Le travail du collectif « És uma maluca » a été reproduit dans la rue à Rio, après être interdit par le gouvernement
Pendant deux mois, une recette indigeste de gâteau a résonné parmi les quatre murs de l’un des centres culturels les plus importants de Rio de Janeiro. Loin de stimuler les visiteurs de la Casa França Brasil dans les aventures gastronomiques, l’audio qui a été reproduit en boucle et qui énumérait les étapes nécessaires à la préparation du gâteau visait à accentuer une manifestation très familière au Brésil.
Nous nous permettons d’ouvrir une rapide parenthèse pour expliquer la raison de la recette présentée dans le musée : pendant la dictature militaire (1964-1985), chaque fois qu’un article était censuré par l’État, les journaux publiaient une recette culinaire. L’idée était de manifester contre l’interdiction.
Au fil des années, ce qui était une routine est devenue une anecdote du journalisme, et les brésiliens nés après les années 1980 se sont habitués à penser qu’ils jouissaient de toute la liberté d’expression du monde, en particulier à l’époque d’Internet.
Ce qui nous ramène à l’histoire racontée au début de ce texte. Entre décembre 2018 et janvier 2019, l’exposition « Literatura exposta » (« Littérature exposée ») devrait recevoir l’œuvre « A voz do ralo é a voz de Deus » (« La voix du drain est la voix de Dieu »). L’intervention artistique consistait en une plaque d’égout recouverte de 6 000 cafards en plastique quittant les égouts, au son d’enregistrements de discours controversés prononcés par l’actuel président de la République, Jair Bolsonaro.
L’objectif des créateurs de l’œuvre, le collectif « És uma maluca », était de rappeler les séances de torture subies par les femmes pendant la dictature militaire, en particulier, sous l’ordre du commandant Brilhante Ustra. La performance était basée sur un conte de l’écrivain Rodrigo Santos, auteur brésilien inconnu par le grand public.
Santos décrit dans son travail une technique de torture consistant à introduire des blattes vivantes dans le vagin des prisonnières politiques. Pour le lecteur qui s’interroge sur la relation de cette histoire avec l’actuel président du Brésil, nous expliquons. Militaire réformé, le président Jair Bolsonaro est un grand admirateur du commandant Brilhante Ustra, comme le prouvent des déclarations prononcées dans un passé pas si lointain. Il a déjà affirmé, par exemple, que son livre de chevet est « La vérité suffoquée » (« Verdade Sufocada »), écrit par Ustra. À une autre occasion, il a déclaré dans un micro ouvert à la Chambre des Députés qu’il dédiait son vote en faveur de la destitution de l’ex-présidente Dilma Roussef au commandant. Pendant la dictature, Dilma a également été arrêtée et torturée par l’état.
Pour revenir à notre histoire, avant même l’ouverture de l’exposition, les audios avec la voix de Bolsonaro ont été interdits, par ordre du secrétaire de la culture de l’État de Rio de Janeiro, organisme qui gère le centre culturel Casa França-Brasil. L’alternative trouvé par le groupe pour maintenir son travail dans le musée consistait à « ressusciter » la technique de la recette du gâteau, ce qui rendait l’exposition presque normale. Le mot « presque » a été utilisé dans la phrase précédente, car l’exposition a été censurée une seconde fois, en moins de deux mois.
Pour le dernier jour de l’exposition, le collectif « És uma maluca » devrait faire une performance. Deux de ses membres devraient s’allonger par terre tous nus pendant quelques minutes, à côté de la plaque d’égout. Des cafards en plastique seraient placés sur leurs corps pour rappeler les scènes de torture au public.
Toutefois, sur l’ordre du nouveau gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Wilson Witzel, l’exposition a été fermée un jour avant la date prévue. Le secrétaire d’État à la Culture a fait valoir que la performance n’était pas prévue dans le projet initial et qu’elle ne pouvait donc pas être réalisée, informations réfutées par le conservateur de l’exposition, Alvaro Figueiredo. Selon lui, la programmation avait été informée.
La décision du centre culturel de fermer l’exposition à l’avance a provoqué une vague de protestations sur Internet, faisant du travail du collectif, jusqu’à ce moment très peu parlé et connu, devenir l’un des sujets les plus discutés dans les réseaux sociaux. Comme beaucoup d’autres artistes qui utilisent le cyberespace pour déjouer les amarres de ce qui devrait ou ne devrait pas être considéré comme un art par les moyens de transmission plus traditionnels, le collectif « És uma maluca » a décidé alors de faire la performance au milieu de la rue et de la transmettre par le biais des réseaux sociaux.
L’effet inverse de la censure
Le lundi 14 janvier 2019, la rue où se trouve le centre culturel a été saisi par une foule de photographes (la grande presse a publié plusieurs articles sur le sujet), militants et passants qui, s’il n’y avait pas eu de censure du gouvernement de l’État, n’auraient jamais entendu parler de l’œuvre ou du collectif.
La note publiée sur Facebook, qui annonçait que la performance serait réalisée dans la rue, a été partagée plus de 600 fois et la vidéo de l’intervention a été reproduite sur plusieurs sites et réseaux sociaux. Dans « Midia Ninja », par exemple, réseau de communication créé en tant que véhicule alternatif à la grande presse, la vidéo comptait plus de 13 000 « J’aime » et 2 500 « partages ». Un chiffre incroyable pour une œuvre d’art alternative et un déroulement ironique d’une performance censurée.
Pour éviter les complications avec la police – une des contradictions du pays du carnaval est que la nudité en public est considérée par la loi comme un crime -, l’une des représentantes du groupe a fait la performance habillée.
« Il y a beaucoup de subjectivité dans l’interprétation de la nudité en tant que liberté d’expression, d’autres artistes ont récemment été arrêtés pour cette raison. » – les artistes ont raconté au journal « O Globo », citant l’article 233 du code pénal (1940), qui prévoit trois mois à un an d’emprisonnement ou une amende pour ceux qui commettent un « acte obscène » dans un lieu public.
Dans une note publiée sur Facebook, le groupe « És uma maluca » a déclaré :
« Nous n’allons pas rester silencieux. Ce travail n’est que le début d’un processus qui comportera de nombreux développements et actions ».
Effectivement, l’action a eu plusieurs développements spontanés du public. Un homme qui ne faisait pas partie du groupe est venu jeter du sucre sur les cafards, en criant:
« Le sucre, c’est pour nourrir les cafards, qui sont déjà meilleurs que les souris qui dirigent notre pays. Qui honore un tortionnaire ne mérite pas le respect des brésiliens. ».
Pendant les 15 minutes que l’artiste était allongé sur l’asphalte chaud de l’été de Rio, les spectateurs ont crié des slogans et brandi des affiches contre la répression artistique, transformant une seule performance en plusieurs autres. Ils ont encerclé l’artiste pour empêcher une éventuelle répression policière.
Face à ces contradictions culturelles (le nudisme n’est autorisé que dans les émissions télévisées et dans le carnaval, où l’exposition des femmes ressemble à une boucherie), il est compréhensible que la nudité de la performance du groupe de Rio ait choqué le pouvoir local, élu par une partie conservatrice de la population.
Et la nudité n’était pas toute seule, évidemment. La femme totalement nue, prisonnière de tout mouvement, alors que des milliers d’insectes (pas n’importe lequel, mais des blattes, associés à la saleté) envahissent son corps est une scène qui choque, dérange, provoque la répulsion. Il suffit de regarder les visages de certaines personnes qui observaient la performance.
La cerise du gâteau a été l’audio du président de la République, Jair Bolsonaro, qui exaltait une période d’horreur et d’oppression comme s’il s’agissait de l’utopie que les brésiliens devraient chercher.
Cela était la première action de grande répercussion du collectif « És uma maluca » – en français « Tu es folle », nom qui suggère déjà une provocation. On pourrait interpréter que cela s’agit de la phrase souvent entendue par les femmes qui ne se comportent pas selon les attentes de la société.
Normalement, le groupe d’artistes créé en 2014 dans le nord de Rio – une zone qui concentre principalement des quartiers à faible revenu – réalise des manifestations artistiques dans des espaces publics, privés et sur son site personnel. Sur le lien, le visiteur peut trouver des photos et des vidéos de performances, d’installations et de poésies d’artistes underground de Rio.
Renforcement de la droite brésilienne et ses conséquences
En fait, ce cas n’est pas une exception au Brésil. Au cours des dernières années, plusieurs autres interventions artistiques ont été censurées ou fortement critiquées, que ce soit par le public, par le gouvernement ou par les administrateurs de centres culturels. L’une des raisons peut être le renforcement de la droite brésilienne dans la politique (le résultat des dernières élections est un exemple), ses partisans et le développement des idées qui les accompagnent. Tout cela se traduit par une véritable vague de puritanisme, qui est de plus en plus présente dans les lois, l’éducation, la religion et les arts.
Dans le cas du collectif « És uma maluca », il semble que les représentants politiques brésiliens qui contrôlent les centres culturels publiques s’inquiètent beaucoup plus de ne pas nuire à la « traditionnelle famille brésilienne » (un terme souvent utilisé par la droite dans le pays) avec la « laideur » de la scène que de sauver et surtout de ne pas oublier de son passé tragique et dictatorial. Dans le même sens, ce qui a été permis et réalisé par l’État entre quatre murs choque beaucoup moins qu’un corps nu entouré de cafards en plastique. Autrement dit, la violence n’est « autorisée » que lorsqu’elle est voilée et pratiquée par l’État.
Une autre analyse qui peut être faite à partir des observations ci-dessus est que, au contraire à ce que nous pouvons penser, la question utilisée pour définir si une œuvre mérite d’être présentée dans un musée n’est pas seulement celle de la beauté, à l’exemple de ce qui s’est passé pendant des siècles. Au Brésil de 2019, l’art doit être surtout politiquement correcte.
Ce n’était pas le cas du travail effectué par le collectif. En commençant par le nom de l’œuvre, une adaptation du vieux proverbe « A voz do povo é a voz de Deus » (« La voix du peuple est la voix de Dieu »), qui est devenu « La voix du drain est la voix de Dieu ». Ironiquement, un dicton qui prône la démocratie avant tout.
Tout d’abord je tiens à souligner la qualité de ton article Natasha, aussi bien dans sa rédaction que dans la richesse de son contenu. Je dois avouer que j’ai finalement peu de connaissance sur le Brésil, c’est seulement depuis l’arrivée du nouveau président au pouvoir, que mes yeux se sont tournés vers ce pays, me demandant qu’allait signifier ce changement brutal et qui était cet homme dont je n’avais jamais entendu parler. Ton article, m’a permis de mieux comprendre sa personnalité ainsi que le contexte dans lequel travaille les journalistes et artistes engagés au pays du carnaval. La liberté d’expression est un acquis fragile et ton article le met particulièrement en valeur…
Au-delà des éléments contextuels historiques et politiques, tu questionnes des sujets auxquels je ne cesse de penser en tant que femme vivant en Amérique du Sud. Celui qui a le plus attiré mon attention est celui de la nudité féminine, dont je ne comprends pas la logique et qui pour moi relève de l’hypocrisie. Le corps nu d’une femme est choquant lorsqu’il est exposé pour illustrer les violences qu’elles subissent mais pas dans une publicité d’une marque de bière ?
La performance que tu as présentée m’a de suite faite penser à celle du collectif artistique argentin : Expresión Mole qui a eu lieu dans les rues de Buenos Aires en décembre 2018. Durant une partie de la performance cinq femmes se sont exposées nues dans des sacs poubelles transparents. La performance a été pensée en réaction à l’impunité du viol et du meurtre d’une jeune fille de 16 ans à Mar del Plata, qui est loin d’être un cas isolé en Argentone. De ce fait, les artistes ont voulu faire passer un message clair : les cadavres de femmes s’accumulent et la justice argentine ne fait rien. Le choix des sacs poubelles n’est pas un hasard, le patriarcat considère les femmes comme sales, comme les déchets de la sociétés selon les mots du collectifs :“Por eso nos metimos dentro de bolsas que remiten a la muerte, pero también a la basura que pretende el patriarcado hacernos creer que somos. No admitimos ese mensaje violento y por eso pusimos el cuerpo, hasta sufrir en carne propia el dolor físico”.
Pour plus d’informations, je te laisse le lien d’un article qui détaille la performance:
https://www.ismorbo.com/las-mujeres-desnudas-envueltas-en-plastico-que-reclamaron-justicia-por-lucia-perez-en-buenos-aires/
Merci pour ce billet nous éveillant à un des visages de la censure au Brésil aujourd’hui.
La nudité de « Es uma louca » me rappelle l’actuelle campagne de Reporter Sans Frontière (RSF) au Brésil (campagne lancée en février 2021) avec cette fois, un photomontage montrant le chef de l’État brésilien, Jair Bolsonaro, mis à nu, sur le torse duquel apparaît une pancarte où figure le nombre de morts de la Covid-19 et le nombre de cas testés positifs :https://rsf.org/fr/campagnes/la-verite-nue-rsf-lance-une-nouvelle-campagne-au-bresil-pour-defendre-linformation-fiable/
Une campagne in-dis-pen-sa-ble car comme vous l’avez rappelé, pendant la dictature
« Au fil des années, ce qui était une routine est devenue une anecdote du journalisme »
et cela est bien ce qui se passe actuellement : les brésiliens ne sont plus surpris par les mensonges du président..
D’autant qu’en plus des mensonges, il attaque verbalement la presse. Au Brésil, la FENAJ (Fédération Nationale des Journalistes) a rendu public le chiffre de 175 attaques verbales du président contre la presse en 2020 : 145 attaques sur le genre, une menace directe à un journaliste, une autre à la TV Globo et deux à la FENAJ,…
De quoi appeler de nos vœux un peu de décence.
Dernière remarque : le dernier post sur la page Facebook du collectif « Es louca » reste celui du 15 janvier 2019. On se demande ce que cela veut dire car il y a aussi une autre forme de censure qui sévit beaucoup au Brésil en se moment : le manque d’argent pour les collectifs culturels !