Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

Étiquette : Média alternatif

Chicas poderosas, le photojournalisme au service des voix dissidentes en Argentine

Comment le photojournalisme devient-il de l’activisme artistique ? A travers la défense des groupes minoritaires, le photojournalisme rend visible et permet l’empowerment de ceux que l’on passe sous silence.

Chicas Poderosas, représentation et égalité

Créé en 2013 par la portugaise Mariana Santos, le collectif Chicas Poderosas s’est construit afin de lutter pour une meilleure représentation des femmes et des personnes LGBT dans le domaine journalistique. La sur-représentation des auteurs masculins dans les médias amène un agenda éditorial très limité, qui exclut la voix des femmes et en général les voix dissidentes dans le débat politique. Les postes de leader leurs sont très souvent réservés, ce qui entraîne une forme de répétition des inégalités vis-à-vis du genre. Le collectif Chicas Poderosas lutte ainsi pour réduire l’écart lié au genre dans les organes de décision des médias et plus généralement du domaine journalistique. Il promeut de ce fait le leadership féminin et l’égalité des genres. Présent dans 16 pays d’Amérique latine, Chicas Poderosas estime représenter plus de 10 000 femmes dans ce processus de revendication égalitaire.

Pour ce faire, le collectif met en place des actions concrètes permettant l’expression et la production journalistique des femmes désireuses d’êtres entendus. Cela passe par des ateliers de partage, des enquêtes transfrontalières mais aussi des cours en ligne visant le partage de connaissances. Ce réseau d’échange permet ainsi l’empowerment professionnel via la création et l’acquisition de compétences journalistiques.

Territorios y Resistencias, une enquête à la rencontre des voix oubliées en Argentine

Menée dans les 5 grandes régions de l’Argentine (la Patagonie, la région Cuyo, la région centre, le nord-est et le nord-ouest), cette enquête fédérale s’attache à montrer l’impact du changement climatique sur la vie des femmes, les personnes LGBT et les communautés indigènes. Développée via le site Chicas Poderosas Argentina, cette enquête regroupe un bon nombre de femmes journalistes et photographes mobilisées pour aller à la rencontre des populations invisibilisées. Se battre contre l’indifférence que rencontrent ces personnes c’est se battre contre cet hégémonisme argentin qui considère l’homme blanc descendant d’européen comme étant le symbole inébranlable de la nation. Le but de cette enquête est aussi de décentrer l’attention qui est portée de façon constante vers la capitale argentine, Buenos Aires, au détriment des territoires de l’intérieur et du sud du pays.

La lutte des peuples indigènes pour la conservation de leurs terres

L’un de ces témoignages concerne la région de Santiago del Estero, qui se situe dans le nord-ouest du pays, à mi chemin entre la ville de Salta et de Cordoba. Originellement peuplé par des indigènes, cette région rurale de l’Argentine connaît des conditions climatiques assez rudes en été, avec des températures avoisinant quotidiennement les 40 degrés. La journaliste Marcela Alejandra Arce et la photographe Florencia Navarro sont allées à la rencontre d’Angélica Serrano, une femme indigène appartenant au peuple tonokoté Yaku Muchuna et habitante de la région de Santiago del Estero.

Clichés pris par la photographe Florencia Navarro lors de l’enquête effectuée dans la région de Santiago del Estero – Capture d’écran de la page Instagram de la photographe.

A travers une narration puissante et évocatrice, et une série de photographies, l’enquête nous emmène à découvrir le quotidien d’Angélica Serrano et sa lutte contre la déforestation et le mépris des grands investisseurs agricoles. En effet, cette région concentre de grandes plantations de soja, et est victime de déforestation dans le but d’accroître de façon expansive les plantations. Le combat de cette femme réside dans la reconnaissance des droits des populations indigènes et notamment vis-à-vis du droit à la terre. En rasant les forêts primaires qui se trouvent sur des territoires indigènes, les entreprises agricoles détruisent le patrimoine de ces peuples et renforcent ce rapport de force qui a longtemps été en place en Argentine. Historiquement, le pays a mené à la fin de XIXème siècle une politique de blanchiment et de « dé-indianisation » de la population dans le but de créer une nation blanche, à l’effigie de la population européenne. Si ces politiques sont bien révolues, elles ont laissé des traces et notamment vis-à-vis des rapports de domination dont les indigènes sont toujours victimes. En témoignant sur cette situation, Angélica Serrano souhaite changer cette image de victimisation qui est apposée aux peuples indigènes argentins et ainsi récupérer le contrôle sur celle-ci. Cette lutte s’affiche comme ayant un double objectif, une restitution et un respect des droits pour des populations longtemps subordonnées mais aussi un combat pour une meilleure considération à l’égard des peuples indigènes. La citation de cette femme à la fin de l’article résume parfaitement son combat :

“Queremos tener un lugar en esta sociedad y que se nos tome en cuenta. Que sepan que existimos, que tenemos una cultura y derechos también. Que no tenemos que andar con plumas o con las vestimentas que nuestros antepasados solían usar para ser identificados. Somos los indios de hoy. Somos aborígenes de hoy”.

Porter les voix à travers l’art

Grâce à ces rencontres et à ces investigations sur tout le territoire argentin, le média Chicas Poderosas met en lumière la diversité des acteurs activistes mais également des femmes productrices de contenus journalistiques. Les séries de photographies réalisées par les différentes photographes ont ainsi fait l’objet d’exposition dans les différentes régions d’Argentine, accompagnées d’extraits et de note rédigées par les journalistes liées aux enquêtes. A travers ces expositions nationales, le média en ligne Chicas Poderosas ainsi que les pages Instagram des journalistes et photographes exposent les productions artistiques qui donnent la voix à une partie de la population qui n’est souvent pas ou peu considérée. Cette mise en lumière permet l’expression de combats et de sujets de sociétés, sous un prisme bienveillant de visibilisation et non de victimisation comme beaucoup de médias hégémoniques peuvent parfois le faire.

Bibliographie :

Sabine Kradolfer, «Les autochtones invisibles ou comment l’Argentine s’est « blanchie »», Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 16 | 2008

Un article explicatif du projet Territorios y resistencias : https://www.chicaspoderosas.org/programas/chicas-poderosas-argentina-publica-la-investigacion-federal-territorios-y-resistencias/

Curve, les 30 ans d’un magazine lesbien

Deneuve/Curve, a lesbian magazine

Curve est le magazine lesbien le plus ancien et le plus vendu des Etats-Unis. Fondé en 1991 par Frances “Franco” Stevens sous le nom de Deneuve, il a représenté un phare de visibilité lesbienne, à une époque où ceux-ci étaient rares. Un documentaire intitulé Ahead of the Curve, sorti en juin 2021 à l’occasion des 30 ans du magazine (et de la pride), revient sur l’incroyable histoire de Franco, et particulièrement sur les dix premières années du magazine.

Franco a grandi dans le Maryland, à Potomac. Elle s’est mariée à 18 ans, en 1985, et a déménagé à San Francisco avec son mari. Elle s’est découverte lesbienne à l’université, et a été rejetée par sa famille après que son mari leur ait révélé son homosexualité contre son gré. A 23 ans, commençant à travailler dans une librairie queer appelée A Different Light Bookstore, elle se rend compte qu’il y a très peu de publications lesbiennes non-érotiques, et c’est ainsi qu’elle a l’idée de créer la sienne. Elle a voulu créer un magazine « for the everyday lesbian »(a), sur papier glacé, qui parle de lifestyle, d’actualités, de politique, de produits culturels lesbiens peu connus, de célébrités, de voyages… Un magazine qui soit esthétique, qui diversifie l’image de la communauté lesbienne. Franco explique : “I got upset that [femme girls] weren’t treated like real lesbians in the lesbian community. You had to look the part : you needed Dr Martens on your feet, and you needed a short haircut, and no makeup. You had to be able to identify each other like that.”(b). Elle veut montrer une autre image de la culture lesbienne, avec des représentations plus variées, des butchs (lesbiennes « masculines ») aux femmes (lesbiennes « féminines »). Le projet de Franco est rejeté par les banques, à cause de la situation de crise de l’industrie des magazines, ainsi que l’ambition de mettre le mot “lesbien” sur la couverture. En effet, à cette époque, une dissidence sexuelle affichée peut coûter, et comme dit Franco, “it was a big deal back then. You’re reading this, you’re guilty by association”(c): avoir le magazine chez soi ou dans les mains est un aveu direct. Dans un coup de chance improbable, elle gagne assez aux courses de chevaux pour imprimer les trois premiers numéros du magazine, and the rest is history. Le succès est immédiat. Franco raconte les premières années, à voyager de pride en évènements LGBT pour vendre des abonnements dans tout le pays. Dans le documentaire, on voit de nombreux témoignages sur l’impact qu’a eu Deneuve sur des femmes lesbiennes très marginalisées. Un magazine dont les jolies couvertures comportent le mot “lesbian”, qui rapporte les dernières nouvelles du milieu lesbien, montre toutes sortes de belles femmes, de célébrités lesbiennes, parle de sexualité, donne des conseils amoureux, des bonnes adresses, soigneusement envoyé dans des enveloppes en kraft discrètes aux quatre coins des Etats-Unis… Ces témoignages disent combien ces femmes ont pu se sentir seules, dans des communautés rurales conservatrices ou dans des villes où elles ne se voyaient pas représentées. Deneuve les a mises en contact avec la communauté lesbienne, avec la culture lesbienne. Une culture pleine de couleur, d’humour, de glamour, qui partage des grands et petits chagrins, qui donne des raisons d’être fière, d’être forte, et d’être plusieurs.

En 1996, après une attaque en justice de l’actrice Catherine Deneuve pour l’usage de son nom, le magazine change de nom pour s’intituler Curve. En 2010, après deux années de soucis financiers progressifs dus à la crise économique, aux changements du monde de l’édition et de la presse, et à l’acceptation mainstream de la culture queer, mais également à cause de ses problèmes de santé, Franco vend le magazine à Avalon Media, une maison d’édition australienne spécialisée dans les publications lesbiennes. Le documentaire montre également, en parallèle avec la rétrospective sur la fondation du magazine, les questionnements de Franco en 2020 sur le futur du magazine. Selon elle, le magazine, qui s’apprête à couler, s’est dépolitisé sous Avalon Media. Franco se questionne sur la pertinence de la presse imprimée dans une époque de médias multiples, où le rapport à l’information a beaucoup changé. Elle rencontre des activistes queer d’aujourd’hui pour les interroger sur les besoins de la communauté lesbienne contemporaine, afin de savoir si Curve peut y répondre. Qui se définit encore comme lesbienne ? Est ce qu’il est encore pertinent de parler de communauté lesbienne? Comment gérer l’inclusivité du terme, et éviter son sens trans-excluant ? Et comment Curve peut-il être utile à la communauté lesbienne, et plus largement à la communauté queer aujourd’hui ? Franco rachète le magazine et crée la Curve Foundation, à but non lucratif, en 2021. Celle-ci a pour but d’amplifier les voix de la “Communauté Curve” : lesbiennes, femmes queer, femmes trans, personnes non-binaires, de toutes les races, âges et validités. Les trois maîtres mots sont les suivants : culture, connection et visibilité. La Curve Foundation veut encourager et supporter le dialogue transgénérationnel et la diffusion de récits queers et intersectionnels, dans la tradition du journalisme de l’ancien magazine, qui cesse d’exister dans sa forme physique. Le magazine Curve existe désormais sous forme de trimestriel gratuit, en ligne[1]. Franco a à cœur d’investir dans la prochaine génération intersectionnelle, et de fournir une archive communautaire, afin que l’histoire et la culture des femmes LGBTQIA+ puissent être valorisées, et reconnues. Tous les numéros publiés de Curve sont donc disponibles dans les archives du site. Nous reviendrons ici sur un de ces numéros, pour mettre en valeur ce qui a fait de Curve un phénomène queer.

Un aperçu des problématiques de représentation dans un numéro de Deneuve/Curve

J’ai choisi de revenir sur le numéro 5 #3, daté de juin 1995, à l’époque où le magazine s’appelait encore Deneuve, afin de donner une idée de ce que le magazine contient. Ce numéro célèbre la cinquième année du magazine, et la pride de 1995. L’éditorial de Franco, qui ouvre toujours le magazine, met ces deux éléments en relation, associant l’existence (et le succès) de Deneuve à la fierté de vivre ouvertement, sans sacrifier son identité, son histoire ou son futur. Ce numéro revient sur l’histoire et la signification de la pride, et contient également des articles traitant d’art, de politique, et de religion. 

Dès les premières pages du magazine, des lettres de lectrices, choisies et publiées, rendent comptent des sujets importants au milieu des années 1990. Outre les habituels remerciements à Deneuve, on trouve une lettre qui défend le choix de la musicienne Cris Williamson, icône pour toute une génération lesbienne, de ne pas se définir lesbienne, une lettre qui reproche à Melissa Etheridge, autre icône lesbienne de la musique, son commentaire blagueur, jugé de très mauvais goût, sur le fait que Brad Pitt pourrait faire changer une femme d’avis sur sa sexualité. On trouve aussi une lettre d’une des organisatrices d’un festival féminin australien qui a banni les personnes “transsexuelles”, qui précise que les organisatrices ont été dépassées par un petit groupe radical qui a exigé cela dès le premier jour. Elle espère que le bon sens triomphera sur ces voix minoritaires qui parlent si fort et si violemment (si seulement…). Une lettre reproche le ton robotique et ennuyeux d’un article sur les Alcooliques Anonymes, qui pourrait détourner du réseau des personnes qui en auraient besoin. Enfin, un lettre s’indigne de l’affaire de Camp Sister Spirit, où un couple de lesbiennes essayant de construire une retraite pour lesbiennes dans une communauté rurale du Mississipi a été harcelée par le voisinage, et se promet de réagir ouvertement et prendre position auprès de ses proches. Dans ces lettres, on voit que toutes ces inquiétudes reviennent vers un sujet, qui reste central à l’identité de Deneuve puis de Curve : la représentation. Qu’il s’agisse d’une célébrité à qui l’on reproche de ne pas assumer sa sexualité, une autre à qui l’on reproche d’affecter la réputation et le sérieux de tout un groupe, ou d’un comité d’organisatrices qui souligne qu’un incident violent qui attire les foudres de la communauté n’est pas de leur ressort, on revient encore à l’image, à combien il est important d’être perçu, et bien perçu, en dehors de la communauté comme en dedans. On voit également l’importance des icônes lesbiennes, figures phares qui unissent la communauté. 

Le dossier sur la pride comprend une rétrospective sur l’invisibilité des lesbiennes aux Etats-Unis, le besoin d’accès aux avantages du mariage pour les couples de même sexe, et le nombre grandissant d’associations et d’activistes queers. Un autre article revient sur les débuts des manifestations des Fiertés, et leur évolution depuis les premières marches homosexuelles organisées par des associations militantes, plutôt sérieuses et empreintes de dignité, vers la première parade de fierté à New York en 1970, qui ouvre le ton théâtral et déjanté de celles qui se poursuivent jusqu’au présent. Un article questionne la pertinence d’une pride gay et lesbienne en juin, estimant les liens entre les deux groupes artificiels, et la date signifiante uniquement pour l’un des deux. L’autrice propose de trouver une date en lien avec l’histoire lesbienne pour organiser une Dyke Pride(d), comme une démarche pour visibiliser un héritage lesbien trop longtemps dissimulé. Des célébrités lesbiennes du monde littéraire, politique et culturel témoignent de leur propre expérience de la fierté. 

Au travers des pages du magazine, on trouve des sélections de livres, de films et de musiques, avec comptes-rendus et commentaires à l’appui, qui informent les lectrices des nouveautés culturelles lesbiennes. Des brèves concernant la communauté lesbienne renseignent sur les dernières news : untel a dit telle chose, telle injustice ou telle initiative a eu lieu. 

Un article valorise le travail de vigilance d’une association contre les discriminations, le suivant propose un carnet d’adresses mails pour rejoindre des cybercommunautés via des inscriptions à des listes de mail. Un article explore la création de performances artistiques par des artistes lesbiennes comme une manière d’échapper à l’hétéronormativité du théâtre traditionnel, où les rôles de lesbiennes sont pratiquement inexistants, et comme une manière différente de voir l’art, qui valorise plus la création artistique et ses ressorts thérapeutiques que le produit fini. Un récit de voyage en Chine, photos à l’appui, est suivi d’un article sur la place d’un clergé lesbien dans les religions principales. Un dossier photo explore la binarité des identités butch et femme, en proposant des modèles photographiés dans les deux styles, comme un appel à reconnaître que les deux extrêmes peuvent cohabiter chez la même personne. L’article suivant se penche sur le travail engagé de la cinéaste Catherine Saalfield envers les femmes qui vivent avec le VIH, et le lien qu’elle tisse entre art et activisme. Une page présente la Baby Dyke Heroine(e) du mois, une jeune de 19 ans qui enchaîne les engagements politiques et sociaux avec une fraîcheur candide. On trouve une chronique cœur amusante, des petites annonces personnelles, et un certain nombre de publicités, petites et grandes, parsemées dans le magazine. Souvent ouvertement lesbiennes, elles proposent dans une explosion de couleurs de l’alcool, des évènements queers, et des produits ou services destinés à la communauté queer (voyages, maisons de publication, livres, cassettes, albums, santé, immobilier…). Il y a également un livret de commande directe à Deneuve de marchandise thème pride, de films, d’objets érotiques, de livres et de musique, de vêtements… 

Le magazine alterne le sérieux des billets politiques avec le mordant des chroniques sur le milieu lesbien, le tout rythmé par de belles photos. Elles sont là pour mettre en valeur une communauté qui est souvent dévalorisée, pour la montrer dans toute sa diversité, et surtout dans sa beauté. Dans le documentaire, la photographe, Deb St. John, raconte : “What I was really interested in was making sure everybody looked gorgeous. Because I think, at that time, a lot of people didn’t really feel good about themselves : put down by society, really rough times with families… It was really a place where we looked positive, we looked great, we looked sexy.”(f). La chercheuse Ann M. Ciasullo revient sur les représentations culturelles mainstream des lesbiennes dans les années 1990. Si la butch reste la représentation de la figure de la lesbienne dans l’imaginaire culturel, elle est invisible dans le paysage culturel. On y préfère montrer des images de femmes féminines, minces, blanches et de classe moyenne-supérieure, qui correspondent aux canons de beauté hétérosexuels. Deneuve/Curve s’engage à une représentation diverses, des corps « perçus comme » lesbiens, qui s’affranchissent d’une validation hétérosexuelle, et du male gaze. [2]

Les articles présentent des artistes et leur travail, très souvent engagé, leur permettant d’élargir leur audience. C’est donc à la fois un espace de construction identitaire et de diffusion. Deneuve/Curve utilise les codes des magazines sur papier glacé mainstream, comme Cosmopolitan ou Vogue, en les destinant à la communauté lesbienne, comme le font déjà des magazines du même style pour un public queer plus large (comme The Advocate, qui se définit comme un magazine à l’intention de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et trans*). Le magazine n’a rien de la production artisanale d’une maison Cartonera, pourtant il joue avec les codes classiques de la presse lifestyle, en les détournant pour soutenir une communauté en expansion dont l’existence même est une contradiction à la norme cishétérosexuelle que diffusent ces mêmes publications mainstream. Il aide à construire/reconstruire un sentiment de normalité, par l’accès à un objet du quotidien, fait sur mesure, par des lesbiennes et pour des lesbiennes.

Queering the archive

Pour Julia Rosenzweig, archiviste pour la Curve Foundation, réunir cette archive, témoin de la culture lesbienne des années 1990 et 2000, c’est un travail qui vient avec des engagements particuliers : utiliser le vocabulaire créé par la communauté LGBTQIA+ pour s’auto-décrire (au travers de ressources comme Homosaurus), dialoguer avec la communauté de laquelle les matériaux sont issus (lien avec Franco Stevens et la Curve Community sur Facebook), et rendre ceux-ci facilement accessibles. Pour une accessibilité réelle et renouvelée, Julia Rosenzweig annonce que l’archive Curve sera bientôt disponible sur Omeka S, un système de gestion de contenus open-source qui permet de créer des liens entre les ressources.[3] Une navigation claire et pratique dans cette archive au vocabulaire adapté est essentielle pour une meilleure représentation lesbienne, pour mettre en valeur l’histoire et la culture lesbienne, et pour générer ou raviver un sens d’appartenance à la communauté, essentiel à des personnes marginalisées. Cet accès à l’archive de Curve est destiné à la fois aux personnes qui ont connu et aimé Curve et veulent renouer avec cette période particulière, et également les personnes qui sont passées à côté, notamment les milléniaux les plus jeunes et la génération Y qui n’étaient pas en âge, ou pas nés.

L’intégration des plus jeunes à une histoire et une culture lesbiennes est cruciale à cette construction d’un sentiment de fierté et d’appartenance à une communauté lesbienne. Et vivement la mise en place de ce nouveau système : si le voyage dans le temps est intéressant à entreprendre, il faut admettre que les magazines, simplement numérisés, ne sont pas très pratiques à consulter. Sur le site de la Curve Foundation, ils sont bien classés par dates, mais en cliquant sur un numéro, on ne peut que passer d’une page à la prochaine, sans aperçu général, ni possibilité de chercher des mots clés. Ce qui est intuitif sur papier devient un réel casse-tête,  les images mettent du temps à charger, les livrets de commande interrompent la lecture des articles, certains sont entrecoupés sur des pages très éloignées, qu’il faut passer une par une… Un simple click donne un zoom qui permet de lire confortablement les articles, cependant la numérisation a donné une image plate : on ne peut pas sélectionner et copier un nom ou un extrait de texte. On peut imaginer qu’une manipulation des magazines pour Omeka S pourrait donner un résultat plus accessible : un sommaire interactif, les articles qui se suivent, et surtout, des textes traités par un logiciel de reconnaissance optique, qui permettrait une recherche par mots clés, et une exportation plus facile du contenu. Mais les quelques défauts du système actuel n’entravent pas réellement la lecture et l’appréciation de ces témoins d’une lutte pour la reconnaissance et la diffusion d’une histoire et d’une culture lesbienne, que j’encourage tout celles et ceux qui maîtrisent l’anglais à consulter.

  • [1] Alive and Kicking (J. Rosenweig & F. Stevens). (2023, 6 février). CURVE. https://www.curvemag.com/articles/alive-and-kicking/
  • [2] Ciasullo, A. M. (2001). Making Her (In)Visible : Cultural Representations of Lesbianism and the Lesbian Body in the 1990s. Feminist Studies, 27(3), 577. https://doi.org/10.2307/3178806
  • [3] Rosenweig, J. (2022, 22 décembre). Queering the Archive. The Curve Foundation. https://thecurvefoundation.org/2022/12/22/queering-the-archive/
  • Traductions :
    • (a) pour la lesbienne de tous les jours
    • (b) ça m’a énervé que les femmes ne soient pas traitées comme des vraies lesbiennes dans la communauté lesbienne. Il fallait avoir le look : les Dr. Martens aux pieds, les cheveux courts, et pas de maquillage. Il fallait pouvoir s’identifier les unes les autres avec ça.
    • (c) C’était tout une histoire, avant. Tu lis ça, tu es coupable par association.
    • (d) Marche de Fierté Gouine
    • (e) l’Héroïne Bébé Gouine
    • (f) Je voulais vraiment m’assurer que tout le monde était magnifique. Parce que je pense que, à ce moment là, beaucoup de personnes ne se sentaient pas bien dans leur peau : rabaissées par la société, avec des moments difficile avec leurs familles… C’était un endroit où on avait l’air positif, on avait l’air super, on avait l’air sexy.