Etude d’un camée

Étude d’un camée Le Grand Camée de France : la question de la transmission dynastique en images
Texte d’Évelyne Prioux, CNRS Paris-Nanterre, UMR 7041 ArScAn, équipe LIMC
Introduction
Connu pour représenter la famille impériale autour de l’Empereur Tibère trônant en majesté, le Grand Camée de France (fig. 1[1] et 2) est presque systématiquement représenté dans les manuels scolaires de Latin (de niveau 3e en particulier) et d’Histoire (niveaux 6e et 2de). Perçu à juste titre comme un monument important de l’art romain, comme une œuvre majeure du patrimoine national et comme une représentation dynastique, il est pourtant rare que sa symbolique et sa signification soient clairement expliquées. C’est pourquoi nous proposons ici d’en étudier les différents personnages, tout en essayant de rendre compte des intentions de la commande et du contexte dans lequel il a pu être conçu. De plus, il s’agit d’une image structurée en trois registres différents, ce qui n’est pas rare dans l’art antique, mais ne va pas de soi pour le spectateur d’aujourd’hui : chaque registre est doté d’une valeur symbolique différente que nous expliciterons.

Fig. 1. Grand Camée de France, sardoine à cinq couches, BnF, MMA, camée n° 264 © BnF
Un objet précieux destiné à susciter l’émerveillement
Conservé au département des Monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France (camée n° 264), le Grand Camée de France est une sardoine de cinq couches (brune, blanche, rousse, blanche et roux foncé) dont les dimensions maximales sont de 310 mm x 265 mm, ce qui en fait un camée* « hors normes ». Ce format extraordinaire incite à penser qu’il s’agissait d’un objet destiné à susciter l’émerveillement de ses spectateurs non seulement en raison de la gravure et de la composition du champ figuré, mais aussi en raison de la valeur même de cette sardoine.
Le contexte historique
Ce camée, appelé aujourd’hui « Grand camée de France » et « Gemma Tiberiana » au xviie siècle, fut certainement gravé sous Tibère. Comme très souvent dans l’art antique, l’élément le plus important de l’image est disposé au centre et, de fait, l’empereur régnant trône au centre du champ figuré, tandis que gravitent autour de lui d’autres personnages, identifiables pour les uns, anonymes pour les autres. Redécouvert en 1620 par l’érudit Claude-Nicolas Fabri de Peiresc dans le trésor de la Sainte-Chapelle, ce camée présente trois registres peuplés de vingt-cinq figures qui ont donné lieu, depuis Peiresc, aux tentatives d’identification les plus diverses. Par son iconographie et ses dimensions extraordinaires, ce camée semble avoir été conçu dans un jeu d’allusions au grand camée de Vienne[2], camée qui glorifiait à la fois Auguste et Tibère, présenté comme l’héritier légitime de l’empereur régnant. Quelques décennies plus tard, le Grand Camée de France met en images la question de la transmission du pouvoir de Tibère vers l’un ou l’autre de ses héritiers potentiels.
Deuxième empereur de la dynastie julio-claudienne, Tibère était le fils de Livie, l’épouse d’Auguste. Lorsque Auguste adopta Tibère en 4 ap. J.-C., faisant de lui son héritier potentiel, Tibère, à son tour, adopta Germanicus, le petit-fils d’Octavie, sœur d’Auguste. À l’accession de Tibère au pouvoir, en 14 ap. J.-C., celui-ci avait donc deux héritiers potentiels : son fils adoptif, Germanicus, qui allait mourir en 19 ap. J.-C. à l’âge de 33 ans, et son fils biologique, Drusus le Jeune (Drusus II), qui allait mourir en 23 ap. J.-C. à près de 37 ans. Après la mort de Drusus II, deux groupes d’héritiers potentiels se dessinaient : d’un côté, les trois fils de Germanicus (Nero Julius Caesar, Drusus III et Caligula, qui, en 23, avaient respectivement autour de 17, 16 et 11 ans) et, de l’autre, les deux jumeaux de Drusus II, Tiberius Gemellus et Tiberius Germanicus II qui n’avaient que quatre ans. L’interprétation du Grand Camée de France dépend donc de l’identification des différentes figures qui peut partiellement se baser sur les autres portraits connus de ces personnages et parfois sur des portraits monétaires. Selon que tel ou tel personnage figure dans le registre central, qui est celui des vivants de la famille impériale, ou dans le registre céleste, qui est celui des dieux et des morts, l’interprétation du grand camée varie. Sommes-nous après ou avant la mort de Germanicus ? Après ou avant celle de Drusus II ? Cette image cherche-t-elle à favoriser un héritier contre un autre ?
Les trois registres de l’image et leurs personnages
Comme nous l’avons souligné, l’image est structurée en trois registres : celui céleste, des dieux et des morts ; celui, central, de la cour impériale et des membres vivants de la dynastie ; celui, inférieur, des barbares vaincus qui servent à exalter le pouvoir impérial et la domination de Rome assurée par la valeur militaire de Tibère et de ses héritiers.
Dans la partie supérieure du Grand Camée de France, un registre céleste représente, autour d’Auguste divinisé (n° 4), deux autres défunts disposés symétriquement autour de lui (n° 1 et 5). L’identité du prince voilé et coiffé d’une couronne radiée qui occupe le milieu de ce registre (n° 4) est aujourd’hui assurée, grâce à la comparaison avec le portrait d’Auguste du type Prima Porta[3]. Comme l’a rapidement perçu Peiresc et comme l’ont aussi compris ses différents correspondants, ce registre représente notamment l’apothéose d’un personnage (n° 5) rejoignant sur le dos de Pégase (n° 2) le domaine des cieux et Auguste (n° 4), le fondateur de la dynastie. Un consensus se dessine aujourd’hui pour reconnaître, dans ce personnage en cours d’apothéose, la figure de Germanicus (n° 5).
Le registre médian est lui aussi centré sur une figure impériale : celle du successeur d’Auguste, l’empereur Tibère (n° 11) assis sur un trône double (bisellium) aux côtés d’une figure féminine (n° 12) qui ne peut être, logiquement, que sa mère Livie, la veuve d’Auguste. Si l’empereur porte l’égide de Jupiter, sa mère est implicitement comparée à Cérès par l’épi et les pavots qu’elle tient dans sa main droite. Différents membres de la famille impériale se trouvent rassemblés autour du « couple » Tibère-Livie : trois femmes (n° 7, 10 et 14), dont deux, assises, encadrent la composition à gauche et à droite (n°7 et 14), ainsi que deux jeunes gens et un enfant que le tailleur de gemmes a représentés, de manière singulière, en habit militaire (n° 8, 9 et 13). Par la présence de ces jeunes gens autour de l’empereur régnant, ce registre semble aborder la question de la succession possible de Tibère et mettre en avant les figures qui pourront assurer la continuité dynastique malgré le décès récent de Germanicus en 19 ap. J.-C. (n° 5). Les âges probables de ces jeunes gens et leur nombre invitent à les identifier avec les trois fils de Germanicus : Nero Julius Caesar (n° 9), Drusus III (n° 13) et Caligula (n° 8).
L’aîné des trois frères (n° 9) assume un rôle de premier plan dans la mesure où il se présente, coiffé d’un casque orné d’une tête d’aigle, face à l’empereur régnant. L’importance de ce personnage et le caractère crucial de sa rencontre avec Tibère sont marqués par un Pathosformel, autrement dit par une posture corporelle destinée à mettre en évidence l’intensité émotionnelle d’une scène : en l’occurrence, l’un des pieds de Nero Julius Caesar est légèrement surélevé et s’appuie sur un petit rocher disposé de manière très artificielle à côté du repose-pieds impérial. Or, le pied en position surélevée sur un rocher est une convention iconographique couramment employée par les artistes antiques : l’attitude de Nero Julius Caesar indiquait au spectateur antique le caractère privilégié de la relation qui devait l’unir à Tibère et son empressement à vouloir le servir. La place prééminente que le graveur a accordée à ces trois frères et particulièrement à l’aîné peut livrer des indices sur les intentions avec lesquelles fut réalisé le Grand Camée et sur l’identité de son commanditaire, peut-être une figure proche du pouvoir qui entendait soutenir tel héritier potentiel plutôt que tel autre.
Le registre inférieur représente quant à lui des barbares vaincus. Assis au milieu de leurs armes, le regard dirigé vers le sol, ces derniers font écho, par leur posture, à l’une des figures du registre central : celle qui, vêtue d’habits orientaux (n° 15), se tient assise, dans une position de prostration au pied du trône de Livie.
Les intentions de la commande
S’il ne fait guère de doute que le destinataire d’un tel chef-d’œuvre n’était autre que l’empereur lui-même et que le Grand Camée nous livre une représentation dynastique, les savants qui ont analysé ce joyau ne s’accordent pas sur l’identité et les intentions de son commanditaire. Jean-Baptiste Giard estime par exemple qu’il ne peut s’agir que d’une représentation exaltant l’unité et la majesté de la famille impériale[4]. On pourrait objecter à cette lecture que la représentation dynastique qui est ici donnée est certainement partisane, comme le laisse entendre la mise en valeur de certains membres de la famille impériale aux dépens d’autres. Aussi pourrait-il s’agir d’un somptueux présent offert à l’empereur par l’un de ses proches dans l’intention d’asseoir l’influence et la légitimité de certains héritiers potentiels : tel est le sens de la lecture récemment proposée par Luca Giuliani[5].
La datation du camée dépend des identifications proposées pour les différents personnages, mais aussi de la manière dont on conçoit le rapport entre l’image et la chronologie des événements. Pour l’interpréter, il convient de partir des quelques figures dont l’interprétation est assurée par des parallèles iconographiques clairs et de procéder par déduction pour l’identification des figures restantes.
Les identifications suivantes paraissent assurées : Auguste divinisé (n° 4), Tibère (n° 11), Livie (n° 12). Confirmées par des parallèles iconographiques, elles s’étayent aussi les unes les autres, puisqu’au règne d’Auguste succéda celui de son fils adoptif Tibère qui était aussi le fils biologique de Livie, l’épouse de l’empereur défunt. Si deux personnages rejoignent Auguste dans les cieux et ne peuvent donc plus succéder à Tibère, les jeunes gens du registre médian sont logiquement les héritiers potentiels du trône. Le plus âgé d’entre eux (n° 9), qui se présente devant l’empereur et sur lequel se concentrent les regards des figures n° 7, 10, 11 et 12, occupe une position privilégiée parmi les héritiers possibles. Deux hypothèses peuvent être envisagées. La première consiste à considérer, par exemple avec Curtius, que la représentation de Tibère (n° 11) est ici un hommage rétrospectif conçu sous le règne de l’un de ses successeurs et que le camée légitime a posteriori un successeur de Tibère par l’invention d’une scène où ce dernier choisirait un héritier (le personnage n° 9 serait alors l’empereur régnant, représenté en jeune homme devant son prédécesseur). La seconde consiste au contraire à penser que le camée, conçu sous le règne de Tibère, cherche à promouvoir un héritier possible. La première de ces deux lectures paraît fort peu vraisemblable, le personnage central du camée devant être, pour des raisons de convenance, l’empereur régnant.
Si la réalisation du camée se situe sous le règne de Tibère, l’identification des intentions de la commande et des différents personnages peut s’appuyer sur la connaissance que nous avons des hypothèses successivement envisagées pour la transmission du pouvoir. Comme nous l’avons vu, Tibère avait, au début de son règne, deux héritiers possibles, Germanicus, son fils adoptif qui allait mourir en 19 ap. J.-C., et Drusus le Jeune (Drusus II), son fils biologique qui allait mourir en 23 ap. J.-C. . Après la mort de Drusus II, deux groupes d’héritiers pouvaient logiquement prétendre au pouvoir : d’un côté, les trois fils de Germanicus et, de l’autre, les très jeunes fils jumeaux de Drusus II.
En admettant, avec J.-B. Giard, l’hypothèse selon laquelle le personnage (n° 9) qui se présente devant Tibère serait Germanicus, on pourrait associer le camée à la commémoration des succès de Germanicus lors des campagnes de 15-16 ap. J.-C. Une telle interprétation n’est toutefois guère satisfaisante, puisqu’elle pose à la fois le problème des âges respectifs des figures n° 9 et 13 : la seconde est caractérisée comme juvénile et ne saurait donc être Drusus II fils de Tibère qui était plus âgé que Germanicus.
Si l’on estime au contraire que la réalisation du camée se situe après la mort de Germanicus et de Drusus le Jeune, une analyse cohérente de l’ensemble des figures devient possible. Comme l’ont successivement souligné Curtius et Giuliani, les traits de la figure n° 1 s’accordent avec le profil de Drusus II fils de Tibère tel que nous le connaissons par les monnaies[6]. De ce fait, Germanicus, l’autre héritier possible de Tibère, se confondrait avec le cavalier chevauchant Pégase (n° 5). Selon cette interprétation, les deux personnages qui entourent la figure d’Auguste divinisé ne sont autres que les fils biologique et adoptif de Tibère. La présence dans le registre céleste de ces deux héritiers possibles met l’accent sur la question de la transmission du pouvoir et de la pérennité de la dynastie. Si deux membres de la famille ont déjà rejoint le registre céleste, l’un de manière remarquable sur un cheval ailé, et l’autre en flottant dans les airs, nous nous situons, au plus tôt en 23 ap. J.-C., et le commanditaire du camée devient, logiquement, un personnage qui souhaite promouvoir le parti de l’un ou l’autre des groupes d’héritiers. Dans cette perspective, les trois jeunes gens qui entourent Tibère (n° 8, 9 et 13) ne sauraient être que les trois fils de Germanicus, tandis que les deux petits jumeaux de Drusus le Jeune (Tiberius Gemellus et Tiberius Germanicus II) auraient été volontairement omis de cette représentation de la famille impériale. Cette interprétation nous livre du même coup une fourchette de datation du camée. D’un côté, il ne peut qu’être postérieur à la mort de Drusus le Jeune, fils de Tibère (n° 1), en 23 apr. J.-C. D’un autre côté, le camée est forcément antérieur à l’année 29 où Agrippine l’Aînée (veuve de Germanicus) et de son fils aîné Nero Julius Caesar (n° 9), ici mis en avant comme héritier potentiel, font l’objet d’une disgrâce. Dans la mesure où le débat relatif à la succession à venir dut s’ouvrir peu de temps après la mort de Drusus le Jeune, il est même probable que nous nous situions en 23 ou 24 ap. J.-C.
Il est donc tentant de suivre la lecture de Charbonneaux qui reconnaît dans le camée une mise en images de la situation de l’année 23 ap. J.-C. : la mort de Drusus le Jeune, fils de Tibère, posa alors avec acuité le problème de la transmission à venir du pouvoir et de l’identité de l’héritier de Tibère. Le choix consistant à représenter les trois fils de Germanicus en habit militaire (alors que leurs exploits dans ce domaine ne relevaient encore que du vœu) devait permettre de rendre hommage à la valeur de leur père et de souligner qu’ils sauraient, le moment venu, être ses dignes héritiers. De la même façon, les vaincus représentés dans le registre inférieur ne sauraient renvoyer à une hypothétique victoire déjà remportée par les fils de Germanicus, qui sont encore trop jeunes pour avoir fait la démonstration de leur valeur effective : la fonction, purement symbolique, de ces barbares consiste plutôt à rappeler les exploits passés du défunt père des trois jeunes gens et à annoncer les succès que ces héritiers possibles de Tibère pourraient remporter à l’avenir. Dans le registre central, l’un des fils de Germanicus offre ses services à l’empereur régnant ; au vu du registre inférieur, son engagement est explicitement représenté comme la promesse d’une victoire à venir.
Comme l’a souligné L. Giuliani, une datation du camée en 23 ou 24 ap. J.-C. pourrait également s’accorder avec le détail de la barbula (favoris arborés par les jeunes Romains après la cérémonie de la depositio barbae, offrande de la première barbe, qui advenait autour de la vingtième année) dont la présence ou l’absence permet de distinguer entre eux les deux jeunes gens qui entourent les trois figures centrales du registre médian. Cette barbula, représentée grâce à de fines incisions recourbées, orne les tempes et la pommette du jeune homme casqué qui se présente en pieds devant Tibère. Selon L. Giuliani, sa présence serait également suggérée grâce à la couleur brune du camée qui tranche, en cet endroit, avec la chair blanche du visage. La présence de ce détail pourrait suggérer qu’il s’agit du fils aîné de Germanicus, tandis que le personnage qui se tient derrière Livie serait son cadet (Drusus III), dont la joue ne présente pas une telle tache de couleur, mais seulement quelques légères incisions destinées à représenter le duvet (lanugo) d’un tout jeune homme. À la mort de Drusus le Jeune, en 23 ap. J.-C., Nero Julius Caesar, le fils aîné de Germanicus, devait avoir 17 ou 18 ans, et son jeune frère, Drusus III, 15 ou 16 ans.
L’ensemble de cette lecture suggère que le commanditaire du camée pourrait être Agrippine l’Aînée ou quelqu’un qui aurait défendu ses intérêts et ceux de ses fils et aurait, en conséquence, offert ce chef-d’œuvre à Tibère. Une telle interprétation se heurte néanmoins à une objection qui n’est peut-être pas décisive : sur le camée, Germanicus, qui, mort avant Drusus le Jeune, semble en cours d’apothéose alors que Drusus le Jeune (n° 1) se trouve déjà au ciel aux côtés d’Auguste. L’objection peut être levée si l’on considère que le cheval ailé a d’abord pour fonction de valoriser, visuellement, la figure de Germanicus (n° 3) par rapport à celle de Drusus le Jeune (n° 1), dont les jumeaux, petits-fils biologiques de Tibère, n’ont pas été représentés dans le registre central. Les regards d’Auguste (n° 4), du personnage n° 3, de l’Amour (n° 6) et de Drusus le Jeune (n° 1) convergent en effet vers Germanicus qui fait l’objet, dans le registre céleste, d’une attention comparable à celle que reçoit son fils aîné, Nero Julius Caesar (n° 9), dans le registre terrestre. Par le caractère emphatique du véhicule d’apothéose qu’est le cheval Pégase, par ces jeux de regards et par la composition en chiasme des deux registres, le couple Nero Julius Caesar (n° 9)/Tibère (n° 9) occupe, parmi les vivants, une position comparable à celle du couple Auguste (n° 4)/Germanicus (n° 5) parmi les défunts. La composition de l’image dessine ainsi deux lignées : celle qui associe Auguste et Tibère et celle qui lie Germanicus et son fils aîné.
Le registre médian est complété par une série de figures féminines dont l’identification est plus difficile. Giuliani estime, logiquement, qu’aux trois défunts du registre céleste, correspondent trois veuves représentées parmi les figures assises du registre médian : Livie veuve d’Auguste (n° 12) et Agrippine et Livilla. La figure n° 7 a été fortement retravaillée dans l’Antiquité tardive comme l’a montré l’analyse technique de Giuliani : il s’agissait à l’origine d’une figure voilée et il est impossible de tirer aujourd’hui argument de ses traits pour proposer une identification. Sa proximité avec le petit Caligula (n° 8) pourrait plaider en faveur d’une identification avec sa mère Agrippine l’Aînée, mais Giuliani propose plutôt d’y reconnaître Livilla, la veuve de Drusus le Jeune, dans la mesure où la figure n° 14 présente une ressemblance avec les portraits monétaires d’Agrippine l’Aînée. Son regard, dirigé, comme celui de son deuxième fils (n° 13), vers le registre céleste et vers la figure d’Auguste, pourrait signaler qu’elle descend en ligne directe de l’empereur divinisé. À l’appui des identifications proposées par Giuliani, on pourrait aussi souligner que chaque veuve se situerait ainsi en correspondance de son époux défunt : Livilla refermerait la composition à gauche, comme son époux Drusus le Jeune, tandis qu’Agrippine l’Aînée occuperait le côté droit, à l’instar de Germanicus. L’analyse de L. Giuliani peut également être suivie pour l’identification de la figure n° 10 : représentée debout, contrairement aux autres femmes, elle n’occupe peut-être pas un rang aussi élevé. Il pourrait s’agir de Iulia, la jeune épouse du fils aîné de Germanicus.
Parmi les figures dont l’interprétation demeure en suspens, celle des deux figures coiffées de bonnets phrygiens des registres céleste (n° 3, voir Bechtold 2011) et terrestre (n° 15) demeure très difficile. Pour ce qui est du n° 15, il est difficile de décider s’il s’agit d’une personnification ou d’une figure de barbare captif. Même si son couvre-nuque cache sa chevelure, sa position prostrée et son vêtement rappelle l’iconographie des Amazones vaincues ; on croit aussi deviner, sous le menton, la ligne d’un sein, ce qui en ferait une figure féminine. On croit en effet distinguer, auprès de la figure, ses armes : un bouclier posé contre le trône de Livie, et, sous le visage, peut-être le manche d’une hache. Son vêtement (un pantalon moulant ou « collant » dit «anaxyride» et une tunique courte sur justaucorps à manches) est commun à de très nombreuses représentations d’Orientaux et d’Amazones ; il correspond à celui porté par plusieurs personnifications géographiques : Armenia, Parthia et Scythia. L’hypothèse d’une référence à l’Arménie, d’abord écartée par Jean Charles Balty (Balty 1984), parce que l’iconographie de cette Nation vaincue s’est constituée en corpus cohérent à la suite des campagnes de Trajan en 114 apr. J.-C. et parce qu’elle intègre alors systématiquement la représentation de la tiare tronconique (et non du bonnet phrygien) mérite d’être réexaminée à la lumière de la découverte, à Aphrodisias, d’une représentation plus ancienne de l’Arménie personnifiée. En effet, le décor sculpté néronien du Sébasteion comprend une représentation de Néron et de l’Arménie qui joue sur le schéma iconographique du couple Achille-Penthésilée : l’Arménie, identifiée de manière certaine par l’inscription Ἀρμενία, est représentée sous la forme d’une Amazone vaincue, au torse nu. Cette représentation d’Arménie, qui fait écho à l’invasion de l’Arménie par Corbulon en 58 ap. J.-C., ne la montre pas coiffée de la tiara – bonnet tronconique à sommet plat qui passait pour être l’attribut caractéristique des Arméniens –, mais coiffée du bonnet phrygien à la manière d’une Amazone. Ses armes (arc et carquois) sont typiques des représentations de guerriers arméniens attestées dans le corpus monétaire romain depuis la période augustéenne. Cet exemple suggère que l’iconographie d’Armenia que nous connaissons à partir du règne de Trajan (avec bonnet tronconique, arc et carquois) n’était pas encore fixée sous Néron. On peut dès lors se demander si le type de l’Amazone vaincue n’avait pas servi, dans d’autres contextes que celui du Sébasteion d’Aphrodisias et plus particulièrement dans le registre central du Grand Camée, à représenter cette même personnification. Sur le camée, une personnification de l’Arménie aurait en effet pu permettre de faire allusion à la réorganisation par Germanicus des provinces d’Asie et plus précisément des relations avec le royaume client d’Arménie en 18-19 ap. J.-C. En ce cas, le camée rappellerait également le rôle éminent et décisif tenu par Germanicus dans l’administration de l’Empire et dans l’organisation des provinces d’Asie. Ce rappel permettait d’appuyer l’idée selon laquelle il convenait de confier, un jour, l’héritage dynastique à l’un des fils de Germanicus plutôt qu’aux enfants de Drusus le Jeune.
Pour aller plus loin
BALTY, Jean-Charles
BECHTOLD,
CURTIUS,
GIARD, Jean-Baptiste, Le Grand camée de France, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1998.
GIULIANI, Luca, Ein Geschenk für den Kaiser : das Geheimnis des Grossen Kameo, München, C.H. Beck, 2010.
[1] Site de la BnF : https://medaillesetantiques.bnf.fr/ws/catalogue/app/collection/record/ark:/12148/c33gbcsv8 Pour pouvoir visualiser le Grand Camée avec un effet grossissant : https://panoramadelart.com/analyse/grand-camee-de-france.
[2] KHM, inv. noANSA IXa 79 [lien à intégrer].
[3] Voir le site des Musées du Vatican : https://www.museivaticani.va/content/museivaticani/fr/collezioni/musei/braccio-nuovo/Augusto-di-Prima-Porta.html.
[4] Jean-Baptiste Giard, Le Grand camée de France, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1998.
[5] Luca Giuliani, Ein Geschenk für den Kaiser : das Geheimnis des Grossen Kameo, München, C.H. Beck, 2010.
[6]Curtius 1934 ; Luca Giuliani, op. cit., p. 16.
ENCART PEDAGOGIQUE proposé par Anne-Marie Celse (Lycée Saint-Sernin, Toulouse)
Dans le cadre de l’enseignement de l’Histoire en Lycée, cette ressource, plutôt inédite, peut intéresser particulièrement les niveaux suivants :
2nde, Enseignement général, séquence 1 du thème 1 sur « La Méditerranée antique : les empreintes grecques et romaines », 2e partie sur « L’empreinte romaine en Méditerranée du Ier siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C. », en particulier le point de passage et d’ouverture, sur le principat d’Auguste et la naissance de l’empire romain.
En étude de cas, on pourra comparer ce camée et un document de même nature, la Gemma Augustea, pour comprendre l’importance du statut divinisé de l’empereur, la dynastie impériale, d’Auguste (représenté 2 fois) à Tibère, ainsi que l’administration de l’Empire, si l’on se fie à la dernière hypothèse de l’article.
Dans l’enseignement de l’Histoire en Collège, cette ressource peut alimenter le thème suivant :
En 6e, Thème 3 « L’empire romain dans le monde antique », séquence 1 « Conquêtes, paix romaine et romanisation ».
En 6e, seule l’étude du camée serait menée, avec des questions suivies : présentez le document, décrivez le document, qui est le personnage principal ?
Puis on pourra mener l’analyse rapide d’un panneau de l’Ara Pacis Augustae pour illustrer, en comparaison, la notion de dynastie impériale et de propagande.