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Il était une fois… Esther dans la General Estoria d’Alphonse X le Sage

Peut-on parler de plagiat au Moyen Âge ?

Il existe une idée fondée selon laquelle les copistes recopiaient les textes bibliques, tout comme la General Estoria a souvent été qualifiée de simple compilation de textes déjà existants.

Eh bien non ! Non seulement elle représente une nouveauté par ses proportions, mais également parce qu’elle est rédigée en castillan. De ce fait, l’apparition de néologismes est inévitable ; il y a donc une considérable dimension créative.

Miniature représentant le roi Alphonse X, Las Cantigas de Santa María, Bibliothèque de l’Escurial, fol. 4v.
Source : https://rbdigital.realbiblioteca.es/s/rbme/item/11337#?c=&m=&s=&cv=16&xywh=-1720%2C-1%2C7183%2C5616

Avant de rentrer dans ce tête-à-tête entre réécriture et création, laissez-moi vous présenter nos deux vedettes : la General Estoria et Esther.

Entre toutes les narrations de la General Estoria on retrouve la reine Esther, récit qui trouve son origine dans la bible hébraïque. Il est bien connu que pendant le Moyen Âge, la Bible était le texte le plus recopié. La General Estoria (GE) serait-elle l’exception ? Est-on face à une simple imitation, une réécriture, ou peut-on y apercevoir une dimension créative ? Telle est la question…

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GIF « Puy du Fou : L’Histoire n’attend que vous ! »
Source : https://giphy.com/gifs/PuyduFou-puydufou-ZdgNcnFHVM9BGFpABH

La… quoi ? La General Estoria ?

Si on faisait un saut arrière dans le temps (comme au cinéma !), on pourrait voir comment le roi Alphonse X, surnommé le Sage, entreprenait plusieurs projets culturels pendant son règne (1252-1284). L’un d’entre eux était celui de réunir tous les faits qui se sont produits dans le monde, depuis sa création, dans un nouveau texte rédigé en langue castillane ; telle est la genèse de la GE

Lors de sa rédactionautour de l’année 1270, Alphonse X rassemble les contenus qu’il trouve dans diverses sources : historiques, bibliques, littéraires ou encore faisant partie de l’imaginaire (comme la mythologie, par exemple). Sacré boulot, non ?

La GE est une œuvre très vaste, elle compte en effet un total de six parties. Par ailleurs, elle rompt avec la tradition existante : celle de la traduction de la Bible et des gloses, mais également celle de l’écriture en latin. En effet, la GE est rédigée en castillan, une première pour les textes culturels du Moyen Âge. La raison est simple, Alphonse X voulait que son œuvre soit un enseignement à la portée de tous. Rédiger dans la langue du peuple semble donc essentiel, cela reste néanmoins novateur.

Ok, vous avez compris… mais qui est celle fameuse Esther et pourquoi je vous en parle ? Il n’y avait personne d’autre dans ce bouquin ?

Esther, l’influenceuse biblique

Vidéo résumant le récit d’Esther, BibleProject.
Source : https://www.youtube.com/watch?v=wB1_ziugZB8&t=35s

Esther est une reine de l’Ancien Testament (ou Tanaj) ; elle est l’épouse du roi perse Assuérus, son récit a lieu au Ve siècle av. J.-C.

Guidé par les mauvais conseils d’un de ses ministres, Assuérus publie un édit autorisant le peuple à tuer les Juifs du royaume. Esther, qui est donc juive, mais qui avait caché ses origines à son époux, se pare des vêtements dignes d’une reine et se rend devant lui. Il faut savoir que la reine n’avait pas le droit de paraître devant le roi si celui-ci ne l’avait pas demandé. Esther prend donc le risque d’aller voir Assuérus, lui avoue ses origines juives et le supplie de mettre fin au massacre contre les Juifs (courageux, vous ne trouvez pas ?). Assuérus accepte et publie un nouvel édit permettant aux Juifs de se défendre.

Début du Livre d’Esther, GE, Bibliothèque Apostolique Vaticane.
Source : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Urb.lat.539

Esther possède une valeur religieuse, certes, mais également sacrée. Elle incarne la prudence, la sagesse, mais également le courage, le sacrifice et la foi. Elle est considérée comme un modèle et elle est souvent associée à la Vierge Marie.

Il semble donc évident qu’Alphonse X n’ait pas pu échapper à l’obligation de parler d’Esther (image à gauche). Si son objectif était celui de raconter tous les évènements du monde, et tenant compte de l’importance de la Bible dans la composition de la GEparler d’Esther semble primordial. Et oui !

La question ici n’est donc pas pourquoi, mais comment est réécrit le récit d’Esther ?

Imitation d’un modèle ou pas seulement ?

Pour essayer d’illustrer ce phénomène de réécriture, je vous propose une étude de cas à travers deux termes que l’on retrouve dans la GE : mundo mugeril et mundiburdos. Késako ?

« […] e que les diessen allí todas cuantas cosas oviessen mester paños e baños e agua rosada e las otras buenas oluras que quisiessen, e sobre todo a cadaúna el mundo mugeril –e dize maestre Pedro que mundomugeril era un paño muy preciado que componié mucho a las mugieres, e que aun a las que esto avién de ver e los davan, que los llamavan e llaman mundiburdos, e trayénlos las donzellas de grand guisa y las novias en el día de su casamiento […] »

EXTRAIT DU CHAPITRE d’ESTHER, GE4

Vous avez ici un extrait où il est raconté que toutes les prétendantes du roi recevaient un bout de tissu. Ce « paño » a une valeur symbolique et était très apprécié par les prétendantes. Or ces deux termes, « mundo mugeril » et « mundiburdos », sont hérités des sources qui servent de base à la réécriture du récit.

Quelles sont ces sources ? Je vous propose ici de comparer les termes employés dans quatre textes :

  1. La Vulgate est le nom que l’on donne à la traduction de la Bible au latin, composée en majorité par des traductions faites par Jérôme de Stridon à la fin du IVe siècle.
  2. Le Codex I.i.8 (=E8) de la Bibliothèque de l’Escurial, composé au milieu du XIIIe siècle, qui est une version de la Bible en langue vernaculaire (en castillan) faite à partir du texte latin et qui a sûrement servi à la rédaction de la GE.
  3. L’Histoire Scolastique de Pierre le mangeur est une œuvre de la fin du XIIe siècle qui restitue la chronologie de l’histoire biblique et la met en corrélation avec d’autres évènements de l’histoire profane. C’est ce même modèle qui est suivi dans la GE.

Vulgate

On lit « mundum muliebrem », qu’on pourrait comprendre comme tout ce qui relève de l’univers féminin, le monde des femmes.

Codex E8 de l’Escurial

On est surpris de trouver une expression totalement différente d’un point de vue textuel, puisqu’on peut y lire « limpio goardador ».

Histoire Scolastique

On retrouve l’expression « mundum muliebrem », accompagnée du terme « mundiburdos ».

La GE privilégie les mêmes termes que l’Histoire Scolastique.

Tableau comparatif du Codex E8, de la GE et de la Vulgate. Crédit : Biblia Medieval.

Toutefois, quand on essaye de comprendre ce que veulent dire ses termes, on se retrouve face à une même définition. En effet, la définition de « mundo mugeril » donnée dans le Dictionnaire de la prose castillane d’Alphonse X est la suivante : il s’agit d’un type de tissu. La définition de « mundiburdos » dans ce même dictionnaire est identique : « especie de tela ».

L’énigme se dessine lorsqu’on confronte ces définitions à d’autres que l’on retrouve dans d’autres sources.

Par exemple, une autre acception du terme « mundiburdus » est celle du protecteur ou défenseur. Cette signification correspond à celle de « guardador », terme présent dans le Codex E8 de l’Escurial.

Par ailleurs, si on effectue une cherche des termes « mundo mugeril » et « mundiburdos » dans la base de données CORDE –qui est un corpus de recensement de tous les écrits en castillan– on s’aperçoit que, outre dans la GEces deux termes ne sont jamais employés dans d’autres écrits hispaniques. Les seuls résultats appartiennent au passage dédié à Esther dans la quatrième partie de la GE, en 1280.

Pour ce qui est de « mundo mugeril », il n’est jamais employé pour faire référence au tissu en dehors de la GE. Quant à « mundiburdos », ce terme n’apparaît nulle part ailleurs.

Ils semblent donc avoir été hérités des sources qu’Alphonse X, ou les écrivains de son atelier, ont employé pour la rédaction –ou la réécriture­­– du récit d’Esther.

La GE est une synthèse qui imiterait et se limiterait à reprendre les éléments présents dans des textes déjà existants ou peut-on considérer que Alphonse X participe à la création d’un nouveau discours ?

Finalement, plagiat ou pas ?

« L’idéal d’autorité et de tradition pèse considérablement au Moyen Âge. […] Bien évidemment, quant aux extraits que l’on connaît, la General Estoria se devait de prendre la Bible comme axe narratif et de lui conférer une attention particulière. Pour celui qui souhaite commencer ab ovo, où, ailleurs que dans l’Ancien Testament, pourrait-il trouver une base historique et chronologique digne de foi ? »

FRANCISCO RICO, ALPHONSE X LE SAGE ET LA « GENERAL ESTORIA » : TROIS LEÇONS (1971)

Il est vrai qu’Alphonse X compile tous les éléments historiques utiles à la construction d’une histoire universelle, il traduit également la Bible au castillan et il s’en sert pour réécrire l’Histoire. Or, il en fait une version plus complète, en y insérant des éléments profanes, certes, mais aussi originaux, il s’agit notamment de commentaires (étymologiques par exemple).

Hors de question de réduire la GE à un ensemble de traductions ou à une simple synthèse ! Alphonse X réécrit ( il fait un copier-coller de certains éléments), certes… Néanmoins, on ne peut pas nier la dimension créative présente dans la GE par sa multiplicité de sources, le travail de compilation que cela demande, sa dimension et le fait que la GE créé de nouveaux termes. Heureusement qu’il l’a fait ! Ces néologismes répondent à un besoin d’élaboration d’une réalité inexistante auparavant.

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GIF de Jimmy Fallon, tirée de The Tonight Show Starrin.
Source : https://giphy.com/gifs/fallontonight-jimmy-fallon-tonight-show-Akko3uhtzLknUwa8uV

J’ai aujourd’hui essayé de vous exposer deux points : la GE possède une dimension créative et, qu’au-delà des mécanismes linguistiques, il est intéressant d’interroger le discours qui est produit.

Merci d’avoir lu, à bientôt pour de nouvelles aventures médiévales !


Pour en savoir plus sur le sujet…

  • Almeida, B., 2013, « ¿Fuente no identificada o amplificatio? Los discursos de Hipermestra, Casandra e Ilia en la General Estoria », Vox Romanica, nº 72.
  • Lacomba M., 2010, « Réécriture et traduction dans le discours d’Alphonse X », Cahiers d’Études Hispaniques Médiévales, nº 33.
  • Menéndez Peláez, J., 1977, « Las Biblias romanceadas y su influencia en la General Estoria », Studium Ovetense, nº 5.
  • Orellana Calderón, R., 2017, « La tradición bíblica en la cuarta parte de la General estoria. Fuentes y traducción », Atayala, nº 17.
  • Salvo García, I., 2018, « La traducción en el taller de la General estoria de Alfonso X », Cahiers d’Études Hispaniques Médiévales, nº 41.

5 Comments

  1. ingrids

    Entre les manuscrits et Esther, tes paroles nous éclairent beaucoup. Surtout sur l’une des facettes d’Alfonse X, car au final, il n’était pas qu’un simple roi, mais aussi un traducteur et un créateur de néologismes importants. Un peu comme à la Shakespeare, non ?

  2. emanuelg

    Très intéressant comme article ! Je ne connais pas beaucoup de versions anciennes de la Bible en langue vulgaire surtout en castellan. Elles sont plutôt très rares à vrai dire. Merci pour cette petite explication sur la General Estoria, on voit pourquoi on appelait Alphonse X le Sage.

    • Sarah Salamanca

      En effet, il mérite bien son surnom ! Son père, Ferdinand III, est connu pour ses exploits de conquête, Alphonse X pour la conquête des savoirs et des lettres. La GE utilise la Bible comme colonne vertébrale, mais en y ajoutant d’autres éléments. Si tu t’intéresses aux Bibles en langue vernaculaire, Alphonse X est à l’origine de la rédaction de plusieurs Bibles en castillan, qui ne sont que des traductions, peut-être pour préparer le contenu de la GE. Je te conseille de jeter un oeil aux Codex E6 (qui n’inclut pas le récit d’Esther) et E8 de l’Escorial.

  3. valentineb

    Un article très bien construit, des idées claires. Cela donne envie d’en apprendre davantage sur la vie d’Esther à travers l’écriture de ce cher Alphonse.

  4. josep

    Un article très intéressant et intrigant. Je ne savais pas qu’un bout de tissu pouvait ouvrir sur tant de questionnements…