Le Mexique actuel c’est un pays de violence envers les femmes. Une violence banalisée, normalisée dans une culture patriarcale face à un État mexicain inefficace, qui n’accomplit pas son devoir pour garantir la sécurité de ses habitantes et la justice.
Le Mexique actuel c’est aussi le pays du féminicide. Ce phénomène qui connaît son paroxysme à Ciudad Juarez, est présent à échelle nationale. En 2016, 2746 femmes furent portées disparues et cette pandémie ne cesse d’augmenter.
C’est dans ce Mexique-là que va surgir une expression artistique des plus riches et des plus virulentes très majoritairement portée par des femmes. Teresa Serrano fait partie de ces artistes. Femme aux arts multiples, elle va, en particulier, développer la vidéo-performance pour montrer les réalités sociales de la femme mexicaine.
Comment la vidéo peut-elle devenir un outil féministe qui permet de transgresser et de transmettre une réalité sociale ?
Teresa Serrano, une artiste multidisciplinaire au combat unique
Teresa Serrano est une artiste mexicaine, née à Ciudad de México en 1936. Elle commence à « faire de l’art » à l’âge de 37 ans à un moment de sa vie où, ses six enfants étant partis du cocon familial et se retrouvant ainsi seule, elle se rend compte qu’elle n’a jamais eu d’identité propre.
« Me sentía como un guante en la mano de mi esposo. Y empezaron los problemas, porque empecé a querer yo ser yo y él a no dejarme ser yo »
(propos recueillis lors de la présentation de son livre à Puebla)
Prenant conscience de la place de mère au foyer qu’elle a eue toute sa vie, elle décide de s’émanciper, divorce et étudie l’art d’abord au Mexique puis à New-York. Sa vie aux États-Unis n’a pas eu un impact dans ses thématiques artistiques car l’artiste a toujours porté un regard sur son pays natal. En revanche, cela a eu un impact dans la diversité de sa production et sur la contemporanéité de ses supports (performances, installations..). Ainsi, son art est un va-et-vient entre le Mexique et les États-Unis d’Amérique.
De ce fait, elle est considérée comme une artiste multidisciplinaire car elle utilise différents médias et supports à caractère conceptuels et symboliques. Sur son site, on peut voir qu’elle mêle peinture, dessin, sculpture, vidéo, performance et installation. Ainsi, on ne peut lui définir un style propre et inhérent à son art car il s’inscrit plus dans un processus vital.
En revanche, même si ces supports sont variés, son projet artistique va se centrer sur la femme, dans toutes ses problématiques et aspects. Et indéniablement, vont se greffer à ce projet de base tous les concepts de les violences de genre, la subjectivité féminine et les problématiques sociales autour du genre. En effet, elle réfléchit dans son œuvre à l’expérience d’être femme en partant de sa subjectivité et son individualité, et en étant le porte-parole de tout un genre souffrant dans cette société machiste et sexiste.
“El espectador puede seguir con facilidad la línea temática de mis obras. Primero se revisan temas individuales, como mi relación con mis hijos, con el entorno familiar; luego entro en un periodo en que cuestiono temas feministas, como el hecho de que los grandes modistas del mundo hacen patrones determinados del cuerpo de la mujer, y de ahí empiezo a ser más feminista y tocar temas de violencia”
(propos à retrouver dans l’article « Teresa Serrano cuestiona su entorno »)
La performance-vidéo au service de la lutte féministe
Son œuvre est extrêmement complète et variée mais nous nous intéresserons ici à ses vidéos, support qu’elle commence à travailler dans les années 90. L’analyse rapide de trois vidéos performatives de l’artiste nous permettra de comprendre son positionnement au sujet de la place de la femme et des questions de violences machistes, d’inégalités de genre et de sexisme. Ces trois vidéos en particulier, sont intéressantes car elles abordent trois aspects du sexisme et des violences de genre : le harcèlement sexuel privé et public ; le féminicide et l’inégalité professionnelle.
Mía 1-5 (1998-1999) : harcèlement sexuel et possession machiste
La première et la plus ancienne série de vidéo s’intitule « Mía » et est composée de quatre vidéos docudramas très courtes. Serrano aborde ici les thèmes du harcèlement dans l’environnement privé et public, que ce soit à travers un bureaucrate pervers ou un supérieur harceleur sexuel, par exemple.
Le titre de la série n’est pas anodin et fait directement référence à une chanson de l’artiste populaire mexicain Armando Manzanero, qui porte dans son œuvre une vision assez machiste ou qui développe une sensation de possession masculine sur la femme. C’est donc sur fond de « sigues siendo mía », « tu eres mía » que vont se dérouler les quatre micro-vidéos de Teresa Serrano. Ainsi, à l’instar de la musique qui donne le nom à la série, la domination et le contrôle masculin sur la femme vont être le sujet central des vidéos.
De plus, la stratégie visuelle et artistique qu’utilise Teresa Serrano pour faire allusion à la dynamique de possession est intéressante. Elle va reprendre les codes esthétiques des telenovelas, séries télévisées appartenant à la culture populaire latino-américaine et stéréotypiques dans l’approche des genres. Automatiquement va dominer dans ces vidéos le machisme, l’explicitation de la position supérieure de l’homme et les situations hétéro-normatives, de manière très ironique et ridicule.
« Empleé el formato de telenovela para hacer una crítica irónica y humorística de las obsesiones masculinas y los problemas existenciales de las mujeres de hoy. » (Artium)
En montrant et en illustrant de manière ironique ou oppressante des espaces privées voire familiaux et intimes, Teresa Serrano parvient à les rendre visibles et à se mettre au devant d’une lutte sociale et d’une dénonciation de faits minimisés, banalisés ou occultés par l’État mexicain, par les médias et par la population elle-même.
La Piñata (2003), violence et féminicide
La vidéo intitulée « Piñata » est la plus difficile et la plus explicite de Serrano sur la violence faite aux femmes. A travers un style de prise de vue particulier proche de la webcam, elle nous rappelle la banalité et la généralité de cette situation.
Teresa Serrano qui avait déjà montrée son jeu avec les codes visuels et musicaux dans la série « Mia » reprend ici un élément symbolisant normalement l’innocence infantile (la piñata) pour la convertir à un support de violence extrême. Un homme, symbolisant le macho dans toutes ses caractéristiques physiques et manières, caresse cet objet en forme de femme, la sent, l’embrasse jusqu’à la détruire complètement à coups de bâtons.
Cette vidéo performative qui est devenue la plus connue de l’artiste est en réalité une allégorie des féminicides de Ciudad Juarez, dans l’état de Chihuahua à México. La dualité innocence-violence induite par l’objet de la piñata, met le doigt sur l’absurdité de tels actes.
The Glass Ceiling (2008) : inégalité et discrimination au travail
Cette dernière vidéo est une narration symbolique de la continuelle difficulté d’accès pour les femmes aux emplois à haute responsabilité dans les entreprises, obstacle autrement appelé « glass ceiling ».
Elle représente une femme professionnelle tentant de monter des escaliers alors qu’un homme la tire vers le bas, l’empêchant d’accéder au bâtiment. La femme prend son sac et le lance contre la porte d’entrée de verre, l’éclatant en mille morceaux. Le pouvoir est représenté ici par le bâtiment aux allures post-moderne, la difficile montée comme les obstacles que peut rencontrer la femme d’affaire dans une société patriarcale, et la porte brisée comme un message d’espoir et une revanche féministe.
Ce que met en avant cette vidéo est l’inégalité au travail et la discrimination professionnelle dite aussi « ségrégation verticale » que peuvent connaître les femmes. Fait bien réel quand on sait qu’en 2016, les hommes continuent à occuper 80% des postes à responsabilité dans les entreprises et que les salaires des femmes sont entre 10 et 30% inférieurs à ceux des hommes pour les mêmes responsabilités.
Une artiste engagée à découvrir
Teresa Serrano fait aujourd’hui partie des artistes latino-américaines les plus influentes et incontournables quand on parle de féminisme dans l’art au Mexique. On peut dire que son œuvre est complètement acceptée et reconnue sur le cyber-espace via des blogs féministes, des articles de presse en ligne mais également au niveau académique et plus « officiel » grâce à ses expositions (Biennale d’Art de la Havana, Biennale de Johannesbourg…), ses publications d’ouvrages. Et elle a récemment participé à une exposition collective à México, Feminicidios en México ¡Ya Basta !, au côté de Mayra Martell, Elina Chauvet, Teresa Margolles.
C’est toujours en déconstruisant les codes esthétiques, en utilisant l’ironie, en jouant avec les codes visuels et les symboles que Teresa Serrano parvient à porter son message féministe et à dénoncer une réalité sociale. À travers son œuvre on se rend compte que la performance vidéo devient une force de combat dans le féminisme et que le corps féminin devient outil et support de création. Ainsi, on peut voir son expression cyber-culturelle comme une force politique et une émancipation au machisme, au capitalisme et au marché de l’art.
Pour en savoir plus sur l’artiste :
Le travail de Teresa Serrano que tu présentes ici est très intéressant et très varié ! Il me fait penser à l’œuvre de Karla Barajas non seulement parce que cette artiste est aussi mexicaine – parce qu’elle diffuse son art dans le cyberespace, et parce qu’elle a également obtenu une reconnaissance académique –, mais surtout parce qu’elle est féministe, et parce que, comme Teresa, elle dénonce le machisme, les violences de genre, et les féminicides.
Si leurs dessins et leurs peintures abordent différents thèmes, les thèmes abordés par les écrits de Karla Barajas et les performances vidéo de Teresa Serrano se ressemblent assez. En effet, elles dénoncent toutes les deux le harcèlement sexuel : Teresa dans sa vidéo « Mía » donne à voir la pression physique et psychologique qu’un homme exerce sur une femme dans le monde du travail ; Karla quant à elle choisit de dénoncer le harcèlement entre enfants dans un livret ludique (Valentina y su amigo pegacuandopuedes) destiné aux petites filles.
La violence faite aux femmes est également représentée dans toute sa brutalité par les deux artistes : Teresa Serrano représente dans l’insoutenable performance vidéo « La Piñata » les coups physiques sur le corps de la femme-piñata, et son lent massacre, tandis que dans sa mini-fiction « La Mapacha » Karla Barajas suggère cette même violence, subie par une prostituée, lorsque celle-ci se rend compte qu’elle n’était jamais partie, et qu’elle a été tuée par les coups de son agresseur.
Lorsque tu expliques que la performance vidéo « Glass Ceiling » dénonce les violences et le sexisme subi par les femmes dans le monde du travail, et qu’elle porte un message d’espoir à la fin de la vidéo lorsque la femme jette son sac sur la porte en verre, je pense à la mini-fiction « Donde hubo fuego » de Karla Barajas. Dans ce texte, elle donne à voir la violence psychologique au sein d’un couple : elle raconte la vie d’une femme dont le travail est totalement rabaissé par son mari, qui dans un acte de rébellion brûle sa maison et son bourreau.
Ces deux œuvres, comme les autres, portent à leur façon un message d’espoir très fort, et incitent les femmes à ne plus se laisser faire face aux violences sexistes.