Une mosaïque autorisée dans l’espace public en hommage à l’écrivain, artiste et militant sexo-dissident Pedro Lemebel fut vandalisée, réinventée, restaurée, et complètement détruite. On écrit le nom de l’artiste à la place de la mosaïque ; ce nom disparaît. Que nous rappelle cette petite chronique de l’in/visibilité des luttes mémorielles et sexo-dissidentes sur le bras de fer perpétuel entre répressions et résistances sur les murs de Santiago de Chile de la dictature à nos jours ?
Histoire des murs qui parlent: artivisme intarissable dans les espaces libres
Les murs de Chile sont des lieux de création et de contestation. Depuis les années 1930, inspirés par les muralistes Mexicains, les artistes Chiliens créent leur histoire nationale en exprimant leurs propres récits sur les murs. Cette expression individuelle devient arme de communication de masse lors des préparations aux élections présidentielles au début des années 60. La droite, propriétaire des médias de communication de masse, embauche des agences de publicité. La gauche riposte en s’appropriant de l’espace public. Ce clivage entre privé et public reflète la structure sociopolitique entre la classe privilégiée et la vaste minorité discriminée. Avant les élections de 1970, des brigades muralistes se forment. Ces collectifs affiliés au PC, telles que Ramona Parra (1968), et au PS, comme Inti Peredo ou Elmo Catalán (1969), font des murs extérieurs un support fondamental de l’Unité Populaire (UP). L’UP, coalition des partis politiques de gauche (PS, PC, MAPU, radicaux), mène Salvador Allende à la Présidence le 4/9/70. L’organisation des brigades fait écho avec sa vision unique d’une voie chilienne pacifique et collective vers un socialisme démocratique.
Dès l’élection d’Allende, des brigades de droite et d’extrême droite, comme Patria y Libertad (la Araña) se forment et affichent leur icon – rapide à reproduire – et des graffiti sur les murs. La rue se transforme en champ de bataille dont les murs sont l’expression. De 1970-73, les violences s’intensifient dans les rues entre les forces impérialistes guidées par les États-Unis et les Chiliens démunis. La répression aussi massive que violente qui suit le coup d’état du 11/09/1973 rend la peinture murale clandestine, une forme de protestation fugace en vigueur contre le terrorisme de l’État. Des messages apparaissent, disparaissent et réapparaissent.
NO + : la majorité opprimée s’exprime ensemble
Dès 1983, CADA (le collectif des actions d’art) s’inspire de l’esprit collectif des brigades et lance la campagne murale participative NO+, qui invite les civils à s’exprimer tous contre le régime. Lors du référendum annoncé pour le 5/11/88, le NO+ s’élargit en slogan de la campagne contre son maintien. La date officielle de la fin de la dictature est le 11/03/1990, mais Lemebel catégorise la suite comme « dictature démocratique » : le système néolibéral est déjà ancré. L’art mural continue, artistique, communicatif et idéologique, tout comme Lemebel.
Lemebel, artiste intarissable
Pedro Lemebel (1952-2015), artiste et écrivain, se décrivait comme étant « pauvre, travesti, métisse et mal-habillée », se positionnant ainsi au croisement des différentes cibles de la discrimination normative. Il incarne la résistance sexo-dissidente à Santiago à partir de septembre 1986, quand il livre en talons aiguilles son poème/manifeste revendiquant le droit d’exister à un regroupement des factions communistes réunies pour contrer la dictature. Il y accuse d’homophobie violente la dictature et aussi le parti communiste. S’ensuivent 29 ans d’actes artistiques chocs aussi politiques qu’éphémères, des chroniques quotidiennes à la radio et publiées, un roman, des colonnes de journaux, des interviews télévisées. Il reçoit des bourses, des prix, des invitations à Cuba, à Harvard, au Pérou. Il devient une figure contre-culturelle digne de respect qui refuse d’être assimilé par la culture populaire. Jamais hypocrite, militant pour la justice et la liberté pour toustes, on ne peut l’ignorer à Santiago.
Sa mort le 23 janvier 2015 provoque un cortège de plus de 1500 personne et le Président actuel Gabriel Boric lui fait un hommage dans la chambre des députés à la séance suivant sa mort. Le canon qui ne peut pas le contenir est forcé de le reconnaître.
L’émergence d’une icône de la résistance
Lemebel réunit les gens. Il inspire des jeunes de son vivant : le « colectivo Lemebel », groupe artistique de lycéens féministes et sexo-dissidents, se crée en 2013.
Dans la ville, des graffiti, des tatouages, des affiches sur la voie publique, puis des aimants décoratifs, des vestes en jean fait maison, des cahiers, des pins circulent, inspirés de photos d’abord reçues comme scandaleuses et qui deviennent iconiques.
Plusieurs portraits apparaissent: au musée d’art moderne, sur les murs aux universités, dans les rues de quartiers populaires ou chics. Des citations et références qui rappellent son courage accompagnent les manifestations étudiantes de 2011, la révolte féministe de 2018 et l’explosion massive de révolte social qui met fin au gouvernement néolibéral de droite en octobre 2019.
En 2017 le collectif Musa crée sa première mosaïque de figures publiques populaires emblématiques de la lutte pour les droits humains. Ensuite, un hommage à Lemebel apparait près de la Moneda, le palais administratif bombardé durant le coup d’état du 11/09/70 dans lequel meurt Allende. Son emplacement commente ainsi ce que Lemebel appelle la « demosgracia » persistante, néologisme formé de ‘démocratie’ et de ‘malheur’.
L’image est tirée des photos inspirées par Greta Garbo, prises pour la sortie du roman Tengo miedo torero (2001), œuvre dont le succès oblige même le journal d’extrême droite, el Mercurio, à lui rendre hommage publiquement. Ce livre est inclus dans des programmes scolaires et provoque des réactions offusquées, ce qui confirme le double statut d’artiste reconnu et de provocateur délinquant de Lemebel. Musa crée un portrait qui serait reconnaissable de suite, sans nom. Lemebel est tourné vers la gauche, mais on devient l’objet de son regard ; impossible d’y échapper.
Chronique d’un mur : 1-Une fête de quartier
L’histoire de la mosaïque de Musa fait écho au double statut de Lemebel qui à son tour reflète le clivage sociocultural et politique qui caractérise le Chili. L’inauguration de l’œuvre est classique mais adaptée à la rue et à la collectivité: des invitations, des invités d’honneur, de la musique en direct, un pot en son honneur, le 17/05/2018. C’est donc au milieu de la première révolte féministe Chilienne qui reconnait la transversalité des luttes contre les discriminations et les violences physiques, psychiques, symboliques, linguistiques que subissent toustes. Cette position féministe est à l’instar de la solidarité inclusive pour laquelle Lemebel lutte le long de sa carrière. Un article intitulé « des murs qui honorent » apparait dans le journal gratuit « Metro », exposant l’existence de la mosaïque au grand public en citant les créateurs : «l’idée était de remettre en évidence des figures de la culture populaire qui ont été maltraitées d’une certaine façon et qui ont contribué à la culture ».
2-Échanges
La culture et la politique sont inséparables; un message au Président conservateur est le premier graffiti à apparaitre.
18 mois plus tard, la révolte féministe se généralise dans la révolte sociale connue comme « l’explosion » (el estallido) à laquelle le gouvernement répond en déployant l’armée et le couvre-feu. Des citations et références qui rappellent son courage accompagnent la révolte ; les messages qui apparaissent sur les murs blancs autour de la mosaïque rappellent le statut militant de Lemebel.
Le 04/11/19, malgré les violences extrêmes, la mosaïque reste en parfait état.
Des graffiti sont écrits par des manifestants. On cite le manifeste de Lemebel, «je veux que la révolution leur donne un morceau du ciel rouge pour qu’iels puissent voler», ce qui l’inclut enfin dans la gauche dont il avait dénoncé l’homophobie. « Compañero Lemebel presente », est une formule de résistence et de résilience des mouvements pour les droits humains qui rappelle publiquement ceux que l’État a détenu, abattu et fait disparaitre pendant la dictature. Des accusations contre la police, « ACAB » (all cops are bastards, tous les flics sont des batards) et les soldats, « milikos », complètent le tableau.
3-Médiatisation, censure, médiatisation de censure: viral sous couvre-feu
La sortie en avant- première de l‘adaptation au cinéma du roman Tengo miedo torero, le weekend du 12/09/20, le lendemain de l’anniversaire du coup d’état de 1973, reçoit beaucoup d’attention médiatique et 170 000 foyers y assistent. Le 16/09/20, on filme 2 personnes masquées en train de vandaliser la mosaïque en plein couvre-feu, armés de marteaux et de burins, malgré le public qui les filme et qui les identifie comme des membres d’un organisme d’extrême droite. Détruire les yeux et la bouche revient à censurer le militant.
Un poster écrit à la main qui répond à la violence, « vous ne pourrez pas effacer notre mémoire », souligne le lien avec la lutte de la mémoire et contre la dissimulation des violences subies depuis 1973. On a aveuglé et fait taire les victimes de l’État pendant la dictature aussi ; « la venda » – le bandeau – est un symbole en soi de ces crimes de détention, torture, disparition et assassinat au Chili.
Cette nouvelle violence devient virale sur les réseaux sociaux. Les vandales venaient de détruire la mosaïque du chien symbole de la révolte sociale, Matapacos ; le lendemain, ils font disparaitre un portrait mural de la chanteuse Chilienne Mon Laferte. Les artistes expliquent que leurs agresseurs n’ont pas d’autres recours que la destruction pour s’exprimer.
4-Dites-le avec des fleurs
Quelques jours plus tard, une nouvelle réponse temporaire fleurit. Recomposer les yeux et la bouche à l’aide des fleurs de couleurs adaptées démontre la résilience créative de la résistance contre l’intransigeance. La légende, « nous redonnons du sens, nous fleurissons », souligne la stratégie de répondre avec amour qui est commune aux acteurs de la contre-culture. Le voisinage adresse des demandes de réparation à la préfecture et à la mairie. Ces ripostes aux violences commises réaffirment le fait que l’on ne peut plus faire taire les victimes et font eco avec la logique nonviolente de Salvador Allende.
5-Paint it black : la noirceur
Le collectif répare la mosaïque à la demande de la Mairie et des acteurs locaux, mais le 04/12/20 elle est soigneusement noircie par les mêmes gens masqués. Des nouveaux graffiti confirment les convictions politiques des vandales et leur manque de réflection. « Chúpalo » et « pedofilo » sont des insultes homophobes vulgaires. Un dialogue de contestation s’affiche :« état violeur », slogan des Tesis devenu anthème international féministe, est recouverte par « mort à Rolando Jimenez ». Jimenez est Président du groupe de pression homonormatif, Movilh. Disparaissent ainsi les accusations envers le partriarcat de la part des femmes et le fondateur du mouvement pour l’intégration des homosexuels au Chili est rapproché du militant qui a toujours rejeté le modèle des relations normatives de la société patriarcale, « ni loca ». Le manque de compréhension et l’énormité de la violence vont de pair : on cherche à détruire au lieu d’entendre.
Affaire à suivre ….
En octobre 2022, on ne voit plus que l’emplacement de l’ancienne mosaïque et le mot « Lemebel » manuscrit. Six mois plus tard, le simple tag, « times », de très grande taille, recouvre le tout. Les artistes continuent de contrer l’altérophobie par des créations culturelles, dans la rue. À suivre.
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