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Musique urbaine et écriture féministes : muses espiègles et un message dangereux

Quels murs invisibles organisent les arts ? Qui a créé le toit protecteur imposé aux femmes artistes pour ne pas exposer leur beau sexe aux menaces des arts majeurs ? Quelle muse irrévérencieuse a approché une fille d’origine populaire pour l’inciter à écrire sur une auteure féministe du siècle dernier ? Dans cet article, nous analyserons le lien entre la poésie écrite et la musique urbaine féministes en Argentine, à partir de l’album Una Niña Inútil de Cazzu inspiré de Alfonsina Storni. Cet album nous révèle les normes scripturales qui s’imposent aux femmes artistes et expose la catégorisation sexuelle des genres artistiques, ainsi que leur hiérarchisation. Il convient alors de se demander quelle est la place historiquement attribuée aux femmes artistes. 

Decálogo de una niña inútil- Booklet de l’album Una niña inútil de Cazzu, 2020.

Cazzu et Alfonsina main dans la main

Julieta Emilia Cazzuchelli, alias Cazzu, se fait connaître avec Maldades (2017), son premier travail tâtonnant le genre de la trap. Grâce à cela, elle a gagné le surnom de Jefa del trap car jusque-là ce genre n’avait aucun.e référent.e argentin.e, bien qu’auparavant elle s’était déjà aventurée dans le folklore, la cumbia et le rock. 

En 2020, elle a lancé l’album Una niña inútil inspiré de Alfonsina Storni (voir vidéo 1), une écrivaine argentine très populaire en Améfrique Ladine mais dont l’image mystifiée éclipse ses productions littéraires. En effet, à l’image de la femme qui est entrée dans la mer à la recherche de l’amour, Storni est connue comme une poétesse qui a souffert de désamour jusqu’au suicide. Le processus créatif de Cazzu témoigne aussi de la déconstruction d’elle même qui admet l’avoir connu par la chanson Alfonsina y el Mar, interprétant ses poèmes depuis un regard fataliste.

Vidéo 1: Lecture de Tú me quieres blanca de Alfonsina Storni par Cazzu. TikTok.

Quand elle découvre Storni comme chroniqueuse, elle est surprise par l’actualité des réflexions féministes et décide de lui rendre hommage avec son album, dont le nom fait référence à l’ article Diario de una niña inútil (1919). Ce journal intime est une parodie des manuels de conduite adressés aux femmes où la fille entend suivre un décalogue afin de se faire un petit ami, et ainsi cesser d’être une fille inutile pour devenir une fille-succès. Selon la chercheuse Tania Diz, « l’ironie apparaît en disqualifiant le moi biographique lui-même pour mettre en scène la perception d’un monde intérieur vide, d’un moi artificiel qui a besoin d’un décalogue pour se construire une identité féminine ».

Una niña inútil : revendication d’une généalogie féministe

Le premier élément qui ressort dans la création de cet album est la revendication d’une généalogie féministe et populaire. Cazzu s’excuse ironiquement auprès des intellectuels, transgressant la division entre haute-culture et culture populaire qui hiérarchise les arts : 

« Je prévois de m’excuser auprès des intellectuels qui considèrent que notre genre musical et un emblème de la littérature n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Mais, j’espère laisser, quoique de manière tacite, une voie qui invite les jeunes de cette génération à s’intéresser à la littérature et, surtout, aux bases d’un mouvement indispensable à l’évolution humaine ».

CAZZU, 2020. BOOKLET DE L’ALBUM UNA NIÑA INÚTIL, (NOTRE TRADUCTION).

Dans les domaines artistiques, les femmes sont censées écrire par et pour les hommes, c’est-à-dire depuis une perspective hétérocentrée. Tania Diz réfléchit sur la façon dont la socialisation des femmes se limitait à l’amour et à la construction de la féminité toujours par rapport au tu masculin. Bien que le mariage ne constitue pas actuellement un mandat social, ces exigences s’étendent au champ des musiques urbaines. De plus, dans les deux contextes, la recherche désespérée de l’amour entraîne une compétition avec d’autres femmes (un aspect sur lequel Storni ironise également). Dans le cas de Cazzu, les médias hégémoniques ont tendance à se concentrer davantage sur ses relations amoureuses et sur les supposées rivalités avec d’autres femmes artistes.

Vidéo 2 : Entretien Cazzu, Reggeaton et féminisme (2020). Youtube.

Les lectures biographistes appliquées à l’œuvre stornienne se retrouvent tout aussi bien autour des chanteuses d’aujourd’hui. La sortie de Una niña inútil a également généré des controverses autour des genres musicaux, puisque ladite production s’éloigne de l’identification de Cazzu au sein du genre trap. Par exemple, dans l’une de ses premières interviews concernant cet album (voir vidéo 2), l’intervieweur insiste sur la division par personnalités dans l’œuvre musicale de l’artiste : où Cazzu (son nom artistique) serait identifié à la trap et Julieta (son vrai nom) avec le R&B (rhythm and blues). Elle précise que bien que le style R&B soit prédominant, on retrouve également l’influence d’autres genres musicaux, tout comme le R&B était déjà présent dans ses précédents albums. De cette façon, à son avis, elle peut être imprévisible mais c’est toujours Cazzu qui parle.

Un autre élément commun est la typologie féminine subie par les deux artistes. Si la musique urbaine n’entre pas dans la catégorie de la haute culture, la hiérarchie en son sein rend difficile la reconnaissance de Cazzu en tant que rappeuse, un genre masculinisé lié à la virilité ; alors que sa reconnaissance dans la trap est liée à la sensualité féminine.

En ce sens, Cazzu réfléchit à la catégorie du féminin lorsque, en tant que femme, Storni était invitée à écrire dans la rubrique Féminités: « pourquoi seulement les femmes liraient ce que j’ai à dire ? (…) Cazzu, artiste féminine , musique féminine, trap féminine. Pourquoi, si c’est moi qui parle, cette parole devient féminine ?» (voir figure 1).

Figure 1 : Cazzu Lauréate des Premios Juventud pour la nouvelle génération féminine (2019). Universal Music Group.

Le même type de lecture se retrouve sur Storni, notamment dans la périodisation dominante qui tend à rendre sa production invisible en dehors de la poésie romantique. Ces lectures biographistes qui pointent vers la construction d’une identité générique particulière sont liées, d’une part, au déni de l’hétérogénéité artistique et, d’autre part, elles correspondent à une catégorisation sexuelle. Curieusement, cette confusion entre moi lyrique et la chanteuse ne s’applique pas à la chanson Conversación de thématique lesbienne.

En ce sens, Thérèse Courau réfléchit sur les relations entre genres littéraires et rapports de genre qui « ont historiquement construit une frontière ritualisée et hiérarchique entre les genres dits ‘féminins’ et les genres plus nobles dits ‘masculins’ et ainsi participé de la définition d’une essence atemporelle du ‘masculin’ et du ‘féminin’ en littérature ainsi que de la naturalisation du cantonnement des femmes à un territoire discursif minoré ». Bien que cette réflexion porte sur le champ littéraire, elle peut s’appliquer à d’autres champs artistiques comme la musique.

Un message dangereux ? Dangereux pour qui ?

La notion de niña dans le reggaeton ou la trap est associée à la culture de la pédophilie et à la vision masculiniste qui fait de la femme un être ambigu : la fille vierge et la femme fatale subsistent à la fois ou, selon les mots de Storni, un regard qui fait de la femme l’idole et le diable. Le fait que chaque chanson porte à son tour le nom d’un poème de Storni (voir figure 2) ne signifie pas une réponse aux poèmes originaux : elle écrit à partir des sentiments qui lui suscitent ces poèmes.

 

Figure 2 : Tracklist de Una niña inútil. Booklet.

Ce processus créatif inspiré par la lecture d’une autrice déplace la mystification de la création chez les femmes, critiquée également par Storni. Cazzu écrit depuis la quotidienneté, elle n’écrit pas à cause du désamour, ni à partir d’une vision hétéronormative des relations. 

De plus, toutes les deux étaient accusées de transmettre un message dangereux pour les nouvelles générations, un message immoral aux jeunes filles de l’époque. Quant à Cazzu, elle a été obligée de préciser : « Ce n’est pas un message moral. Je me permets de parler de choses qui m’arrivent, qui peuvent ou non être correctes. Je ne dis pas que c’est bien d’être jaloux.se, mais ça nous arrive et il faut s’exprimer et sortir de l’autocensure pour y réfléchir un peu ». Elle considère aussi que l’album a un sens collectif, reprenant des sentiments considérés féminins et qu’il faut déconstruire.

Figure 3 : Explication sur la sélection de poèmes. Booklet de Una niña inútil.

Un autre point stratégique de convergence est la réappropriation des éléments paratextuels qui accompagnent leurs productions, une pratique récurrente des femmes artistes face aux difficultés d’accès aux espaces métatextuels (voir figure 3). Storni crée son métatexte avant tout à partir de l’écriture de ses prologues, Cazzu l’élabore à partir du booklet de l’album (le texte qui l’accompagne) et dans ses propres chansons. De plus, les deux artistes utilisent le paratexte pour y anticiper les critiques masculinistes. Ainsi, on peut entendre dans la chanson Capricho :

« Je ne sais pas si vous comprenez. Oh, je vais le dire parce que parfois je le lis après l’avoir écrit et j’ai l’impression que ça sonne violent. Je considère que, pour s’inspirer et créer des paroles, on peut lire ou écouter certains de ces disques emblématiques des femmes ».

Cazzu, paroles capricho, (notre traduction).

Figure 4 : L’avortement en Argentine. Capture d’écran Instagram de Cazzu.

La revendication de Storni peut être aussi interprétée à tort comme un message dangereux. L’artiste a dû préciser dans plusieurs interviews qu’il ne s’agit pas d’une apologie du suicide, et que cela ne signifie pas non plus qu’elle souhaite se suicider. Au contraire, sa revendication est liée au mouvement féministe actuel (voir figure 4), ce qui n’est pas une nouveauté car il y a eu beaucoup de femmes dans le combat avant.

L’importance de son discours réside dans le déplacement des généalogies masculinistes, où la reconnaissance des femmes artistes se construit comme une exception, et rend donc impossible la reconnaissance d’une généalogie féministe dans les arts.

En conclusion, on peut observer un parallélisme dans le contexte de production des deux artistes, en particulier la présence d’une catégorisation générique et son lien avec l’identité socio-sexuelle, qui place les femmes dans des genres mineurs, et la construction masculiniste d’une identité féminine par rapport au tu masculin. Ainsi, lorsque les femmes transgressent ces normes et revendiquent le féminisme, elles sont accusées de transmettre un message dangereux.

Vidéo 3 : Entretien Cazzu, Reggeaton et féminisme (2020). Youtube.

Bibliographie

  • Cazzuchelli, J., 2020, « Una niña inútil »[enregistrement sonore], Buenos Aires : Universal Latino. 
  • Cazzuchelli, J., 2020, Booklet digital, Una niña inútil . Buenos Aires : Universal Latino. 
  • Courau, T., 2009, « Différenciation genre du champ littéraire et valeur positionnelle du ré-investissment générique: l’exemple de  »Quatrième version » de Luisa Valenzuela », Lectures du genre (HAL CCSD).
  • Diz T., 2006, « De las niñas bobas a las inútiles. Figuras retóricas y tecnologías de género en ciertos personajes femeninos de la literatura argentina de los años 20 », III Congreso Iberoamericano de Estudios de Género. Universidad Nacional de Córdoba, Córdoba, Villa Giardino.
  • Vera, Angel (« El Gurú »). « Cazzu es “una niña inútil” (Entrevista) ». YouTube, publié par RPTN, 1 septembre 2020, youtube.com/watch?v=PkQpq1UflNM&t=1716s.
  • Storni, A., 2002, Alfonsina Storni: prosa. Narraciones, periodismo, ensayo, teatro. compilation par Delfina Muschietti, Ciudad Autónoma de Buenos Aires : Losada.

2 Comments

  1. Jennifer Samanta Bautista Machado

    Un article très intéressant ! L’analyse comparative de textes de Alfosina Storni et de Cazzu est un sujet original, surtout quand nous prenons en compte les milieux où elles se sont inscrites. Je trouve que tu as bien délimité ces frontières imposées aux femmes artistes et comment elles les ont dépassées. Merci Dana pour nous donner cette vision pas souvent évoquée de l’art fait par des femmes de notre Améfrique Ladine.

  2. Leo

    Très intéressant… on écoute souvent de la musique sans la comprendre, sans même se demander ce qu’en pense les artistes. Cet article montre que leur production va bien au-delà de la simple composition musicale et mérite qu’on s’y attarde pour en comprendre les subtilités. Un grand bravo à Cazzu pour cet hommage à la grande Alfonsina Storni, et un grand merci à Dana pour nous faire apprécier encore plus leurs travaux !