Un site du Master Études romanes de l'UT2J

Langue et domination : une relation inévitable pour les immigrés ?

Avez-vous déjà entendu des proches, des amis, des collègues utiliser un mot étranger en pensant qu’il est français ?

« Devoir firmer des papiers », vous aussi vous trouvez ça étrange ? Et pourtant, c’est bien un cas qui pourrait se réaliser avec le contact du français et de l’espagnol.

Pour les immigrés catalanophones de première génération, c’est un des phénomènes possibles. En plus de cela, les notions d’identité, de nation et de domination entrent en jeu lors de ces processus.

Crédit : Laboratoire des Neurosciences de la Parole et de l’Audition – ULaval (page Facebook)

1. Notion d’identité et de nation, est-ce bien clair ?

Mais qu’est-ce qu’une langue au final ? Ce mot qui semble si simple, et certainement pour vous aussi, peut se révéler plus complexe que prévu. Son sens premier nous ramène au langage vocal. Mais aussi, derrière ce terme, on y trouve toute une histoire d’identité culturelle, de nation et même, de domination.  

Prenons tout d’abord ce terme de nation cité juste avant. D’après les mots de Christian Lagarde « Envisager le rapport langue-nation revient à se demander en premier lieu si la nation ou la construction nationale repose, pour tout ou partie ou non, sur le lien linguistique. » (Lagarde, 2008, 87). La langue est-elle vraiment considérée comme un trait d’identité culturelle ? Cela reste un débat ouvert, mais dans notre cas, qu’elle le soit ou non, cela amène parfois les locuteurs à faire des choix bien différents. Apprendre une langue dans le seul but de s’intégrer dans le pays d’accueil ou bien faire le choix de s’y refuser et de maintenir fièrement la langue de son pays natal ? Pour les immigrés catalanophones qui ont dû s’exilier en France, ces questions-là étaient de véritables dilemmes et surtout, de véritables casse-têtes. Maria Llombart Huesca nous en propose une petite vision « […] le risque d’une assimilation complète, car les catalans se sentent déjà très proches des valeurs françaises. » [Nous traduisons] (Llombart Huesca, 68).

Certains apprenaient et parlaient la langue du pays d’accueil, et cela, peu importe le contexte. En revanche, d’autres l’apprenaient, mais ne la pratiquaient que lorsqu’ils travaillaient. Mais quand ils se trouvaient avec leurs pairs, ils parlaient dans la langue de leur pays d’origine, tandis que certain s’y refusaient tout simplement.

Se sentir plutôt français, catalan ou espagnol ou bien se rendre compte que l’on appartient à plusieurs de ces identités reste une question dont chacun à sa propre réponse. Mais qu’est-ce réellement une identité ? « Le terme identité présente une réelle ambiguïté, puisqu’il possède deux sens distincts […]. Il signifie d’un part la caractéristique de ce qui est identique, […]. D’autre part, lorsque l’on me demande de décliner mon identité, […], ce que je communique correspond alors à ce qui me distingue d’autrui. » [Nous traduisons] (Llombart Huesca, 43). Savoir d’où l’on vient, de quelle culture on a hérité, quelle langue on parle sont des caractéristiques qui nous unissent, tout comme elles nous différencient. C’est cette ambivalence qui est reflétée dans cette lutte identitaire. Car finalement, se sentir relié à un endroit, à une culture, à des personnes, est-ce réellement une obligation afin de se définir et de s’identifier ?

Ces questions peuvent finir par créer une lutte interne chez ces locuteurs, et même, une lutte identitaire.

Crédit : Madre OMG GIF by Teka [https://giphy.com/gifs/Teka-Group-teka-un-pais-de-seductores-pas-DDoTY9xX67C3NDny7i]

2. Lutte et domination des langues, qu’est-ce ?

La langue et la nation sont deux termes bien nécessaire pour comprendre ce sujet et la lutte qui s’opère chez certains locuteurs. Mais tout d’abord, si on parle de langues et d’en maîtriser plusieurs, on se doit de définir les termes qui désignent ces locuteurs polyglotes. Commençons donc par là, avec le terme du bilinguisme qui désigne une personne connaissant deux langues.

Mais qui est vraiment considéré comme bilingue au final ? Selon Mackey, c’est surtout «l’alternance de deux ou plus de deux langues» qui rend une personne bilingue.  De l’autre côté, avec des critères plus stricts, nous avons William Bloomfield qui nous le définit de cette manière : « contrôle de deux langues comme un natif ». Mais alors, à quel point doit-t-on considérer ce terme de natif ? Doit-on aussi prendre en compte les terminologies de tous les champs lexicaux, l’argot, le verlant et bien d’autres spécificités dans une même langue ?

Pour les locuteurs catalanophones, on va souvient bien au-delà du bilinguisme : le plurilinguisme. Le contact entre le catalan, l’espagnol et le français est un phénomène appelé le parler melandjao (Lagarde, 1996, 4), contextualisé comme tel dans son oeuvre : « Les nouveaux venus, castillanophones, qui se trouvent confrontés à une société « bilingue », développent sur ce terrain leur propre mode d’expression, à la croisée de trois langues voisines, qu’ils dénomment eux même « melandjao ». ». La maîtrise de ces trois langues et les contacts entre celles-ci peut alors dépendre de différents facteurs. L’un de ces derniers peut être, comme explicité dans la première partie (je suis sûre que vous n’avez pas encore oublié), en relation avec l’identité et vers où ils sentent le plus d’attache.

Un autre exemple serait l’acquisition de ces langues : si les individus les ont apprises depuis qu’ils sont enfants, s’ils les ont apprises bien après, s’ils utilisent bien plus une langue qu’une autre. Ces facteurs peuvent alors influencer ou non, les contacts entre les langues et laisser place ou non, à une langue qui se manifeste bien plus tandis qu’ils en parlent une autre.

Ce sont ces contacts qui donnent lieux à des échanges, parfois fort intéressants pour ceux qui les écoutent parler. À continuation, quelques exemples de plusieurs contacts interlangues vous attendent !

3. Et donc, quelles en sont les conséquences dans les conversations ?

En reprenant l’exemple dans l’introduction de ce billet « Devoir firmer des papiers. », nous avons un parfait exemple de cas d’hybridation linguistique.

Avec l’hybridation.

Crédit : Image par Ingrid Sacau.

Sans l’hybridation.

Crédit : Image par Ingrid Sacau.

Avez-vous pu deviner tout seul en quoi consistait ce phénomène ? Si jamais ce n’est pas le cas (et je ne vous en voudrais pas), voici à continuation une rapide explication de ce processus. L’hybridation consiste tout simplement à utiliser dans un même mot deux langues différentes. Bien sûr, cela peut être deux substantifs qui proviennent de deux langues différentes, mais pas seulement ! Vous pouvez très bien trouver le radical d’un mot dans la première langue utilisée puis la terminaison d’un verbe dans l’autre langue. Oui, c’est bien le cas du mot « firmer ». On y retrouve la racine du verbe espagnol « firmar » et la terminaison des verbes français du premier groupe en « -er ».

Mais bien évidemment, il n’existe pas seulement les hybridations. Deux phénomènes très communs et utilisés par bien des locuteurs maîtrisant ces langues suivent d’une certaine manière les hybridations de près. Même si avec eux, il n’y a pas vraiment besoin de chercher très loin pour les voir apparaître. Voici deux exemples à continuation pour vous aider à trouver :

Phénomène 1.

Crédit : Image par Ingrid Sacau.

Phénomène 2.

Crédit : Image par Ingrid Sacau.

Avez-vous deviné desquels il s’agissait ? Ce sont le catagnol et le fragnol ! Peut-être vous demandez-vous à présent leur relation ? Ces deux processus ne se prennent pas beaucoup la tête. Ils se servent parfois d’un simple mot dans une langue pour le rajouter dans le discours fait dans une autre. Bien sûr, parfois, se sont des structures possibles dans une langue mais pas dans une autre, ou encore des mots tout simplement adaptés dans la langue dans laquelle le discours est réalisé.

Au final, le catagnol et le fragnol sont dans une certaine mesure des cas d’emprunts et de calques. Si je vous dis ça, alors en quoi ces deux nouveaux processus peuvent bien consister ? Je vous l’explique de suite (en espérant que vous ayez tout de même réfléchi à la question précédente). Les emprunts sont, comme le dit la définition même de ce mot, le fait de prendre tel quel un mot dans une langue pour l’intégrer dans le discours de la deuxième, sans plus de modifications. Comme exemple, nous avons les mots « feria » et « plancha » que vous devez bien connaître et qu’on apprécie surtout pendant l’été ! Quant aux calques, de même que pour les emprunts, on prend un mot dans une première langue, mais cette fois-ci, on va venir le traduire dans la deuxième, littéralement. Si je vous donne l’exemple du mot « gratte-ciel » qui a donné « rascacielos » en espagnol, cela vous parlera certainement plus. Une petite aide si vous en avez besoin : « gratte » = « rasca » et « ciel » = « cielos ».

Ces phénomènes ne sont-ils pas fort intéressants ? Après tout, la langue reste un outil de communication vivant. Cela veut dire que si les locuteurs se mettent de plus en plus à utiliser ces -futurs ?- néologismes, ces évolutions dans les langues rentreront possiblement dans nos dictionnaires et nous nous retrouverons avec des phrases comme « des perro et gate qui menje a tote horeu » ou peut-être pas, qui sait après tout ?

Conclusion

Pour résumer tout cela, les notions d’identité et de nation sont importantes chez les locuteurs catalanophones et jouent un rôle central dans leur apprentissage des langues et leur manière de les utiliser et de les pratiquer. Mais ces langues, très subtilement, peuvent parfois intégrer le discours fait dans une deuxième langue, créant une subtile lutte entre celles-ci, bien que parfois, les locuteurs n’en soient pas réellement conscients.

Et vous, vous sentez-vous concernés par un ou plusieurs de ces phénomènes ou bien en avez-vous déjà été témoins ?

Merci d’avoir pris le temps de me lire !

Bibliographie

  • LAGARDE, Christian, Identité, langue et nation, Qu’est-ce qui se joue avec les langues ?, Catalogne, Trabucaire, coll. « Cap al sud », 2008.
  • LAGARDE, Chrisitian, Le parler « melandjao » des immigrés de langue espagnole en Roussillon [en ligne], Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1996.
  • LLOMBART HUESCA, Maria, Identidades de España en Francia. Un siglo de exilios y migraciones (1880-2000), Granda, España, Comares Historia, 2012.
  • MACKEY, William François, Bilinguisme et contact des langues, Paris, Klincksieck, 1976.
  • BLOMFIELD, Leonard, Language, New York: Holt, Rinehart & Winston, 1933.

1 Comment

  1. Sarah Salamanca

    Quel magnifique article ! J’ai toujours parlé le français, l’espagnol et le catalan, je peux te dire que tout ce que tu écris m’est très familier ! Ça fait plaisir de retrouver ces phénomènes dans un blog scientifique et de pouvoir s’interroger sur comment on parle et qui on est… J’adore !!