Images de la Fondation de Rome

Les images de la Fondation de Rome dans l’Antiquité
Texte d’Alexandra Dardenay, Université Toulouse – Jean Jaurès, TRACES
S’il était d’usage, dans le monde gréco-romain, de faire appel aux mythes et héros en contexte politique et diplomatique, tous n’ont pas fait l’objet d’une même faveur. Depuis l’époque archaïque, nombre de cités se dotaient d’un héros fondateur célèbre et valeureux bien souvent choisi parmi les personnages homériques ou les héros nés des dieux de l’Olympe. Des liens diplomatiques et commerciaux se nouaient ainsi entre cités « sœurs » (fondées par un même héros) ou « cousines ». De la même manière, des familles, nobles ou riches, se réclamaient d’un ancêtre prestigieux – dieux ou héros.
On retrouve ces généalogies fictives – destinées à faciliter les alliances entre familles et à promouvoir des carrières – dans les récits forgés par les mythographes. Ces pratiques, très bien attestées dans le monde grec, trouvent leur prolongement dans la péninsule italique, à l’époque romaine.
À Rome, durant l’époque républicaine et l’époque impériale, deux thèmes mythologiques ont reçu un écho particulier en contexte politique : les mythes fondateurs de Rome et la légende d’Hercule. Ce sont d’ailleurs ces deux thèmes qui furent utilisés pour orner la première monnaie d’argent frappée à Rome en 269 av. J-C., un didrachme figurant à l’avers l’effigie d’Hercule et au revers le groupe de la louve allaitant les jumeaux Romulus et Rémus (fig.1).

Fig.1. Didrachme d’argent émis en 269 av. J.-C. Avers : Hercule. Revers : louve allaitant Romulus et Rémus. (cl. Wildwinds).
Le thème des origines de Rome est le plus largement attesté de tous les mythes en contexte politique dans le monde romain. Le récit des origines de Rome – tel qu’il est envisagé par les auteurs de la fin de l’époque républicaine et de l’époque impériale – est le produit d’une évolution très progressive et relativement complexe. Avant l’époque impériale coexistaient, en effet, pas moins d’une vingtaine de récits et versions différentes de la fondation de Rome, qui provenaient soit de milieu grec, soit de milieu latin, voire peut-être de sources étrusques. Toutefois, depuis la fin du IIIe siècle av. J.-C. au moins, les auteurs harmonisèrent le récit en créant un lien – à l’aide d’éléments généalogiques assez superficiels – entre la « légende troyenne », sans doute d’origine grecque (qui se développe autour du héros troyen Enée) et la « légende latine » (celle des jumeaux Romulus et Rémus).
Le récit des mythes fondateurs de Rome se déroule dès lors sur une chronologie assez longue, entre l’arrivée d’Énée dans le Latium après la chute de Troie et la fondation de Rome par un de ses « descendants », Romulus, plusieurs siècles plus tard.
Dans la civilisation romaine, les mythes fondateurs, plus que tout autres, étaient auréolés d’une importance particulière : on révérait le fondateur, dont l’ascendance et la protection divine apparaissaient comme une garantie de prospérité et de puissance. Ainsi, l’image de Romulus et celle du Troyen Énée étaient-elles étroitement liées à l’attachement superstitieux que les Romains portaient à la victoire, et à leur domination sur le monde. Dès lors, ce corpus iconographique était chargé d’une puissante connotation politique, culturelle et littéraire.
Mais cette richesse symbolique et interprétative a pour contrepoint la cristallisation de ces légendes sur quelques images très peu nombreuses, et constamment répétées.
Généralement, l’image des fondateurs était évoquée à travers deux images au schéma iconographique quasiment immuable : celle de la louve allaitant les jumeaux Romulus et Rémus pour illustrer la « légende latine », celle de la « fuite d’Énée de Troie » pour illustrer la « légende troyenne ».
L’image de la louve allaitant les jumeaux semble être d’origine latine. Preuve de son importance sémantique, ce motif est d’ailleurs celui choisi pour orner la première monnaie frappée à Rome, le didrachme évoqué plus haut (fig. 1)
En revanche l’image de la « fuite d’Énée » est empruntée au corpus iconographique grec. Ce thème apparaît sur quelques vases grecs d’époque archaïque, sans doute en lien avec la thématique plus large des épisodes inspirés de la guerre de Troie (Fig.2)

Fig.2. Énée fuyant Troie avec sa famille. Amphore étrusque à figures rouges provenant de Vulci. Munich, Antikensammlung, inv.3185. Vers 470-460 av. J.-C.
Sur cette amphore étrusque à figures rouges provenant de Vulci, Enée porte son père sur son épaule. Devant eux marchent Ascagne, fils d’Enée et sa mère Créuse, qui tournent la tête en arrière pour les regarder.
En contexte romain, cet épisode mythologique et sa représentation iconographique sont resémantisés pour évoquer la légende des origines de Rome et plus particulièrement l’image d’Enée, ancêtre des Romains. Créuse, épouse d’Enée et mère d’Ascagne disparait du schéma iconographique, qui se recentre sur le trio composé d’Enée, son père et son fils. A l’instar de l’image peinte sur l’amphore de Vulci, Enée porte son père Anchise sur l’épaule dans les représentations romaines. Le héros troyen incarne ainsi parfaitement le respect dû à ses pères et ancêtres.
L’utilisation de cette image prend une importance toute particulière à Rome à partir de Jules César et surtout d’Auguste, dont la famille, la gens Iulia, prétendait descendre d’Enée et, par lui, de Vénus (Fig.3)

Fig.3. Denier émis par Jules César vers 47-46 av. J.-C. Énée porte son père Anchise et tient dans sa main droite le Palladium.
Sur un dernier frappé sur ordre du Jules César, l’avers est ainsi orné du visage de Vénus et le revers de l’image de la fuite d’Enée, portant son père sur l’épaule et le palladium (une antique statuette d’Athéna provenant de Troie) au creux de la main.
Selon des récits mythologiques, Énée serait en effet le fruit des amours du Troyen Énée et de la déesse Vénus. Ces prétentions généalogiques de la gens Iulia ont pour objectif d’appuyer leur légitimé à régner. C’est à ce titre que l’image de la fuite d’Énée apparaît sur des monnaies dès l’époque césarienne. Par la suite, les figures des fondateurs de Rome procurèrent à Octave/Auguste un terreau fertile, propice à la promotion de son ascension politique. C’est notamment en valorisant le lien généalogique qui unissait César à Énée et Romulus – dont les poètes et les annalistes rapportaient l’apothéose – qu’Auguste put faire entériner la divinisation de César, et donc se présenter sur la scène politique, comme le Diui filius. Par ailleurs, en organisant le culte de son père adoptif, Auguste parvint à garantir la transmission héréditaire du pouvoir. Les ancêtres mythiques du peuple romain, Énée et Romulus, trouvent également une place de choix comme incarnation des vertus augustes. L’auctoritas de l’empereur reposant sur ses mérites personnels, celui-ci tient particulièrement à en favoriser la diffusion et se rattache à de glorieux modèles.
Durant l’époque impériale romaine, l’image des héros fondateurs de Rome se diffuse parfois en contexte privé, parfois sous forme de statuettes qui peuvent être honorées dans les sanctuaires domestiques familiaux (fig. 4)

Fig.4. Énée prenant la fuite avec son père et son fils. Statuette de terre cuite découverte à Pompéi. Vers 70 ap. J.-C. Musée Archéologique National de Naples. Cliché : A. Dardenay.
ou plus généralement dans le décor de la maison, sous forme de peintures murales ou de mosaïques par exemple (fig.5). Sans doute faut-il y voir, de la part des commanditaires de ces décors, une forme d’allégeance ou au moins de marque de respect envers la famille impériale.

Fig.5. Mosaïque figurant la louve romaine allaitant Romulus et Rémus, découverte par des bergers. Larino (Italie, Palazzo Ducale). IIIe siècle ap. J.-C.
Mots clés : mythes fondateurs ; Rome ; Enée ; Romulus ; louve romaine ; mythographes ; Auguste
Pour aller plus loin
DARDENAY, Alexandra, Les Mythes fondateurs de Rome. Images et politique dans l’Occident romain, Paris, Picard, 2010.
DUPONT, Florence, Rome. La ville sans origine, Paris, Le Promeneur, 2001.
POUCET, Jacques, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985.