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Évolution, destruction, aberration ou inclusion de langue ? Comprendre les enjeux de l’écriture inclusive

Et si nous commencions cet article par une devinette : 

« Un garçon de 13 ans est en voiture avec son père, quand ils ont un accident. Le père meurt sur le coup et le fils est transporté d’urgence à l’hôpital. Le meilleur chirurgien de l’hôpital est appelé en urgence pour l’opérer, mais dès l’entrée dans la salle d’opération, le chirurgien voit le garçon et dit “je ne peux pas l’opérer, c’est mon fils”. Comment est-ce possible ? » 

La réponse : ce chirurgien, c’est la mère de l’enfant blessé. Si vous avez mis du temps à trouver cette réponse, c’est bien parce que les femmes, employées au masculin avec « le chirurgien », « le meilleur de l’hôpital » ont d’abord éveillé dans vos représentations mentales une image au masculin. 

Alors, comment se forment les représentations mentales ? Comment notre cerveau réagit-il quand il entend, ou lit une formule au masculin pour désigner un groupe d’êtres humains ? Après un éclaircissement de ces questions dans une première partie, nous verrons quelles sont les réponses des expert·e·s de langue, pour en savoir plus sur le rôle et les enjeux du langage inclusif dans la représentation mentale du genre.


Comment mesurer la valeur du genre grammatical masculin ? 

Cette énigme est très parlante dans le domaine de la psycholinguistique pour étudier comment on comprend cette forme masculine, dite générique. Il est possible en effet d’analyser, grâce à cet exemple, la réaction des personnes face à la valeur générique (c’est-à-dire qu’il désignerait tous les individus humains) ou spécifique (c’est-à-dire qu’il ne désignerait que des individus masculins) du genre masculin. Dans la phrase, « les hommes sont mortels », les hommes désignent de manière indifférenciée les hommes et les femmes. Mais, c’est peut-être davantage le contexte, qui nous conduit à une interprétation générique du mot « homme ». Dans un autre contexte comme, « de nos jours, les hommes portent souvent la cravate », le mot « homme » est cette fois-ci entendu spécifiquement comme le genre masculin et ce, grâce au contexte et aux représentations sociales que nous construisons tout au long de notre vie. 

De ce fait, comment savoir de quelle manière notre cerveau traite les informations que nous lisons et quel est le sens qu’il dégage d’un texte lorsque celui-ci présente un masculin dit générique ? En psycholinguistique, les chercheur·euse·s se sont intéressé·e·s à la réaction de la personne au moment où elle lit ce terme. S’il y a une réaction de surprise, comme ça a été sûrement le cas avec la devinette ci-dessus, c’est parce que la fin de la devinette ne correspondait pas à la représentation mentale que la personne avait construite. Et cette réaction, il est possible de la mesurer grâce à un outil technologique d’imagerie cérébrale qui calcule la réaction de surprise au moment où la personne lit un énoncé qui par exemple, fait mention d’une femme qui était plus tôt désignée avec un masculin « générique ». 

Concrètement et en résumant, cette machine calcule l’activité électrique du cerveau qui indique la surprise lorsque par exemple, la personne testée va lire « à midi j’ai mangé du riz et ma chaussure ». Au moment donc où la personne lit le mot « chaussure », un signal électrique plus puissant est détecté. Cette technologie a donc été mise en place pour mesurer la valeur du genre grammatical masculin qu’une personne se fait au cours de la lecture. La surprise nous montre ainsi que l’individu s’attendait à autre chose et donc qu’il, ou elle, avait bien une certaine représentation mentale prédéterminée.


La recherche scientifique face aux discours d’académicien·ne·s de la langue espagnole.

Alors que répondre à ce tweet de la Real Academia Española (RAE), l’institution espagnole qui garantit et normalise l’usage correct de l’espagnol ?

source : https://twitter.com/RAEinforma/status/1446052782922993664. Tweet de la RAE, @RAEinforma, du 07 octobre 2021. Traduction : Ce qui communément a été appelé « écriture inclusive » est un ensemble de stratégies qui ont pour but d’éviter l’emploi générique du genre grammatical masculin, mécanisme fermement ancré dans la langue et qui ne suppose aucune discrimination sexiste.

La langue, constructrice de subjectivités et de sujets, sert à établir un ordre social pour cataloguer le monde, le décrire, exprimer des émotions ou des idées, nommer, établir des règles ou encore exclure (Lledó Cunill, 2002). Selon la chercheuse, la langue est un outil qui contribue au maintien de l’androcentrisme et du sexisme dans la société. Elle considère donc, qu’une des voies possibles pour atteindre une société libre du machisme est le langage.

Cependant, plusieurs locuteur·rice·s de ce langage se sont positionné·e·s contre ce phénomène linguistique. La RAE, nous dit, par exemple, que le masculin est un genre non-marqué et qu’il doit être utilisé pour inclure tous les sexes. En 2012, Ignacio Bosque, membre de la RAE, se prononce pour discréditer les nombreux guides sur l’usage du langage inclusif, affirmant qu’ils ne sont pas écrits par des spécialistes de la langue. Pourtant, l’un des premiers textes normatifs sur l’emploi d’un langage non-sexiste date de 1990. Il s’agit d’un guide, élaboré par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, qui fait part de recommandations sur l’élimination du sexisme dans les langues européennes. Ce texte fait état de l’androcentrisme de la langue qui provient de l’androcentrisme de la société. De plus, il met en avant le rôle fondamental du langage dans la formation de l’identité des individus et dans la perception de la réalité.

Ces arguments ont été démontrés par de nombreux·ses linguistes et autres expert·e·s. La philologue Eulàlia Lledó Cunill explique que l’androcentrisme se reflète linguistiquement de deux manières : premièrement par l’emploi du mot « homme » pour faire référence à l’ensemble des êtres humains et deuxièmement par l’emploi d’un masculin faussement générique. La chercheuse Benedicta Adokarley Lomotey signale également, que la langue est plus qu’un moyen de communication car elle impacte aussi la façon dont on conçoit la réalité, dont on construit nos pensées et notre comportement social. Il y a donc une relation démontrée entre langage et réalité perçue et que, parler au masculin c’est penser au masculin.

« lo que no se nombra no existe o se le está dando carácter de excepción »

Traduction : ce qui se nomme pas n’existe pas ou est pourvu d’un caractère d’exception

Lledó cunill (2004).


Une solution : le langage inclusif ?

Pour donner une définition de l’écriture inclusive, on peut citer Raphaël Haddad, qui l’a définie comme :

« l’ensemble des attentions graphiques et syntaxiques qui permettent d’assurer une égalité de représentation des deux sexes. »

Haddad, R. (2017). Manuel d’écriture inclusive.

La nécessité de posséder une forme de langage plus inclusive de tous les genres naît de la volonté de lutter contre l’androcentrisme et le sexisme de la langue. Car oui, la langue est un produit culturel, qui a été développée par l’ensemble des êtres humains, mais qui a été normalisée par les hommes et est ainsi en adéquation avec les structures androcentrées de nos sociétés.

De ce fait, une langue normalisée exclusivement par des hommes et encore très majoritairement contrôlée par des hommes (6 femmes et 29 hommes à l’Académie française et 8 femmes et 38 hommes à la RAE en 2022) font que l’énonciateur masculin est l’énonciateur par défaut, c’est-à-dire qu’il n’est marqué par aucun biais sexiste. C’est alors les autres, femmes et personnes non-binaires, qu’il faut qualifier ; d’où la valeur dite générique du genre grammatical masculin.

Mais, est-ce que ces représentations mentales ont une incidence prouvée sur nos actions et est-ce que le langage inclusif lutte réellement contre les discriminations sexistes ? 

Certaines études ont été mises en place pour tester cette corrélation et il en est ressorti que l’emploi d’un masculin, dit générique, a de nombreuses conséquences. Pour les offres d’emplois par exemple, une annonce comprenant un dédoublement au masculin et au féminin a plus de chance de recevoir une plus grande mixité de candidatures. De plus, une étude menée par Jennifer Hunt en 2012 a testé l’hypothèse d’une corrélation entre la structure grammaticale d’une langue et la position du pays dans lequel la langue est parlée, dans le Global Gender Gap Report. Les résultats de cette étude ont bien démontré, dans une certaine limite, que la structure grammaticale d’une langue pouvait avoir un lien avec l’égalité entre les femmes et les hommes.

Le langage inclusif pourrait ainsi se présenter comme une solution pour réduire les discriminations sexistes et l’inégalité des sexes qui résident dans nos sociétés. Cependant, il paraît évident que la langue de fait pas tout. Il y a des langues qui sont peut-être moins sexistes ou qui ne sont pas genrées, et qui pourtant, se pratiquent dans des sociétés tout autant sexistes que celles française ou espagnole. Bien que les changements langagiers réexaminent la notion d’égalité, aucun·e linguiste n’a dit que ceux-ci bouleverseraient complètement nos sociétés, ou encore, que l’utilisation des points médians ferait baisser le taux de féminicides. Cependant, dans une société patriarcale, où tous les outils pour tendre vers l’égalité sont à considérer, la langue est, comme nous l’avons vu, un outil précieux pour repenser nos représentations mentales stéréotypées et nos actions sociales.


Bibliographie

Comisión Asesora sobre el Lenguaje del Instituto de la Mujer (1995). La representación del femenino y el masculino en el lenguaje. NOMBRA. 

Gygax, P., et al. (2009). « Some grammatical rules are more difficult than others: the case of the generic interpretation of the masculine ». European Journal of Psychology of Education, 24, p. 235-246. 

Lledó Cunill, E. (2004). « El género, el sexo, la violencia y el habla en el Diccionario de la Lengua Española ». Meridiam, 34, p. 12-13. 

Lomotey, B. A. (2015). « Sur le sexisme dans la langue et le changement de langue : le cas de l’espagnol péninsulaire ». Linguistique en ligne, 70, p. 167-183. 

Escaja, T., Prunes, M. N. (eds.). (2021). Por un lenguaje inclusivo. Estudios y reflexiones sobre estrategias no sexistas en la lengua española. Academia Norteamericana de la Lengua Española. 


Pour en savoir plus sur…

L’imagerie cérébrale :

source : https://www.youtube.com/watch?v=Lk9TeinyfU4&ab_channel=InformationSant%C3%A9

Le déterminisme linguistique :

source : https://www.youtube.com/watch?v=RKK7wGAYP6k&ab_channel=TED

2 Comments

  1. Sarah Salamanca

    Quoi de plus polémique que le langage inclusif et la politique ? Alors, les deux ensemble… Ton article est très intéressant. On entend souvent parler de l’évolution de la langue dans les rues, mais qu’en est-il dans les hautes institutions ?

  2. elhadjis

    Très bon article
    De nos jours, le féminisme occupe une place importante dans la société et l’écriture inclusive commence à l’imposé notamment dans l’administration.
    Bravo pour ce travail