Bulle de bande dessinée
Texte de Philippe Maupeu, Université Toulouse – Jean Jaurès, Laboratoire PLH
Dans la bande dessinée, la bulle désigne métaphoriquement l’enveloppe graphique qui entoure les paroles prononcées par les personnages. La bulle est rattachée par un appendice au personnage locuteur qui l’énonce. Les anglo-saxons choisissent une autre métaphore (balloon). Le terme de phylactère, aussi employé, désigne dans la religion juive une boîte contenant des parchemins sur lesquels sont écrits des versets de la Bible. Bulle et ballon sont utilisés par analogie formelle (l’enveloppe des mots est généralement de forme ronde ou ovoïde). La bulle ajoute l’idée dynamique d’une formation, d’une émission de paroles : elle émane de celui qui l’énonce : Serge Gainsbourg invite la « petite fille » à « faire des bulles » dans son « comic strip », des « shebam ! pop ! blop ! wizz ! » (1967). Le phylactère ne naît pas avec la bande dessinée. Dans l’art médiéval, et spécialement l’enluminure gothique, le phylactère, qui se déroule comme une banderole ou un volumen (un rouleau) au-dessus du personnage, peut avoir deux fonctions : désigner la personne à la manière d’une étiquette, ou représenter les paroles qu’il énonce. Les bulles de parole sont utilisées par les caricaturistes anglais au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, tels James Gillray ou George Cruickshank. C’est pourtant en évoquant l’art d’un caricaturiste français, Grandville, que Baudelaire note qu’il use « du vieux procédé qui consiste à attacher aux bouches de ses personnages des banderoles parlantes » (Quelques caricaturistes français, 1857).
Le système qui prévaut longtemps dans les « histoires en estampes » et la bande dessinée du XIXe siècle repose sur une dissociation de l’image et du texte, qui figure à la manière d’une légende sous le cadre de la vignette (chez Rodolphe Töpffer, Cham, Gustave Doré, Christophe, et encore Pinchon pour Bécassine). L’usage de la bulle dans les comics se développe d’abord dans les années 1890, dans un contexte de presse écrite, chez les burlesques américains tels Frederik Burr Opper (Happy Hooligan) ou Otto Dirks (The Katzenjammer Kids). Il ne se répand que beaucoup plus tardivement dans le domaine francophone, avec Alain de Saint-Ogan tout d’abord à partir de 1925 (Zig et Puce). Longtemps, les séries comme Bécassine ou Les Pieds-Nickelés adopteront le modèle traditionnel de la dissociation du texte et de l’image. La première parution française de Tintin au pays des Soviets (1930), dans le journal Cœurs Vaillants, témoigne d’une forme de gêne face à cette nouvelle convention graphique : l’éditeur choisit d’accompagner les vignettes de textes explicatifs sous les cadres, malgré le désaccord d’Hergé qui a opté pour les bulles à la suite de Saint-Ogan.
La bulle est le marqueur du discours direct dans le récit. Elle ne doit pas être confondue avec les cartouches qui contiennent les indications de régie narrative. Son rapport privilégié à l’oral explique qu’elle ait fait son apparition, aux États-Unis, chez des auteurs privilégiant les couleurs argotiques du parler populaire (enfants, émigrés comme l’était Dirks lui-même, gens du peuple sans culture, marginaux etc.). La résistance française à cette évolution témoigne d’un art beaucoup plus soucieux de respecter sinon les codes de la bienséance, du moins la correction de la langue. Chez Christophe (La famille Fenouillard, Le sapeur Camember), de son vrai nom Georges Colomb, professeur de botanique à la Sorbonne, le burlesque porté par le dessin est contenu par le pince-sans-rire du texte qui joue sur le calembour maîtrisé (et facile) et l’ironie. Le texte du récitatif tient à distance tout autant le burlesque du dessin que les écarts de la langue. La promotion de la bulle est également associée, selon Thierry Smolderen, aux nouvelles techniques d’enregistrement et de restitution de la musique et de la voix : elle prend une actualité nouvelle au moment de l’invention du gramophone (1887) qui perfectionne le phonographe. Le contenu de la bulle n’est pas nécessairement verbal : il peut être purement émotionnel, contenir signes de ponctuation ( !, ?) ou pictogrammes (étoiles, tête de mort, tourbillons etc.) traduisant la réaction affective et les sensations du personnage (surprise, douleur). Les jeux sur la forme de la bulle (hérissée, ramollie, criblée de stalactites etc.) modalisent le contenu de l’énoncé par une indication de ton (colère, fatigue ou langueur, froideur cassante etc.). Les bulles de pensée se différencient des bulles de parole par l’appendice, un chapelet de petites bulles discontinu. Certaines bulles désignent un contenu onirique : le jeu d’échelle entre énonciateur et énoncé est dès lors inversé, la bulle de rêve occupant la plus grande place dans la vignette, allant jusqu’à évincer le récit cadre. La bulle onirique cumule les fonctions de la bulle proprement dite (elle est référée à son « énonciateur » par l’appendice) et de la vignette (elle est une vignette dans la vignette, encadrant un contenu iconographique) ; la dimension proprement onirique de l’énoncé est accusée par la forme de la vignette aux contours souvent ondulés.
La forme des bulles participe pleinement de la poétique du dessinateur. D’abord vaguement rectangulaires au tracé tremblotant, les bulles chez Hergé s’apparent ensuite à des quadrilatères aux coins arrondis, l’appendice énonciatif prenant la forme brisée de l’éclair. Le raffinement du phylactère associé à l’écriture en script italique adoptée par Hergé de préférence à la capitale à partir de L’étoile mystérieuse (1942), est une des composantes importantes du style hergéen. Edgar P. Jacobs est connu pour l’emploi massif de bulles de paroles, qui vont jusqu’à saturer l’espace de la vignette. La bulle est l’incarnation même d’un paradoxe : une matérialisation physique et spatiale d’une réalité purement sonore. Certains auteurs ont joué sur cette matérialité et en ont fait matière à métalepse (un jeu réflexif sur les conventions mêmes du médium) : la bulle peut devenir envahissante et submerger le locuteur dans telle planche de Little Nemo de Winsor Mc Cay ; un personnage peut monter lui-même dans la bulle de sa pensée, comme Barthélémy dans les aventures de Philémon dessinées par Fred (La Mémémoire, 1977). Si elle ne participe pas à proprement parler de la définition même de la bande dessinée (il existe des bandes dessinées muettes), la bulle est devenue l’emblème même de sa créativité et de son potentiel ludique, dans le rapport joyeusement régressif qu’elle entretient à l’enfance : bulles de bave du babil préverbal, ou bulles de savons dans ce « bain » de jouvence qu’est le comic strip dans la chanson de Gainbourg.
Pour aller plus loin
PEETERS, Benoît, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2000.
SMOLDEREN, Thierry, Naissances de la bande dessinée : de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009.
Test
Dans le cadre de l’éducation au média et à l’information (EMI) cet article peut être étudié afin de comprendre l’historique et la construction de la bande dessinée depuis le Moyen-Age.
Il peut notamment venir en appui technique lors d’une étude de cas sur le medium que constitue la BD afin de comprendre le fonctionnement et les enjeux de la bulle dans le cadre de la bande dessinée. Il questionne son usage et ses différentes formes.
L’article peut être utilisé dans le cadre d’un projet commun EMI/EMC avec le/la documentaliste lors d’une séance sur la bande dessinée. Il sera utile de l’illustrer de planches de bande dessinée évoquées dans l’article afin d’illustrer les exemples évoqués.
Cette étude peut être entreprise dans les niveaux suivants :
– 2nde, EMC, Axe 1 : Des libertés pour la liberté, dans le cadre d’une étude de cas sur les caricatures et dessins de presse
– 5eme, EMC, liberté d’expression au travers d’une étude de cas sur les caricatures et dessins de presse.