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La mission Fatima : entre enjeux territoriaux et revendications ethniques

Collage réalisé avec Canva par C. Saint Martin Guerra.

Vous êtes ici au coeur de l’actualité : à l’occasion du Native American Heritage Month, le magazine Forbes invite à supporter le mouvement #LandBack revendiquant une reconnaissance des populations « natives » américaines, mais aussi la restitution de leurs terres. Mais qu’en est-il de l’Amérique Latine ? Bien que moins médiatisées, ces problématiques sont tout aussi présentes notamment en Bolivie sur le territoire Chimane : Comment les enjeux territoriaux sont-ils devenus un recours dans la reconnaissance identitaire ? Et surtout, quels sont les acteurs de cette revendication ?

Spoiler Alerte : « Qu’est ce que l’ethnicité ? » me direz-vous. 
Attention ! Ce n’est pas une réalité concrète et objective en soi :  c’est une construction intellectuelle, sociale et historique. Il n’existe aucune différence ethnologique entre un sujet catégorisé ethniquement comme indigène et un sujet qui ne l’est pas, car tout cela n’est qu’une construction.

The Legend of Zelda Source : GYPHY

Vous avez une nouvelle mission : prêts à commencer l’aventure ?

– Une mission ? Comme dans les jeux vidéos ? 

Et bien non ! Dans le cas que l’on va traiter aujourd’hui, il s’agit de prêtres que l’on mandate dans des pays non chrétiens afin d’évangéliser les populations. Patience… Ce n’est peut-être pas la seule charge qui leur était confiée…

En effet, les gouvernements boliviens de la fin du XIX°, et du début du XX° siècle avaient pour objectifs d’utiliser les missions premièrement comme moyen de contrôle du territoire. Elles servaient également d’outils dans une sorte de deuxième colonisation. L’état n’avait pas de moyens concrets d’atteindre ces territoires et ces populations. Il assigna donc les missionnaires dans des fonctions similaires à celles des fonctionnaires pour palier ce problème. 

Afin d’imposer cette nouvelle politique missionnaire, de nouvelles mesures furent prises par le gouvernement de José Manuel Pando. Les indigènes étaient désormais considérés comme des personnes mineures, et leur tutelle était confiée aux missionnaires. De plus, il était demandé que les apprentissages soient réalisés en espagnol, afin que les populations catégorisées comme  indigènes  puissent acquérir le statut de « citoyens ». Les missionnaires devinrent des « médiateurs » entre le monde racisé et l’État, permettant également le recrutement de main-d’œuvre chez ces populations. 

Bien qu’étant des fonctionnaires, les missionnaires se retrouvèrent parfois en conflit avec les propriétaires fonciers et les autorités locales défendues par l’État. En effet, ils s’opposèrent au recrutement de main-d’œuvre dans les espaces qui leur étaient confiés. 

  • Règle n°1 du missionnaire : évangéliser.
  • Règles n°2 du missionnaire : être au service du gouvernement.
  • Règle n°3 du missionnaire : veiller à la protection de ces populations et de leurs droits.

– Mince, je crois que l’on s’est trompé entre la n°2 et la n°3…

Nouvelle (con)quête : direction le territoire Chimane

Choisissez votre personnage ! 

– Pour moi ça sera le père Martin Baur !

Le père Martin Baur est le prêtre auquel on a donné la charge d’évangéliser et d’instruire l’ethnie Chimane, regroupée sur le territoire de la mission Fatima. Elle se trouve dans une partie de la Bolivie située entre les Andes et la vaste savane Mojos. C’était un lieu particulièrement prisé car il représentait une mine d’or de matières naturelles précieuses, notamment grâce à ses réserves d’acajou. Serions-nous ici dans l’Eldorado du bois précieux ? 

Carte tirée du livre d’Isabelle Daillant, Sens dessus dessous : Organisation sociale et spatiale des Chimanes d’Amazonie bolivienne.

Les compagnies forestières étaient très intéressées par ces matières. Le gouvernement bolivien, conscient des ressources que pouvait apporter le territoire Chimane, avait classé celui-ci « Réserve d’immobilisation forestière » en 1978. Grace à ce décret, le gouvernement s’assurait l’exclusivité sur l’exploitation des ressources. Malgré ce contrôle total sur la forêt, certaines compagnies forestières continuaient d’exploiter illégalement les réserves d’acajou. Cette extraction des ressources eut un impact écologique considérable sur le territoire. 

Les compagnies forestières finirent par obtenir l’autorisation d’extraction sur le territoire de la part du gouvernement bolivien en 1980, après de grandes pressions politiques. À partir de décembre 1986 le « projet chimane » fut mis en place : il concédait des parties du territoire Chimane à des entreprises forestières et celui-ci fut déclaré « foret de production permanente ».

« Les commerçants obtenaient les services des Tsimane’ à vil prix en leur offrant de l’alcool ou des habits usagés. En échange, les Tsimane’ leur fournissaient du bois précieux ou des semaines de travail dans leurs concessions. Les produits étaient volontairement livrés à crédit, de manière à établir un système de dépendance sous les menaces de violences physiques. »

Bottazzi, Patrick, et Bellier, Irène. Une écologie politique des territoires Tsimane’ d’Amazonie bolivienne, Genève, Paris, Karthala, 2014.

Craignant que plus de territoires soient protégés, les compagnies s’allièrent à des acteurs plus écologiques en prenant part au « Programma Chimane ». Afin de redorer leur image aux yeux de l’opinion publique, le programme misait sur une stratégie de communication prônant une gestion durable de la forêt, tout en omettant leur manque de considération pour la catégorie ethnique Chimane. Les compagnies pouvaient ainsi continuer leur extraction du bois et jouir des richesses situées dans des zones protégées. 

Les seuls acteurs protégeant les droits des Chimanes étaient les prêtres missionnaires de la région. Toutefois, les Chimanes et autres peuples autochtones eurent beaucoup de mal à se détacher de la tutelle des missionnaires, ce qui les plaçait, encore une fois, dans une situation de dépendance.

– On est coincés, on ne peut plus sortir de ce niveau…

Missionnaires : Sauveurs ou tuteurs ? 

Il nous faut de l’aide ! Là-bas, regarde !

– Tu es sûr que c’est de l’aide ?…

Le problème territorial était donc lié au système de contrat établi par les compagnies forestières. En effet, les Chimanes avaient tous des dettes à l’arrivée du père Martin Baur. Ces derniers étaient au service des grands propriétaires fonciers (cambas) : l’employeur faisait une avance à l’employé qui devait travailler pour rembourser son avance. Les Chimanes pouvaient donc travailler perpétuellement sans jamais s’acquitter de leurs dettes. Le père avait donc décidé de modifier le système contractuel.

« Ils ne doivent se soumettre devant personne et encore moins devant ceux qui ne sont pas de leur ethnie. Les Chimanes doivent être libres. »

extrait du journal n°5 du Père Martin Baur dans Frésard, Chistian Au nom du Père et des Indiens : Martin Baur, missionnaire rédemptoriste en Bolivie, Fribourg, Imprimerie et Librairies Saint-Paul, 1999.

Les contacts étaient dès lors établis sur la même base que le modèle appliqué en Europe : le travail était récompensé par un salaire qui pouvait être utilisé comme pouvoir d’achat. Ce système n’a évidemment été mis en place qu’à l’intérieur de la mission, et ne s’appliquait pas aux autres villes du territoire Chimane. Mais les cambas ne furent pas les seuls à essayer de tirer profit de cette situation. L’ethnie des Trinitarios, faisant elle aussi partie de la mission, avait instauré une hiérarchie ethnique grâce à laquelle elle avait pris l’ascendant sur les Chimanes. À l’arrivée des missionnaires, les Trinitarios partirent, voyant qu’ils avaient été remplacés par une autre forme de domination.

Cependant, la mission, ne pouvait pas jouir d’un bon fonctionnement sans l’autogestion de celle-ci par les Chimanes. Le père Martin Baur s’était rendu compte de la stérilité du projet, car les populations dépendaient de son aide.

Photo du journal du père Martin Baur tirée du livre de Christian Frésard, Au nom du Père et des Indiens : Martin Baur, missionnaire rédemptoriste en Bolivie, Fribourg.

Dernier niveau : l’émancipation. Saurez-vous terminer le jeu ?

– Tu as vu, on est presque arrivés au bout des (en)jeux ! 

Malgré l’implantation de la mission Fatima qui supposait une protection du territoire, celui-ci a été le théâtre de multiples conflits. L’activisme indigène n’était cependant que très peu existant dans l’Oriente bolivien. Les Chimanes ne se mobilisèrent que sous l’impulsion de Dino Kempf, missionnaire responsable de la mission Horeb de San Borja. Ce dernier avait peur de perdre son emprise sur la population et avait  donc décidé d’organiser une réunion entre les différentes communautés Chimanes. La réunion devint en réalité un congrès fondateur. 

« Ce congrès, historique à bien des égards pour le peuple tsimane’ eu lieu le 4 mars 1989. Les 24 communautés tsimane’ du Maniqui y avaient envoyé chacune quatre ou cinq représentants. C’est lors de cette réunion que fut créé le Grand Conseil tsimane’ (GCT), première instance de représentation politique formelle de ce peuple. »

Bottazzi, Patrick, et Bellier, Irène. Une écologie politique des territoires Tsimane’ d’Amazonie bolivienne, Genève, Paris, Karthala, 2014.

Les représentants politiques Chimanes furent nommés pendant l’évènement. Ces derniers avaient été instruits dans la mission et représentaient la consécration de l’œuvre des missionnaires qui, comme nous l’avons vu précédemment, avaient pour objectif de former des hommes libres. Nous pouvons donc voir, grâce au récit anthropologique, que les missionnaires jouèrent un rôle important dans la politisation et dans la reconnaissance territoriale des populations racisées. On peut constater que ce qui est précédemment décrit comme une volonté de « protection » dans le discours missionnaire, est en fait traduit, du point de vu des anthropologues, comme un contrôle sur les agissements de l’ethnie dont ils ont la charge. Les Chimanes restent sous la tutelle des missionnaires, sans vraiment pouvoir s’en extraire. Cette étude soulève d’autres problèmes comme l’acculturation de cette populations, ainsi que leur domination perpétuelle : qu’elle soit gouvernementale, missionnaire ou ethnique.

– Je crois que nous ne sommes pas prêts de sortir d’ici…

Collage réalisé avec Canva par C. Saint Martin Guerra.

Références bibliographiques

  • García Jordán, Pilar, Cruz y arado, fusiles y discursos. La construcción de los Orientes en el Perú y Bolivia, 1820-1940, Lima, IEP/IFEA., 2001.
  • Martinez, Françoise, « Régénérer la race » : Politique éducative en Bolivie (1898-1920), Paris, Éditions de l’IHEAL, 2014.
  • Bottazzi, Patrick, et Bellier, Irène. Une écologie politique des territoires Tsimane’ d’Amazonie bolivienne, Genève, Paris, Karthala, 2014.
  • Daillant, Isabelle, Sens dessus dessous : Organisation sociale et spatiale des Chimanes d’Amazonie bolivienne, Nanterre, Société d’ethnologie, 2003.
  • Frésard, Christian, Au nom du Père et des Indiens : Martin Baur, missionnaire rédemptoriste en Bolivie, Fribourg, Imprimerie et Librairies Saint-Paul, 1999.

2 Comments

  1. lour

    Quelle aventure ! Et que de découvertes avec cette approche très récente de la missiologie ! Le contraste entre « sauveurs » et « tuteurs » met en relief l’ambiguïté de la mission et nous invite à questionner les rapports de forces actuels. Merci pour cette initiation Carla.

  2. maryneg

    Mission passée avec succès ! J’ai trouvé fascinant le fait d’observer les déclinaisons d’un mouvement populaire aux Etats Unis (#LandBack), en Amérique Latine et plus particulièrement en Bolivie. Cela soulève des spécificités et des problématiques propres à ces territoires.