Traduction de la description postée par l’autrice :
«Cette chanson naît de la colère, de la douleur, de l’angoisse parce qu’ils sont en train de nous tuer. Elle naît de là mais elle grandit avec la confiance et l’espoir de la rencontre, nous sommes beaucoup à dire le même discours, si nous sommes ensemble et accompagnées, le monde peut changer. Cette vidéo nous l’avons faites à Cabana, Córdoba, en Argentine. Elle est de toute et pour toute. Merci !»
Traduction de la chanson « Nos queremos fuertes » de Cecilia Griffa :
« Le corps me fait mal
Pour toutes celles qui manquent
La colère me met hors de moi
La rage m’étouffe à l’intérieur
Je ne veux plus me taire
Même si le silence veut s’imposer
Effrayée et triste, ça arrange le patriarcat
Arrêtez de nous tuer, nous ne sommes pas des objets
Nos corps ne vous appartiennent pas
Pour eux inférieures, je ressens leur mépris
Pour eux, nous avons un prix
On nous qualifie de putes, de sorcières, d’hystériques
On nous viole
On nous accuse
On veut nous faire, on veut nous faire fermer nos gueules
J’ai mal de savoir qu il y a en une toutes les vingt heures, j’ai mal parce que cette femme c’est nous toutes
Ça fait mal de te voir machiste et puissant
Et que tu confondes l’amour, avec le harcèlement
J’ai mal mais ça me rend plus forte
Le fait que tu veuilles me faire taire me fait crier
On dirait qu’on surgit de nulle part comme une force ancestrale
On se multiple et on s’accroît
Il faut se rencontrer
Se reconnaître
Nous nous voulons vivantes
Nous nous voulons fortes x2 »
Cette chanson parle des féminicides en Argentine et critique le capitalisme et le patriarcat qui a besoin du silence, de la peur et de la soumission des femmes. Actrice avec une licence de théâtre et née à San Francisco en Argentine, Cecilia Griffa, réalise cette composition suite à la lecture de « blagues » sexistes sur un groupe de discussion familiale. Elle s’insurge alors de voir que ses neveux grandissent avec une violence machiste banalisée. Les féminicides représentent le dernier échelon de ces violences symboliques, physiques, verbales, et intellectuelles quotidiennes. La chanson a été écrite en avril, le mois où une femme par jour est morte en Argentine. Une fois écrite elle envoie la chanson à sa tante, ses sœurs et quelques amies. Toutes lui font de très bons retours et beaucoup d’émotions en ressort. Elle décide alors de la faire lire à son compagnon, un homme, qui s’est senti lui-aussi concerné par la chanson. Le but de l’artiste est de faire se rencontrer des femmes entre elles pour être ensemble et ainsi plus fortes. Le 7 mai 2017, suite à la demande de Cecilia Griffa, plusieurs femmes se réunissent pour tourner un clip à Cabana, Córdoba, dans le patio d’une amie à la chanteuse. On y retrouve toutes sortes de femmes, d’horizons différents pour montrer la diversité des personnes condamnant les féminicides.
Des hommes, compagnons et amis, sont aussi présents mais l’artiste préfère filmer seulement des femmes. C’est le compagnon de Cecilia qui filme et monte le clip. Elle raconte que cette rencontre fût intense et c’est pour cela qu’elle a choisi de publier la vidéo sur internet. Elle reçoit alors de nombreux messages de remerciements de la part de femmes inconnues. Quelques articles de presse locaux relaient aussi la chanson comme La Tinta, journal collectif, féministe et anti-capitaliste de Córdoba, la Tribuna Feminista, journal féministe, et le Diaro San Francisco, journal de presse quotidienne locale. La chanson sortie en juin 2017 compte déjà 141 045 vues.
Le projet artistique de la chanteuse est simple, se rencontrer entre femmes qui luttent. Celles qui luttent contre les féminicides mais surtout celles qui luttent contre la société qui les permet, les tolère, et les normalise un peu plus chaque jour. Le but de la chanson est aussi d’être un cri. Le cri de toutes, de « nous, de celles qui peuvent, celles qui sont encore là, quelques unes d’entre nous» (traduction de « Nosotras, las que podemos, las que todavía estamos, algunas de nosotras »). La chanson permet de mettre des mots sur les choses. L’autrice est convaincue qu’il ne faut pas avoir peur d’employer les bons termes : féminicide, impunité de l’état, capitalisme, patriarcat, féminisme, machisme, exploitation, violence, corps, danger, objet, manipulation, survivance, femme et etc. Elle s’adresse essentiellement à des femmes argentines pour se rencontrer localement. Elle parle d’une morte toutes les 20 heures, c’est la situation de l’Argentine avec une morte toutes les 20 à 30h (en fonction des sources) en 2017. L’autrice compte d’autres chansons en plus de celle-là. Pour elle, la musique a toujours été un moyen pour s’exprimer. « L’art doit servir à dire des choses, à se poser des questions, à dénoncer, à arrêter, à questionner, et à se rencontrer » (traduction de « el arte tiene que servir para decir cosas, para hacernos preguntas, para denunciar, para romper, para cuestionar, y para encontrarnos. »). Son intérêt pour dénoncer les féminicides s’est fait progressivement, en écoutant la situation dans son pays, en vivant le machisme au quotidien, en pensant à celles qui ont été tuées pour être femme et aussi en dialoguant, échangeant, partageant, avec d’autres femmes sur le féminisme et les violences faites aux femmes. Aujourd’hui elle pense que chacun et chacune a sa part de responsabilité pour changer les stéréotypes et rôles attribués au quotidien. Pour ce qui est de la violence, c’est pour elle un problème politique non isolé car elle s’exerce dans l’espace privé comme public. Elle est aussi très critique du président argentin Mauricio Macri. Il est pour elle machiste et à l’origine des baisses de subventions des programmes dédiés à la prévention de la violence de genre et à l’assistance aux victimes.
Sur sa chaîne Youtube en plus d’autres chansons critiques du système capitaliste actuel, on peut trouver deux vidéos de campagne publicitaire pour « Ni una menos ».
Ces vidéos ont été faites avec des élèves de l’IPET 351, une école de Córdoba où Cecilia donne des cours de théâtre. Un jour elle avait préparé un cours sur les masques au théâtre comme le voulait le programme, mais cette semaine-là neuf femmes avaient été tuées en une semaine à Córdoba. Elle décide alors de parler de cela avec ces élèves adolescents. De manière improvisée, elle divise le tableau en deux parts égales, d’un côté elle écrit le mot “femme”, de l’autre “homme”, le but étant de faire des listes. Une liste des jouets dits pour filles et garçons pour commencer, puis une liste des emplois dits pour les femmes et ceux dits pour les hommes, une liste des tâches domestiques dites dédiées aux hommes et aux femmes, une autre des droits dont jouissent généralement les hommes et les femmes et pour finir une liste avec les insultes, stéréotypes et étiquettes réservés à chaque sexe. Ensuite ils réalisèrent deux vidéos reprenant ces listes, critiquant la violence machiste et porteuses d’un message d’espoir et de changement arboré fièrement par les adolescents. La première vidéo dénonce les caractéristiques stéréotypées et insultes faites à chaque sexe, sur des cartons de couleur avec des lettres écrites en papier de journaux. On y retrouve par exemple que les femmes sont hystériques et que les hommes ne doivent pas pleurer. La deuxième vidéo est similaire et reprend toutes les tâches assignées culturellement aux hommes et aux femmes comme faire le ménage ou sortir la poubelle, et dénonce ces stéréotypes de genre.
La chanson et les deux vidéos de Cecilia Griffa font directement référence au mouvement « #ni una menos ». « Ni una mujer menos, ni una muerta más » est un vers attribué à Susana Chávez, poète mexicaine et activiste contre les féminicides, assassinée à Ciudad Juárez en janvier 2011. Quatre ans plus tard (2015), en Argentine, le collectif #ni una menos se crée avec des journalistes, des écrivaines, des intellectuelles, des artistes, des activistes pour les droits des femmes et etc depuis les réseaux sociaux contre les féminicides et plus généralement la violence machiste.
De nombreuses manifestations, performances et autres évènements ont lieu et le mouvement prend de l’ampleur en Argentine (López Camberos, 2015). L’artivisme devient alors essentiel pour la survie du mouvement. La chanson de Cecilia Griffa permet de rappeler que deux ans plus tard elles sont toujours aussi nombreuses, fortes, soudées et indignées.
Pour finir cet article, il semble intéressant de remarquer la différence d’activisme entre le Mexique et l’Argentine. Le Mexique compte sept fois plus de féminicides que l’Argentine avec en moyenne 6,4 mortes toutes les 24 heures en 2017 (pour rappel en Argentine on compte 1 morte toutes les 30 heures). Et pourtant en Argentine il existe de nombreuses actions, performances, et protestations visibles au quotidien ou sur les réseaux sociaux. Il serait intéressant d’étudier les raisons profondes de cette différence entre les deux pays. La tradition artiviste est-elle plus forte en Argentine ? Il y a-t-il plus de répression au Mexique ? Et donc plus de peur d’agir ? Moins de connaissances sur le sujet ? De prise de conscience ? Un désintérêt de la population qui pense que les mortes sont « coupables » ? Les féminicides font-ils désormais partie du quotidien de la population ? Les actions de lutte sont-elles non-visibles car non-relayées par les médias ? De nombreux axes sont à prendre en compte pour répondre à ces questions. En attendant nous pouvons d’ores et déjà commencer à rendre visible l’artivisme mexicain déjà existant. Je parlerais ainsi pour finir de l‘installation artistique de Elina Chauvet, architecte. En 2009, elle peint 33 paires de chaussures, données par des femmes de Ciudad Juárez, en rouge et les installe dans l’avenue connectant la ville aux États-Unis.
L’œuvre dénonce les disparitions et les féminicides. La couleur rouge représente le sang mais aussi le « cœur de l’espoir » (« el corazón de la esperanza »). Depuis, l’installation a été reproduite plusieurs fois, dans plusieurs villes du Mexique ainsi qu’à l’étranger. Comme déclara Pablo Picasso à propos de Guernica, « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi. » (traduction de « La pintura no ha sido hecha para decorar los departamentos. Es un instrumento de guerra ofensiva y defensiva contra el enemigo. »). Il en est de même pour tous les arts, d’où l’importance de l’artivisme pour continuer la lutte.
Tout d´abord, merci d´avoir écrit cet article et de m’avoir permis de connaître le mouvement argentin de Cecilia Griffa, que je ne connaissais pas.
Je dois avouer que j’ai été particulièrement touchée par la démarche contestataire dont a fait preuve cette jeune femme argentine. La chanson qu’a écrit Cecilia est l´un des innombrables actes artivistes que compte l´Argentine en matière de dénonciation d’une culture immergée dans des traditions machistes et sexistes ayant mené à une banalisation de la violence de genre, comme tu as pu le souligner dans ton article.
J´ai pu faire un lien entre ton article et celui que j´ai moi-même rédigé, car, en effet, l’initiative contestataire de Cecilia Griffa voit le jour d´après une prise de conscience de la jeune femme mais la réalisation de son acte dénonciateur s’est réalisé de manière collective avec la participation d’une communauté toujours plus grande et de plus en plus concernée par le problème de féminicide que connaît l’Argentine, et plus globalement, l´Amérique latine.
La démarche communautaire qui a mené à la parution de la vidéo me paraît extrêmement importante dans le sens où ce processus de création collective est la clé du message qu’a voulu faire passer Cecilia.
Comme tu as pu le souligner, les femmes ayant participé au tournage de la vidéo sont toutes d’horizons, d’origines et de cultures différentes, ce qui met l’accent sur le caractère global et généralisé du phénomène de féminicide contre lequel se lèvent les voix de centaines de milliers de femmes.
L’un des autres points qui m´a semblé important et que tu as mis en relief concerne le rôle des réseaux sociaux et des médias dans la diffusion du message de “Nos queremos fuertes”. En effet, après avoir publié sa chanson sur YouTube, l’oeuvre de Cecilia fut relayée par le biais de journaux, dont les idéaux défendent les idées que soutient la jeune artiviste. Entre autre, l’utilisation du site YouTube permet à Cecilia de diffuser des campagnes publicitaires qui soutiennent le mouvement féministe “Ni Una Menos”. Ce mouvement lancé d´un hashtag et originaire du Mexique, a été repris dans une grande partie d´Amérique latine, notamment en Argentine, et Cecilia, par le biais de son compte YouTube, en profite pour soutenir ce mouvement.
En définitive, il m’a paru pertinent que tu termines ton article en posant des questions concernant les différences existantes entre le Mexique et l’Argentine quant aux formes de luttes féministes et de protestations qui ont émergé ces dernières décennies.
Les différences de culture, les différences politiques, les divergences éthiques mais aussi le manque d’informations de la population sont entre autre des raisons clés pouvant expliquer les modes de protestation, de contestation et de lutte contre le féminicide existant dans des pays touchés par le fléau des violences de genre et des coutumes machistes…