Depuis la mort de Georges Floyd, un homme afro-américain tué par un policier le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis), des actes iconoclastes se multiplient envers des statues identifiées comme colonialistes. Ce phénomène de « déboulonnage » s’est invité en Colombie avec une prolifération de ces opérations à plusieurs endroits stratégiques du territoire. Ces initiatives politiques, hautement symboliques, sont souvent appréhendées depuis la perspective de l’influence étatsunienne car ces évènements sont transversaux à une même époque. Or, si la communauté Misak, actrice du déboulonnage de Popayán, surfe sur la vague de Cancel culture, c’est surtout afin d’attirer l’attention sur des revendications actuelles qui leur sont propres. Le cas de la statue de Sebastián de Belalcázar dans la Ville Blanche (figure 1), soulève des problématiques locales particulières reliant mémoire coloniale et enjeux contemporains.
Figure 1 : Le Morro del Tulcán à Popayán, Bernard Gagnon, 2020.
Une mystérieuse disparition
Le Morro del Tulcán, c’est ainsi que se nomme le mont qui surplombe la ville de Popayán. Durant la première moitié du XXème siècle, dans une stratégie de construction d’identité nationale, l’espace public colombien a été marqué par l’apparition de plusieurs monuments. Depuis, de nombreuses statues de conquistadors et d’indépendantistes peuplent le paysage urbain, cohabitant ainsi avec les citoyens. C’est de cette manière que, pour les 400 ans de la fondation de la ville, en 1937, à la suite d’une proposition émise par le poète Guillermo Valencia, il avait été décidé d’installer deux statues. Mais quelle est donc cette fameuse deuxième statue et où est-elle ? Dans un premier temps, il était alors question d’installer celle de Sebastián de Belalcázar, le fondateur de Popayán, sur la Place San Francisco, en face de l’Eglise San Francisco. Quant à l’autre, elle devait être à l’effigie du Cacique Pubén qui avait lutté contre le conquistador et ses troupes sur le territoire aujourd’hui connu comme Popayán. C’est cette dernière qui devait être érigée sur le Morro del Tulcán, une ancienne pyramide indigène sacrée, comme en témoigne l’archéologue Julio César Cubillos dans son étude de 1959.
La statue de Sebastián de Belalcázar a été sculptée par l’artiste espagnol, Victorio Macho né en 1887. Il s’agit d’une statue équestre. Le conquistador est représenté en armure, droit, le regard fixe dirigé vers l’horizon, tenant d’une main un parchemin et de l’autre les rennes de sa monture (figure 2). Afin d’analyser cette statue il est alors essentiel de signaler la symbolique à laquelle fait référence le cheval, l’autre être vivant représenté. Au-delà des références aux statues équestres représentant des empereurs romains, aux portraits équestres de la Renaissance et aux inspirations européennes en général, le cheval est un symbole de la conquête espagnole.
En ce qui concerne la statue du Cacique Pubén, c’est le sculpteur colombien Romulo Rozo, né en 1899, qui en avait la charge. C’est un artiste qui s’inspire des cultures et des mythologies précolombiennes dans ses œuvres.
Il s’agissait donc de représenter deux personnages historiques emblématiques de la ville. À première vue, la proposition de ces deux statues paraissait s’intéresser à la représentation de la diversité culturelle en Colombie en revenant sur la rencontre de deux civilisations. Cependant, la statue de Sebastián de Belalcázar sera finalement installée sur le Morro del Tulcán, l’ancienne pyramide sacrée indigène, alors que celle représentant le Cacique Pubén ne verra pas le jour. C’est notamment pour cette raison qu’aucune description de cette dernière n’a pu être faite dans la partie précédente. Les informations disponibles quant à sa confection sont très limitées, ce qui rend sa disparition plutôt étrange. Enfin, nous pouvons nous interroger quant à la décision de changer de place la statue du conquistador. Car, même si celle du Cacique Pubén n’a jamais fait son apparition, la première aurait tout de même pu rester à l’emplacement décidé initialement.
Un conflit de mémoire et des revendications politiques locales
La mort de Georges Floyd a déclenché dans le monde de nombreuses manifestations contre les violences raciales. Durant celles-ci plusieurs actes de déboulonnage ont eu lieu à l’encontre de statues représentant des figures historiques identifiées comme colonialistes, esclavagistes ou encore patriarcales. Ces mouvements de cancel culture, visent à remettre en question l’ordre établi par le discours officiel. Les monuments caractérisent l’espace public et ont un impact sur la perception des citoyens qui les croisent quotidiennement. Ils ont notamment été érigés dans une stratégie d’unification d’identité nationale. Ainsi, ces actes symboliques de déboulonnages sont souvent associés au conflit de mémoire. S’il est certain que le conflit de mémoire est au cœur de ces dissensions, il ne faudrait pas en oublier les enjeux politiques contemporains qui motivent aussi ces actions. Le conflit de mémoire ne date pas d’aujourd’hui, pourtant, c’est bien maintenant que les statues tombent en masse. Or, en associant ces actions directement et presque entièrement au conflit de mémoire, il ne faudrait pas passer à côté des demandes concrètes et actuelles formulées par la communauté Misak dans le cas de Popayán. C’est pour cela que chaque cas de déboulonnage doit être analysé comme un cas unique avec ses propres spécificités. Le contexte, le conflit, les acteurs et les demandes ne sont pas les mêmes selon l’histoire du territoire sur lequel se trouve le monument.
« Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier. Sans lui, le présent demeure inintelligible. »
Marc Bloch
Le cas du déboulonnage de Popayán, qui intervient quatre mois après cet évènement, pourrait à première vue s’apparenter à ce mouvement de cancel culture généralisé aux Etats-Unis. En effet, il reprend le même procédé symbolique. Cependant, il est indispensable de prendre en compte le contexte spécifique local colombien. Les membres de la communauté Misak qui sont acteurs du déboulonnage de la statue de Sebastián de Belalcázar, vivent principalement dans le département du Cauca, en Colombie, d’où sont originaires leurs ancêtres los Pubenenses. Popayán qui est la capitale du Cauca, est actuellement le deuxième département le plus peuplé par des individus appartenant à des communautés indigènes dans le pays selon un recensement de 2018.
Le 25 juin 2020, un jugement post mortem émis par le Mouvement des autorités indigènes du Sur Occidente, fait mention du déboulonnage de la statue de Sebastián de Belalcázar située sur le Morro del Tulcán. Il s’agit du «Juicio de los Piurek – Hijos del agua-». Le conquistador y est jugé coupable de tous les délits décrits dans ledit jugement. Par ailleurs, il est fait mention de la statue du condamné et il est déclaré que celle-ci doit être enlevée et détruite. Nous pouvons déjà nous rendre compte qu’un conflit de territoire vient s’ajouter au conflit de mémoire : les Misak se revendiquent comme les héritiers légitimes du site sacré et veulent en récupérer l’administration.
Quelques mois plus tard, le 15 septembre 2020, un communiqué émis par le Mouvement des autorités indigènes du Sur Occidente, invite à une marche qui aura lieu le lendemain, le 16 septembre 2020. Il s’agit d’une manifestation qui visait à dénoncer le non-respect des Accords de paix signés en 2016 et celui des droits constitutionnels attribués aux communautés indigènes. Il signalait notamment les assassinats de leaders sociaux indigènes en augmentation. Nous voyons donc à travers tous ces évènements annexes au déboulonnage qu’il existe d’autres démarches. L’acte de déboulonnage qui relève d’une performance symbolique forte devient alors ce qui va attirer l’attention de tous. Il est spectaculaire et va à l’encontre de l’ordre établi, mais tout cela est élaboré par ses acteurs afin de servir des demandes beaucoup plus concrètes. Les études qui existent à ce sujet sont majoritairement dédiées au conflit de mémoire. En parlant exclusivement de cet aspect, les enjeux politiques sont parfois invisibilisés. Cela peut agir de manière contreproductive car finalement ce sont ces derniers qui importent actuellement.
Une construction collective en perspective
Cet évènement fait débat au sein de la société colombienne. Le gouvernement est très clair à l’égard de ces actes : il les rejette publiquement en accompagnant le Maire de Popayán, Juan Carlos López Castrillón, dans le rétablissement de la statue. Du côté de la population, certains individus félicitent les membres de la communauté Misak. D’autres citoyens sont cependant plus nuancés et expriment leur attachement à la statue en évoquant l’importance du conquistador dans l’histoire et la construction de la ville.
Enfin, il est important de souligner que les universitaires ont tendance à prendre parti en soutenant l’action de la communauté indigène. Ils parlent essentiellement du conflit de mémoire.
Le 18 septembre 2020 un Accord Politique a été passé entre le Ministère de l’Intérieur, le Gouvernement du Cauca, la Mairie de Popayán et le Mouvement des autorités indigènes du Sur Occidente. Cet accord prévoit au point n°3 l’installation sous la direction de l’Institut colombien d’anthropologie et d’histoire, la création d’une sous-commission technique qui a débuté quelques jours plus tard le 29 septembre 2020. Elle est composée de huit représentants du Gouvernement national, départemental et local et de huit autres qui sont des représentants des communautés indigènes Misak, Pijao et Nasa. Cette parité laisse entrevoir un dialogue équilibré dans l’élaboration d’un projet commun de protection du lieu. Néanmoins, l’Institut colombien d’anthropologie et d’histoire reste la seule institution à être autorisée à y entreprendre des activités ou à y pratiquer des interventions. Il est intéressant de remarquer que cet accord a été passé deux jours après le déboulonnage.
Dans le «Juicio de los Piurek – Hijos del agua-» (2020), mentionné antérieurement, les noms de quatre figures indigènes sont cités à titre d’alternative à la statue du conquistador. Des statues qui représenteraient Mama Machangara, Taita Payan ainsi que Taita Yazguen qui étaient tous trois des figures de la civilisation Pubenence qui se sont battues face aux espagnols sur ce territoire. Quant à Taita Javier Calambas c’est un leader indigène Misak. L’artiste Jorvel Lee a commencé un projet de création de la statue du Cacique Payán (figure 3). C’est une initiative personnelle, il n’est pas soutenu par des institutions gouvernementales culturelles.
Par ailleurs, la restauration de la statue du conquistador a été confiée à l’artiste Temístocles Suárez Rodríguez. Sa restauration est désormais terminée depuis septembre 2022. Pour le moment, nous ne savons pas si elle rejoindra à nouveau son piédestal sur le Morro del Tulcán. En conclusion, les discussions entre les différentes parties : le gouvernement, les autorités indigènes et les citoyens sont privilégiées avant de prendre une quelconque décision.
Références bibliographiques
BERON OSPINA Alberto, GRUESO VANEGAS Clara, HERNANDEZ QUINTERO Héctor et al., Batallas por la memoria. La estatua del conquistador frente a la dignidad de los pueblos indígenas en Colombia, Universidad Tecnológica de Pereira, Colombie, Communiqué du 24 septembre 2020.
BESANCON Alain, L’image interdite, une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994.
DÁVILA RIVERA María José, La destrucción de las imágenes monumentales como instrumento de reivindicación política y cultural, Monografía de Grado en Historia del Arte, dirigé par Velandia Onofre Darío, Universidad de los Andes, Bogota, Colombie, 2021.
MOVIMIENTO DE AUTORIDADES INDIGENAS DEL SUR OCCIDENTE, Resolución n-0535 de 12 abril de 2019, 25 juin 2020.
Un débat ouvert entre identité et politique. Quelle belle manière de traiter un sujet de mémoire aux multiples enjeux comme celui-ci. Une approche qui ne laisse aucune voix dans le silence … Très beau travail !