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Don Quichotte et son contemporain : une réécriture du mythe sous l’œil de la caméra.

L’esprit aventurier et justicier de Don Quichotte serait-il encore présent aujourd’hui ? Avant d’y répondre, petit tour d’horizon sur ce chef-d’œuvre littéraire.

Parodie des romans de chevalerie médiévaux européens, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (titre original en espagnol moderne : El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha), reste aujourd’hui l’œuvre la plus emblématique de la littérature espagnole. Devenu, au fur et à mesure du temps, le mythe et le symbole de l’aventurier idéaliste luttant contre l’injustice, le personnage imaginé par Miguel de Cervantes a inspiré un grand nombre d’artistes. Ses réécritures et adaptations, aussi nombreuses soient-elles, ont parcouru différents champs artistiques comme la musique, le théâtre ou encore le cinéma.

Mais afin de ne pas s’embrouiller l’esprit, arrêtons-nous sur le septième art et plus précisément sur une seule et même œuvre dont la référence à Don Quichotte est bien présente. Vous mourez d’impatience de connaître le film ? Eh bien, clôturons cette mise en bouche et venez découvrir dans mon article cette œuvre où nous interpréterons et commenterons la réécriture de ce classique littéraire.

Une satire sociale nommée El hoyo.

Bande annonce du film El hoyo. Source : Youtube

Il ne fait pas bon d’officier dans l’industrie du cinéma en 2020. Touché de plein fouet par la pandémie de coronavirus, le septième art a, comme de nombreux autres domaines, subi une crise particulièrement sévère. À ce début de l’année, les plateformes de streaming n’ont jamais eu autant de visibilités. Produit par Netflix, une production espagnole mélangeant horreur et fantastique a su tirer son épingle du jeu.

Réalisé par Galder Gaztelu-Urrutia, El Hoyo a véritablement choqué et dérangé le public tant pour les thèmes qu’il aborde que pour ses scènes brutales. Mis en ligne par Netflix en pleine période d’épidémie, cette œuvre cinématographique s’est, en effet, démarquée par son originalité et son parallèle plus qu’évident entre l’enfermement des personnages et le confinement.

Affiche promotionnelle du film El hoyo, Galder Gaztelu-Urrutia, 2019.

À la manière de Joker de Tood Philips, El Hoyo dépeint un monde dans lequel la hiérarchisation sociale et les inégalités qui en découlent engendrent une certaine forme de violence. Alors que cette production hollywoodienne exploite en grande partie la misère dans le but de mettre en lumière le fossé toujours plus important entre les riches et les pauvres, elle se concentre en majeure partie sur les relations entre individus et met l’accent sur le caractère individualiste de la société. À travers cette œuvre, nous faisons face à un groupe de personnes livrées à elles-mêmes qui, par leur individualisme, vont amener leur propre malheur. Galder Gaztelu-Urrutia a d’ailleurs explicitement affirmé vouloir dénoncer cet individualisme dont l’Homme fait preuve dans notre société actuelle. Il énonce ainsi :

« El ser humano es, en mi opinión, una especie miserable. La película habla de luchar contra lo que somos de nacimiento: una bola de egoísmo que llora y llora y pide y pide » (L’être humain est, à mon avis, une espèce misérable. Le film parle de lutter contre ce que nous sommes de naissance : une boule d’égoïsme qui pleure, pleure et demande, demande [traduction libre]).

Galder Gaztelu-Urrutia, interview, 2020

Se concentrant sur les vices de l’Homme, El Hoyo constitue une véritable satire sociale. L’œuvre se concentre autour de trois thèmes de société faisant office par ailleurs de nombreuses analyses et dénonciations dans le cinéma actuel. Elle interroge sur les comportements humains, l’ordre établi et la lutte des classes. Toutes ces questions prennent place dans un univers dystopique ou les personnages sont enfermés dans une prison à plusieurs étages. Pour mettre en place ces thématiques sociales, El hoyo utilise en grande partie le symbolisme et la métaphore. À titre d’exemple, lorsque le film évoque le nombre de prisonniers, nous tombons sur le chiffre 666 faisant ainsi référence à la bête dans l’apocalypse. Mais cette référence, aussi bien développée soit-elle, ne semble pas être la plus tape à l’œil. Une certaine œuvre assez symbolique de la culture espagnole vient s’insérer dans le film du réalisateur basque et ressusciter par la même occasion son héros emblématique.

Des thématiques communes, seulement ?

Représentation de Don Quichotte face à un moulin à vent, Image libre de droit (Google).

Dire que l’œuvre de Galder Gaztelu-Urrutia possède des similitudes avec le Don Quichotte de Cervantes est un doux euphémisme. Cela va bien au-delà de la simple présence du bouquin dans les mains du héros. Celui que l’on retrouve sous le nom de Goreng est le parfait portrait du personnage crée par Miguel de Cervantes. Ajouté à cela les thématiques sociales communes, El hoyo a tout d’une réécriture de l’œuvre littéraire mondialement connue.

En premier lieu, on peut constater un lien entre la vie de Miguel de Cervantes et le lieu où se déroule l’action du film. Si l’on se réfère aux écrits biographiques de l’écrivain espagnol, on apprend qu’il a été emprisonné en 1597 pour un prétendu détournement de fonds publics. Durant cette incarcération, il se met à écrire et donne naissance au roman. Ainsi, comme si le livre passait de la main d’un prisonnier à un autre, Goreng, le personnage principal du film, choisit de prendre lors de son séjour en prison le roman du dramaturge espagnol.

À l’instar du film du réalisateur basque, Don Quichotte étudie la société et les limites de sa liberté. De toute évidence, El hoyo n’apparaît pas comme un calque de l’histoire échafaudée par Miguel de Cervantes mais plutôt comme une étude de son personnage principal et des dilemmes qui lui sont proposés. Dans les deux œuvres, les évènements du récits semblent totalement passer au second plan. Leur enjeu principal repose autour des personnages et leur évolution dont ils font preuve tout au long de la narration. Quelque part, ce sont les personnages qui transforment les événements et non les évènements qui les transforment.

Alors qu’il la considère comme le bien le plus précieux, Don Quichotte se distingue incontestablement par sa soif de liberté. Dans le film de Galder Gaztelu-Urrutia, le héros n’en a, pour sa part, pas l’usage. Bien que l’un soit enfermé et l’autre multiplie les aventures, l’usage de la liberté constitue un ressort commun entre les deux œuvres.

Goreng, un Don Quichotte bis ?

Goreng, le personnage principal du film El hoyo, Image libre de droit (Google)

Frappante, c’est bien le terme que l’on pourrait employer pour désigner la ressemblance entre le héros de Miguel de Cervantes et celui de Galder Gaztelu-Urrutia.

Don Quichotte est un personnage ayant des hallucinations et vivant dans un monde dicté par les livres. Il est généreux, idéaliste et tente de tordre le cou aux injustices tout comme le héros du long-métrage. Si le rapprochement semble dès lors parfaitement évident, les similitudes vont encore plus loin. Au-delà de leurs idéaux, Goreng et le personnage emblématique de Cervantes possèdent les mêmes aspects physiques. Ce dernier étant décrit comme un homme d’une cinquantaine d’années, de grande taille, de corpulence assez mince et possédant une barbe, le personnage de Goreng, à l’apparence similaire, semble être la réincarnation même de Don Quichotte.

Outre ses traits physiques et caractériels, un des compagnons d’infortune de Goreng partage également plusieurs similitudes avec le personnage de Sancho Panza. Selon ce dernier, son ami et maître souffre de visions, mais accepte en fin de compte de l’aider dans sa quête d’un monde plus juste. Emparé du même souhait, le héros du film de Galder Gaztelu-Urrutia va s’appuyer sur le personnage de Baharat que l’on retrouve dans la seconde partie du film. Lorsque le duo monte sur la plateforme dans leur quête de justice, le film rejoint l’œuvre de Don Quichotte lorsque ce dernier à l’aide de Sancho Panza se met à parcourir l’Espagne afin de protéger les opprimés. Le monde imaginaire de Don Quichotte relève de la folie pour les hommes qui l’entourent. Toutefois, Sancho Panza va lui donner confiance et le soutenir durant ses aventures. Il va lui permettre de créer une autre réalité, tout comme Goreng et Baharat vont pouvoir, pour la première fois, changer un système en alimentant les gens des niveaux en dessous.

Une citation de Don Quichotte au cœur du film de Galder Gaztelu-Urrutia.

L’inclusion du roman de Miguel de Cervantes s’effectue comme nous l’avons vu à partir de plusieurs éléments de mise en scène. En plus des caractéristiques physiques et morales du personnage de Goreng se rapprochant de celle de Don Quichotte, le film inclut des citations du roman. Elles apparaissent à la fois dans les dialogues mais également à travers la voix off du héros. Une d’entre-elles renvoie grandement vers le propos du film et reprend le passage suivant :

“El grande que fuera vicioso, será vicioso grande y el rico liberal será un avaro mendigo. Que al poseedor de las riquezas no le hace dichoso tenerles, sino gastarlas. Y no el gastarlas como quiera, sino saberlas bien gastar ». (Le grand adonné au vice sera un grand vicieux, et le riche sans libéralité un mendiant avare ; en effet, le possesseur des richesses ne se rend pas heureux de les avoir, mais de les dépenser, et non de les dépenser à tout propos, mais de savoir en faire bon emploi. [Traduction officielle])

extrait du roman « El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha », miguel de cervantes, 1615

Il semble incontestable de pouvoir affirmer que cet extrait de Don Quichotte est directement lié à la véritable question du film. « L’administration » (les personnes gérant la prison) est rendu coupable tout au long de la narration des personnes mourant de faim, mais rappelons qu’il est dit également que la nourriture est en quantité suffisante sur la plateforme. Il serait logique de se demander en fin de compte, est-ce que c’est l’administration qui est à blâmer ou est-ce que ce sont les gens qui ne gèrent pas correctement les ressources dont ils disposent ? Telle est la spéculation du film dont vous pourrez mûrement réfléchir après avoir découvert, par le biais de cet article, sa transversalité avec l’œuvre la plus lue après la Bible.

Bibliographie

Article en ligne :

HIGUITA, Juan Carlos, El hoyo; una mirada a la estratificación desde una perspectiva vertical (reseña critica), Universidad Pedagógica y Tecnológica de Colombie, 2020, https://www.researchgate.net/publication/348548837_El_hoyo_una_mirada_a_la_estratificacion_desde_una_perspectiva_vertical_resena_critica (consulté le 15/12/2022).

Ouvrages :

DE CERVANTES, Miguel, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Librairie générale français (réédition, 2015), 1615 ( date de publication originale).

FISCHBACH, Franck. La critique sociale au cinéma. Librairie Philosophique J. Vrin, 2012.

GARDIES, René, Comprendre le cinéma et les images, Armand Colin, 2007.

3 Comments

  1. lauries

    Une analyse très intéressante qui met un sujet sociétale sur la table. Comme la présence du patriarcat, la surconsommation semble être un fléau dans les sociétés actuelles. Selon moi, le film ne cherche pas à blâmer mais plutôt une prise de conscience et une remise en question de la part des spectateurs, qu’en pensez vous ?

  2. Dana Gutierrez Bajouth

    Merci Lucas pour votre réflexion, très interessant le parallélisme entre le classique littéraire espagnol et le film. Je ne peux pas m’empêcher de penser à l’analyse de Anibal Quijano par rapport à Don Quijote (Don Quijote y los molinos de viento en América Latina ) où on peut lire par exemple:

    En verdad, todo el libro está atravesado de ese des/encuentro: el nuevo sentido común que emergía con el nuevo patrón de poder producido con América, con su pragmatismo mercantil y su respeto por el “poderoso caballero Don Dinero” (Quevedo dixit), no es aún hegemónico, ni está todavía consistentemente constituido, y sin embargo ya ocupa un lugar creciente en la mentalidad de la población. Esto es, ya disputa la hegemonía al sentido caballeresco, señorial, de la existencia social. Y éste, aunque cediendo lugar y, en diferentes modos y medidas según quien y donde está implicado, aún está activo, habita, no ha dejado de habitar, la subjetividad de todos, y resiste perder su prolongada hegemonía. Lo que es indispensable observar, en el contexto específico de la futura España de ese momento, es que ninguna de aquellas perspectivas de sentido puede existir, ni configurarse, separada y depurada de la otra. Aquella intersubjetividad no podía no ser, ni dejar de ser, sino una imposible en principio, pero inevitable en la práctica, amalgama de pragmatismo mercantil y de visiones caballerescas.

    Sans doute un film avec ce niveau de condensation symbolique peut être interpreté depuis plusieurs axes, on pourrait faire le lien aussi avec le panoptique de Foucault ou l’image de Big Brother…

  3. josep

    Ton article est très intéressant, je ne connaissais pas du tout le film dont tu parles, tu m’as donné envie de le regarder ! Par ailleurs, quel bel exploit que de comparer un film de Netflix à un grand classique de la littérature espagnole.

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