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Femme et patriarcat dans le cinéma : Quand le chien est au milieu du conflit

Alors que les hommes ont le monopole de la parole sur les moments clés de l’histoire, Marcela Said nous donne la vision d’une femme sur les répercussions de la dictature dans sa vie de femme bourgeoise chilienne. Dans son film Mariana (Fig. 1), sorti en 2017, elle exprime cette nouvelle vision à travers la relation entre le chien, le patriarcat et la femme dans le cinéma et la peinture. Cette deuxième lecture offre au spectateur une perspective plus complexe de la place du patriarcat qu’il n’y paraît.

Fig. 1 Affiche du film Mariana, Marcela Said, 2017

Mais qu’est-ce que le patriarcat ? Selon le dictionnaire Larousse, c’est une « forme d’organisation dans laquelle l’homme exerce le pouvoir dans la domaine politique, économique, religieux, ou détient le rôle dominant au sein de la famille, par rapport à la femme ».

La complicité entre la femme et le chien au cinéma

Le chien : ami fidèle libérant la femme du monde patriarcal

Dans son film, Marcela Said donne un rôle central au chien auprès de Mariana. Cette dernière est en compagnie de deux chiens dans le récit. Ils partagent sa vie, de son traitement hormonal pour tomber enceinte jusqu’à l’organisation d’un anniversaire. Son premier chien, Neptuno, est son meilleur ami, son échappatoire face au milieu bourgeois (Fig. 2). Le chien contraste avec ce monde rempli de codes puisque l’animal ne répond à aucune règle. On le voit lorsque Neptuno s’échappe de la maison de Mariana. Jacques Aumont mentionne que : « Le chien, c’est connu, est le seul animal qui peut aimer un autre animal (son « maître ») plus que lui-même. » On comprend que, plus qu’un soutien, ce chien pallie le manque d’amour dont souffre Mariana. Même si son père et son mari lui montrent de l’affection, cela reste de la manipulation. Plusieurs séquences montrent l’amour que porte Mariana à cet animal à travers des marques d’affection. L’animal n’est pas manipulateur, il aime inconditionnellement.

Fig.2 Le chien Neptuno, l’ami bâtard, symbole de l’innocence. nourfilms.com

La liberté : un animal qui gêne les hommes

Cependant, la liberté représentée par le chien dérange la bourgeoisie patriarcale. Ce milieu normé ne laisse pas de place pour la liberté des femmes. Leur rôle est d’avoir des enfants et de s’occuper de leur foyer. Ce sont les objets des hommes, qu’ils manipulent à leur guise. L’éruption d’un animal symbolisant l’émancipation de la femme est intolérable pour ce monde machiste. Le meilleur ami de Mariana ne représente rien de plus qu’une boule de poils puante pour Pedro, son mari. Il demande plusieurs fois à Mariana de laisser le chien dehors, il n’a pas sa place dans la chambre. Comme si le symbole de liberté n’avait pas le droit de pénétrer dans l’antre du patriarcat. Après sa fuite, un voisin ramène Neptuno à sa propriétaire. Celui-ci conseille Mariana d’attacher son animal au risque de le tuer avec son « Glock » qui n’est pas une marque de maquillage, précise t-il. Outre le propos sexiste, la menace de l’homme est donc bien réelle face à une liberté naissante. La femme doit rester dans son foyer.

L’infantilisation : la dévalorisation de la femme

Le chien aurait le rôle de divertissement selon les hommes. L’animal ne serait rien d’autre qu’un passe-temps pour les femmes. Le mari de Mariana lui offre un chiot, Saturno (Fig. 3), après la mort de son premier chien. Le chiot fait référence à l’enfant. Pedro infantilise Mariana à travers l’image de la fillette qui joue avec son chien. Cette fois, l’animal sera éduqué, on lui imposera des règles comme à Mariana. Il est aussi le reflet du monde bourgeois auquel appartient Mariana et incarne un rôle moralisateur. Ce dalmatien, au pelage noir et blanc, évoque la complexité du monde qui entoure sa maîtresse. Il fait référence au côté sombre de la véritable Histoire et au côté plus clair de la vérité officielle embellie. Ce chien, au-delà de son rôle divertissant, serait un rappel. Celui du monde bourgeois issu de l’ancienne dictature, où la femme doit rester dans le rang. Mariana n’a pas le droit à une quelconque forme de liberté, elle doit accepter d’être infantilisée et rabaissée.

Fig. 3 Rencontre entre Mariana et Saturno, capture d’écran de Mariana, Marcela Said, 2017.

La relation complexe entre la femme et le chien dans la peinture

La féerie : la représentation enfantine d’une femme

Le chien impose sa place non seulement au cinéma mais aussi dans la peinture. Marcela Said choisit comme deuxième lecture un tableau de Guillermo Lorca représentant une petite fille entourée de chiens (Fig. 4 et 5). Cette œuvre révèle une relation bien plus complexe entre la femme et le chien que dans le film. La protagoniste est une fillette aux cheveux bleus. Elle est mise en parallèle avec Mariana, comme si le personnage de cinéma devenait la petite fille du tableau. La deuxième lecture infantilise Mariana. Cette interprétation est issue du rôle que souhaite lui donner les hommes. Elle reste toujours sous le contrôle de son père comme une enfant. Son mari prend peu à peu la place de Francisco en subvenant à ses besoins. Le rôle de Mariana est représenté dans ce tableau par la figure d’une fillette ignorante. De plus, la couleur bleu de ses cheveux nous emmène davantage dans le monde féerique des enfants.

Fig. 4 Affiche du film Mariana (Los Perros), Marcela Said, 2017
Fig. 5 Laura and the dogs, Guillermo Lorca, 2011-2012

L’interprétation : le difficile positionnement du spectateur

Outre le rôle enfantin de la fillette, ce tableau expose une relation complexe entre les protagonistes (Fig. 5). En partant de l’idée que la fillette représente Mariana et que les chiens représentent les hommes machistes qui l’entourent, qu’est-ce que ce tableau cherche à nous dire ? Son interprétation est multiple. La première hypothèse est que la fillette domine les chiens étant donné qu’elle est surélevée par rapport à eux. Cela représente la possible liberté de Mariana. La seconde hypothèse est que la jeune fille est dominée par les chiens car ils semblent lui monter dessus. Le chien représente le manque d’humanité des hommes et Mariana serait en train de se faire engloutir par le système patriarcal. La dernière hypothèse est que la fillette s’amuse avec les chiens. Aucun rapport de domination n’est représenté mais simplement la côté enfantin d’une scène entre l’animal et l’homme. Cette hypothèse fait alors ressortir le côté enfantin de Mariana.

La représentation : une dualité au service du conflit

Le tableau de Guillermo Lorca révèle une tension dans son interprétation incertaine. Elle fait surgir un conflit existant au Chili, depuis la transition, entre mémoire et oubli. La relation complexe entre le chien et la femme serait une lecture éloignée des conflits de mémoire en Amérique latine. Le chien, représentant le patriarcat, évoque cette volonté d’oublier les souffrances générées dans le passé pour garder en mémoire une simple politique conservatrice. À l’inverse, la femme représente une volonté de garder en mémoire les atrocités du passé comme preuve d’un pouvoir destructeur et autoritaire. Le parallèle entre le chien et le patriarcat nous rappelle la présence de cet ordre dans la société chilienne. Cette complexité se traduit par les mots de David Jurado : « Ce désir implique une soumission ou une capitulation à un pouvoir patriarcal qui a disparu, mais qui continue à être présent, principalement à travers un pacte que la collectivité elle-même cherche à reconduire ».

La relation impossible entre la femme et le chien

Le chien inanimé : l’impossible complicité

Cependant, l’art nous révèle que toute relation est impossible entre la femme et le chien. Dans le film, Mariana cherche un artiste pour une exposition dans sa galerie. Cet artiste sera un homme qui expose des chiens empaillés dans un sous-sol, avec de la musique hard rock. La représentation de chiens inanimés enlève une possible complicité avec l’animal. Marcela Said nous plonge dans un environnement brutal : un homme dans un sous-sol bétonné et une musique de sauvage. Toujours en quête d’artistes, Mariana organise une séance photo où des mannequins portent des masques d’animaux (Fig. 6). Encore une fois, Marcela Said empêche toute relation possible avec l’animal. La photo ne permet aucun dialogue, l’animal reste figé sur papier glacé. Le cinéma est en accord avec le pouvoir patriarcal pour interdire une quelconque complicité entre le chien et la femme, ou autrement dit entre la liberté et la femme. La relation avec des animaux inanimés permet ainsi à l’homme de garder le contrôle.

Fig. 6 Mariana dans sa galerie d’art, capture d’écran de Mariana, Marcela Said, 2017.

La mort du chien : l’inaccessible liberté de la femme

Marcela Said explicite cette relation impossible à travers le destin des deux chiens du film. Les deux compagnons de Mariana meurent de manière inexplicable. Le premier est ramené par un voisin. Le second sera retrouvé par Mariana dans la dernière scène (Fig. 7). Ses meilleurs amis disparaissent, la laissant seule dans un monde autoritaire. La mort des chiens met en lumière l’impossibilité de la femme bourgeoise de s’émanciper d’un monde machiste. Elle montre la fin de l’espoir de liberté des femmes. Elles sont condamnées à rester sous le joug de l’ordre patriarcal. La fin du film avec la mort de Saturno met un point final à la quête d’émancipation, de liberté et de bonheur de Mariana. Marcela Said chercherait-elle à nous ouvrir les yeux sur la condition féminine dans le milieu bourgeois chilien ?

Fig. 7 Mort de Saturno, capture d’écran de Mariana, Marcela Said, 2017.

La circularité : un destin inaltérable

Pour finir, on peut constater que le même schéma se reproduit continuellement pour Mariana, lui imposant son destin. La répétition de la mort du chien après avoir établi une relation complice met en lumière le fatalisme de la condition féminine bourgeoise. Comme l’évoque Jacques Aumont : « la mort d’un chien qui vous a accompagné, c’est répéter, de manière soulignée, un très vieux sentiment ». Ce sentiment fait référence à la tristesse de Mariana qui perd son fidèle compagnon. Elle est destinée à être malheureuse dans une bourgeoisie qui l’enferme. Malgré ses efforts pour s’ouvrir au monde extérieur, sa vie est déterminée à rester terne, monotone, sans amour, ni ami à poils.

Nous pouvons conclure sur cette citation :

Là encore, la société est la plus forte, le couvercle se referme sur ses espoirs. La femme ne peut s’accomplir que dans la dépendance conjugale. Elle gouverne sa maison mais les rênes de la société resteront aux hommes. 

Luis Buñuel

Références bibliographiques

  • AUMONT, Jacques, L’attrait de l’oubli, Crisnée, Yellow now, Le Kremlin-Bicêtre, coll. « Côté cinéma », 2017.
  • FOUQUES, Bernard et MARTINEZ GONZALEZ , Antonio (ed.), Imágenes de mujeres. Images de femmes, Caen, Universidad de Caen, 1998.
  • JURADO, David, Résilience des images et des récits. Catastrophe et terrorisme d’état en Argentine, au Chili et au Mexique, Rennes, Édition Presses universitaires de Rennes, coll. « Des Amériques », 2020.

1 Comment

  1. Laurine Tisné

    Merci beaucoup pour cet article qui a du chien ! La symbolique autour du chien n’est pas évidente, mais il est sûr qu’il a un rôle de protecteur et de gardien. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la fonction principale des canidés est celle de psychopompe : le gardien et le guide des âmes dans l’au-delà.