatl, le jumeau de notre cher Xolotl. Le dieu chien est considéré comme le double ou une des formes de Quetzalcoatl. En connaissant leur lien, il me paraît donc normal qu’ils partagent les mêmes ornements, qu’en pensez-vous ?

Voyons maintenant si tous ces attributs ont résisté à la conquête espagnole !

Xolotl à l’époque coloniale

Après le Borbonicus, retrouvons notre divinité préférée sur le folio 103v (Fig. 2, 8-11) d’un codex colonial : le Ixtlilxochitl.

Revenons d’abord sur l’apparence canine (Fig. 8). Ici, il n’y a aucune des caractéristiques canines citées précédemment : Xolotl apparaît comme un être anthropomorphisé, c’est-à-dire qu’il a une apparence plus humaine qu’animale.

Fig. 8 :  Anthropomorphisation de Xolotl, Codex Ixtlilxochitl, Mexicain 65-71, BnF, fol. 103v. Source : gallica.bnf.fr
Fig. 9 :  Peinture faciale de Xolotl, Codex Ixtlilxochitl, Mexicain 65-71, BnF, fol. 103v. Source : gallica.bnf.fr

Concernant la peinture faciale, vous la voyez aussi non (Fig. 9) ? De plus, il s’agit (presque) des mêmes couleurs : jaune sur la partie avant du visage et noir/marron sur la partie arrière.

C’est donc un attribut signifiant qui n’a pas disparu à travers l’occidentalisation de l’iconographie aztèque. 

La représentation sur le Codex Ixtlilxochitl arbore les éléments de manière différente (Fig. 10). Le pectoral demeure en coquillage mais il est peint différemment. Les ornements d’oreille et de cou sont faits de plumes et non de coquillages. Ceci pourrait être expliqué par le fait que ce codex est daté du XVIIe, tandis que le Borbonicus aurait été réalisé au XVe ou XVIe siècle.

Fig. 10 :  Ornements en coquillage de Xolotl, Codex Ixtlilxochitl, Mexicain 65-71, BnF, fol. 103v.
Source : gallica.bnf.fr
Fig. 11 :  Posture de Xolotl, Codex Ixtlilxochitl, Mexicain 65-71, BnF, fol. 103v.
Source : gallica.bnf.fr

Concernant la posture du corps, Xolotl était représenté de profil dans le Borbonicus.

Ici (Fig. 11), il apparaît debout, un bras écarté de chaque côté du corps, avec la tête et les jambes de profil.

Conclusion

Nous avons donc abordé le thème de l’hybridation culturelle : ce processus engendre un passage progressif d’un système très codé à un système plus basé sur illustration, perdant parfois les attributs caractéristiques et leur signification. Le but de cette acculturation était l’évangélisation du peuple aztèque et cela passait par le remplacement de figures qu’ils jugeaient « démoniaques » par des « images saintes du christianisme ». La modification progressive de l’iconographie pourrait aussi être expliquée par l’incompréhension des espagnols face à ce système d’écriture à l’opposé du leur. Cela aurait conduit à une simplification ou encore des erreurs.

Quant à la divinité Xolotl, la plupart des attributs ont résisté, même si leur représentation est parfois différente. C’est l’une des divinités les moins corrompues au niveau pictural. Mais pourquoi ? Dans l’œuvre du religieux espagnol Bernardino de Sahagún (Codex de Florence, Livre 1) Xolotl n’apparaît pas dans la liste des divinités établie par le franciscain. Cela pourrait expliquer qui soit souvent oublié dans les sources coloniales et également que son occidentalisation ne soit pas aussi visible et importante que pour certaines autres divinités.

Merci de votre lecture et à bientôt pour de nouveaux mystères aztèques !


Bibliographie

ANDERS, F., JANSEN, M. et, REYES GARCÍA, L. (éds.), 1991, Códice Borbónico, Madrid : Sociedad estatal Quinto Centenario, Graz : Akademische Druck-und Verlagsanstalt, México : Fondo de cultura económica, coll. « Códices mexicanos », no 3.

DURAND-FOREST, J. de, 1976, Codex Ixtlilxóchitl, Bibliothèque Nationale, Paris, (MS. Mex. 65-71), Reproduction du manuscrit en format original. Commentaire de Jacqueline de Durand-Forest, Graz : Akademische Druck-und Verlagsanstalt, coll. « Fontes rerum Mexicanarum », no 9.

BERNARDINO DE, S. et, GARIBAY KINTANA, Á. M. (éd.), 1992, Historia General de las cosas de Nueva-España, México : Editorial Porrúa, S.A, coll. « Sepan Cuantos », 8e éd..

DELHALLE, J.-C. et, LUYKX, A., 1996, « Les compagnons de l’enfer. Xolotl et le dieu du zéro. », Revue de l’histoire des religions , tome 213, n° 3, p. 301-319.

LÓPEZ AUSTIN, A., 2006, Los mitos del tlacuache, caminos de la mitología mesoamericana, México : Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Antropológicas, Ciudad Universitaria.

4 Comments

  1. ingrids

    Un article très intéressant et fort en couleur. Pour en revenir à la question posée sur les deux divinités aztèques Xolotl et Quetzalcoatl qui seraient frères, leur ornements semblent similaires à première vue, mais ils sont distincts si on prend le temps de bien les observer. Est-ce que cela ne montrerait pas aussi leur différence au final, qui peut être subtile de prime abord, mais bien présente entre ces deux divinités?

    • Laurine Tisné

      Merci beaucoup pour ton commentaire. Concernant ton interrogation, oui cela montre certainement une différence ! Et cela pourrait aussi être expliqué par le fait que les deux représentations ne font pas partie de la même section du codex et n’ont sûrement pas été réalisées par le même peintre indigène.

  2. Sarah Salamanca

    Waoh, passionnant ! Pour tous ceux et celles qui travaillent sur la notion de représentation et d’héritage, surtout quand il s’agit de divinités, cet article est très intéressant. Par ailleurs, Xolotl n’est pas la seule créature-chien qui guide les âmes dans l’au-delà, je pense notamment à Anubis ou Cerbère (en moindre mesure)… Serait-ce un modèle récurrent ? À réfléchir !

    • Laurine Tisné

      Merci beaucoup pour ton commentaire ! Oui exactement, ce sont les plus connu mais il y en a bien d’autres, comme Garm dans la mythologie nordique par exemple !